Extrait commenté de La grande vie, de Le Clézio

L’angoisse révélatrice du cauchemar de l’Etre – accents heideggeriens

 

 

 

Zone de Texte: « Elle s’est assis auprès de Pouce qui continuait de dormir. Et pour la deuxième fois depuis le début de leur voyage, elle a ressenti un grand vide, presque un désespoir, qui déchirait et trouait l’intérieur de son corps. C’était si profond, si terrible, ici dans la nuit, sur la plage déserte avec le corps de Pouce endormi dans le sable et ses cheveux bougeant dans le vent, avec le bruit lent et impitoyable de la mer et de la lumière de la lune, c’était si douloureux que Poussy a un peu gémi, pliée sur elle-même.
Qu’est-ce que c’était ? Poussy ne le savait pas. C’était comme d’être perdue, à des milliers de kilomètres, au fond de l’espace, sans espoir de se retrouver jamais, comme d’être abandonnée de tous, et de sentir autour de soi la mort, la peur, le danger, sans savoir où s’échapper. Peut-être que c’était un cauchemar qu’elle faisait, depuis son enfance, quand autrefois elle se réveillait la nuit couverte d’une sueur glacée, et qu’elle appelait : « Maman ! Maman ! » en sachant qu’il n’y avait personne qui répondait à ce nom-là, et que rien ne pourrait apaiser sa détresse, ni surtout la main de maman Janine qui se posait sur son bras tandis que sa voix étouffée disait : « Je suis là, n’aie pas peur », mais elle, de tout son être, jusqu’aux plus infimes parties de son corps, protestait en silence : « Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! » ».
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


   L’évidence renaît cent fois que la littérature a cent mille fois plus à dire que la philosophie. C’est qu’elle ne se sépare qu’à peine de la chair du monde – alors que, on le sait depuis Nietzsche, le philosophe tend à s’échapper dans un monde de cristal aux formes pures mais mortes. Qu’on en juge ! Le Clézio nous livre ici une très grande page qui vient illuminer sa nouvelle La grande vie, lui servant pour ainsi dire de centre métaphysique.

 

    La grande vie c’est bien sûr la vraie vie qui est toujours ailleurs. « Out ot the world », dira Baudelaire. Nous sommes ici dans ces tonalités. La grande vie c’est, en effet, l’histoire de deux sœurs de petites conditions, Pouce et Poussy, travailleuses donc exploités, offrant leur corps au monde, dans une chaîne de montage ou un supermarché. Mais leur tête est ailleurs. Ailleurs ? Dans le rêve d’une grande vie, la vie princière, la vie des grands, celle de ceux qui la survolent en jet ou Ferrari, une vie sans aigreur, une vie pleine et riche telle qu’elle s’étale derrière leur écran de télé. Elles rêvent comme tous de l’autre côté du monde, ce monde vide du béton, ce monde gris du travail, cette vallée de larmes. Alors, un jour, elles décident de partir, de tout quitter pour vivre la grande vie. Sur la côte, toutes proches de l’Azur et sans un sou en poche, elles volent ainsi d’hôtels en hôtels échappant aux tauliers qui reniflent leur argent. Jusqu’à ce que les choses se mettent à moins bien tourner… les tenanciers d’hôtels qui demandent à être payés d’avance, la faim qui croît puis la maladie. La joie de vivre se perd peu à peu, les filets qui les soutenaient au dessus du réel se délitent. Les filles s’engouffre lentement dans le Grand Dehors. Qu’est-ce donc que ce Grand Dehors ? Ce n’est pas la rue, ce n’est pas la plage, ce n’est pas la mer, ce ne sont pas les montagnes, ce n’est pas le désert, ce n’est même pas l’espace vide et mort de la lune ni celui, encore mieux, qui, noir et infini, entoure le cosmonaute projeté dans le vide. Ce n’est aucun de tous ceux-là même si certaines de ces images sont plus propices à nous faire entrevoir ce que nul œil ne pourra jamais voir ni aucun mot décrire. Et pour cause puisque ce dont il s’agit est derrière les images et les mots, comme ce qu’ils conjurent, comme ce à quoi structurellement ils échappent, le grand silence du réel qui n’est pas fait pour nous et qui se révèle au sein de l’angoisse muette, affection fondamentale selon Heidegger en ce qu’elle nous met, dans sa pureté, face à face avec ce qui est et ce que nous sommes par delà les voiles illusoires et mensongers de la quotidienneté.

 

C’est donc sur le chemin du grand silence, de la fin de tous les chemins (les sentiers, traces par lesquelles l’homme domestique le monde en y posant sa marque et son orientation), de l’absence de tout Azur… que nous entraîne cette page magnifique. Je n’en ferai pas, comme il le faudrait pourtant, une analyse détaillée (j’entends ici par analyse non le genre de dissection caractérisée dont sont souvent amateurs les professeurs de littérature mais le dépliement et le déploiement du monde de sens condensé en ces phrases). Qu’est-ce qui résonne immédiatement ? D’abord le grand vide et le trou dans le corps : ce corps naturellement si plein et si dense de désirs qui le projettent autour, qui le projettent dehors dans un monde bien à lui, ce corps d’un seul coup, inutilisable, se ramasse en lui-même et découvre en son centre un cratère d’où ne jaillit plus aucun feu vivant. Grand vide dans l’espace, grand vide au creux du corps – en guise d’œil de Dieu se révèle « un orbite, vaste et noir et sans fond » (De Nerval). Et pourtant tout autour semble toujours le même : il y a la plage, sa sœur Pouce endormie, et qui rêve sûrement, le vent et le bruit de la mer ; il y a là tout autour des sentiers pour les songes. Que n’a t’elle rêvé du chant que fait la mer ? Et pourtant, ce chant se fait bruit sans pitié. Il se fait silence. Le sens s’échappe des choses et les choses apparaissent, monstrueuses, venues du fond d’un temps qui n’est pas fait pour nous. Désespoir sûrement mais désespoir vrai : pour la première fois le monde apparaît sans la couche de sens que le corps désirant vient projeter sur elle. Pour la première fois, se révèle à ses yeux l’horreur qu’est le monde, le cauchemar de vivre sur une terre sans foyer.

« Qu’est-ce que c’était ? ». Rien, aucun danger, aucune menace, rien de visible. La peur, dit Heidegger, a encore quelque chose de rassurant. C’est qu’on peut s’échapper de ce qui nous fait peur. On peut encore courir, se réfugier chez soi. Mais dans l’angoisse ? Où se réfugier lorsqu’aucune menace ne peut être cernée, lorsqu’autour de nous tout est toujours le même, sauf la tonalité à travers laquelle se révèle ce même. Comment échapper à la lumière crue dans laquelle se révèle désormais pour nous le monde ? Poussy souffre « sans savoir où s’échapper ». C’est qu’il n’y a pas plus de lieu où fuir vers l’ailleurs : ce dont Poussy veut s’échapper c’est du monde comme tel. Ce qu’elle découvre alors dans l’absence de foyer, dans le néant de chez soi, dans le mensonge des mères – « je suis là » mais il n’y a personne, « promesse de l’aube », promesse jamais tenue dira Romain Gary - qu’on ne cesse d’appeler pour recouvrir le monde d’une bulle protectrice, dans l’absence d’amour, dans l’absence de sens c’est la réalité première du « hors de chez soi » (Heidegger).  Aussi comprend t’elle que l’existence des hommes, que sa propre existence a toujours été fuite. Fuite impossible hors de l’hors de chez soi, couverture du monde par une bulle illusoire rassurante et familière comme si le réel avait été fait pour nous. « L’être-au-monde rassuré-familier est un mode de l’étrang(èr)eté du Dasein et non pas l’inverse. Le hors-de-chez-soi doit être conçu ontologico-existentialement comme le phénomène plus originaire. », dit ainsi Heidegger. Je traduis : nous sommes constitutivement jeté dans le monde, dans un monde étranger qui n’est pas fait pour nous. C’est pourtant sur le sol de cette étrangeté, sol dont nous avons tous un savoir caché – celui de la mort et de la solitude, savoir que révèlent, par exemple, les grandes religions pour aussitôt le nier – c’est pourtant sur ce sol, disais-je, que nous faisons pousser les illusions humaines comme autant de dénis. 

 

 Or ce que révèle et fait naître ce texte, c’est un immense courant de compassion. Lorsque je plonge de l’autre côté des mondes pour saisir leur sans-fond, je retrouve pourtant, là, dehors, devant moi, le même enfant qui joue et qui appelle  maman, la même fille qui dort, confiante sur mes genoux, les mêmes êtres qui courent dans l’ivresse d’un amour… le même monde éclairé depuis le fond du monde. Maintenant dérisoire, stupide, illusoire – mais qui fait désormais naître une nouvelle flamme. S’il n’y a pas de chez-toi, c’est à moi, dans la faiblesse de mes bras, de t’en construire un. Du fond de sa terreur, Poussy caresse doucement les cheveux longs de Pouce…