Ernst
Bloch – Textes en
vrac
Sources : Le principe espérance I, II et III (noté PE1, PE2 et PE3)
« Il apparaît que l’homme
vit encore partout dans la préhistoire, que toute chose se trouve encore avant
la création du monde, s’entend d’un monde de bon aloi. La genèse réelle n’est
pas au début, elle est à la fin, et elle ne commencera à commencer que lorsque
la société et l’existence deviendront radicales, autrement dit se saisiront à
la racine. Or la racine de l’histoire c’est l’homme qui travaille, qui crée,
qui transforme et dépasse le Donné. Dès qu’il se sera saisi et qu’il fondera ce
qui est sien dans une démocratie réelle, sans dessaisissement et sans
aliénation, naîtra dans le monde quelque chose qui nous apparaît à tout dans
l’enfance et où personne encore n’a jamais été : le Foyer »
(PE3, fin).
Bloch : « Le rêve veut se poursuivre »
« Combien de temps l’élan intérieur nous pousse t’il ainsi
toujours plus avant ? Le souhait ne vise t-il pas quelque chose de bien
précis ? Car il ne se laisse pas conduire au hasard et il est rare que les
tourments qu’il éveille soient gratuits. Mais a-t-il hâte d’aboutir et la
pulsion qui opère en lui finit-elle par atteindre son but ? La pulsion,
tout comme n’importe quelle envie, peut pour un certain temps peut-être
s’apaiser en un point étonnant. Rien ne laisse une créature repue plus
indifférente qu’un morceau de pain, rien ne laisse un curieux plus froid que le
journal qu’il vient de lire. Mais au-delà de ce point, tout recommence, des
souhaits jamais assouvis renaissent avec la faim. Et les images que le souhait
se dépeint encore alors même qu’il s’apaise, restent en suspens, comme s’il
leur était impossible de jamais se poser. Le souhait et la volonté qui tendent
vers elles, subsistent et elles-mêmes demeurent. Même les rêves réalisables
n’offrent pas toujours, lorsqu’ils touchent enfin la terre ferme, tout ce qu’on
attendait d’eux ; un excédent, souvent, subsiste. Et cet excédent est
aussi inconstant que l’air, aussi insaisissable que le vent et pourtant il est
perceptible, et l’est même plus que la chair. Un homme attend une femme, une
douce agitation règne dans la pièce qu’emplissent les dernières lueurs du soir,
et la tension déjà perceptible s’en trouve accrue. Mais l’être attendu
franchit-il le seuil, tout est-il enfin tel qu’on le souhaitait, et c’est
l’espoir lui-même qui s’évanouit, qui disparaît. Il n’a plus rien à dire et
pourtant il y avait en lui quelque chose d’autre, qui n’est pas passé dans la
joie réelle. La réalisation parfaite est rare, sans doute n’a-t-elle même
jamais existé. Dans le rêve que l’on a d’une chose, avant même que le cœur
n’ait l’occasion de se repaître, tout est meilleur ou semble tel » (Pe1,
p. 217)
«Les révolutions réalisent les plus vieilles espérances de l’humanité
et c’est pour cette raison qu’elles impliquent, qu’elles réclament une concrétisation
toujours plus exacte de ce qu’elles entendent par royaume de la liberté et par
marche ouverte qui y mène. Ce n’est que si un Etre semblable à l’utopie (mode
de réalité encore entièrement hors de notre portée) s’emparait du contenu
activant de l’hic et nunc, que le sentiment fondamental de la situation de
cette agitation pulsionnelle : l’espérance, serait lui aussi du même coup
absorbé tout entier par la réalité réussie. En attendant la possibilité d’un
tel accomplissement, l’intention est monde en marche guidé par son rêve
éveillé, monde qui progresse ; et aucune avance sur la somme finale ne
peut permettre de l’oublier. Aucun pressentiment porté à l’absolu n’a le droit
de faire oublier l’existence de cette intention (…) Une cime nouvelle
surgit derrière celle qu’on vient de gravir : mais ce Plus ultra, bien
loin de ralentir l’évolution de la réalisation, ne fait qu’encourager à
poursuivre son but » (Pe1, p. 228)
« Celui qui dépasse le Donné ne retourne pas à ces régions
obscures situées en dessous du conscient dont les seules issues sont soit le
monde bien connu d’aujourd’hui, comme chez Freud, soit une préhistoire tout
empreinte de romantisme, comme chez Jung. La vision qui s’offre à la pulsion de
déploiement du Soi vers l’avant c’est le Non-encore-conscient c'est-à-dire ce
qui n’a encore jamais été conscient par le passé, ce qui n’a encore jamais
existé, c’est une aube vers l’avant, projetant ses rayons sur le Nouveau. C’est
cette aube qui se lève parfois dans les rêves éveillés les plus insignifiants ;
c’est elle qui se répand sur les régions plus vastes du refus de la privation,
et donc sur celles de l’espérance » (PE1, p. 99).
« La psychanalyse met rêves éveillés et rêves nocturnes dans le
même sac et ne considère les premiers que comme ébauche des seconds. Freud fait
remarquer à ce propos : « Nous le savons, le rêve éveillé n’est que
le noyau et la préfiguration du rêve nocturne. Celui-ci n’est au fond rien de
plus qu’un rêve éveillé déformé par la manifestation nocturne de l’activité
psychique et autorisé par l’émancipation nocturne des élans pulsionnels ».
Et juste avant, au même endroit : « les produits les plus connus de
l’imagination sont les fameux rêves éveillés, réalisations illusoires de
souhaits ambitieux, orgueilleux ou érotiques, qui s’épanouissent avec d’autant
plus d’exubérance que la réalité exhorte à la modestie et à la patience.
L’essence même du bonheur illusoire, consistant indubitablement dans le fait
que la recherche du plaisir s’y trouve émancipée du jugement de la réalité, y
est pleinement révélée ». Pour la psychanalyse qui ne voyait dans le rêve
qu’un moyen d’accéder aux objets refoulés et confondait la réalité avec le
monde de la société bourgeoise qui l’entourait, le rêve éveillé pouvait
effectivement passer pour un prélude du rêve nocturne. Au sein de la grisaille
bourgeoise qui s’estimait être la mesure de toute chose et ramenait toute
réalité à son niveau, le poète rêveur faisait figure de pleutre dormant les
yeux ouverts. Mais dès que l’on conteste cette norme bourgeoise même pour le
monde du conscient, et que l’on ne considère le rêve nocturne objet du souhait
que comme partie non homogène et située à l’écart sur le vaste champ d’un monde
encore ouvert et de sa conscience, le rêve éveillé cesse d’être un prélude au
rêve nocturne, qui ne doit plus être considéré comme son point d’aboutissement.
Même pas du point de vue de son contenu clinique, pour ne pas dire dès lors
artistique, visionnaire et anticipatif, c'est-à-dire anticipant une réalité
située au front même du monde existant. Car les rêves nocturnes se nourrissent
principalement des images pulsionnelles ressurgissant d’un monde enfoui, passé,
quand ce n’est pas d’un patrimoine d’images carrément archaïques, et rien de
nouveau ne se passe dans la clarté lunaire qui est la seule qu’ils connaissent.
Sachant donc que le rêve éveillé, connu depuis toujours sous le nom de
« rêve », mais aussi de « prophétie »,
d’ « anticipation », est une intrusion de l’imagination dans
l’avenir, il serait absurde de le ranger parmi les rêves nocturnes ou de le
subordonner à eux. Le château en Espagne n’est pas l’antichambre des dédales du
labyrinthe nocturne, il faudrait plutôt considérer celui-ci comme le souterrain
du château construit en plein jour. Et que penser de cette prétendue
équivalence du bonheur illusoire dans les deux cas, bonheur dû au fait que
« la recherche du plaisir s’y trouve émancipée du jugement de la
réalité » ? Bien des rêves éveillés animés d’une énergie et d’une
expérience suffisantes, ont pris la réalité à bras le corps et l’ont remodelée
pour lui arracher son consentement ; tandis que Morphée ne tend les bras
que pour inviter au repos. Le rêve éveillé requiert donc une approche
spécifique, car c’est un tout autre domaine qu’il pénètre et défriche. Il va du
simple rêve éveillé, confortable, puéril, rudimentaire, celui de l’évasion ou
de l’égarement, dont l’effet ne peut être que paralysant, au rêve responsable,
lucide, actif et engagé dans la réalité, pour aboutir enfin au grand rêve
modelé de l’art. Mais ce qui ressort de tout cela, c’est que la «rêverie »
peut avoir du « nerf » et qu’à la différence du rêve nocturne
indolent, voire apathique, elle est animée d’une inlassable énergie toute
tendue vers la réalisation de l’objet imaginé » (PE1, p. 111).
« Avec quelle exubérance n’a-t-on pas de tout temps rêvé d’une vie
meilleure qui serait possible. La vie de tous les hommes est sillonnée de rêves
éveillés dans lesquels entre certes une part de fuite insignifiante,
alanguissante aussi, dont les imposteurs savent tirer parti. Mais il s’y trouve
autre chose, qui stimule, qui empêche que l’on s’accommode à l’existant néfaste
et que l’on renonce » (p. 10).
« Aussi longtemps que l’homme sera en mauvaise posture,
l’existence tant privée que publique sera sillonnée de rêves éveillés, des
rêves d’une vie meilleure que celle qui lui est échue jusque là » (p. 12).
« Comme sa propre vie est encore éloignée, l’adolescent embellit
tout ce qui est loin. Le souhait non seulement l’attire vers le lointain, mais
le pousse à y fuir sans plus passer par la cachette [nb : cachette et
régression, cf. Giacometti]; et l’attrait sera d’autant plus puissant que
l’horizon quotidien est limité. Le lointain qu’apporte l’express du soir dans
le petites villes et déjà perçu comme un signal : c’est le lointain de la
capitale vu de la province » (pe1, p. 41).
« La rue commerçante est aussi peuplée de rêves que la promenade
champêtre ou la vie affairée des faubourgs. Une femme est arrêtée devant une
vitrine et y contemple des souliers de lézard doublés de chamois, un homme
passe, regarde la femme, et tous deux ont ainsi entrevu un coin du pays des
souhaits. Il y a assez de bonheur sur terre, mais pas pour moi : c’est la
conclusion à laquelle aboutit le souhait lorsqu’il déambule. Mais par la même
occasion il prouve que ce qu’il veut, c’est arracher quelque chose au monde, et
non le changer. L’employé dont il est ici question, le petit-bourgeois
appartenant à cette couche sociale dépourvue d’uniformité mais de plus en plus
uniformisée, se contente de n’éprouver que les besoins suscités par l’éventail
des objets exposés à son intention. Voilà qui unifie tous les rêves bourgeois
et les rationne, même là où l’extravagance proposée emmène très loin, jusqu’à
ces plages étincelantes des bureaux de voyage, et plus loin encore : car
l’important c’est qu’ils ne fassent pas sauter le Donné. Ceux qui éprouvent ce
genre de souhaits vivent au dessus de leurs moyens mais ne dépassent pas les
moyens existants » (pe1, p. 48).
« Etre dérangé, cela présente bien peu d’attrait. Mais avec quelle
facilité surprenante ne se laisse t’on interrompre par le Nouveau,
l’Inattendu ! Comme si aucun moment de la vie n’était assez attachant pour
qu’on ne puisse y renoncer sur le champ. Ce qui nous ravit de la sorte, c’est
le plaisir de vivre une existence différente, mais il est souvent trompeur.
Pourtant il parvient toujours à nous arracher à l’habitude.
C’est quelque chose de nouveau
que l’on attend, et qui nous emmènera. La plupart des gens se laissent déjà
séduire par le seul fait qu’une expérience est nouvelle, qu’elle est différente
de ce qui précède, indépendamment de son contenu. Qu’il se passe quelque chose
est déjà cause de plaisir, pour autant bien sûr que ce ne soit pas un malheur
qui nous frappe personnellement. Au niveau le plus bas, ce sont les ragots qui
séduisent, le récit d’une dispute. Mais les journaux aussi exploitent en grande
partie ce besoin d’inhabituel, c’est la fraîcheur des nouvelles qui constitue
leur attrait. Rien n’est plus insipide qu’un journal vieux d’un ou plusieurs
jours, sans que cela soit toujours justifié. On surestime le journal
d’aujourd’hui, on sous-estime celui d’hier, parce qu’il a perdu le piquant de
la surprise. Mais si ce genre de besoin, trivial ou commun, présuppose l’ennui,
un ennui qu’il faut chasser, il met également quelque chose de plus élevé en
branle ; car ce qu’il attend en fin de compte, c’est la nouvelle tant
espérée d’une délivrance. Et le contenu de cette nouvelle-ci n’est plus du tout
indifférent, car ici le Nouveau c’est l’Attendu, enfin là, réussi. Ce Nouveau-ci
est accueilli comme un frère qui vient du pays où le soleil se lève (…). Ce
qu’il veut c’est que l’homme ne se trouve plus dans une situation fausse, qu’il
soit en accord avec son milieu et son travail. Que ce travail ne lui rapporte
plus un salaire de misère et que le vieux chant de la privation cesse en fin de
résonner.
C’est dans cette direction qu’on tend l’oreille, que l’attention se
fixe avec acharnement. Cette volonté-ci naît de la privation et ne disparaîtra
qu’avec elle. C’est ainsi qu’enfants nous sursautions, et pas toujours de peur,
dès que nous entendions sonner à la porte. Ce son déchire le silence de la
maison engourdie, surtout le soir. Peut-être annonce t’il l’arrivée d’une chose
encore obscure mais attendue, de ce que nous cherchons et de ce qui nous
cherche. Cette apparition métamorphose et améliore tout ; elle inaugure
une période nouvelle » (pe1, p. 57).
«Après une longue et silencieuse nutrition, la première respiration,
dans un saut qualitatif, interrompt brusquement la continuité de la croissance
seulement quantitative, et c’est alors que l’enfant est né ; ainsi
l’esprit qui se forme mûrit lentement et silencieusement jusqu’à sa nouvelle
figure, désintègre fragment par fragment l’édifice de son monde
précédent ; l’ébranlement de ce monde est seulement indiqué par des
symptômes sporadiques ; la frivolité et l’ennui qui envahissent ce qui
subsiste encore, le pressentiment vague d’un inconnu sont les signes
annonciateurs de quelque chose d’autre qui est en marche. Cet émiettement
continu qui n’altérait pas la physionomie du tout est brusquement interrompu
par le lever du soleil, qui, dans un éclair, dessine en une fois la forme du nouveau
monde » (Sur Hegel).
« L’esprit de l’utopie se trouve dans le dernier prédicat de toute
affirmation et dans la Divine Comédie, dans la musique chargée d’espérance d’un
Beethoven et dans les latences de la Messe en si mineur » (Bloch).
« Si l’on accorde ce droit de critique à n’importe quel réalisme des faits dans le monde extérieur, on fixe l’Existant et le Devenu, les élevant au rang de réalité absolue. Il ressort clairement déjà de la réalité actuelle, elle-même objet d’une évolution considérable, combien l’unique prise en considération des faits est peu réaliste, que la réalité elle-même n’a pas dit son dernier mot, qu’elle doit encore se déployer et qu’elle confine à l’ad-venant, au bourgeonnement et à l’éclatement » (Pe1, p. 238)
« Coller aux choses ou les survoler : ces deux attitudes sont
fausses. Elles se contentent d’effleurer l’objet, elles sont superficielles,
abstraites, et de par leur caractère d’immédiateté ne peuvent se détacher de la
surface des choses. Coller aux choses, c’est s’y accrocher dans tous les cas,
les survoler, c’est les transposer dans son propre monde intérieur et
anarchique, ainsi que dans cette autre immédiateté évaporée en nuées vers
laquelle on fuit. Toutefois le fait de planer au-dessus des choses caractérise
un type d’homme supérieur à celui qui les prend telles quelles » (Bloch,
pe1, p. 268)
« D’où le fait étrange qu’aucun homme n’est encore réellement
présent, ne vit vraiment. Car vivre c’est tout de même être présent, et ce
n’est pas seulement être là avant ou après, n’avoir qu’un avant-goût ou qu’un
arrière-goût. Vivre c’est « cueillir » le jour dans le sens le plus
simples et le plus profond tout à la fois, c’est avoir avec le nunc un rapport
réel et concret. Mais puisque justement notre existence la plus proche, la plus
personnelle, se poursuit indéfiniment sans jamais être présence, aucun homme ne
vit au vrai sens du terme. Le carpe diem compris dans le sens d’une jouissance
rapide et irréfléchie : cela semble si facile et si courant, et pourtant
ce phénomène est justement si rare qu’il ne signifie jamais vraiment cueillir.
Rien ne fuit plus le présent que ce carpe diem ordinaire qui semble se
dissoudre entièrement dans la jouissance de l’instant, rien ne dispose moins de
maîtrise de l’être, rien n’est plus banalité ante rem (…) Le carpe diem
vulgaire ne va jamais plus loin que la simple impression, il s’en tient à la
surface du moment du plaisir ou de la douleur, et c’est le même – contrairement
à ce qu’en dit Horace – le dispersé, l’éphémère, le privé-de-présent par
excellence » (Bloch, pe1, p. 353)
« C’est parce que la certitude de l’utopie refuse de s’en laisser
accroire par l’existant néfaste, c’est précisément parce que la longue-vue la
plus puissante est nécessaire pour voir la véritable planète Terre et que cette
longue-vue s’appelle utopie concrète : c’est pour cela que l’utopie ne
vise pas à ce que son objet soit éternellement distant, mais souhaite au
contraire se confondre avec cet objet qui ne sera plus alors étranger au sujet
(…) Aussi grave que puisse être l’arrêt en chemin, plus grave encore que le
fait de rendre absolu ce chemin qui n’est qu’une transition, tout arrêt n’en
est pas moins juste si le moment présent utopique de l’état final n’y est par
perdu de vue, si, bien au contraire, il y est maintenu grâce à l’accord de la
volonté avec le but final anticipé (Summum Bonum). De tels moments se
retrouvent dans tout travail révolutionnaire concret (…). Il se retrouve dans
toute articulation artistique, dans tout pré-apparaître ou signe avant-coureur
de l’être-soi-même, encore inconnu, ainsi que dans le foyer de toutes les
articulations de la question centrale (…) Tout cela renferme du présent
utopique dans la mesure où s’y marque le début de la suppression de la distance
entre le sujet et l’objet et, dès lors, le début de la suppression de la
distance utopique elle-même (…). C’est ici que l’utopie cesse de se
poursuivre ; car elle se dissout dans le contenu de cette présence,
c'est-à-dire dans la présence du contenu de l’alpha, et s’y confond avec son
monde qui n’est plus aliéné, qui n’est plus étranger (…) C’est pourquoi
l’identité de l’homme rendu à soi-même avec son monde réussi pour lui se révèle
être le concept limite de l’utopie, apparaît comme le point utopique le plus
élevé de l’utopie, et justement de l’utopie concrète (…) C’est donc cette
identité qui gît dans le fondement obscur de tous les rêves éveillés, de toutes
les espérances et de toutes les utopies, et constitue en même la toile de fond
d’or sur laquelle se tissent toutes les utopies concrètes. C’est dans ce
fondement à la fois obscur et lumineux que tout rêve éveillé sérieux cherche
son foyer ; ce fondement est le non-encore-expérimenté, non encore trouvé
mais ressenti dans toutes les expériences jusqu’ici » (Pe1, p. 378- 379).
« Goethe a traduit ce pari dans une formulation juridique précise,
extrêmement profonde et utopique : le « Arrête-toi, tu es si
beau ! », dit à l’adresse de l’Instant, désigne l’utopie de l’Etre-là
par excellence. L’instant, qui confère le repos, ne se trouve encore nulle
part ; cet Etre-là qui s’objective lui-même en s’arrêtant fait toujours
défaut : dans la formation d’une terre paradisiaque, le
« Arrête-toi » apparaît lui-même comme une terre. Dans le
préssentiment de cet instant la véritable Ithaque, celle avec laquelle la
nostalgie est congruante, celle où l’action dynamisante de l’intention humaine
coincide enfin entièrement avec son contenu, est abordée. Une telle présence
n’a absolument rien de comparable, ni de près, ni de loin, avec le plaisir
fugace qui vit au jour le jour, saute d’un instant à l’autre. Le saisissement
de soi, la maîtrise de l’Etre n’est pas le Carpe diem (…) Ainsi donc, avec
l’objectif contenu dans le pari faustien Goethe met-il en évidence ni plus ni
moins que le problème ultime humain-mondain : l’adéquation de l’agent profondément
in-tendant, in-tensifiant, réalisant, avec son contenu qu’il rencontre au sein
du Hic et Nunc (ou instant exaucé) » (Pe3, p. 121)
« Je vous le dis, si la
poésie ici-bàs devenait réalité, si le monde bucolique se changeait en bergerie
et si tout rêve se réalisait le jour : cela ne ferait qu’accroître
l’intensité de nos souhaits, non les exaucer ; la réalité supérieure
engendrerait une poésie supérieure, des souvenirs et des esporis supérieurs –
en Arcadie, nous nous languirions des utopies, et derrière chaque soleil nous
verrions s’éloigner un ciel étoile et profond et… nous soupirerions tout comme
maintenant » (cité par Bloch, pe1, p. 377).
« Aucun de nous n’est incapable d’être un autre. Bien sûr un arbuste se contentera de rester arbuste. Mais l’homme, cet être inachevé, obscur et indéterminé tel qu’il est en soi et dans le plus profond de ses replis, peut pour ainsi dire tout devenir (…). C’est précisément parce que les hommes sont encore si indéterminés en soi qu’ils ont besoin de l’intermédiaire d’un miroir qui leur renvoie une image toute faite. Cette image amplifiée qu’ils accueillent comme un noble conseil ou comme une injonction, figure ce qu’ils sont censés devenir en fonction de leurs dispositions et de leur époque (…) » (Pe3, p. 18).