Cours sur
la conscience, première
partie
Abordant les notions de la liberté, du sujet,
du désir, du bonheur, de la culture, de la morale et de la religion
Préliminaire : différents sens du mot conscience
On peut partir des opposés. Opposés
= a) inconscient (sommeil, coma); b) sans conscience
(« salaud »).
De là deux sens du mot conscience :
1) Conscience = une ouverture au monde (éveil / sommeil) – « reprendre
conscience ». En même temps = « revenir à soi » :
conscience de soi. La conscience serait cette faculté par quoi nous sommes ouverts
au monde et à nous-mêmes (ex. lorsque j’ai conscience d’un paysage, j’ai en
même temps conscience de moi-même en tant que je l’éprouve et le regarde).
. La conscience serait alors une forme de connaissance (« reprendre
connaissance »): du monde et de soi.
. Toutefois l’idée de « prise de conscience » suggère
qu’il y aurait des degrés de conscience (et donc d’inconscience). Si
l’on peut prendre conscience de quelque chose c’est donc que l’on n’en avait
pas (pleinement) conscience : du bébé au sage (celui qui sait) on peut
penser une gradation des niveaux de conscience. Le Bouddha,
modèle du sage, signifie « l’éveillé » = conscience parfaite
et totale. A contrario le bébé aurait une conscience « embrumée ».
Ceci suggère qu’il ne suffirait pas de posséder la conscience (en ce
sens minimal d’ouverture au monde et à soi) pour immédiatement connaître
le monde et se connaître soi-même. La conscience (au sens fort comme connaissance
effective du monde et de soi) ne serait-elle pas dès lors une tâche ?
2) Conscience = sentiment du bien et du mal (« il n’a
aucune conscience »). Il s’agit ici de la conscience morale (à
la différence de la simple conscience psychologique). Le « salaud »
(Sartre) = celui qui agit comme s’il était seul au monde en faisant abstraction
des souffrances des autres (alors qu’il les voit ou pourrait les voir –
différence avec l’animal ou le bébé qui agissent égocentriquement sans
possibilité de faire autrement). A contrario, le « saint »
(vocab. religieux) = celui qui agit et se vit comme s’il était tout autre ou -
c’est la même chose - comme si tout autre était soi.
. Lien avec le premier sens du mot conscience : être ouvert
au monde et à soi = la condition pour être moral (le chat n’ayant pas
conscience de la souris comme un autre soi-même ne peut être dit bon ni
mauvais). Seul un être conscient (au sens 1.) peut être dit moral (cf. + bas,
I. b. ii).
. Ceci suggère ces questions : ayant une pleine conscience des
autres comme des autres consciences, la suprême conscience (au sens 1.) n’est-elle
pas la conscience morale ? Cf. Jésus voyant la souffrance d’autrui, alors
que les autres y sont aveugles. A contrario l’égoïsme n’est-il pas aveuglement
donc défaut de conscience (sur les autres, sur les conséquences morales de ses
actions, sur ce que je suis vraiment…) ? Ou bien, tout au contraire, celui qui
obéit au devoir n’est-il pas le jouet d’une force extérieure à lui-même de
laquelle la conscience devrait nous libérer ? Ceci révèle le lien problématique
de la relation entre conscience et conscience morale.
Les notions de conscience – liberté – sujet - culture… sont intrinsèquement liées. On établira ici
successivement que :
I)
La conscience
apparaît comme le propre de l’homme, la marque d’un être qui – contrairement à
l’animal - s’arracherait à la nature pour inventer la sphère de la culture,
cette possibilité d’arrachement définissant sa liberté constitutive,
soit sa prétention à être le sujet de sa vie.
II) Pour autant, conscience ne signifie pas pleine connaissance (de soi, du monde). Loin d’être un donné, acquérir une claire conscience est une tâche, celle de la liberté. Devenir conscient c’est se libérer de l’emprise des inconscients (biologique, psychologique, social) qui tendent à nous déterminer, soit de tout ce qui vise à nous enfermer dans une nature (donné figé sur lequel nous n’avons pas de prise) pour devenir le sujet réfléchi de sa propre vie.
I. La conscience
caractérise l’avènement de l’humanité comme liberté vis-à-vis de la nature
. Pour avoir une
première vue sur ce qu’est la conscience dans sa relation à la nature et à la
liberté, on peut partir d’une lecture du mythe biblique. Ce texte est d’une
extrême richesse en ce qu’il caractérise l’avènement de l’humanité dans
sa différence spécifique d’avec l’animalité. L’animal n’est, en effet, qu’un
être naturel c'est-à-dire ancré dans - et déterminé par - une nature qui
le précède et dont il ne peut s’arracher. En s’arrachant aux lois naturelles
qui régissent l’animalité, l’homme apparaît dans le mythe biblique comme un être
sur -naturel ou méta – physique (libéré, au-delà de la nature aveugle).
Qu’en est-il donc d’un tel arrachement et d’une telle spécificité de
l’homme au sein du règne animal ?
. Ni les neurosciences,
ni la biologie ne connaissent une telle spécificité. L’homme n’est, selon
elles, qu’un être quantitativement plus complexe (réseaux neuronaux,
masse du cerveau…) que les autres mammifères, c'est-à-dire un être entièrement
naturel. On sait, par exemple, que 99, 1 % de nos gènes sont communs avec nos
cousins singes. Mais une telle différence quantitative est-elle suffisante pour
rendre compte de la spécificité qualitative de l’homme en tant qu’être
conscient et parlant ? Il se peut que les sciences – valides dans leurs
champs – soient incapables de voir ce qui se donne à d’autres regards plus
proches de l’expérience commune. C’est la leçon que nous pourrons entendre
d’une lecture (non religieuse) de ce texte profond.
Adam et sa femme
étaient tous deux nus, et ils ne le prenaient point à honte.
Or le serpent
était le plus fin de tous les animaux des champs que l'Eternel Dieu avait
faits ; et il dit à la femme : Quoi ! Dieu a dit, vous ne
mangerez point de tout arbre du jardin ? Et la femme répondit au
serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin ; Mais quant au
fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en
mangerez point, et vous ne le toucherez point, de peur que vous ne mouriez.
Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez nullement ; Mais
Dieu sait qu'au jour que vous en mangerez, vos yeux seront ouverts, et vous
serez comme des Dieux, sachant le bien et le mal. La femme donc voyant que [le
fruit] de l'arbre était bon à manger, et qu'il était agréable à la vue, et que
[cet] arbre était désirable pour donner de la science, en prit du fruit, et en
mangea, et elle en donna aussi à son mari [qui était] avec elle, et il en
mangea. Et les yeux de tous deux furent ouverts ; ils connurent qu'ils
étaient nus, et ils cousirent ensemble des feuilles de figuier, et s'en firent
des ceintures. Alors ils ouïrent au vent du jour la voix de l'Eternel Dieu qui
se promenait par le jardin ; et Adam et sa femme se cachèrent de devant
l'Eternel Dieu, parmi les arbres du jardin.
Mais l'Eternel
Dieu appela Adam, et lui dit : Où es-tu ? Et il répondit : J'ai
entendu ta voix dans le jardin, et j'ai craint, parce que j'étais nu, et je me
suis caché. Et [Dieu] dit : Qui t'a montré que tu [étais] nu ?
N'as-tu pas mangé [du fruit] de l'arbre dont je t'avais défendu de manger? Et
Adam répondit : La femme que tu m'as donnée [pour être] avec moi, m'a
donné [du fruit] de l'arbre, et j'en ai mangé. Et l'Eternel Dieu dit à la
femme : Pourquoi as-tu fait cela ? Et la femme répondit : Le
serpent m'a séduite, et j'en ai mangé. Alors l'Eternel Dieu dit au
serpent : Parce que tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail,
et entre toutes les bêtes des champs ; tu marcheras sur ton ventre, et tu
mangeras la poussière tous les jours de ta vie. Et je mettrai inimitié entre
toi et la femme, et entre ta semence et la semence de la femme ; cette
[semence] te brisera la tête, et tu lui briseras le talon. [Et] il dit à la
femme : J'augmenterai beaucoup ton travail et ta grossesse ; tu enfanteras
en travail les enfants ; tes désirs se [rapporteront] à ton mari, et il
dominera sur toi. Puis il dit à Adam : Parce que tu as obéi à la parole de
ta femme, et que tu as mangé [du fruit] de l'arbre duquel je t'avais commandé,
en disant : Tu n'en mangeras point, la terre sera maudite à cause de
toi ; tu en mangeras [les fruits] en travail, tous les jours de ta vie. Et
elle te produira des épines, et des chardons ; et tu mangeras l'herbe des
champs. Tu mangeras le pain à la sueur de ton visage, jusqu'à ce que tu retournes
en la terre, car tu en as été pris ; parce que tu es poudre, tu
retourneras aussi en poudre. Et Adam appela sa femme Eve ; parce qu'elle a
été la mère de tous les vivants. Et l'Eternel Dieu fit à Adam et à sa femme des
robes de peaux, et les en revêtit. Et l'Eternel Dieu dit : Voici, l'homme
est devenu comme l'un de nous, sachant le bien et le mal ; mais maintenant
[il faut prendre garde] qu'il n'avance sa main, et aussi qu'il ne prenne de
l'arbre de vie, et qu'il n'en mange, et ne vive à toujours. Et l'Eternel Dieu
le mit hors du jardin d'Eden, pour labourer la terre, de laquelle il avait été
pris. Ainsi il chassa l'homme, et mit des Chérubins vers l'Orient du jardin
d'Eden, avec une lame d'épée qui se tournait çà et là, pour garder le chemin de
l'arbre de vie.
La Genèse
L’image du jardin d’Eden est celle de notre
animalité perdue et l’histoire de cette perte = celle de l’avènement de l’homme
= le franchissement d’un seuil et une chute = fin d’une servitude
(l’inconscience animale enchaînée aux instincts) et le commencement d’une
autre, spécifiquement humaine (malheur, désir sans fin, travail…).
a)
Le jardin d’Eden – l’expulsion
. Le jardin d’Eden est une certaine image
du bonheur – le bonheur insouciant que nous prêtons aux animaux et que
nous lisons, parfois, dans les jeux des enfants (l’enfance, « ruisseau
de lait qui fuit sans une goutte amère » (Hugo)). En une telle
fiction, l’homme est entièrement nature et intégré dans la nature :
son désir est pleinement adéquat à la nature (il y trouve ce qu’il désire, sans
besoin de la transformer) et à sa propre nature (il ne veut pas être autre
qu’il n’est, il fait un avec ses instincts : se nourrir, se reproduire).
Sans sentiment d’étrangeté, de séparation, sans goût d’ailleurs et d’autre
chose, l’homme, comme l’animal, est spontanément et immédiatement chez lui.
L’Eden = l’image d’un bonheur immédiat et spontané comme adéquation de soi à
soi et de soi au monde.
Bruegel, Adam
et Eve dans le jardin d’Eden, 1615
. Au contraire d’une telle vie, l’homme =
« l’expulsé ». Il est séparé de la nature – de cette heureuse adéquation
de soi au monde et de soi à soi. Qu’est-ce à dire ? Nous ne pouvons pas
rester là comme la vache à regarder les trains, à brouter la même herbe, dans
toujours le même pré, mille fois, dix mille fois… jusqu’à ce que mort s’en
suive. Bien plutôt que celle du bonheur, cette image là d’une vie cyclique, se
répétant sans progrès, toujours identique à elle-même est l’image même de
l’enfer, celui de l’ennui : qui accepterait, contre immortalité, de
vivre éternellement sans cesse le même jour ? Voir son chien, son boa, sa
vache… se contenter de telles répétitions – courir, manger, se reposer, du
matin au soir, jour après jour - c’est ce qui doit nous étonner.
Alors que Garfield et Jon vivent exactement la
même vie, vie répétitive et sans profondeur, seul Jon connaît et souffre de
l’ennui. Parce qu’homme, il redouble, en effet le présent de la
conscience du temps qui passe et se répète. Garfield, lui, a déjà
« oublié » la question qui travaille et ronge Jon… celle du sens
de la vie.
La
vie d’un chat : vie répétitive, cyclique au présent mue par le seul
besoin. Sans désir d’autre chose et d’ailleurs, pas de raison de changer le
monde ni de se changer soi – de là l’absence d’histoire :
les « actualités félines » c’est toujours la même chose
et Garfield s’en contente…
. Car nous, hommes,
sommes expulsés de cette vie au présent – nous ne pouvons vivre ainsi,
rongés que nous sommes par le désir d’autre chose et d’ailleurs (à
venir). Cette terre animale, foyer de quiétude et d’inséparation, n’est pas la
nôtre : insatisfait, étranger, banni, nomade sans terre en quête
d’une « Terre promise », d’un Eldorado, d’un pays de Cocagne ou d’une
Amérique… peuvent pertinemment imager la spécificité humaine. A l’opposé
du
caractère cyclique
et biologique du besoin animal, on peut appeler désir ce qui
spécifie l’homme. Désirer c’est : a) ne pas se satisfaire d’un
présent polarisé par le seul cycle biologique du besoin ; b) viser un
« je ne sais quoi » dont la seule certitude est qu’il
n’est ni où je suis, ni maintenant. Désirer = le propre d’un être séparé
de la nature = 1) qui ne satisfait pas de ce qu’il a = de la nature
(extérieure) immédiatement présente ; 2) qui ne se satisfait pas de ce qu’il
est = de sa propre nature (intérieure). De là le désir d’ « être
quelqu’un », un autre, de progresser, etc. De là aussi le suicide, inconnu
des animaux, ayant pour condition une insupportable conscience d’être, sans
échappatoire, rivé à ce qu’on est.
Commentaire rapide : Etonnement face
à l’animalité = semble « satisfaite » de ce qu’elle est –
bien plutôt absence de possibilité de se remettre et de remettre le
monde en question faute de pouvoir se voir (conscience) et se dire
(langage). La vie animale est une vie au présent sans conscience libre
du temps. Jalousie de l’homme : cette insouciance. Mais en même
temps : refus pour soi-même de l’inconscience animale. L’homme veut
être heureux et conscient, heureux et libre : équation
impossible ?
. Ne pouvant trouver immédiatement dans
la nature non transformée l’objet de son désir, s’y trouvant insatisfait, le
mythe biblique nous signifie encore que l’homme est condamné au travail.
Le travail : effort par lequel l’homme doit produire par lui-même
les conditions de son existence en transformant la nature. Ceci un autre mythe
nous le conte – le mythe de Prométhée par Platon (Protagoras) :
ayant tout juste créé les espèces animales sans avoir eu le temps de les doter
de leurs caractères propres (les ailes des oiseaux, la force du lion, la
vitesse de la souris…), Zeus demande au titan Epiméthée d’accomplir cette tâche
à partir d’un sac limité de propriétés. Epiméthée se met au travail mais,
imprévoyant, oublie l’homme qui se retrouve nu, faible et sans défense soit
sans caractéristiques naturelles lui permettant de survivre. Il est
ainsi naturellement voué à périr. Par pitié pour les hommes, le titan
Prométhée court alors voler à Zeus le feu, soit le savoir technique (ensemble
des savoirs faire et objets techniques (outils, machines) par la médiation
desquels l’homme maîtrise le donné et réalise ses projets idéels). Dorénavant,
contrairement à l’animal qui est naturellement doté des moyens de sa survie,
l’homme, maintenant doté de la capacité technique soit de la faculté
d’invention et de maîtrise consciente des processus naturels, devra
produire par lui-même ses conditions d’existence. Le monde qu’il produit est
ainsi un monde d’artifices (= produit de l’art / opp. naturel), le monde
de la culture (opp. nature) – monde historique dont une image
dynamique peut nous être, par exemple, donnée par la floraison des villes (cf.
photo à droite). Bien plus, cependant, que par le seul fait de transformer la
nature (l’araignée, le castor, les fourmis aussi…) c’est le fait de le faire de
manière consciente, libre et évolutive qui caractérise ainsi
l’homme.
Ouvrier travaillant sur
l’Empire State Building
Commentaire rapide : ancrage de la production
animale dans l’immédiateté du besoin et la reproduction des mêmes
transformations selon les lois de l’espèce. Sans distance / son produit,
l’animal fait un avec ce dernier – pas d’araignée possible sans toile. Au
contraire l’homme produit librement : a) volontairement et non
instinctivement = libéré de la pression du besoin ; b) distinct d’un produit duquel il se
sépare ; c) pouvant par là-même librement produire pour les
autres (échange) ; d)
capable de produire toutes choses (universalité) ; e)
ultimement dans l’art (« lois de la beauté »)
produire sans besoin, un objet inutile au corps, satisfaisant l’esprit
(idée), partagé et partageable, production inédite de l’imagination
= pouvoir de créer de nouvelles formes. La création artistique par ses
caractères propres révèle, intensifie et achève de libérer le travail
humain : le travail devient alors le médium par lequel l’homme donne
un corps à sa propre liberté.
. Ne pouvant vivre satisfait dans l’immédiat,
l’horizon du travail - et de l’histoire qu’il met en branle – par
l’humanisation d’un donné toujours insatisfaisant, est celui d’une
réconciliation du désir et du réel, soit le bonheur lui-même. La
question restant posée de la possibilité d’une telle réconciliation – d’un
monde où nous soyons enfin chez nous – ou, au contraire, de son
impossibilité, l’objectif s’éloignant toujours plus loin à mesure qu’on le
réalise, par quoi la quête humaine a pu parfois être taxée de vaine fuite en
avant (cf. par exemple, la Bible, livre de l’Ecclésiaste).
. Reste que, parce que séparé de
l’immédiateté de la vie naturelle, le jardin d’Eden garde pour nous le sens
nostalgique d’un paradis perdu, celui d’une existence naturelle au présent sans
souci ni malheur. Mais le mythe nous apprend aussi que le jardin d’Eden
est désormais inaccessible : l’homme est à jamais séparé de
l’animalité. Par quoi? Par la conscience.
Episodes de la Genèse, mosaïque intérieure du Baptistère de Florence,
13ème siècle
b)
La conscience et l’arbre de la connaissance du bien et du mal
Le pré-humain /
animal n’a pas goûté à « l’arbre de la connaissance » :
il n’a pas de conscience. Deux sens du mot conscience – i) comme forme de
connaissance, s’oppose à l’inconscience du sommeil; ii) comme conscience
morale (bien et mal), s’oppose au «salaud» (Sartre).
i) La
conscience comme connaissance
Adam et Eve :
yeux fermés. A contrario l’homme est celui qui a les yeux ouverts et qui voit
les choses dans la lumière de la connaissance. Passage de l’image au
concept : l’homme est celui pour qui la vérité a un sens – il prétend voir
les choses telles qu’elles sont (en soi, hors point de vue, non pour lui) sous
un horizon d’universalité (vrai partout, toujours et pour tous : manifeste
la présence de la raison) – l’animal se contente, lui, de sa perception
(clôture du monde sur soi). La conscience humaine est conscience de quelque
chose, ouverture à et séparation / chose qu’elle perçoit et dont elle se sait
séparée. A contrario l’animal réduit le monde à soi – à ses besoins – et,
faute de distance au monde et de distance à soi (l’animal est
pris dans ses pulsions), ne connaît pas une telle réduction. Exemple de Garfield
qui, à la différence de Jon, est incapable d’une conduite de contemplation (une
montagne ça ne se mange pas). Pour caractériser plus avant la différence de
l’homme et de l’animal quant à la conscience, on peut dire que l’animal est
doté d’une forme de conscience – il s’endort, se réveille, déploie et
invente, pour les plus évolués, des stratégies ; mais il n’est pas doté de
la conscience au sens fort – sens humain - c'est-à-dire de la capacité de se
distancier de soi et du monde. Ce pourquoi tout animal est enfermé
dans son monde propre duquel il ne peut ni par l’imagination, ni par la pensée
se distancier.
Au contraire la
possibilité toujours présente d’interroger la chose (questions de la raison)
manifeste chez l’homme une telle distanciation : du sommeil où toute chose
a la forme privée de mes songes (Héraclite) l’homme se réveille (prend
conscience) en se distanciant d’un monde qu’il situe à l’extérieur de
soi dans le temps et l’espace communs (universalité).
. Deuxième caractère de la conscience,
indissociable du précédent : lorsqu’il est conscient des choses, l’homme
est conscient de soi – lorsque je vois un arbre, je sais, en un léger
dédoublement, que je vois un arbre et que c’est bien moi qui suis le sujet de
cette action-perception. De là la possibilité de faire réflexion sur soi = de
se prendre soi-même pour objet d’étude et d’interrogation. A contrario,
l’animal peut bien avoir le sentiment de soi – il sent et perçoit - faute de
distance de soi à soi, il n’a pas de «je », pas de conscience de
soi. Etre un sujet au sens plein c’est ainsi être l’acteur conscient, libre et
responsable de sa propre action.
ii) La
conscience du bien et du mal
. Ce pourquoi
l’animal est tout entier dans ses actes, enfermé dans ses propres pulsions. Il
ne peut donc se juger selon des valeurs extérieures à l’ici et
maintenant dans lequel il est pris. Lui dire « tu as mal agi »
n’a pas de sens faute de pouvoir a) se représenter le passé comme passé ;
b) se considérer comme l’acteur de sa propre action : ce pourquoi il n’y a
pas de tribunaux pour les animaux. A contrario l’homme parce qu’il a conscience
de lui-même, se considère comme un acteur libre (je pourrais, j’aurais pu faire
autre chose) et responsable. L’homme peut dès lors se juger selon des valeurs
extérieures dont il pense l’objectivité et l’universalité – manifestes dans le
« c’est mal » ou « c’est bien » =
implicitement – en soi, partout, toujours et pour tous. Exemple d’un tel
jugement de soi : l’expérience de la honte. Comme Adam et Eve dans le
jardin d’Eden, l’animal ne connaît pas la honte : ils sont nus mais ne se
savent pas nus. Pour avoir honte il faut : a) se voir (dualité
interne) et b) se juger d’un point de vue extérieur – point de vue extérieur
qui est, à l’intérieur de moi, le point de vue que je pense être celui de
l’autre sur moi c) reconnaître la valeur d’un tel point de vue.
c) La liberté
Autre face indissociable
de la conscience, la liberté. Si la conscience est cette faculté de
distanciation vis-à-vis des déterminations naturelles, la conscience est
liberté. Pour clarifier les choses, on distinguera ici au moins deux sens
de la liberté : a) la « liberté extérieure » = le fait de
ne pas subir d’entraves dans ses mouvements. Le prisonnier, par exemple, est
non libre en ce que des chaînes extérieures s’opposent aux mouvements
désirés ; à ce titre, on peut dire libre l’oiseau des champs et prisonnier
l’encagé (nul différence radicale ici entre l’homme et l’animal) ; le
domaine politique (lui, spécifique à l’homme) des libertés -
liberté de presse, de réunion, de circulation… appartient à ce genre extérieur
de la liberté ; b) la « liberté intérieure »,
qui, elle, caractérise l’homme. Précédant la liberté de faire ce que
l’on veut, il s’agit de la liberté de vouloir ce que l’on veut. Pensée
comme libre-arbitre une telle liberté est pouvoir de choix sans être
déterminé par des causes extérieures. Avec l’homme, naît, en effet, cette
prétention d’être l’auteur (le sujet) de ses actes, de ses pensées, de
ses volontés. Or une telle prétention n’a de sens que si l’homme est capable de
briser la chaîne de l’instinct dans laquelle est pris l’animal (= la
nature), chaîne qui le voue à répéter les mêmes actes et désirs, pour
inaugurer de soi-même une nouvelle chaîne causale. C’est ainsi que nous
pensons que malgré la force de passions telle celle de la vengeance, tout homme
peut et doit (ce pourquoi on le jugera moralement et juridiquement), se
maîtriser c'est-à-dire rompre la chaîne causale de l’affect pour
inaugurer une action dont il est le maître. A contrario cela n’a aucun sens
d’exiger d’un lion qu’il maîtrise sa colère ou sa peur – ce pourquoi nul animal
ne saurait être dit tempérant, ni courageux – et donc ne saurait être
moralement, ni juridiquement jugé. L’animal est nature c’est à dire enfermé
dans les pulsions de l’espèce qu’il n’a pas choisies.
Commentaire rapide : Exemple du coupe-papier : son essence
précède son existence. L’essence = ce qu’est quelque chose et que donne à
saisir sa définition. Or le coupe-papier est défini, déterminé avant
d’exister = d’être construit. De même l’animal : prédéterminé par les
lois de l’espèce qui précèdent son existence. Un chat sera un chat et non
un ministre, une drag-queen ou un délinquant. Il ne peut pas être autre
qu’il n’est. Au contraire l’homme : il n’est pas prédéterminé par une
essence donnée. L’homme «animal dénaturé» (cf. conclusion, texte de
Vercors) - animal puisque ayant un corps, une vie, des besoins ;
dénaturé puisque n’ayant pas dans la nature et sa propre nature la réponse
à ce qu’il est et à ce qu’il doit être. L’homme existant a à faire et
choisir sa propre essence, à devenir ce qu’il sera dans la contingence du
choix entre les possibles que sa conscience lui ouvre.
Commentaire rapide : Arraché par la conscience aux chaînes de la
nature (au donné, à ce qui est immédiatement), condamné à s’interroger et à
se déterminer soi-même, l’homme est liberté. C’est un tel acte de
libération par opposition à la servitude animale que Bakounine, philosophe
anarchiste, lit dans le mythe d’Adam et Eve : avènement de la
conscience comme arrachement à la nature et à toute réponse naturelle
contemporaine de la révolte contre toute hétéro-détermination
(détermination par l’autre – la nature ou Dieu) dans l’exigence de se
déterminer soi-même en conscience (autonomie – autos = soi-même / nomos =
lois) = être son propre maître. Homme = cet être dans la nature, qui
s’oppose à la nature et prétend y substituer, dans la liberté, sa propre
loi.
d)
La mort
Parce qu’il est
conscient de soi, l’homme est cet animal qui sait qu’il va mourir. La Bible
oppose deux morts, celle – implicite – de l’animal qui meurt simplement et
celle de l’homme qui, ici, « meurt de mort », redoublement du fait
par la conscience du fait. « L’homme meurt, l’animal périt »
(Heidegger) s’éteignant sans conscience et donc sans angoisse. L’homme, au
contraire, parce qu’il a conscience du temps, qu’il se sait le même dans
le temps à travers l’image changeante de son corps vieillissant et qu’il lit sa
condition à travers celle des autres – voit partout des signes de sa mort (une
douleur n’est qu’une douleur pour l’animal, l’homme, lui la pense comme un
signe, c’est à dire redouble le fait présent par la conscience d’un possible et
d’un possible futur). De là une angoisse fondamentale : l’homme est
ce vivant entre tous qui pense ce qu’il ne pourra jamais vivre (Epicure), sa
propre disparition, son propre anéantissement. D’une façon générale, cette
ouverture de l’homme sur le temps est la condition même du malheur
humain (mais tout aussi, rassurez-vous !, de ses joies et de son
bonheur propre) : nostalgie, deuil, remords, regret, désir de vengeance,
etc. ont pour condition la conscience (imagination) du passé ; angoisse,
ennui, inconstance, irrésolution, incertitude… ont pour condition la conscience
(imagination anticipative) du futur. Où l’on comprend les stratégies de
retour à l’Eden (drogue, divertissements…). La question restant posée de savoir
si l’homme ne peut connaître le bonheur que dans l’extinction (finalement
impossible) de la conscience, cad le recours à l’abêtissement (redevenir
bête c'est-à-dire nature) ou si un surcroît de conscience - et
lequel ? - peut nous permettre de construire lucidement et en conscience
un bonheur humain.
Les importants savoirs que nous apportent les sciences relativement à
l’homme - masse de son cerveau, complexité de son réseau nerveux, structure génétique,
nature mammifère appartenant au genre homo, cousin éloigné du singe, produit
d’une évolution commune ayant pour ancêtre la bactérie…- ne sauraient épuiser
la connaissance de l’homme. Avec l’homme, ce n’est pas seulement (même si c’est
aussi) un changement quantitatif dans l’évolution des espèces, c’est
aussi un changement qualitatif qu’on a pu ici caractérisé comme l’avènement
de la conscience et avec elle, indissociablement liés, de ces êtres et
expériences dont nos vies sont tissées que sont la liberté, le désir, le
malheur, l’angoisse et l’ennui, le travail et l’histoire…
Récapitulation et liaison entre les notions du programme : à la différence de l’animal qui n’est que nature – c'est-à-dire enfermé en des pulsions qu’il ne peut réfléchir et un monde qu’il ne peut transformer – l’homme est un « animal dénaturé » (Vercors) soit un être de culture doté d’une conscience qui le distancie tant de ses pulsions naturelles que de la nature extérieure qu’il peut voir (savoir) et changer (travail et technique). Telle est sa liberté constitutive – capacité de s’arracher aux déterminations naturelles pour accomplir des actes dont il se veut le sujet (l’auteur).