Cours sur la conscience, première partie

Abordant les notions de la liberté, du sujet, du désir, du bonheur, de la culture, de la morale et de la religion

 

 

 

Préliminaire : différents sens du mot conscience

Note : on part toujours de l’usage commun des mots – ce sont ces mots et ces usages qui sont ancrés en nous par la langue commune (le fait que vos pensées se forment à travers une langue que vous n’avez pas choisie véhiculant des significations du sens duquel vous n’êtes pas les maîtres). C’est donc le point de départ de toute interrogation. Mais si ces usages et ces significations communes sont un point de départ nécessaire, rien ne dit qu’on les retrouve comme tels à l’arrivée (c’est à dire après la réflexion critique). Ce n’est pas, par exemple, parce que tel peuple utilise les mots « Dieu », « esprit », « liberté » ou « dahu » et croit en leur existence que ces mots ont un référent réel (c’est à dire que quelque chose de réel leur corresponde – Dieu ou la liberté… peuvent n’être que des fictions) ou que leur véritable signification correspond à ce qu’en comprend le sens commun (on peut, par exemple, communément appeler liberté ce qui n’est qu’une forme de servitude, cf. 2ème partie). Philosopher c’est aussi réfléchir à partir de et à travers la langue commune en visant l’au-delà de la particularité de cette langue, soit la vérité, ce qui est au-delà des illusions communes.

 

 

          On peut partir des opposés. Opposés = a) inconscient (sommeil, coma); b) sans conscience (« salaud »).

 

De là deux sens du mot conscience : 

1) Conscience = une ouverture au monde (éveil / sommeil) – « reprendre conscience ». En même temps = « revenir à soi » : conscience de soi. La conscience serait cette faculté par quoi nous sommes ouverts au monde et à nous-mêmes (ex. lorsque j’ai conscience d’un paysage, j’ai en même temps conscience de moi-même en tant que je l’éprouve et le regarde).

. La conscience serait alors une forme de connaissance (« reprendre connaissance »): du monde et de soi.

. Toutefois l’idée de « prise de conscience » suggère qu’il y aurait des degrés de conscience (et donc d’inconscience). Si l’on peut prendre conscience de quelque chose c’est donc que l’on n’en avait pas (pleinement) conscience : du bébé au sage (celui qui sait) on peut penser une gradation des niveaux de conscience. Le Bouddha, modèle du sage, signifie « l’éveillé » = conscience parfaite et totale. A contrario le bébé aurait une conscience « embrumée ».

Ceci suggère qu’il ne suffirait pas de posséder la conscience (en ce sens minimal d’ouverture au monde et à soi) pour immédiatement connaître le monde et se connaître soi-même. La conscience (au sens fort comme connaissance effective du monde et de soi) ne serait-elle pas dès lors une tâche ?

 

2) Conscience = sentiment du bien et du mal (« il n’a aucune conscience »). Il s’agit ici de la conscience morale (à la différence de la simple conscience psychologique). Le « salaud » (Sartre) = celui qui agit comme s’il était seul au monde en faisant abstraction des souffrances des autres (alors qu’il les voit ou pourrait les voir – différence avec l’animal ou le bébé qui agissent égocentriquement sans possibilité de faire autrement). A contrario, le « saint » (vocab. religieux) = celui qui agit et se vit comme s’il était tout autre ou - c’est la même chose - comme si tout autre était soi.

. Lien avec le premier sens du mot conscience : être ouvert au monde et à soi = la condition pour être moral (le chat n’ayant pas conscience de la souris comme un autre soi-même ne peut être dit bon ni mauvais). Seul un être conscient (au sens 1.) peut être dit moral (cf. + bas, I. b. ii).

. Ceci suggère ces questions : ayant une pleine conscience des autres comme des autres consciences, la suprême conscience (au sens 1.) n’est-elle pas la conscience morale ? Cf. Jésus voyant la souffrance d’autrui, alors que les autres y sont aveugles. A contrario l’égoïsme n’est-il pas aveuglement donc défaut de conscience (sur les autres, sur les conséquences morales de ses actions, sur ce que je suis vraiment…) ? Ou bien, tout au contraire, celui qui obéit au devoir n’est-il pas le jouet d’une force extérieure à lui-même de laquelle la conscience devrait nous libérer ? Ceci révèle le lien problématique de la relation entre conscience et conscience morale.

 

 

 

Plan du cours – lien entre les notions

Les notions de conscience – liberté – sujet - culture  sont intrinsèquement liées. On établira ici successivement que :

 

I)                   La conscience apparaît comme le propre de l’homme, la marque d’un être qui – contrairement à l’animal - s’arracherait à la nature pour inventer la sphère de la culture, cette possibilité d’arrachement définissant sa liberté constitutive, soit sa prétention à être le sujet de sa vie.

 

II)                 Pour autant, conscience ne signifie pas pleine connaissance (de soi, du monde). Loin d’être un donné, acquérir une claire conscience est une tâche, celle de la liberté. Devenir conscient c’est se libérer de l’emprise des inconscients (biologique, psychologique, social) qui tendent à nous déterminer, soit de tout ce qui vise à nous enfermer dans une nature (donné figé sur lequel nous n’avons pas de prise) pour devenir le sujet réfléchi de sa propre vie.

 

 

 

 

I.  La conscience caractérise l’avènement de l’humanité comme liberté vis-à-vis de  la nature

 

. Pour avoir une première vue sur ce qu’est la conscience dans sa relation à la nature et à la liberté, on peut partir d’une lecture du mythe biblique. Ce texte est d’une extrême richesse en ce qu’il caractérise l’avènement de l’humanité dans sa différence spécifique d’avec l’animalité. L’animal n’est, en effet, qu’un être naturel c'est-à-dire ancré dans - et déterminé par - une nature qui le précède et dont il ne peut s’arracher. En s’arrachant aux lois naturelles qui régissent l’animalité, l’homme apparaît dans le mythe biblique comme un être sur -naturel ou méta – physique (libéré, au-delà de la nature aveugle). Qu’en est-il donc d’un tel arrachement et d’une telle spécificité de l’homme au sein du règne animal ?

 

. Ni les neurosciences, ni la biologie ne connaissent une telle spécificité. L’homme n’est, selon elles, qu’un être quantitativement plus complexe (réseaux neuronaux, masse du cerveau…) que les autres mammifères, c'est-à-dire un être entièrement naturel. On sait, par exemple, que 99, 1 % de nos gènes sont communs avec nos cousins singes. Mais une telle différence quantitative est-elle suffisante pour rendre compte de la spécificité qualitative de l’homme en tant qu’être conscient et parlant ? Il se peut que les sciences – valides dans leurs champs – soient incapables de voir ce qui se donne à d’autres regards plus proches de l’expérience commune. C’est la leçon que nous pourrons entendre d’une lecture (non religieuse) de ce texte profond. 

 

 

Adam et sa femme étaient tous deux nus, et ils ne le prenaient point à honte.

Or le serpent était le plus fin de tous les animaux des champs que l'Eternel Dieu avait faits ; et il dit à la femme : Quoi ! Dieu a dit, vous ne mangerez point de tout arbre du jardin ? Et la femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin ; Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez point, et vous ne le toucherez point, de peur que vous ne mouriez. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez nullement ; Mais Dieu sait qu'au jour que vous en mangerez, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des Dieux, sachant le bien et le mal. La femme donc voyant que [le fruit] de l'arbre était bon à manger, et qu'il était agréable à la vue, et que [cet] arbre était désirable pour donner de la science, en prit du fruit, et en mangea, et elle en donna aussi à son mari [qui était] avec elle, et il en mangea. Et les yeux de tous deux furent ouverts ; ils connurent qu'ils étaient nus, et ils cousirent ensemble des feuilles de figuier, et s'en firent des ceintures. Alors ils ouïrent au vent du jour la voix de l'Eternel Dieu qui se promenait par le jardin ; et Adam et sa femme se cachèrent de devant l'Eternel Dieu, parmi les arbres du jardin.

Mais l'Eternel Dieu appela Adam, et lui dit : Où es-tu ? Et il répondit : J'ai entendu ta voix dans le jardin, et j'ai craint, parce que j'étais nu, et je me suis caché. Et [Dieu] dit : Qui t'a montré que tu [étais] nu ? N'as-tu pas mangé [du fruit] de l'arbre dont je t'avais défendu de manger? Et Adam répondit : La femme que tu m'as donnée [pour être] avec moi, m'a donné [du fruit] de l'arbre, et j'en ai mangé. Et l'Eternel Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? Et la femme répondit : Le serpent m'a séduite, et j'en ai mangé. Alors l'Eternel Dieu dit au serpent : Parce que tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail, et entre toutes les bêtes des champs ; tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras la poussière tous les jours de ta vie. Et je mettrai inimitié entre toi et la femme, et entre ta semence et la semence de la femme ; cette [semence] te brisera la tête, et tu lui briseras le talon. [Et] il dit à la femme : J'augmenterai beaucoup ton travail et ta grossesse ; tu enfanteras en travail les enfants ; tes désirs se [rapporteront] à ton mari, et il dominera sur toi. Puis il dit à Adam : Parce que tu as obéi à la parole de ta femme, et que tu as mangé [du fruit] de l'arbre duquel je t'avais commandé, en disant : Tu n'en mangeras point, la terre sera maudite à cause de toi ; tu en mangeras [les fruits] en travail, tous les jours de ta vie. Et elle te produira des épines, et des chardons ; et tu mangeras l'herbe des champs. Tu mangeras le pain à la sueur de ton visage, jusqu'à ce que tu retournes en la terre, car tu en as été pris ; parce que tu es poudre, tu retourneras aussi en poudre. Et Adam appela sa femme Eve ; parce qu'elle a été la mère de tous les vivants. Et l'Eternel Dieu fit à Adam et à sa femme des robes de peaux, et les en revêtit. Et l'Eternel Dieu dit : Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous, sachant le bien et le mal ; mais maintenant [il faut prendre garde] qu'il n'avance sa main, et aussi qu'il ne prenne de l'arbre de vie, et qu'il n'en mange, et ne vive à toujours. Et l'Eternel Dieu le mit hors du jardin d'Eden, pour labourer la terre, de laquelle il avait été pris. Ainsi il chassa l'homme, et mit des Chérubins vers l'Orient du jardin d'Eden, avec une lame d'épée qui se tournait çà et là, pour garder le chemin de l'arbre de vie.                                          

                                                                                                                                                                             La Genèse

 

 

Zone de Texte: Qu’est-ce qu’un mythe ? Figuration au moyen d’un récit du sens dont une société investit le monde =  vérité et valeur pour elle. Répond aux questions « qu’est-ce que » et  « pourquoi »? en racontant une histoire – celle de nos origines – et détermine par elle la sphère du sacré (valeur et réalité absolue) et du profane (champ laissé à la liberté de l’homme, relativement indépendant du sacré) de son monde (le monde pour elle), soit sa structure significative et axiologique (sens et valeur). C’est, par exemple, parce que Jésus aurait été le fils de Dieu, sacrifié, etc… qu’il y a, en terre chrétienne, des croix sur les chemins, des églises, etc… séparées du monde profane et lieux particulier de communion avec le sacré. Le mythe (discours) se continue ainsi en rite (pratique par laquelle le sens sacré est ré-incarné dans le présent de l’existence – ex. la messe répète et réactualise les évènements sacrés que le mythe raconte). 
Or une telle interrogation du monde par le mythe manifeste le fait que l’homme, à la différence des animaux, ne se contente pas de vivre simplement – il cherche, interroge et désire vivre dans un monde sensé. Mais le mythe, comme récit organisateur de toute religion, est une réponse avant d’être une question et, pour les hommes qui naissent en lui, réponse dogmatique, inquestionnée et inquestionnable. Reste qu’émergeant au cœur de la question que l’homme est à lui-même, le mythe doit répondre de la situation humaine – repris par la pensée, les mythes se révèlent ainsi souvent d’une immense profondeur – ils sont à prendre comme des images, des chiffres (au sens d’une écriture chiffrée : révélant et masquant) de la vérité.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

   L’image du jardin d’Eden est celle de notre animalité perdue et l’histoire de cette perte = celle de l’avènement de l’homme = le franchissement d’un seuil et une chute = fin d’une servitude (l’inconscience animale enchaînée aux instincts) et le commencement d’une autre, spécifiquement humaine (malheur, désir sans fin, travail…).

 

 

a) Le jardin d’Eden – l’expulsion

 

. Le jardin d’Eden est une certaine image du bonheur – le bonheur insouciant que nous prêtons aux animaux et que nous lisons, parfois, dans les jeux des enfants (l’enfance, « ruisseau de lait qui fuit sans une goutte amère » (Hugo)). En une telle fiction, l’homme est entièrement nature et intégré dans la nature : son désir est pleinement adéquat à la nature (il y trouve ce qu’il désire, sans besoin de la transformer) et à sa propre nature (il ne veut pas être autre qu’il n’est, il fait un avec ses instincts : se nourrir, se reproduire). Sans sentiment d’étrangeté, de séparation, sans goût d’ailleurs et d’autre chose, l’homme, comme l’animal, est spontanément et immédiatement chez lui. L’Eden = l’image d’un bonheur immédiat et spontané comme adéquation de soi à soi et de soi au monde.

 

 

                                 Bruegel, Adam et Eve dans le jardin d’Eden, 1615

 

Zone de Texte: Ce tableau de met en scène la vie au sein du jardin d’Eden telle que l’imagine Bruegel. On remarquera :

1) La petitesse d’Adam et Eve, perdus à l’arrière-plan au centre droit du tableau. Ceci vient rompre notre attente, due tant au titre qu’aux habitudes de voir les personnages humains au premier plan. C’est qu’il n’y a encore véritablement ni d’Adam ni d’Eve – c'est-à-dire aucun être véritablement humain. Ne se connaissant pas eux-mêmes, comme l’animal, ils n’ont pas de nom. Ils sont, comme les autres animaux, fondus dans une nature de laquelle on ne peut les distinguer.

2) La nudité d’Adam et Eve : là encore, pas d’habits c'est-à-dire de culture faute de conscience d’être nu. Ils sont réduits à leur corps biologique à l’instar de tout animal. Comme ces derniers ils vont par couple c'est-à-dire essentiellement en tant qu’êtres biologiques, reproducteurs de l’espèce. 

3) La luxuriance de la nature : pas de trace de travail humain c'est-à-dire de culture. Une nature vierge d’homme c'est-à-dire d’artifice.

4) Le caractère idyllique de l’Eden : le cerf, le cygne et le lion cohabitent sans agression. On saisit ainsi combien un tel Eden ressort du fantasme humain d’une nature harmonieuse là où on sait que la nature est un monde sans pitié de prédateurs et de proies où les êtres s’entredéchirent. 
Le peintre a voulu ici nous donner l’image d’une nature luxuriante dénuée de tous les maux qu’apporte ou qu’exacerbe l’humanité : pas de guerre, pas de haine, pas de vengeance, pas de manque. Mais aussi pas d’histoire : vivre en être naturel c’est vivre dans un présent sans véritable profondeur qui se répète éternellement.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


. Au contraire d’une telle vie, l’homme = « l’expulsé ». Il est séparé de la nature – de cette heureuse adéquation de soi au monde et de soi à soi. Qu’est-ce à dire ? Nous ne pouvons pas rester là comme la vache à regarder les trains, à brouter la même herbe, dans toujours le même pré, mille fois, dix mille fois… jusqu’à ce que mort s’en suive. Bien plutôt que celle du bonheur, cette image là d’une vie cyclique, se répétant sans progrès, toujours identique à elle-même est l’image même de l’enfer, celui de l’ennui : qui accepterait, contre immortalité, de vivre éternellement sans cesse le même jour ? Voir son chien, son boa, sa vache… se contenter de telles répétitions – courir, manger, se reposer, du matin au soir, jour après jour - c’est ce qui doit nous étonner.

 

 

Alors que Garfield et Jon vivent exactement la même vie, vie répétitive et sans profondeur, seul Jon connaît et souffre de l’ennui. Parce qu’homme, il redouble, en effet le présent de la conscience du temps qui passe et se répète. Garfield, lui, a déjà « oublié » la question qui travaille et ronge Jon… celle du sens de la vie.

 

 
                                                                                                   

 

 

 

 

 

 

La vie d’un chat : vie répétitive, cyclique au présent mue par le seul besoin. Sans désir d’autre chose et d’ailleurs, pas de raison de changer le monde ni de se changer soi – de là l’absence d’histoire : les « actualités félines » c’est toujours la même chose et Garfield s’en contente…

 
 

 

 


   

 

 

. Car nous, hommes, sommes expulsés de cette vie au présent – nous ne pouvons vivre ainsi, rongés que nous sommes par le désir d’autre chose et d’ailleurs (à venir). Cette terre animale, foyer de quiétude et d’inséparation, n’est pas la nôtre : insatisfait, étranger, banni, nomade sans terre en quête d’une « Terre promise », d’un Eldorado, d’un pays de Cocagne ou d’une Amérique… peuvent pertinemment imager la spécificité humaine. A l’opposé du

caractère cyclique et biologique du besoin animal, on peut appeler désir ce qui spécifie l’homme. Désirer c’est : a) ne pas se satisfaire d’un présent polarisé par le seul cycle biologique du besoin ; b) viser un « je ne sais quoi » dont la seule certitude est qu’il n’est ni où je suis, ni maintenant. Désirer = le propre d’un être séparé de la nature = 1) qui ne satisfait pas de ce qu’il a = de la nature (extérieure) immédiatement présente ; 2) qui ne se satisfait pas de ce qu’il est = de sa propre nature (intérieure). De là le désir d’ « être quelqu’un », un autre, de progresser, etc. De là aussi le suicide, inconnu des animaux, ayant pour condition une insupportable conscience d’être, sans échappatoire, rivé à ce qu’on est.

 

 

Zone de Texte: « Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour après jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste de voir pareille chose, parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut : n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut pas vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et la bête voulut répondre et dire : « Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre ». Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna. »
Nietzsche, Seconde considération intempestive
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaire rapide : Etonnement face à l’animalité = semble « satisfaite » de ce qu’elle est – bien plutôt absence de possibilité de se remettre et de remettre le monde en question faute de pouvoir se voir (conscience) et se dire (langage). La vie animale est une vie au présent sans conscience libre du temps. Jalousie de l’homme : cette insouciance. Mais en même temps : refus pour soi-même de l’inconscience animale. L’homme veut être heureux et conscient, heureux et libre : équation impossible ?

 
 

 

 

 

 

 


. Ne pouvant trouver immédiatement dans la nature non transformée l’objet de son désir, s’y trouvant insatisfait, le mythe biblique nous signifie encore que l’homme est condamné au travail. Le travail : effort par lequel l’homme doit produire par lui-même les conditions de son existence en transformant la nature. Ceci un autre mythe nous le conte – le mythe de Prométhée par Platon (Protagoras) : ayant tout juste créé les espèces animales sans avoir eu le temps de les doter de leurs caractères propres (les ailes des oiseaux, la force du lion, la vitesse de la souris…), Zeus demande au titan Epiméthée d’accomplir cette tâche à partir d’un sac limité de propriétés. Epiméthée se met au travail mais, imprévoyant, oublie l’homme qui se retrouve nu, faible et sans défense soit sans caractéristiques naturelles lui permettant de survivre. Il est ainsi naturellement voué à périr. Par pitié pour les hommes, le titan Prométhée court alors voler à Zeus le feu, soit le savoir technique (ensemble des savoirs faire et objets techniques (outils, machines) par la médiation desquels l’homme maîtrise le donné et réalise ses projets idéels). Dorénavant, contrairement à l’animal qui est naturellement doté des moyens de sa survie, l’homme, maintenant doté de la capacité technique soit de la faculté d’invention et de maîtrise consciente des processus naturels, devra produire par lui-même ses conditions d’existence. Le monde qu’il produit est ainsi un monde d’artifices (= produit de l’art / opp. naturel), le monde de la culture (opp. nature) – monde historique dont une image dynamique peut nous être, par exemple, donnée par la floraison des villes (cf. photo à droite). Bien plus, cependant, que par le seul fait de transformer la nature (l’araignée, le castor, les fourmis aussi…) c’est le fait de le faire de manière consciente, libre et évolutive qui caractérise ainsi l’homme.

 

 

                   Ouvrier travaillant sur l’Empire State Building

 

 

Zone de Texte: « L’animal aussi produit. Il se construit un nid, des habitations, comme l’abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il ne produit que ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit ; il produit d’une façon unilatérale, tandis que l’homme produit de façon universelle : il ne produit que sous l’emprise du besoin physique immédiat, tandis que l’homme produit même lorsqu’il est libéré de tout besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu’il en est libéré. L’animal ne produit que lui-même, tandis que l’homme reproduit la nature tout entière; le produit de l’animal fait directement partie de son corps physique, tandis que l’homme affronte librement son produit. L’animal ne façonne que selon la mesure et selon les besoins de l’espèce à laquelle il appartient, tandis que l’homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l’objet la nature qui est la sienne. C’est pourquoi l’homme façonne aussi d’après les lois de la beauté. »
 Marx
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaire rapide : ancrage de la production animale dans l’immédiateté du besoin et la reproduction des mêmes transformations selon les lois de l’espèce. Sans distance / son produit, l’animal fait un avec ce dernier – pas d’araignée possible sans toile. Au contraire l’homme produit librement : a) volontairement et non instinctivement = libéré de la pression du besoin ;  b) distinct d’un produit duquel il se sépare ; c) pouvant par là-même librement produire pour les autres (échange) ;  d) capable de produire toutes choses (universalité) ; e) ultimement dans l’art (« lois de la beauté ») produire sans besoin, un objet inutile au corps, satisfaisant l’esprit (idée), partagé et partageable, production inédite de l’imagination = pouvoir de créer de nouvelles formes. La création artistique par ses caractères propres révèle, intensifie et achève de libérer le travail humain : le travail devient alors le médium par lequel l’homme donne un corps à sa propre liberté.

 

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 


.  Ne pouvant vivre satisfait dans l’immédiat, l’horizon du travail - et de l’histoire qu’il met en branle – par l’humanisation d’un donné toujours insatisfaisant, est celui d’une réconciliation du désir et du réel, soit le bonheur lui-même. La question restant posée de la possibilité d’une telle réconciliation – d’un monde où nous soyons enfin chez nous – ou, au contraire, de son impossibilité, l’objectif s’éloignant toujours plus loin à mesure qu’on le réalise, par quoi la quête humaine a pu parfois être taxée de vaine fuite en avant (cf. par exemple, la Bible, livre de l’Ecclésiaste).

. Reste que, parce que séparé de l’immédiateté de la vie naturelle, le jardin d’Eden garde pour nous le sens nostalgique d’un paradis perdu, celui d’une existence naturelle au présent sans souci ni malheur. Mais le mythe nous apprend aussi que le jardin d’Eden est désormais inaccessible : l’homme est à jamais séparé de l’animalité. Par quoi? Par la conscience.

 

 

                                                                                               Episodes de la Genèse, mosaïque intérieure du Baptistère de Florence, 13ème siècle

 

Zone de Texte: On notera, pour notre propos, la nudité inconsciente et animale d’Adam et d’Eve dans le premier tableau ; la honte d’être nu due à l’apparition de la conscience de soi, manifestée par une feuille de vigne cachant les sexes d’Adam et Eve, dans le second tableau ; les instruments de travail – soit de transformation active et volontaire d’une nature avec laquelle on ne coïncide plus (culture) – inexistants dans le jardin d’Eden ; l’épée brandie par l’ange symbolisant l’impossibilité de retour.
 

 

 

 

 

 

 


b) La conscience et l’arbre de la connaissance du bien et du mal

 

Le pré-humain / animal n’a pas goûté à « l’arbre de la connaissance » : il n’a pas de conscience. Deux sens du mot conscience – i) comme forme de connaissance, s’oppose à l’inconscience du sommeil;  ii) comme conscience morale (bien et mal), s’oppose au «salaud» (Sartre).

 

i) La conscience comme connaissance

 

Adam et Eve : yeux fermés. A contrario l’homme est celui qui a les yeux ouverts et qui voit les choses dans la lumière de la connaissance. Passage de l’image au concept : l’homme est celui pour qui la vérité a un sens – il prétend voir les choses telles qu’elles sont (en soi, hors point de vue, non pour lui) sous un horizon d’universalité (vrai partout, toujours et pour tous : manifeste la présence de la raison) – l’animal se contente, lui, de sa perception (clôture du monde sur soi). La conscience humaine est conscience de quelque chose, ouverture à et séparation / chose qu’elle perçoit et dont elle se sait séparée. A contrario l’animal réduit le monde à soi – à ses besoins – et, faute de distance au monde et de distance à soi (l’animal est pris dans ses pulsions), ne connaît pas une telle réduction. Exemple de Garfield qui, à la différence de Jon, est incapable d’une conduite de contemplation (une montagne ça ne se mange pas). Pour caractériser plus avant la différence de l’homme et de l’animal quant à la conscience, on peut dire que l’animal est doté d’une forme de conscience – il s’endort, se réveille, déploie et invente, pour les plus évolués, des stratégies ; mais il n’est pas doté de la conscience au sens fort – sens humain - c'est-à-dire de la capacité de se distancier de soi et du monde. Ce pourquoi tout animal est enfermé dans son monde propre duquel il ne peut ni par l’imagination, ni par la pensée se distancier.

 

 

 

Zone de Texte: Pas de contemplation chez l’animal. Contempler c’est voir le monde en étant détaché de tout intérêt – voir le monde pour lui-même. Contemporaine de la distanciation de l’homme vis-à-vis de ses pulsions, la conscience est ce par quoi s’ouvre pour l’homme un monde à explorer par le regard et la pensée. A contrario Garfield ne peut voir que ce qui instinctivement – c'est-à-dire naturellement -  l’intéresse sans capacité de distanciation et de remise en cause : le monde n’est que lasagne ou absence de lasagne. Repu, le chat s’endort ou  semble, les yeux ouverts, en « stand by », torpeur que l’on peut lire dans son œil quasi-vide (de pensée).
 

 

 

 

 

 

 

 


Au contraire la possibilité toujours présente d’interroger la chose (questions de la raison) manifeste chez l’homme une telle distanciation : du sommeil où toute chose a la forme privée de mes songes (Héraclite) l’homme se réveille (prend conscience) en se distanciant d’un monde qu’il situe à l’extérieur de soi dans le temps et l’espace communs (universalité).

 

Zone de Texte: Ceci vous permet, au passage, de comprendre pourquoi votre chat – contrairement à Garfield - ne regarde pas la télévision (ni ne contemple un tableau). Regarder la télévision c’est voir une série mouvante d’images sur une scène de fiction c'est-à-dire en sachant que ces images sont à séparer de la pièce, du cadre, etc… dans laquelle elles se déroulent pour être référées à la scène imaginaire qui leur donne leur sens. Ce qui n’est pour le chat que lumière et bruit dans le monde unique dans lequel il est pris, et vite oubliés s’ils ne signifient nulle nourriture ni danger, est pour nous, détachés tant de nos pulsions que du monde, récit de fiction duquel nous nous enjouons.
 

 

 

 

 

 

 

 


. Deuxième caractère de la conscience, indissociable du précédent : lorsqu’il est conscient des choses, l’homme est conscient de soi – lorsque je vois un arbre, je sais, en un léger dédoublement, que je vois un arbre et que c’est bien moi qui suis le sujet de cette action-perception. De là la possibilité de faire réflexion sur soi = de se prendre soi-même pour objet d’étude et d’interrogation. A contrario, l’animal peut bien avoir le sentiment de soi – il sent et perçoit - faute de distance de soi à soi, il n’a pas de «je », pas de conscience de soi. Etre un sujet au sens plein c’est ainsi être l’acteur conscient, libre et responsable de sa propre action.

 

 

ii) La conscience du bien et du mal

 

. Ce pourquoi l’animal est tout entier dans ses actes, enfermé dans ses propres pulsions. Il ne peut donc se juger selon des valeurs extérieures à l’ici et maintenant dans lequel il est pris. Lui dire « tu as mal agi » n’a pas de sens faute de pouvoir a) se représenter le passé comme passé ; b) se considérer comme l’acteur de sa propre action : ce pourquoi il n’y a pas de tribunaux pour les animaux. A contrario l’homme parce qu’il a conscience de lui-même, se considère comme un acteur libre (je pourrais, j’aurais pu faire autre chose) et responsable. L’homme peut dès lors se juger selon des valeurs extérieures dont il pense l’objectivité et l’universalité – manifestes dans le « c’est mal » ou « c’est bien » = implicitement – en soi, partout, toujours et pour tous. Exemple d’un tel jugement de soi : l’expérience de la honte. Comme Adam et Eve dans le jardin d’Eden, l’animal ne connaît pas la honte : ils sont nus mais ne se savent pas nus. Pour avoir honte il faut : a) se voir (dualité interne) et b) se juger d’un point de vue extérieur – point de vue extérieur qui est, à l’intérieur de moi, le point de vue que je pense être celui de l’autre sur moi c) reconnaître la valeur d’un tel point de vue.

 

 

 

Zone de Texte: Pas de conscience morale chez l’animal. Le bien et le mal non pas de sens en soi, seuls en ont pour lui le plaisir ou la douleur associés à telle action. Si le chien ne va pas sur la table vous piquer votre beignet c’est a) qu’il sait qu’une telle action engendre une douleur (la baffe); b) qu’il a été dressé ainsi. 
Un « bon chien » c’est alors un chien bien dressé. Mais un  « homme bon » ce n’est pas un homme dressé à rendre la monnaie et à aider les vieilles dames. Le caractère déterminé, automatique et, pour tout dire, inconscient de l’action engendrée par le dressage enlèverait tout caractère moral à notre homme. Un homme bon c’est un homme qui en toute conscience agit en se mettant, par la pensée, à la place des autres. 
Garfield qui avale les « anges de la conscience » image ainsi correctement l’idée selon laquelle, pour l’animal, tant le bien que le mal sont inexistants c’est à dire réduits à la seule réalité pour lui : son ventre, ses plaisirs, ses douleurs.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


c) La liberté

 

Autre face indissociable de la conscience, la liberté. Si la conscience est cette faculté de distanciation vis-à-vis des déterminations naturelles, la conscience est liberté. Pour clarifier les choses, on distinguera ici au moins deux sens de la liberté : a) la « liberté extérieure » = le fait de ne pas subir d’entraves dans ses mouvements. Le prisonnier, par exemple, est non libre en ce que des chaînes extérieures s’opposent aux mouvements désirés ; à ce titre, on peut dire libre l’oiseau des champs et prisonnier l’encagé (nul différence radicale ici entre l’homme et l’animal) ; le domaine politique (lui, spécifique à l’homme) des libertés - liberté de presse, de réunion, de circulation… appartient à ce genre extérieur de la liberté ; b)  la  « liberté intérieure », qui, elle, caractérise l’homme. Précédant la liberté de faire ce que l’on veut, il s’agit de la liberté de vouloir ce que l’on veut. Pensée comme libre-arbitre une telle liberté est pouvoir de choix sans être déterminé par des causes extérieures. Avec l’homme, naît, en effet, cette prétention d’être l’auteur (le sujet) de ses actes, de ses pensées, de ses volontés. Or une telle prétention n’a de sens que si l’homme est capable de briser la chaîne de l’instinct dans laquelle est pris l’animal (= la nature), chaîne qui le voue à répéter les mêmes actes et désirs, pour inaugurer de soi-même une nouvelle chaîne causale. C’est ainsi que nous pensons que malgré la force de passions telle celle de la vengeance, tout homme peut et doit (ce pourquoi on le jugera moralement et juridiquement), se maîtriser c'est-à-dire rompre la chaîne causale de l’affect pour inaugurer une action dont il est le maître. A contrario cela n’a aucun sens d’exiger d’un lion qu’il maîtrise sa colère ou sa peur – ce pourquoi nul animal ne saurait être dit tempérant, ni courageux – et donc ne saurait être moralement, ni juridiquement jugé. L’animal est nature c’est à dire enfermé dans les pulsions de l’espèce qu’il n’a pas choisies.

 

Zone de Texte: « Lorsque l’on considère un objet fabriqué, comme par exemple, un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s’est inspiré d’un concept ; il s’est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a une utilité définie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence – c'est-à-dire l’ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir – précède l’existence ; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l’essence. (…) Il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine (dasein). Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. »
                                                                           Sartre, L’existentialisme est un humanisme
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaire rapide : Exemple du coupe-papier : son essence précède son existence. L’essence = ce qu’est quelque chose et que donne à saisir sa définition. Or le coupe-papier est défini, déterminé avant d’exister = d’être construit. De même l’animal : prédéterminé par les lois de l’espèce qui précèdent son existence. Un chat sera un chat et non un ministre, une drag-queen ou un délinquant. Il ne peut pas être autre qu’il n’est. Au contraire l’homme : il n’est pas prédéterminé par une essence donnée. L’homme «animal dénaturé» (cf. conclusion, texte de Vercors) - animal puisque ayant un corps, une vie, des besoins ; dénaturé puisque n’ayant pas dans la nature et sa propre nature la réponse à ce qu’il est et à ce qu’il doit être. L’homme existant a à faire et choisir sa propre essence, à devenir ce qu’il sera dans la contingence du choix entre les possibles que sa conscience lui ouvre.

 

 

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Zone de Texte: « Oui, nos premiers ancêtres, nos Adams et nos Èves, furent, sinon des gorilles, au moins des cousins très proches du gorille, des omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées, à un degré infiniment plus grand que les animaux de toutes les autres espèces, de deux facultés précieuses : la faculté de penser et la faculté, le besoin de se révolter. 
Ces deux facultés, combinant leur action progressive dans l'histoire, représentent proprement le moment, le côté, la puissance négative dans le développement positif de l'animalité humaine, et créent par conséquent tout ce qui constitue l'humanité dans les hommes. 
La Bible, qui est un livre très intéressant et parfois très profond, lorsqu'on le considère comme l'une des plus anciennes manifestations, parvenues jusqu'à nous, de la sagesse et de la fantaisie humaines, exprime cette vérité d'une manière fort naïve dans son mythe du péché originel. Jéhovah, qui, de tous les dieux qui ont jamais été adorés par les hommes, est certainement le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines, ayant créé Adam et Ève, par on ne sait quel caprice, sans doute pour tromper son ennui qui doit être terrible dans son éternellement égoïste solitude, ou pour se donner des esclaves nouveaux, avait mis généreusement à leur disposition toute la terre, avec tous les fruits et tous les animaux de la terre, et il n'avait posé à cette complète jouissance qu'une seule limite. Il leur avait expressément défendu de toucher aux fruits de l'arbre de la science. Il voulait donc que l'homme, privé de toute conscience de lui-même, restât une bête, toujours à quatre pattes devant le Dieu éternel, son Créateur et son Maître. Mais voici que vient Satan, l'éternel révolté, le premier libre penseur et l'émancipateur des mondes. Il fait honte à l'homme de son ignorance et de son obéissance bestiales ; il l'émancipe et imprime sur son front le sceau de la liberté et de l'humanité en le poussant à désobéir et à manger du fruit de la science. 
(…) Dieu donna raison à Satan et reconnut que Satan n'avait pas trompé Adam et Ève en leur promettant la science et la liberté, comme récompense de l'acte de désobéissance qu'il les avait induits à commettre : car aussitôt qu'ils eurent mangé du fruit défendu Dieu se dit en lui-même (voir la Bible) : «Voilà que l'homme est devenu comme l'un de Nous, il sait le bien et le mal ; empêchons-le donc de manger du fruit de la vie éternelle, afin qu'il ne devienne pas immortel comme Nous.» 
Laissons maintenant de côté la partie fabuleuse de ce mythe et considérons-en le vrai sens. Le sens en est très clair. L'homme s'est émancipé, il s'est séparé de l'animalité et s'est constitué comme homme : il a commencé son histoire et son développement proprement humain par un acte de désobéissance et de science, c'est-à-dire par la révolte et par la pensée. »       
            										                      Bakounine, Dieu et l’Etat
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaire rapide : Arraché par la conscience aux chaînes de la nature (au donné, à ce qui est immédiatement), condamné à s’interroger et à se déterminer soi-même, l’homme est liberté. C’est un tel acte de libération par opposition à la servitude animale que Bakounine, philosophe anarchiste, lit dans le mythe d’Adam et Eve : avènement de la conscience comme arrachement à la nature et à toute réponse naturelle contemporaine de la révolte contre toute hétéro-détermination (détermination par l’autre – la nature ou Dieu) dans l’exigence de se déterminer soi-même en conscience (autonomie – autos = soi-même / nomos = lois) = être son propre maître. Homme = cet être dans la nature, qui s’oppose à la nature et prétend y substituer, dans la liberté, sa propre loi.

 

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


d) La mort

 

Parce qu’il est conscient de soi, l’homme est cet animal qui sait qu’il va mourir. La Bible oppose deux morts, celle – implicite – de l’animal qui meurt simplement et celle de l’homme qui, ici, « meurt de mort », redoublement du fait par la conscience du fait. « L’homme meurt, l’animal périt » (Heidegger) s’éteignant sans conscience et donc sans angoisse. L’homme, au contraire, parce qu’il a conscience du temps, qu’il se sait le même dans le temps à travers l’image changeante de son corps vieillissant et qu’il lit sa condition à travers celle des autres – voit partout des signes de sa mort (une douleur n’est qu’une douleur pour l’animal, l’homme, lui la pense comme un signe, c’est à dire redouble le fait présent par la conscience d’un possible et d’un possible futur). De là une angoisse fondamentale : l’homme est ce vivant entre tous qui pense ce qu’il ne pourra jamais vivre (Epicure), sa propre disparition, son propre anéantissement. D’une façon générale, cette ouverture de l’homme sur le temps est la condition même du malheur humain (mais tout aussi, rassurez-vous !, de ses joies et de son bonheur propre) : nostalgie, deuil, remords, regret, désir de vengeance, etc. ont pour condition la conscience (imagination) du passé ; angoisse, ennui, inconstance, irrésolution, incertitude… ont pour condition la conscience (imagination anticipative) du futur. Où l’on comprend les stratégies de retour à l’Eden (drogue, divertissements…). La question restant posée de savoir si l’homme ne peut connaître le bonheur que dans l’extinction (finalement impossible) de la conscience, cad le recours à l’abêtissement (redevenir bête c'est-à-dire nature) ou si un surcroît de conscience - et lequel ? - peut nous permettre de construire lucidement et en conscience un bonheur humain.

 

 

 

Zone de Texte: Alors que l’animal est ancré dans un présent relatif, ayant conscience d’un passé et d’un futur relativement (plus ou moins, probablement selon les degrés d’évolution) immédiat, la conscience humaine est ouverture sur le passé et l’avenir (et ce, en pensée tout au moins, jusqu’à l’infini). Avec l’anticipation du futur, s’ouvre devant la liberté de l’homme le champ incertain des possibles dont sa vie sera faite et parmi lesquels il devra choisir. Corollaire de cela : l’homme est cet être dont l’angoisse et le souci, la nostalgie et le regret marquent l’existence. Alors, par exemple, qu’une chienne oublie en quelques jours les chiots qu’on lui a pris, une mère n’oublie jamais et au seuil de la mort peut encore pleurer son enfant perdu. Alors, encore, que l’avenir d’un chien est dès l’abord tracé, le vôtre est ouvert et indéterminé de telle façon que toute existence est choix et risque, et par là même angoisse. Or comme seul le présent existe, que le passé n’existe plus et que le futur n’existe pas encore, toujours hantés par l’imagination d’un passé et celle du futur, certains philosophes, tel Pascal, ont pu décrire la condition humaine comme celle d’un être qui ne vit jamais mais espère de vivre. Toujours ailleurs (en imagination) et jamais présent, l’homme ne vit pas la seule vie existante et laisse passer le temps présent pour le songe d’un passé ou celui d’un avenir… Où l’on conçoit qu’une forme de sagesse – mais laquelle et comment ? – serait de vivre dans le temps présent. Pas si simple…
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Conclusion de la première partie

 

Les importants savoirs que nous apportent les sciences relativement à l’homme - masse de son cerveau, complexité de son réseau nerveux, structure génétique, nature mammifère appartenant au genre homo, cousin éloigné du singe, produit d’une évolution commune ayant pour ancêtre la bactérie…- ne sauraient épuiser la connaissance de l’homme. Avec l’homme, ce n’est pas seulement (même si c’est aussi) un changement quantitatif dans l’évolution des espèces, c’est aussi un changement qualitatif qu’on a pu ici caractérisé comme l’avènement de la conscience et avec elle, indissociablement liés, de ces êtres et expériences dont nos vies sont tissées que sont la liberté, le désir, le malheur, l’angoisse et l’ennui, le travail et l’histoire…

 

 

Texte de conclusion - « L’animal fait un avec la nature, l’homme fait deux » (Vercors)

 

 

Zone de Texte: « L’animal a continué à subir [la nature]. L’homme a brusquement commencé de l’interroger. Or pour interroger, il faut être deux : celui qui interroge, celui qu’on interroge. Confondu avec la nature, l’animal ne peut l’interroger. Voilà, il me semble, le point que nous cherchons. L’animal fait un avec la nature. L’homme fait deux. Pour passer de l’inconscience passive à la conscience interrogative, il a fallu ce schisme, ce divorce, il a fallu cet arrachement. N’est-ce point la frontière justement ? Animal avant l’arrachement, homme après lui ? Des animaux dénaturés, voilà ce que nous sommes (…). Ça explique que l’animal n’ait pas besoin de fables, ni d’amulettes : il ignore sa propre ignorance. Tandis que l’esprit de l’homme, arraché, isolé de la nature, comment ne serait-il pas à l’instant plongé dans la nuit et dans l’épouvante ? Il se voit seul, abandonné, mortel, ignorant tout – unique animal sur terre « qui ne sait qu’une chose, c’est qu’il ne sait rien » -, pas même ce qu’il est. Comment n’inventerait-il pas aussitôt des mythes : des dieux ou des esprits en réponse à cette ignorance, des fétiches et des gris-gris en réponse à cette impuissance ? N’est-ce pas l’absence même, chez l’animal, de ces inventions aberrantes qui nous prouve l’absence aussi de ces interrogations terrifiées ? » 
Vercors, Les animaux dénaturés
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Récapitulation et liaison entre les notions du programme :  à la différence de l’animal qui n’est que nature – c'est-à-dire enfermé en des pulsions qu’il ne peut réfléchir et un monde qu’il ne peut transformer – l’homme est un « animal dénaturé » (Vercors) soit un être de culture doté d’une conscience qui le distancie tant de ses pulsions naturelles que de la nature extérieure qu’il peut voir (savoir) et changer (travail et technique). Telle est sa liberté constitutive – capacité de s’arracher aux déterminations naturelles pour accomplir des actes dont il se veut le sujet (l’auteur).