Louis-Ferdinand Céline – quelques notes
sur l’art
Sur Musyne, racontant la guerre en la parant
de notes héroïques :
« Elle possédait le don de mettre ses
trouvailles dans un certain lointain dramatique où tout devenait et demeurait précieux
et pénétrant (…) Elle travaillait dans l’éternel, ma belle. Il faut croire
Claude Lorrain, les premiers plans d’un tableau sont souvent répugnants et
l’art exige qu’on situe l’intérêt de l’œuvre dans les lointains, dans
l’insaisissable, là où se réfugie le mensonge, ce rêve pris sur le fait, et
seul amour des hommes » (Voyage au bout de la nuit, p. 80).
En
mettant à distance l’horreur de la réalité – ici de la guerre – l’art apparaît
comme un agent du mensonge.
Claude Lorrain, L’embarquement de la reine de Saba
Oui, mais comment la dire alors la
réalité ? Par ce langage sec, cru, tissé de mots simples, communs et
cinglants :
«Quand on s’arrête à la façon par exemple dont
sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au
désastre de leur décor baveux. C’est plus compliqué et plus pénible que la
défécation notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chair
bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse
toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie
dentaire, quelle punition ! Voilà pourtant ce qu’on nous adjure de
transposer en idéal » (idem, p. 336).
Or qu’un tel fond de souffrance, qu’une telle
réalité plate et sans profondeur fasse le fond de notre vie c’est, suggère à
son tour Nietzsche, ce que tous savent et dénient dans la « sorcellerie
évocatoire » (Baudelaire) de la poésie – ce pourquoi, savoir qui
s’oublie et qui ne se dit pas, il n’y a pas d’art sans quelque mauvaise
foi :
« On rencontre, çà et là, chez les
philosophes comme chez les artistes, le culte passionné et excessif des
« formes pures » ; à n’en pas douter, ceux qui ont à ce point
besoin du cultes des apparences ont dû faire un jour ou l’autre un plongeon malencontreux
au-delà de ces apparences. Peut-être y a-t-il une hiérarchie même parmi ces
chats échaudés, les artistes nés, qui ne jouissent de la vie qu’en s’escrimant
à en fausser l’image (comme qui dirait pour en tirer une longue
vengeance) ; on pourrait deviner à quel point la vie leur est odieuse
d’après le degré auquel ils souhaitent en voir falsifier, diluer, transcender,
diviniser l’image ; on pourrait ranger les artistes parmi les homines
religiosi dont ils constitueraient l’échelon supérieur »
Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 59
On comprend ainsi pourquoi l’art nous est si
nécessaire : il est le baume, l’oubli que nous faisons du fond de notre
vie en nous en distrayant :
«Pendant deux ans qu’il avait passés là-bas,
il n’était pas entré bien avant dans la vie des Américains ; seulement, il
avait été comme touché quand même par leur espèce de musique, où il essayent de
quitter eux aussi leur lourde accoutumance et la peine écrasante de faire tous
les jours la même chose et avec laquelle ils se dandinent avec la vie qui n’a
pas de sens, un peu, pendant que ça joue. Des ours, ici, là-bas.
Il n’en finissait pas son cassis à réfléchir à
tout ça. Un peu de poussière s’élevait de partout. Autour des platanes
vadrouillent les petits enfants barbouillés et ventrus, attirés, eux aussi, par
le disque. Personne ne lui résiste au fond à la musique. On n’a rien à faire
avec son cœur, on le donne volontiers. Faut entendre au fond de toutes les
musiques l’air sans notes, fait pour nous, l’air de la Mort » (Voyage
au bout de la nuit, p. 297).
Mais dès lors que nous n’avons plus la force
de cette distance imaginante, dès lors que nous ne pouvons plus avoir du jeu
avec la vie, dès lors que la vérité de ce vis-à-vis de quoi il n’y a plus de
distance : la souffrance, la mort – vient nous envahir, alors retombent et
disparaissent ces paysages et ces contrées qui n’existaient que figurés.
«On n’a plus beaucoup de musique en soi pour
faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du
monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès
qu’on a plus en soi la somme suffisante de délire? La vérité c’est une agonie
qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir mourir
ou mentir » (Voyage au bout de la nuit, p. 200)