Patrick Modiano – la mémoire, les traces, le temps qui nous efface
Quelques extraits
« Y étaient rangés des Bottins et des annuaires de toutes espèces
et de ces cinquante dernières années. Hutte m’avait souvent dit qu’ils étaient
des outils de travail irremplaçables dont il ne se séparerait jamais. Et que
ces Bottins et ces annuaires constituaient la plus précieuse et la plus
émouvante bibliothèque qu’on pût avoir, car sur leurs pages étaient répertoriés
bien des êtres, des choses, des mondes disparus, et dont eux seuls portaient
témoignage »
Rue des boutiques obscures, p. 12
« Je regardais
une à une les photos de nous tous, de Denise, de Freddie, de Gay Orlow, et ils
perdaient peu à peu de leur réalité à mesure que le bateau poursuivait son
périple. Avaient-ils jamais existé ?» (p. 244).
«De ce que j’avais
été jadis, il ne restait plus qu’une silhouette dans la mémoire de deux barmen,
et encore était-elle à moitié cachée par celle d’un certain Stioppa de
Djagoriew » (p. 27).
« Drôle de gens. De ceux qui ne laissent sur leur passage qu’une
buée vite dissipée. Nous nous entretenions souvent, Hutte et moi, de ces êtres
dont les traces se perdent. Ils surgissent un beau jour du néant et y
retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté.
Gigolos. Papillons. La plupart d’entre eux, même de leur vivant, n’avaient pas
plus de consistance qu’une vapeur qui ne se condensera jamais. Ainsi, Hutte me
citait-il en exemple un individu qu’il appelait l’ «homme des
plages ». Cet homme des plages avait passé quarante ans de sa vie sur des
plages ou au bord de piscines, à deviser aimablement avec des estivants et de
riches oisifs. Dans les coins et à l’arrière-plan de milliers de photos de
vacances, il figure en maillot de bain au milieu de groupes joyeux mais
personne ne pourrait dire son nom et pourquoi il se trouve là. Et personne ne
remarqua qu’un jour il avait disparu des photographies. Je n’osais pas dire à
Hutte mais j’ai cru que l’ «homme des plages » c’était moi. D’ailleurs
je ne l’aurais pas étonné en le lui
avouant. Hutte répétait qu’au fond, nous sommes tous des «hommes des plages »
et que « le sable –je cite ses propres termes – ne garde que quelques
secondes l’empreinte de nos pas » (Rue des boutiques obscures, p.
73).
« Je crois qu’on entend encore dans les
entrées d’immeuble l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les
traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après
leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on
est attentif. Au fond, je n’avais peut-être jamais été ce Pédro Mc Evoy, je
n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus
fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et
c’était moi » (p. 124).