Buzzati – sélection de passages

 

Retour à l’index

 

 

L’illusion de l’a-venir et la mort

 

  Jusqu’alors, il avait avancé avec l’insouciance de la première jeunesse, sur une route qui, quand on est enfant, semble infinie, où les années s’écoulent lentes et légères, si bien que nul ne s’aperçoit de leur fuite. On chemine placidement, regardant avec curiosité autour de soi, il n’y a vraiment pas besoin de se hâter, derrière vous personne ne vous presse, et personne ne vous attend, vos camarades aussi avancent sans soucis, s’arrêtant souvent pour jouer. Du seuil de leurs maisons, les grandes personnes vous font des signes amicaux et vous montrent l’horizon avec des sourires complices ; de la sorte, le cœur commence à palpiter de désirs héroiques et tendres, on goûte l’espérance des choses merveilleuses qui vous attendent un peu plus loin ; on ne les voit pas encore, non, mais il est sûr, absolument sûr qu’un jour on les atteindra.

  Est-ce encore long ? Non, il suffit de traverser ce fleuve, là bas, au fond, de franchir ces vertes collines. Ne  serait-on, par hasard, déjà arrivé? Ces arbres, ces près, cette blanche maison ne sont-ils pas peut-être ce que nous cherchions ? Pendant quelques instants, on a l’impression que oui, et l’on voudrait s’y arrêter. Puis l’on entend dire que, plus loin, c’est encore mieux, et l’on se remet en route, sans angoisse.

  De la sorte, on poursuit son chemin, plein d’espoir ; et les journées sont longues et tranquilles, le soleil resplendit haut dans le ciel et semble disparaître à regret quand vient le soir.

  Mais, à un certain point, presque instinctivement, on se retourne et l’on voit qu’un portail s’est refermé derrière nous, barrant le chemin de retour. Alors, on sent que quelque chose est changé, le soleil ne semble plus immobile, il se déplace rapidement ; hélas ! on n’a pas le temps de le regarder que, déjà, il se précipite vers les confins de l’horizon, on s’aperçoit que les nuages ne sont plus immobiles dans les golfes azurés du ciel, mais qu’ils fuient, se chevauchant l’un l’autre, telle est leur hâte ; on comprend que le temps passe et qu’il faudra bien qu’un jour la route prenne fin.

  A un certain moment, un lourd portail se ferme derrière nous, il se ferme et est verrouillé avec la rapidité de l’éclair, et l’on n’a pas le temps de revenir en arrière. Mais, à ce moment-là, Giovanni Drogo dormait ignorant, et dans son sommeil, il souriait, comme font les enfants.

  Bien des jours passeront, avant que Drogo comprenne ce qui est arrivé. Ce sera alors comme un réveil. Il regardera autour de lui, incrédule, puis il entendra derrière lui un piétinement, il verra des gens, réveillés avant lui, qui courront inquiets et qui le dépasseront pour arriver avant lui. Il entendra les pulsations du temps scander avec précipitation la vie. Aux fenêtres, ce ne seront plus de riantes figures qui se pencheront, mais des visages immobiles et indifférents. Et s’il leur demande combien de route il reste encore à parcourir, on lui montrera bien encore d’un geste l’horizon, mais sans plus de bienveillance ni de gaieté. Cependant, il perdra de vue ses camarades, l’un demeuré en arrière, épuisé, un autre qui fuit en avant de lui et qui n’est plus maintenant qu’un point minuscule à l’horizon.

  Passé ce fleuve, diront les gens, il y a encore dix kilomètres à faire et tu seras arrivé. Au lieu de cela, la route ne s’achève jamais, les journées se font plus courtes, les compagnons de voyage toujours plus rares, aux fenêtres se tiennent des personnages apathiques et pâles qui hochent la tête.

  Jusqu’à ce que Drogo reste complètement seul et qu’à l’horizon apparaisse la ligne d’une mer démesurée, immobile, couleur de plomb. Désormais, il sera fatigué, les maisons le long de la route auront presque toutes leurs fenêtres fermées et les rares personnes visibles lui répondront d’un geste désespéré : ce qui était bon était en arrière, très en arrière, et il est passé devant sans le savoir. Oh ! il est trop tard désormais pour revenir sur ses pas, derrière lui s’amplifie le grondement de la multitude qui le suit, poussée par la même illusion, mais encore invisible sur la route blanche et déserte.

  A présent, Giovanni Drogo dort à l’intérieur de la troisième redoute. Il rêve et sourit. Pour la dernière fois, viennent à lui, dans la nuit, les douces images d’un monde totalement heureux. Gare à lui s’il pouvait se voir lui-même, tel qu’il sera un jour, là où finit la route, arrêté sur la rive de la mer de plomb, sous un ciel gris et uniforme, et sans une maison, sans un arbre, sans un homme alentour, sans même un brin d’herbe, et tout cela depuis des temps immémoriaux.

Le désert des Tartares, p. 55-57

 

 

 

 

L’irrémédiable fuite du temps

 

  Cependant le temps passait, toujours plus rapide ; son rythme silencieux scande la vie, on ne peut s’arrêter même un seul instant, même pas pour jeter un coup d’œil en arrière. « Arrête ! Arrête ! » voudrait-on crier, mais on se rend compte que c’est inutile. Tout s’enfuit, les hommes, les saisons, les nuages ; et il est inutile de s’agripper aux pierres, de se cramponner au sommet d’un quelconque rocher, les doigts fatigués se desserrent, les bras retombent inertes, on est toujours entraîné dans ce fleuve qui semble lent, mais qui ne s’arrête jamais.

Le désert des Tartares, p. 222

 

 

 

Insatisfaction du désir réalisé : différence entre l’imaginaire irréel et le réel sans voile

 

 Il faisait encore nuit quand on le réveilla et qu’il endossa pour la première fois son uniforme de lieutenant. Une fois habillé, il se regarda dans la glace, à la lueur d’une lampe à pétrole, mais sans éprouver la joie qu’il avait espérée (…). C’était la le jour qu’il attendait depuis des années, le commencement de la vraie vie. Pensant aux journées lugubres de l’Académie militaire, il se rappela les tristes soirées d’étude, où il entendait passer dans la rue les gens libres et que l’on pouvait croire heureux ; il se rappela les réveils en plein hiver, dans les chambrées glaciales où stagnait le cauchemar des punitions, et l’angoisse qui le prenait à l’idée de ne jamais voir finir ces jours dont il faisait quotidiennement le compte.

 Maintenant, enfin, tout cela était du passé, il était officier, il n’avait plus à pâlir sur des livres, ni à trembler à la voix du sergent. Tous ces jours qui lui avaient paru odieux, étaient désormais finis pour toujours et formaient des mois et des années qui jamais plus ne reviendraient. Oui, maintenant, il était officier, il allait avoir de l’argent, de jolies femmes le regarderaient peut-être, mais, au fond, il se rendit compte, ses plus belles années, sa première jeunesse, étaient probablement terminées. Et, considérant fixement le miroir, il voyait un sourire forcé sur le visage qu’il avait en vain cherché à aimer.

Le désert des Tartares, p. 1 et 2

 

 

La solitude

 

Il avait souvent été seul : quand il était encore enfant et qu’il s’était perdu dans la campagne, et d’autres fois dans la ville, la nuit, dans les rues où rodait le crime, et même la nuit précédente, où il avait dormi en chemin. Mais maintenant, c’était bien autre chose, maintenant qu’était tombée l’excitation du voyage, que ses nouveaux collègues étaient déjà en train de dormir, et qu’il était assis dans sa chambre, à la lueur de la lampe, sur le bord de son lit, triste et perdu. Maintenant oui, il comprenait pour de bon ce qu’était la solitude (une chambre pas laide, toute lambrissée, un grand lit, un table, un divan inconfortable, une armoire). Tout le monde, au mess, avait été très gentil pour lui, on avait débouché une bouteille en son honneur, mais, maintenant, tous, ils se fichaient pas mal de lui, ils l’avaient déjà complètement oublié (…). Personne, au cours de cette longue nuit, ne viendrait lui rendre visite ; personne, dans tout le fort, ne pensait à lui, et, non seulement dans le fort, mais probablement aussi dans le monde entier, il n’y avait être humain qui pensât à Drogo ; chacun a ses propres occupations, chacun se suffit à peine à lui-même, même sa mère, oui, peut-être bien, même elle avait, en ce moment, d’autres choses en tête, elle n’avait pas seulement Giovanni comme fils, elle avait pensé à lui toute la journée, maintenant, c’était un peu au tour des autres. C’était plus que juste, admettait Giovanni Drogo sans l’ombre d’un reproche, mais, en attendant, il était assis sur le bord de son lit, dans sa chambre du fort (…), la tête un peu penchée en avant, le dos courbé, le regard éteint et lourd, et il se sentait seul comme jamais il ne l’avait été.

Le désert des Tartares, p. 36

 

 

Il est difficile de croire quelque chose quand on est seul et que l’on ne peut en parler avec personne. Juste à cette époque, Drogo s’aperçut à quel point les hommes restent toujours séparés les uns de l’autre, malgré l’affection qu’ils peuvent se porter ; il s’aperçut que, si quelqu’un souffre, sa douleur lui appartient en propre, nul ne peut l’en décharger si légèrement que ce soit ; il s’aperçut que, si quelqu’un souffre, autrui ne souffre pas pour cela, même si son amour est grand, et c’est cela qui fait la solitude de la vie.

Le désert des Tartares, p. 223

 

 

Ce Noël, était une sorte de monstre, il avait enivré la ville, il entraînait les hommes et les femmes dans un remous, il les rendait tous heureux. Elle pensa à la maison vide et silencieuse qui l’attendait, aux coins obscurs ; honteuse, elle s’aperçut qu’elle pleurait, ses larmes roulaient sur ses joues mais personne ne fit attention à elle. Où était-il, lui ? Peut-être sur cette petite place, perdu dans la foule déchaînée, portant lui aussi des paquets et des babioles, heureux lui aussi, au bras d’une fille plus belle et plus jeune qu’elle. Le taxi ne venait pas, une heure au moins avait passé, le chien gémissait de froid, avec des plaintes caverneuses, et elle ne pouvait pas le consoler. Quelle chose horrible d’être étranger et sans un regard d’amour au cœur de la fête ! Alors finalement elle comprit que le pauvre Glub, le bulldog, ne pouvait lui servir à rien. Et même s’il recommençait à y voir clair, et même si au lieu de ses deux yeux, il en avait eu cent pleins de lumière, il ne lui aurait servi à rien. Parce que Glub était simplement un chien qui dans le fond ne savait rien d’elle et de sa peine. Et de l’aimé lointain, il n’était rien resté dans le chien, même pas une parcelle, un souffle, une lueur. Le chien était vide.

Le chien vide, p. 173

 

 

 

L’illusion du sens = que ça parle – que ça réponde, que ça vive. Mais il n’y a pas de sens.

 

Toc toc, qui cela peut-il bien être? Papa avec les cadeaux de Noel? (…) Toc toc. Ce doit être le vent. Ou bien les esprits ? Ou bien les souvenirs ? Qui pourrait venir me voir ? Toc toc toc. Toc toc. Toc.

 

 

 Finalement, Drogo comprit, et un long frisson le parcourut des pieds à la tête. C’était l’eau, oui, une lointaine cascade ruisselant sur le faîte des rochers environnants. Le vent qui faisait osciller le long jet d’eau, le jeu mystérieux des échos, les diverses sonorités des pierres frappées par l’eau, formaient une voix humaine, qui parlait, parlait : qui disait des paroles de notre vie, des paroles que l’on était toujours sur le point de comprendre et que l’on ne saisissait jamais.

 Ce n’était donc pas le soldat qui chantonnait, ce n’était pas un homme sensible au froid, aux punitions et à l’amour, mais la montagne hostile. Quelle triste erreur, pensa Drogo, peut-être en est-il ainsi de tout, nous nous croyons entouré de créatures semblables à nous et, au lieu de cela, il n’y a que gel, pierres qui parlent une langue étrangère ; on est sur le point de saluer un ami, mais le bras retombe inerte, le sourire s’éteint, parce que l’on s’aperçoit que l’on est complètement seul.

Le désert des Tartares, p. 88.

 

 

 

L’enfance insouciante et la conscience du vieillard

 

Sur le seuil était assise une femme, en train de tricoter et aux pieds de qui dormait, dans un berceau rustique, un petit enfant. Drogo regarda avec étonnement ce sommeil merveilleux, si différent de celui des grandes personnes, si délicat et si profond. Ce petit être ne connaissait pas encore les songes troubles, sa petite âme voguait insouciante, sans désirs ni remords, dans une atmosphère pure et infiniment calme. Drogo resta immobile à contempler le petit enfant endormi, et une tristesse aigue s’emparait de son cœur. Il chercha à s’imaginer lui-même, plongé dans le sommeil, un singulier Drogo qu’il ne pourrait jamais connaître. L’image de son propre corps se présenta à lui, bestialement assoupie, secouée par d’obscures inquiétudes, la respiration pesante, la bouche entr’ouverte et tombante. Et pourtant, lui aussi avait jadis dormi comme cet enfant, lui aussi avait été gracieux et innocent et peut-être qu’un vieil officier malade s’était arrêté pour le regarder, avec une amère stupeur. Pauvre Drogo, se dit-il, et il se rendait compte quelle faiblesse c’était là, mais après tout il était seul au monde, et, en dehors de lui-même, il n’y avait personne d’autre qui l’aimât.

Le désert des Tartares, p. 261

 

 

 

L’individu social remplaçable : on vit très bien sans nous, la « fonction » disparue, on en retrouve un autre

 

 

Situation : un peintre (Lucio Predonzani) est par erreur déclaré mort. Ses toiles font fureur et il en profite pour s’enrichir. Puis, peu de temps après, il est vite oublié.

 

Avec une stupeur désolée il constatait que même sans Lucio Predonzani le monde continuait à tourner comme avant : le soleil se levait et se couchait comme avant, comme avant les domestiques secouaient leurs tapis le matin, les trains fonçaient, les gens mangeaient et s’amusaient, et la nuit les garçons et les filles s’embrassaient, debout, contre les grilles sombres du parc, comme avant.

Le défunt par erreur in. « Le K », p. 44

 

 

 

La mort – le silence et plus rien de nous ne reste. Dernière parcelle : l’oubli – on ne nous parle plus.

  .

 Est-ce que par hasard les cris des enfants heureux qui sont de son sang arrivent jusqu’au sépulcre du grand-père célèbre ? Ou le coup élastique du driver sur la balle frappée par le petit fils Pier Federico à Saint Andrews ? Ou le double rugissement des moteurs du Minorca lancé sur les eaux du Paleocastritza avec à son bord un quinquagénaire corpulent et extrêmement satisfait de sa personne qui porte le même nom que lui ? Ce serait une consolation. Non, ces bruits de joie et de vie ne parviennent pas jusqu’à la tombe pharaonique ; dans le vide, dans l’abandon, dans la touffeur torride des fins de semaine du mois d’août, le mausolée est encore plus misérable, solitaire et délaissé que la croix anonyme du vagabond trouvé un matin dans la vieille grange, à l’entrée du village de montagne.

(…) Est-ce qu’ils dorment ? Laissez-les dormir, certainement ils imaginent une Italie prospère et heureuse avec un incessant accroissement des indices de production et des dividendes, des usines encore plus grandes (…). Personne en fait ne leur apporte ici les nouvelles, personne ne les informe de la conjoncture actuelle, personne ne leur téléphone, personne n’ouvre la petite grille et ne se penche pour les avertir. Pourquoi les décevoir ? Dodo, fais dodo, grand-père, nous courons, nous naviguons, nous volons, nous prenons des bains de soleil, nous dansons la bamba et le yabron, dors en paix, grand-père si considérable, au revoir, au revoir du bout des doigts.

 Mais qui est là maintenant ? Qui vient d’arriver ?

 Personne, ce n’est qu’un des gardiens qui fait son inspection habituelle.

 Et ce coup-ci, qu’est-ce que c’était ? On a détaché une chaîne ? On a ouvert une grille ?

 Non, c’est la tunique d’un saint François faite d’une feuille de bronze qui se dilate à la chaleur, grince et fait « tac… tac… ».

 Et cette voix ? Qui est-ce ? Qui murmure des prières ? Il y a donc une pieuse créature qui se souvient malgré la désolation du mois d’août ?

 Personne. C’est la petite fontaine.

 

Week –end in. « Le K », p. 111 – 116

 

 

 

L’imminence de la mort et la valeur révélée de ce que nous ne voyions plus

 

Situation : guerre nucléaire annoncée.

 

 Alors reparut la grande peur que depuis tant d’années les gens avaient oubliée, cette sensation de la perte imminente de tout ce qui faisait la vie. Et les choses ennuyeuses et misérables de l’existence quotidienne, le fait de se réveiller le matin dans son lit, la première cigarette, le tram, la vitrine illuminée, le travail à l’usine ou au bureau, la flânerie, le caprice de l’enfant, le cinéma en quatrième vision, les chaussures neuves, la loterie, le samedi soir, devinrent soudain le symbole de la félicité humaine – bien qu’existant toujours – parce que l’on comprenait que bientôt on allait les perdre à jamais.

L’arme secrète in. « Le K », p. 72

 

 

 

Accélération du temps : du « tu » au néant

 

Mon petit ange.

Dodo mon trésor dodo.

Allons veux-tu te tenir bien petit cochon

C’est à vous que je m’adresse, oui vous, l’âne au premier rang

Un crétin, voilà ce que tu es et rien d’autre.

C’est à cette heure que tu rentres à la maison, mon petit ?

Non, je vous en prie, monsieur, laissez moi. Que dirait madame votre maman si…

Allons, debout, feignant.

Que diable avez-vous fabriqué là, sergent ?

Mes félicitations, docteur.

A quoi penses-tu mon chou ?

Et pour ce procès, il y a des chances… maître ?

Ça suffit, maintenant, monstre.

Il ne vous sera pas échappé, mon cher collègue…

Allez, vite un bécot, mon gros minou.

Préférez-vous que nous arrivions à une conciliation, monsieur ?

Par ici, je vous prie, monsieur le député.

Maintenant, mon chou, il faut que je te laisse.

Si vous me permettez, monsieur le président.

Oh ! dis, grand-père, tu me l’offres ?

Comment ça va mon vieux ?

Vous vous souvenez peut-être, maître ?

Et quand j’appuie ici, est-ce ça vous fait mal Excellence ?

Que la paix soit avec toi, frère en Christ !

Le pauvre, partir comme ça !

                                                                                  Progressions

 

 

 

Changement d’échelle : relativité du regard humain

 

C’était un jardin très simple : une pelouse bien plane avec une petite allée aux cailloux blancs qui formait un cercle et rayonnait dans différentes directions : sur les côtés seulement il y avait une bordée de fleurs (….)

« Il y a une lune formidable. Je n’ai jamais vu une semblable paix ». [Carlo] reprit son livre et retourna s’asseoir sur le divan. Il était onze heures dix.

 A ce moment précis, à l’extrémité sud-est du jardin, dans l’ombre projetée par les charmes, le couvercle d’une trappe dissimulée dans l’herbe commença à se soulever doucement, par à-coups, se déplaçant de côté et libérant l’ouverture d’une étroite galerie qui se perdait sous terre. D’un bond, un être trapu et noirâtre en déboucha, et se mit à courir frénétiquement en zigzag.

 Suspendu à une tige un bébé sauterelle reposait, heureux, son tendre abdomen vert palpitait gracieusement au rythme de sa respiration. Les crochets de l’araignée noire se plongèrent avec rage dans le thorax, et le déchirèrent. Le petit corps se contorsionna, détendant ses longues pattes postérieures, une seule fois. Déjà les horribles crocs avaient arraché la tête et maintenant ils fouillaient dans le ventre. Des morsures jaillit le suc abdominal que l’assassin se mit à lécher avidement.

 Une seringue empoisonnée s’enfonça dans la pulpe tendre d’un escargot qui s’acheminait vers le jardin potager. Il réussit à parcourir encore deux centimètres avec la tête qui lui tournait, et puis il s’aperçut que son pied ne lui obéissait plus et il comprit qu’il était perdu. Bien que sa conscience fut obscurcie, il sentit les mandibules de la larve assaillante qui déchiquetait furieusement les morceaux de sa chair, creusant d’atroces cavernes dans son beau corps gras et élastique dont il était si fier (…).

 En regardant on ne voyait rien. Tout dans le jardin était poésie et divine tranquillité.

 La kermesse de la mort avait commencé au crépuscule. Maintenant elle était au paroxysme de la frénésie. Et elle continuerait jusqu’à l’aube. Partout ce n’était que massacre, supplice, tuerie. Des scalpels défonçaient des crânes, des crochets brisaient des jambes, fouillant dans les viscères, des tenailles soulevaient des écailles, des poinçons s’enfonçaient, des dents trituraient, des aiguilles inoculaient des poisons et des anesthésiques, des filets emprisonnaient, des sucs érosifs liquéfiaient des esclaves encore vivants. Depuis les minuscules habitants des mousses : les rotifères, les tardigrades, les amibes, les tecamides, jusqu’aux larves, aux araignées, aux scarabées, aux mille-pattes, oui, oui, jusqu’aux orvets, aux scorpions, aux crapauds, aux taupes, aux hiboux, l’armée sans fin des assassins de grand chemin se déchaînait dans le carnage, tuant, torturant, déchirant, éventrant, dévorant. Comme si, dans une grande ville, chaque nuit, des dizaines de milliers de malandrins assoiffés de sang et armés jusqu’aux dents sortaient de leur tanière, pénétraient dans les maisons et égorgeaient les gens pendant leur sommeil (…).

 Terreur, angoisse, déchirement, agonie, mort pour mille et mille autres créatures de Dieu, voilà ce qu’est le sommeil nocturne d’un jardin de trente mètres sur vingt. Et c’est la même chose dans la campagne environnante, et c’est toujours la même chose au-delà des montagnes aux reflets vitreux sous la lune, pâle et mystérieuse. Et dans le monde entier c’est la même chose, partout, à peine descend la nuit : extermination, anéantissement et carnage. Et quand la nuit se dissipe et que le soleil apparaît, un autre carnage commence, avec d’autres assassins de grands chemins, mais d’une égale férocité. Il en a toujours été ainsi depuis l’origine des temps et il en sera de même pendant des siècles, jusqu’à la fin du monde (…).

  Le monde repose dans une immense quiétude, inondé par la lumière de la lune. Encore cette sensation d’enchantement, encore cette mystérieuse langueur. « Dors tranquille, mon amour, il n’y a pas âme qui vive dehors, je n’ai jamais vu une telle paix. »

Douce nuit, p. 177 – 180