Maupassant – sélection de passages

 

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A-théologie de Maupassant

 

« Sais-tu comment je conçois Dieu? Comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous qui sème par l’espace des milliards de mondes ainsi qu’un poisson unique pondrait des œufs dans la mer. Il crée parce que c’est sa fonction de Dieu mais il est ignorant de ce qu’il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes sortes produit par ses germes éparpillés. La pensée humaine est un heureux petit accident des hasards de ses fécondations, un accident local, passager, imprévu, condamné à disparaître avec la terre et à recommencer peut-être ici ou ailleurs, pareille ou différent avec les nouvelles combinaisons des éternels recommencements. Nous lui devons à ce petit accident de l’intelligence d’être très mal en ce monde qui n’est pas fait pour nous, qui n’avait pas été préparé pour recevoir, loger, nourrir et contenter des êtres pensants. Et nous lui devons aussi d’avoir à lutter sans cesse quand nous sommes vraiment des raffinés et des civilisés contre ce qu’on appelle encore les desseins de la providence » (L’inutile beauté).

 

 

 « Eternel meurtrier, éternel faiseur de cadavre… son besoin insatiable de destruction… Seules cependant les bêtes sont ignorantes de cette férocité. Car elles ignorent cette loi de la mort qui les menace autant que nous… ne savent pas l’éternel massacre de ce Dieu qui les a créés »

 

 

La mort et l’oubli quotidien dans le divertissement de notre mortalité

 

«Que tout cela est triste, dur, cruel. On n’y songe jamais pourtant. On ne regarde pas autour de soi la mort prendre quelqu’un à tout instant comme elle nous prendra bientôt. Si on la regardait, si on y songeait, si on n’était pas distrait, réjoui et aveuglé par tout ce qui se passe devant nous on ne pourrait plus vivre car la vue de ce massacre sans fin nous rendrait fou. Je suis si brisé, si désespéré que je n’ai plus la force de rien faire. Jour et nuit je pense à ma pauvre maman, clouée dans cette boite, enfouie sous cette terre, dans ce champ sous la pluie et dont la vieille figure que j’embrassai avec bonheur n’est plus qu’une pourriture affreuse.  O quelle horreur, mon ami, quelle horreur ! »

 

 « Un être est mort : comprenez-vous ce mot ? »

 

« Pendant quelques années il avait vécu, mangé, ri, aimé, espéré, comme tout le monde. Et c’était fini, pour lui, fini pour toujours. Une vie ! Quelques jours, et puis plus rien ! On naît, on grandit, on est heureux, on attend, puis on meurt. Adieu ! homme ou femme, tu ne reviendras point sur la terre ! Et pourtant chacun porte en soi le désir fiévreux et irréalisable de l’éternité, chacun est une sorte d’univers dans l’univers, et chacun s’anéantit bientôt complètement dans le fumier des germes nouveaux. Les plantes, les bêtes, les hommes, les étoiles, les mondes, tout s’anime, puis meurt pour se transformer. Et jamais un être ne revient, insecte, homme ou planète! » (Bel ami)

 

Le Monologue de Norbert de Varenne dans Bel-ami :

 

«Oh ! Vous ne comprenez pas ce mot, vous, la mort. A votre âge, ça ne signifie rien. Au mien, il est terrible.

 Oui, on le comprend tout d’un coup, on ne sait pas pourquoi ni à propos de quoi, et alors tout change d’aspect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille comme si je portais en moi une bête rongeuse. Je l’ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par heure, me dégrader ainsi qu’une maison qui s’écroule. Elle m’a défiguré si complètement que je ne reconnais pas : Je n’ai plus rien de moi, de moi l’homme radieux, frais et fort, que j’étais à trente ans. Je l’ai vue teindre en blanc mes cheveux noirs, et avec quelle lenteur savante et méchante ! Elle m’a pris ma peau ferme, mes muscles, mes dents, tout mon corps de jadis, ne me laissant qu’une âme désespérée, qu’elle enlèvera bientôt aussi.

 Oui, elle m’a émiettée, la gueuse, elle a accompli doucement et terriblement la longue destruction de mon être, seconde par seconde. Et maintenant je me sens mourir en tout ce que je fais. Chaque pas approche d’elle, chaque mouvement, chaque souffle hâte son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, rêver, tout ce que nous faisons, c’est mourir. Vivre enfin, c’est mourir !

 Oh ! vous saurez cela ! Si vous réfléchissiez seulement un quart d’heure, vous la verriez.

 Qu’attendez-vous ? De l’amour ? Encore quelques baisers et vous serez impuissant.

  Et puis après ? De l’argent ? Pourquoi faire ? Pour payer des femmes ? Joli bonheur ! Pour manger beaucoup, devenir obèse et crier des nuits entières sous les morsures de la goutte ?

 Et puis encore ? De la gloire ? A quoi cela sert-il quand on ne peut plus la cueillir sous forme d’amour ?

 Et puis, après ? Toujours la mort pour finir.

 Moi, maintenant, je la vois de si près que j’ai souvent envie d’étendre les bras pour la repousser. Elle couvre la terre et emplit l’espace. Je la découvre partout. Les petites bêtes écrasées sur la route, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d’un ami, me ravagent le cœur et me crient : « La voila ! ».

 Elle me gâte tout ce que je fais, tout ce que je vois, ce que je mange et ce que je vois, tout ce que j’aime, les clairs de lune, les levers de soleil, la grande mer, les belles rivières, et l’air des soirs d’été, si doux à respirer ! »

 

« Et jamais un être ne revient, jamais… On garde les moules des statues, les empreintes qui refont toujours des objets pareils ; mais mon corps, mon visage, mes pensées, mes désirs ne reparaîtront jamais. Et pourtant il naîtra des millions, des milliards d’être qui auront dans quelques centimètres carrés un nez, des yeux, un front, des joues et une bouche comme moi, et aussi une âme comme moi, sans que jamais je revienne, moi, sans que jamais même quelque chose de moi reconnaissable reparaisse dans ces créatures innombrables et différentes, indéfiniment différentes, bien que pareilles à peu près.

 A quoi se rattacher ? Vers qui jeter des cris de détresse ? A quoi pouvons-nous croire ?

 Toutes les religions sont stupides, avec leur morale puérile et leurs promesses égoïstes, monstrueusement bêtes.

 La mort seule est certaine »

 

« Pensez à tout cela, jeune homme, pensez-y pendant des jours, des mois et des années, et vous verrez l’existence d’une autre façon. Essayez donc de vous dégager de tout ce qui vous enferme, faites cet effort surhumain de sortir vivant de votre corps, de vos intérêts, de vos pensées et de l’humanité tout entière, pour regarder ailleurs, et vous comprendrez combien ont peu d’importance les querelles des romantiques et des naturalistes, et la discussion du budget (…) Mais aussi vous sentirez l’effroyable détresse des désespérés. Vous vous débattrez, éperdu, noyé, dans les incertitudes. Vous crierez « à l’aide ! » de tous les côtés, et personne ne vous répondra. Vous tendrez les bras, vous appelez pour être secouru, aimé, consolé, sauvé ! Et personne ne viendra.

 Pourquoi souffrons-nous ainsi ? C’est que nous étions nés ans doute pour vivre davantage selon la matière et moins selon l’esprit ; mais, à force de penser, une disproportion s’est faite entre l’état de notre intelligence agrandie et les conditions immuables de notre vie.

 Regardez les gens médiocres ; à moins de grands désastres tombant sur eux, ils se trouvent satisfaits, sans souffrir du malheur commun. Les bêtes non plus ne le sentent pas (…).

 Moi, je suis un être perdu. Je n’ai ni père, ni mère, ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfants, ni Dieu.

 Il ajouta après un silence :

« Je n’ai que la rime ».

 

 

La séparation des consciences et l’impossible fusion amoureuse

 

« Elle comprit. Elle comprit que même entre les bras de cet homme, quand elle s’était cru mêlée à lui, entrée en lui, quand elle avait cru que leurs chairs et leurs âmes ne faisaient plus qu’une chair et qu’une âme, ils s’étaient seulement un peu rapprochés jusqu’à faire toucher les impénétrables enveloppes où la mystérieuse nature a isoler et enfermer les humains. Elle vit bien que nul jamais n’a pu ou ne pourra briser cette invisible barrière qui met les êtres dans la vie aussi loin l’un de l’autre que les étoiles du ciel. Elle devina l’effort impuissant, incessant depuis les premiers jours du monde, l’effort infatigable des hommes pour déchirer la gaine où se débat leur âme à tout jamais emprisonnée, à tout jamais solitaire, effort des bras, des lèvres, des yeux, des bouches de la chair frémissante et nue, effort de l’amour qui s’épuise en baisers pour arriver seulement à donner la vie à quelque autre abandonné »

 

 

La solitude

 

 « La solitude aujourd’hui m’emplit d’une angoisse horrible, la solitude dans le logis auprès du feu, le soir. Il me semble alors que je suis seul sur la terre, affreusement seul mais entouré de dangers vagues, de choses inconnues et terribles. Et la cloison qui me sépare de mon voisin que je ne connais pas m’éloigne de lui autant que des étoiles aperçues par ma fenêtre. Une sorte de fièvre m’envahit, une fièvre de douleur et de crainte. Et le silence des murs m’épouvante. Il est si profond et si triste, le silence de la chambre où l’on vit seul »

 

 

La solitude révélée et le retour de l’illusion

 

« Mariez-vous, mon ami, vous ne savez pas ce que c’est que de vivre seul, à mon âge. La solitude, aujourd’hui, m’emplit d’une angoisse horrible : la solitude dans le logis, auprès du feu, le soir. Il me semble alors que je suis seul sur la terre, affreusement seul, mais entouré de dangers vagues, de choses inconnues et terribles ; et la cloison qui me sépare de mon voisin que je ne connais pas, m’éloigne de lui autant que les étoiles aperçues par ma fenêtre. Une sorte de fièvre m’envahit, une fièvre de douleur et de crainte, et le silence des murs m’épouvante. Il est si profond et si triste, le silence de la chambre où l’on vit seul. Ce n’est pas seulement un silence autour du corps, mais un silence autour de l’âme, et, quand un meuble craque, on tressaille jusqu’au cœur, car aucun bruit n’est attendu dans ce morne logis. » (…)

[Le vieux poète termine son monologue, s’en va et laisse Duroy, son auditeur, seul]. Duroy se remit en route, le cœur serré. Il lui semblait qu’on venait de lui montrer quelque trou plein d’ossements, un trou inévitable où il lui faudrait tomber un jour. Il murmura : « Bigre, ça ne doit pas être gai, chez lui. Je ne voudrais pas un fauteuil de balcon pour assister au défilé de ses idées, nom d’un chien ! ».

 Mais, s’étant arrêté pour laisser passer une femme parfumée qui descendait de voiture et rentrait chez elle, il aspira d’un grand souffle avide la senteur de verveine et d’iris envolée dans l’air. Ses poumons et son cœur palpitèrent brusquement d’espérance et de joie ; et le souvenir de Mme de Marelle qu’il reverrait le lendemain l’envahit des pieds à la tête.

 Tout lui souriait, la vie l’accueillait avec tendresse. Comme c’était bon, la réalisation des espérances ! »

 

 

Le faux espoir qui illumine l’horizon d’un bonheur futur

 

« Et lentement, crevant les nuées éclatantes, criblant de feu les arbres, les plaines, l’océan, tout l’horizon, l’immense globe flamboyant parut.

 Et Jeanne se sentait devenir folle de bonheur. Une joie délirante, un attendrissement infini devant la splendeur des choses noya son cœur qui défaillait. C’était son soleil ; son aurore ; le commencement de sa vie ! le lever de ses espérances ! Elle tendit les bras vers l’espace rayonnant, avec une envie d’embrasser le soleil ; elle voulait parler, crier quelque chose de divin comme cette éclosion du jour ; mais elle demeurait paralysée dans un enthousiasme impuissant. Alors, posant son front dans ses mains, elle sentit ses yeux pleins de larmes ; et elle pleura délicieusement » (Une vie, p. 27)

 

 

La désillusion et le vide du désir

 

« Alors elle s’aperçut qu’elle n’avait plus rien à faire, plus jamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent était préoccupée de l’avenir, affairée de songeries. La continuelle agitation de ses espérances emplissait, en ce temps-là, ses heures sans qu’elle les sentit passer. Puis, à peine sortie des murs austères où ses illusions étaient écloses, son attente d’amour se trouvait de suite accomplie. L’homme espéré, rencontré, aimé, épousé en quelques semaines, comme on épouse en ces brusques déterminations, l’emportait dans ses bras sans la laisser réfléchir à rien.

 Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l’inconnu. Oui, c’était fini d’attendre.

 Alors plus rien à faire, aujourd’hui, ni demain ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement à une certaine désillusion, à un affaissement de ses rêves.

 Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis, après avoir regardé quelque temps le ciel où roulaient des nuages sombres, elle se décida à sortir.

 Etaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmes arbres qu’au mois de mai ? Qu’étaient donc devenues la gaieté ensoleillée des feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaient les pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient les marguerites, où frétillaient, comme au bout de fils invisibles, les fantasques papillons jaunes ? Et cette griserie de l’air chargé de vie, d’arômes, d’atomes fécondants n’existait plus.

 Les avenues détrempées par les continuelles averses d’automne s’allongeaient, couvertes d’un épais tapis de feuilles mortes, sous la maigreur grelottante des peupliers presque nus. Les branches grêles tremblaient au vent, agitaient encore quelque feuillage prêt à s’égrener dans l’espace. Et sans cesse, tout le long du jour, comme une pluie incessante et triste à faire pleurer, ces dernières feuilles, toutes jaunes maintenant, pareilles à de larges sous d’or, se détachaient, tournoyaient, voltigeaient et tombaient » (Une vie, p. 80 – 81).