Analyse du Café de nuit

peint par Van Gogh pendant son séjour à Arles en 1888, par Michel Haar.

                     

 

 

 

 

 

Ce qui fait l’œuvre picturale, c’est d’abord le jeu des couleurs : ici le contraste abrupt entre le jaune d’un côté (le plancher, les lampes) et le rouge et le vert de l’autre (les murs, le plafond). Le jaune, associé d’habitude chez le peintre à la vigueur solaire, à la pureté céleste de la lumière, apparaît ici souillé, sali, dégradé : il devient, dans le café, dont il teinte l’ambiance générale, verdâtre, brunâtre. Le rouge brutal des murs doit figurer (une lettre du peintre le confirme) l’enfer moral que constitue ce lieu de déchéance. Ensuite du côté des formes (les buveurs, le patron, le billard), c’est une multitude de déformations ou de schématisations destinées à communiquer une impression d’irréalité et de vertige alcoolique, ainsi le rapetissement des personnages, leur côté spectral, inexpressif, inaccessible ; la grande tache d’ombre sinistre, au centre sous le billard, dont les pieds s’écartent et semblent se dérober sous lui. Cette impression d’ivresse et de titubement, accrue par le vide désertique de l’espace central vaguement boursouflé, est initialement communiquée par de larges pointillés de jaune verdâtre dessinant autour des lampes des auréoles giratoires concentriques. Une description minutieuse du décor, avec les tons de moisissure vert-bleu sur les tables, l’absinthe jaunâtre abandonnée dans les verres, les tache fantomatiques de rouge et de jaune dans le miroir absolument noir, l’horloge jaune arrêtée à minuit quinze, permettrait de montrer que tous les détails convergent pour donner à ce lieu une ambiance de huit clos infernal et d’étouffement carcéral.

Les malheureux buveurs sont prostrés, affalés sur les tables, écrasés de torpeur, n’ayant d’autre éclairage que ces lampes à gaz jaunâtres aux reflets rouges et verts, lumière démente qui tournoie sans fin au-dessus de leurs cauchemars d’ivrognes. Seul le patron, debout, figé, derrière le billard dans une raideur sinistre, semble interroger le spectateur de son regard inexpressif, absent. Le « monde » du café, c’est surtout le monde de la misère alentour d’où viennent les pauvres hères qui ont trouvé là un refuge momentané. Il faudrait citer les descriptions que donne Vincent de ce tableau dans la correspondance : « J’ai cherché, écrit-il à Théo, à exprimer par des contrastes de couleurs, […] dans une atmosphère de fournaise infernale de soufre pâle, comme la puissance des ténèbres d’un assommoir » (Lettre 534). Il y a dans ce lieu une dimension d’excès de mal, du moins dans l’imaginaire : « C’est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes » (ibid.). Mais il est bien évident que ce monde n’est pas un monde fictif, « crée » par l’œuvre, mais qu’il est révélé, rendu présent, densifié, intensifié par elle. Le Café de nuit est l’expression artistique d’un monde historique objectif, celui du prolétariat français de la fin du XIXème siècle.

        M. Haar, L’œuvre d’art