Extrait commenté de La grande vie, de Le Clézio
L’évidence
renaît cent fois que la littérature a cent mille fois plus à dire que la
philosophie. C’est qu’elle ne se sépare qu’à peine de la chair du monde – alors
que, on le sait depuis Nietzsche, le philosophe tend à s’échapper dans un monde
de cristal aux formes pures mais mortes. Qu’on en juge ! Le Clézio nous
livre ici une très grande page qui vient illuminer sa nouvelle La grande vie,
lui servant pour ainsi dire de centre métaphysique.
La
grande vie c’est bien sûr la vraie vie qui est toujours ailleurs. « Out ot the world », dira Baudelaire. Nous sommes ici dans ces
tonalités. La grande vie c’est, en effet, l’histoire de deux sœurs de
petites conditions, Pouce et Poussy, travailleuses donc exploités, offrant leur
corps au monde, dans une chaîne de montage ou un supermarché. Mais leur tête
est ailleurs. Ailleurs ? Dans le rêve d’une grande vie, la vie princière,
la vie des grands, celle de ceux qui la survolent en jet ou Ferrari, une vie
sans aigreur, une vie pleine et riche telle qu’elle s’étale derrière leur écran
de télé. Elles rêvent comme tous de l’autre côté du monde, ce monde vide du
béton, ce monde gris du travail, cette vallée de larmes. Alors, un jour, elles
décident de partir, de tout quitter pour vivre la grande vie. Sur la
côte, toutes proches de l’Azur et sans un sou en poche, elles volent ainsi
d’hôtels en hôtels échappant aux tauliers qui reniflent leur argent. Jusqu’à ce
que les choses se mettent à moins bien tourner… les tenanciers d’hôtels qui
demandent à être payés d’avance, la faim qui croît puis la maladie. La joie de
vivre se perd peu à peu, les filets qui les soutenaient au dessus du réel se
délitent. Les filles s’engouffre lentement dans le Grand Dehors.
Qu’est-ce donc que ce Grand Dehors ? Ce n’est pas la rue, ce n’est pas la
plage, ce n’est pas la mer, ce ne sont pas les montagnes, ce n’est pas le
désert, ce n’est même pas l’espace vide et mort de la lune ni celui, encore
mieux, qui, noir et infini, entoure le cosmonaute projeté dans le vide. Ce
n’est aucun de tous ceux-là même si certaines de ces images sont plus propices
à nous faire entrevoir ce que nul œil ne pourra jamais voir ni aucun mot
décrire. Et pour cause puisque ce dont il s’agit est derrière les images
et les mots, comme ce qu’ils conjurent, comme ce à quoi structurellement
ils échappent, le grand silence du réel qui n’est pas fait pour nous et
qui se révèle au sein de l’angoisse muette, affection fondamentale selon
Heidegger en ce qu’elle nous met, dans sa pureté, face à face avec ce qui est
et ce que nous sommes par delà les voiles illusoires et mensongers de la
quotidienneté.
C’est donc sur le chemin du grand silence, de la fin
de tous les chemins (les sentiers, traces par lesquelles l’homme domestique le
monde en y posant sa marque et son orientation), de l’absence de tout Azur… que
nous entraîne cette page magnifique. Je n’en ferai pas, comme il le faudrait
pourtant, une analyse détaillée (j’entends ici par analyse non le genre
de dissection caractérisée dont sont souvent amateurs les professeurs de
littérature mais le dépliement et le déploiement du monde de sens condensé en
ces phrases). Qu’est-ce
qui résonne immédiatement ? D’abord le grand vide et le trou dans le corps :
ce corps naturellement si plein et si dense de désirs qui le projettent autour,
qui le projettent dehors dans un monde bien à lui, ce corps d’un seul coup,
inutilisable, se ramasse en lui-même et découvre en son centre un cratère d’où
ne jaillit plus aucun feu vivant. Grand vide dans l’espace, grand vide au creux
du corps – en guise d’œil de Dieu se révèle « un orbite, vaste et noir
et sans fond » (De Nerval). Et pourtant tout autour semble toujours le
même : il y a la plage, sa sœur Pouce endormie, et qui rêve sûrement, le
vent et le bruit de la mer ; il y a là tout autour des sentiers pour les
songes. Que n’a t’elle rêvé du chant que fait la mer ? Et pourtant, ce
chant se fait bruit sans pitié. Il se fait silence. Le sens s’échappe des choses
et les choses apparaissent, monstrueuses, venues du fond d’un temps qui n’est
pas fait pour nous. Désespoir sûrement mais désespoir vrai : pour la
première fois le monde apparaît sans la couche de sens que le corps désirant
vient projeter sur elle. Pour la première fois, se révèle à ses yeux l’horreur
qu’est le monde, le cauchemar de vivre sur une terre sans foyer.
« Qu’est-ce que c’était ? ». Rien, aucun danger, aucune
menace, rien de visible. La peur, dit Heidegger, a encore quelque chose de
rassurant. C’est qu’on peut s’échapper de ce qui nous fait peur. On peut encore
courir, se réfugier chez soi. Mais dans l’angoisse ? Où se réfugier
lorsqu’aucune menace ne peut être cernée, lorsqu’autour de nous tout est
toujours le même, sauf la tonalité à travers laquelle se révèle ce même.
Comment échapper à la lumière crue dans laquelle se révèle désormais pour nous
le monde ? Poussy souffre « sans savoir où s’échapper ». C’est
qu’il n’y a pas plus de lieu où fuir vers l’ailleurs : ce dont Poussy veut
s’échapper c’est du monde comme tel. Ce qu’elle découvre alors dans l’absence
de foyer, dans le néant de chez soi, dans le mensonge des mères – « je
suis là » mais il n’y a personne, « promesse de l’aube »,
promesse jamais tenue dira Romain Gary - qu’on ne cesse d’appeler pour recouvrir
le monde d’une bulle protectrice, dans l’absence d’amour, dans l’absence de
sens c’est la réalité première du « hors de chez soi »
(Heidegger). Aussi comprend t’elle que
l’existence des hommes, que sa propre existence a toujours été fuite. Fuite
impossible hors de l’hors de chez soi, couverture du monde par une bulle
illusoire rassurante et familière comme si le réel avait été fait pour nous.
« L’être-au-monde rassuré-familier est un mode de l’étrang(èr)eté du
Dasein et non pas l’inverse. Le hors-de-chez-soi doit être conçu
ontologico-existentialement comme le phénomène plus originaire. », dit
ainsi Heidegger. Je traduis : nous sommes constitutivement jeté dans le
monde, dans un monde étranger qui n’est pas fait pour nous. C’est pourtant sur
le sol de cette étrangeté, sol dont nous avons tous un savoir caché – celui de
la mort et de la solitude, savoir que révèlent, par exemple, les grandes
religions pour aussitôt le nier – c’est pourtant sur ce sol, disais-je, que
nous faisons pousser les illusions humaines comme autant de dénis.
Or ce que
révèle et fait naître ce texte, c’est un immense courant de compassion. Lorsque
je plonge de l’autre côté des mondes pour saisir leur sans-fond, je retrouve
pourtant, là, dehors, devant moi, le même enfant qui joue et qui appelle maman, la même fille qui dort, confiante sur
mes genoux, les mêmes êtres qui courent dans l’ivresse d’un amour… le même
monde éclairé depuis le fond du monde. Maintenant dérisoire, stupide, illusoire –
mais qui fait désormais naître une nouvelle flamme. S’il n’y a pas de chez-toi,
c’est à moi, dans la faiblesse de mes bras, de t’en construire un. Du fond de
sa terreur, Poussy caresse doucement les cheveux longs de Pouce…