Nietzsche, Gai-savoir,
§ 119
Explication
de texte, Sur la science
Cause et effet – Nous appelons ’’explication’’ ce qui nous
distingue des degrés de connaissance et de science plus anciens, mais ceci
n’est que ’’description’’. Nous décrivons mieux, – nous expliquons tout aussi
peu que tous nos prédécesseurs. Nous avons découvert de multiples successions,
là où l’homme naïf et le savant des civilisations plus anciennes ne voyaient
que deux choses : la ’’cause’’ et l’ ’’effet’’ ; nous avons perfectionné
l’image du devenir, mais nous ne sommes pas au-delà de cette image, ni
derrière. La suite des ’’causes’’ se présente en tout cas plus complète devant
nous; nous déduisons : il faut que telle chose ait précédé pour que telle
autre suive – mais pour cela nous n’avons rien compris. (…) D’ailleurs, comment
saurions-nous expliquer ! Nous ne faisons qu’opérer avec des choses qui
n’existent pas, avec des lignes, des surfaces, des corps, des atomes, des temps
divisibles, des espaces divisibles, – comment une explication saurait-elle être
possible, si, de toute chose, nous faisons d’abord une image, notre image ? Il
suffit de considérer la science comme une humanisation des choses, aussi fidèle
que possible ; nous apprenons à nous décrire nous-mêmes toujours plus exactement,
en décrivant les choses et leur succession.
Thème : la
science et la vérité.
Problème :
Pouvons nous connaître le réel ?
Thèse de l’auteur : Contrairement aux prétentions de la science
mais sans pour autant méconnaître l’existence d’un progrès de la connaissance
humaine, la nature de cette dernière, enracinée dans la subjectivité humaine,
entraîne l’impossibilité de rendre raison du réel tel qu’il est en lui-même.
Enjeu du texte.
Gain : plus proche de la vérité par le refus d’une illusion = le
scientisme, dogmatisme scientifique qui affirme son adéquation au réel.
Perte : de la position rassurante de maîtrise du réel par notre raison.
Mouvement du texte : difficulté =
existence de répétitions : d’où cette ré-organisation dont on s’assurera
qu’elle respecte la pensée de l’auteur et son mouvement propre - ici largement
développés a) La prétention de la science est d’expliquer le réel b) Mais
si elle décrit mieux, la science n’explique pour autant rien c) La cause d’une
telle incapacité est dans la nature subjective de la connaissance.
I. La
prétention de la raison scientifique est d’expliquer le réel
. Expliquer : la grande affaire de notre raison. Raison =
faculté de connaissance dynamisée par le désir de rendre compte et raison
(« qu’est-ce que c’est ? », « pourquoi ? »).
Rendre raison de l’existence d’une chose = pourquoi la chose est
ainsi. Ex : expliquer pourquoi on a chaud avec des
pulls ; pourquoi le ciel nous apparaît bleu ; pourquoi la mer est
salée…
. Nécessité / contingence : expliquer pourquoi c’est rendre
raison du fait, soit ne pas se satisfaire de la contingence (ce qui peut
être autrement) d’un constat (le pull chauffe ; la mer est salée… :
« c’est ainsi ») mais trouver les causes qui expliquent pourquoi il
en est nécessairement ainsi (il ne peut en être autrement).
Aristote : « il n’y a de science que de nécessaire ».
Opposition fondamentale : science et nécessité / constat et contingence.
Ce que je constate, ce que je décris (« description ») =
insatisfaisant pour la raison : il y a ceci et puis cela, et puis… =
juxtaposition (la collection de cailloux de l’enfant) sans lien nécessaire qui
me permette de comprendre les faits, soit de les prendre ensemble,
systématiquement, dans leur relation nécessaire. Ex : comprendre
pourquoi les formes constatées (perception) liquide, glace, vapeur
apparaissent nécessairement sous ces formes = à partir de la composition
chimique de l’eau (H2O) et de la relation molécule / température
(science : chimie).
. Le lien nécessaire = déduction (« nous déduisons »).
Ex : A est B, B est C donc A est C. La conclusion est nécessaire et se
déduit des prémisses. Appliqué au devenir, c'est-à-dire à l’apparition
des phénomènes dans le temps, le lien nécessaire est la relation « cause
/ effet ». Lorsqu’on pense qu’un facteur est la cause d’un
évènement, on pense que ce facteur est la raison de l’effet, soit qu’il le
contient comme son développement nécessaire propre. Ex : si je
lâche une boule à telle hauteur, elle atteindra le sol avec telle vitesse
déterminée. Si je dispose des informations nécessaires en t1, moment du lâcher
(résistance de l’air, loi de la pesanteur), je peux déduire sans que j’ai
besoin de faire l’expérience (d’attendre t2, moment du heurt du sol) la force
du choc. Autrement dit : nul besoin de décrire (et d’attendre le fait en
sa contingence) puisque je peux expliquer (c'est-à-dire dépasser l’ordre
contingent du constat pour celui nécessaire des relations de raison) et donc
prédire a priori (c'est-à-dire en vertu des seules raisons qui lient entre eux
les phénomènes).
. Telle est la prétention de la science. Nietzsche : «Nous
appelons « explication » ce qui nous distingue des degrés de
connaissance et de science plus anciens ». Référence à la révolution
conceptuelle qui donne naissance à la physique moderne = Galilée. Naissance de
la science mathématique expérimentale / le mouvement. Comment expliquait-on le
mouvement auparavant ? Aristote, Physique : si la pierre que je
jette en l’air retombe sur terre c’est parce qu’elle rejoint son lieu naturel.
La cause du mouvement de la pierre c’est donc la poussée interne qui dirige la
pierre vers la Terre. Mais par une telle « explication » je ne
sais ni où exactement la pierre tombera, ni la trajectoire de sa chute, ni la
cause qui fait que la pierre se dirige vers la Terre. Je décris mal
(puisque je ne retiens du phénomène que le lancer et la chute sans prendre
garde à la singularité spatio-temporelle du processus) et je n’explique pas,
puisque la tendance interne de la pierre vers la Terre est aussi obscure que le
fait de la chute (cf. Molière et «la vertu dormitive de l’opium» dans le
Malade imaginaire : pourquoi l’opium fait-il dormir ? Explication :
par le biais de la vertu dormitive de l’opium). Une cause véritablement
explicative du phénomène doit a) être testable (réfutable) (Popper) b) lier ce
que l’on veut expliquer à des déterminations extérieures et donc
différentes du phénomène. C’est ainsi que l’on évaluera la capacité de l’opium
à faire dormir par l’analyse de l’interaction chimique entre les molécules qui
constituent l’opium et telle constitution du cerveau. Ce qu’on prétend ainsi
mettre en lumière c’est comment les causes (molécules+cerveau) engendrent nécessairement
l’effet (le sommeil).
. Si donc la perception commune utilise très vulgairement la catégorie
de causalité, liant la chute de la pierre à sa cause dans le lancer par la main
et la lourdeur naturelle de la pierre (Pourquoi la pierre est-elle tombée ?
« Elle est tombée parce qu’elle est lourde et que je l’ai lancée »),
à partir de Galilée, la science prétend substituer aux savoirs anciens
une véritable explication. Son instrument = la mathématisation.
Réduction de la multiplicité qualitative des objets (la pierre, la main, le
mouvement perçu) à des grandeurs homogènes, et, par là, composables
entre elles et décomposables. Ayant réduit le mouvement de la pierre à une
composition de rapports de forces dans un espace et un temps homogènes, la
science galiléenne peut, par le biais d’une fonction mathématique, déduire
pour tout instant la vitesse et la localisation spatiale de l’objet en
mouvement. Ce pourquoi Nietzsche peut affirmer que nous « avons
perfectionné l’image du devenir » en découvrant « de
multiples successions » : alors que pour le regard commun il n’y a que
la cause et l’effet (le lancer, le mouvement puis la chute – ce qu’il y a entre
ces évènements étant un trou obscur non interrogé), ce que permet la
mathématisation c’est de rendre compte du phénomène dans chacun de ses
instants. Le rôle de l’expérimentation est alors de tester, par l’élaboration
de dispositifs expérimentaux utilisant des instruments toujours plus précis, la
validité de l’explication. Or lorsque la théorie résiste à sa réfutation par
l’expérience, ce qu’il nous semble alors c’est que nous avons trouvé l’explication
véritable du phénomène : si donc on nous demande pourquoi la
pierre est tombée à tel endroit avec telle trajectoire, nous pourrons
répondre en calculant à partir des données initiales et des lois du
mouvement pourquoi il en en est nécessairement ainsi. Pouvant ainsi par raison reconstruire
en chacun de ses instants le mouvement de la pierre et ainsi le prévoir,
nous sommes convaincus de le comprendre : il nous semble que celui-ci se déduit
des causes (rapports réels de force) que met en lumière notre système
d’explication et que l’expérimentation vient exemplifier.
Soulignons à nouveau les enjeux d’une telle prétention : si la
science prétend expliquer la nature c'est-à-dire, en son sens fort, déduire les
modalités de sa manifestation de nécessités rationnelles, elle place notre
raison dans une position de maîtrise théorique vis-à-vis du réel. Le
réel ne recèle alors pour nous nulle étrangeté radicale; notre raison y est
fondamentalement adéquate. C’est pourtant ce que remet en cause Nietzsche.
II Nous
n’expliquons pas, nous décrivons mieux
Cette «explication » affirme, en effet, Nietzsche « n’est
que description ». Comment entendre cela ?
. Il convient tout d’abord de s’étonner d’une telle proposition de
Nietzsche : la science ne prétend t’elle pas, en effet, expliquer le monde
et, au-delà d’une telle prétention, ne venons-nous pas de voir qu’elle
s’enracinait dans l’épreuve que nous faisons de la rigueur mathématique et de
l’infaillibilité de nos prévisions? Ce qu’entend ici Nietzsche c’est qu’une
telle épreuve et une telle certitude recèlent quelque illusion : nous
confondrions ce que nous prenons pour une explication avec ce qui n’est qu’une
description. Il faut bien saisir l’enjeu d’une telle dénonciation : si
cela est vrai, c’est l’orgueil théorique de l’homme qui est singulièrement mis
à mal, soit la prétention de l’esprit humain à s’extraire par la science de la
contingence du monde pour pouvoir – comme de l’extérieur – en rendre raison
selon des lois nécessaires. C’est, en effet, via sa propre raison, la raison
même des choses et non sa propre et subjective interprétation que la science
prétend donner. Depuis le lieu idéel de la théorie, elle prétend ainsi énoncer
la vérité de ce dont nous faisons, en ce monde, l’expérience. Si donc la
prétention explicative de la science n’était qu’une illusion, c’est l’adéquation
entre les conceptions de notre esprit et la nature des choses, soit la vérité
(comme « adequatio rei et intellectus » - entre l’intellect et
la chose) même de l’explication qui serait remise en cause. Est-ce à dire que
la science n’est qu’arbitraire et subjective interprétation?
. Or, notons ici qu’il ne s’agit pas pour Nietzsche de remettre en cause
tant ce que nous voyons que ce que nous éprouvons. Il y a bien progrès
scientifique, développement théorique et dépassement de théories antérieures
(« perfectionné » ; « nous décrivons mieux »);
il y a bien, encore, plus grande maîtrise technique de la réalité via la
science – production d’effets multiples, maîtrise de relations. Nietzsche ne nie nullement de tels
phénomènes – de même qu’il ne nie pas mais suppose l’épreuve subjective que le
savant fait de la nécessité et de l’adéquation de sa conception qu’il prend
pour vérité. Il ne nie donc nullement de tels phénomènes – fait irréductible et
inéliminable de ce qui se manifeste (« phainomenai » : qui se
manifeste) – mais l’interprétation que nous en faisons spontanément.
Alors que le savant – et nous-mêmes quand nous prenons sa posture - prend pour
vérité la nécessité qu’il éprouve, il n’est pas conscient de sa propre
interprétation : car ce qu’il prend pour une explication, soit pour la
raison même des choses, n’est, nous dit Nietzsche que meilleure « description ».
. Mais - et c’est le centre de l’analyse - pourquoi Nietzsche affirme
t’il que le savant ne fait que mieux décrire? Pour rendre compte d’une
telle affirmation, il convient de prendre un exemple. Soit la science du
son : alors qu’à notre audition, les sons se donnent à nous dans une
hétérogénéité (caractère de ce qui est autre et, comme tel, irréductible)
qualitative comme « graves, aigues, stridents, sourds, gais,
mélancoliques, ayant telle ou telle couleur… », la science prétend en expliquer
l’origine – et ici, les causes - dans les vibrations des ondes acoustiques.
Aussi lit-on, par exemple, dans l’Encyclopédie Encarta, article son :
« son, sensation auditive due à une vibration acoustique. Chez l'homme,
la sensibilité au son, ou audition, correspond aux vibrations qui atteignent
l'oreille interne et dont les fréquences sont comprises entre 15 Hz et 20 000
Hz. L'unité de fréquence du son, le hertz (Hz), représente un cycle par
seconde. Le terme de son est parfois restreint aux ondes acoustiques qui se
propagent dans l'air, mais les physiciens actuels en étendent la portée aux
vibrations similaires qui se produisent dans les milieux liquides et solides ».
Toute l’ambiguïté du propos consiste dans la nature de la correspondance entre
les ondes acoustiques et le son en tant qu’éprouvé par notre audition. Or tant
que la science se borne à constater (décrire) une correspondance entre
ce que nous éprouvons dans l’audition et telle longueur d’onde, elle
n’outrepasse pas son effectif savoir. Mais elle en vient, très rapidement et
très souvent, dans les propos des scientifiques eux-mêmes – et ici même,
lorsqu’on affirme « le terme son est parfois restreint aux ondes
acoustiques qui se propagent dans l’air », sous-entendant dans
l’ambiguïté du propos l’identité du son et de l’onde acoustique – à
passer de la description à l’explication. Expliquer le son, c’est, en effet,
rendre compte comment celui-ci se déduit de ses causes, soit rendre
compte des causes – ici les vibrations acoustiques définies par une amplitude,
une fréquence et une constitution harmonique – du son que j’entends – compris
ici comme l’effet déduit. Or une telle déduction est par principe
impossible : le son est par nature irréductible à la vibration de
l’onde sonore – il est d’un autre ordre qu’elle, l’ordre qualitatif d’un
pouvoir subjectif d’entendre, qualité qui n’a de sens qu’à être appréhendée à
la première personne dans cette irréductible épreuve qu’est l’expérience du
son. C’est ce que sous-entend Nietzsche dans un autre fragment : « On
peut s’imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n’ait jamais eu une
sensation sonore ou musicale : (…) il s’étonne des figures acoustiques de
Chladni [physicien allemand étudiant les effets de vibrations sur des figures
de sable] dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et
jurera ensuite là-dessus qu’il doit maintenant savoir ce que les hommes
appellent le « son » » (Nietzsche, Le livre du
philosophe). Dire que le son est vibration de l’onde, parler de l’«onde
sonore» n’est ainsi que la conséquence de cette première illusion
qui consiste à poser que le son qu’on entend a pour cause quelque vibration du
milieu extérieur. Car, à entendre la cause comme ce à partir de quoi je peux
déduire l’effet, on fait comme si l’effet, contenu dans la cause, n’en
était que le déploiement (ce qui, est, en effet, le cas du point de vue mathématique,
où telle vibration en t2 est, par fonction, déductible de ses causes en t1 –
mais, verrons-nous (3ème partie), l’objet mathématique n’a pas de
réalité extérieure à nous). Si l’on peut ainsi identifier le son à la vibration
de l’onde c’est que la cause est une telle identification (ramener à
l’identique) de son effet – « la causalité est le principe d’identité
du devenir » (Meyerson). Mais on confond ainsi deux ordres de
phénomènes irréductiblement hétérogènes : l’ordre du son éprouvé
par la subjectivité de notre pouvoir d’écoute – l’ordre de la vibration de
l’onde, visible ou compréhensible par une fonction mathématique. Or, comme le
notait Berkeley, nul ne peut voir un son (Dialogue entre Hylas et Philonous,
p. 72-75), ni le mettre en fonction. Dès lors nous sommes ramenés de la
prétendue explication à la description : ceci précède cela sans
qu’il en soit la cause = qu’on puisse l’en déduire – il y a telle vibration de
l’onde et il y a tel son que j’éprouve. Nous constatons une telle
succession, ainsi que sa constante répétition, mais nous ne pouvons la
comprendre c'est-à-dire dépasser un tel constat dans un ordre explicatif.
. Notons, cependant, que, en mettant en lumière la partialité d’une
telle interprétation, tel Hylas dans le dialogue déjà cité de Berkeley, on
pourrait, afin de dépasser ces difficultés, vouloir complexifier le modèle en
mettant en lumière l’intégralité de la chaîne causale : si on ne peut
déduire le son entendu de ses causes dans la vibration de l’onde, c’est qu’il
nous manquerait des éléments de la chaîne de causalité. En effet, il faudrait
expliquer comment le mouvement de l’onde frappe notre tympan et comment la
multiplicité des mouvements et interactions engendrés dans notre cerveau engendrent
à leur tour la sensation susdite. Or c’est ce que, faute d’appareils précis,
nous ne pouvons encore. Mais - et l’analyse de ce point nous permet
d’approfondir tant l’illusion du scientisme (défini en introduction – c’est
l’illusion, d’ailleurs, de J. P Changeux, cf. cours sur le sujet) que la thèse
de Nietzsche – même si nous disposions de la description totale des
intermédiaires qui, du mouvement de l’onde vont à la sensation, nous ne
sortirions pas, encore une fois, de la description. Car ces intermédiaires
seraient de l’ordre du mouvement et du choc (interactions neuronales, chocs
électriques…) – or d’un choc on ne saurait déduire une sensation qui ne
se voit pas dans un milieu extérieur mais s’éprouve à la première personne de
façon irréductible et incommunicable (ce que nous pouvons en extérioriser, ce
n’en sont que les signes : ex. par les mots). Meyerson : « jamais
nous n’expliquerons la sensation » (Identité et réalité).
Si ainsi l’ordre subjectif de
notre vie n’est pas déductible de l’extériorité de chaînes causales objectives,
si on ne saurait ainsi expliquer ni nos sensations (couleur, son, odeur…), ni
nos pensées, ni nos sentiments – mais seulement les décrire (et les
comprendre c'est-à-dire les re-éprouver par imagination. Dilthey : opposition
expliquer = science de la nature / comprendre = sciences de l’esprit) - ne
pourrait-on cependant poser que la science explique véritablement
l’ordre de la matière – soit de ce qui n’est tissé de nulle subjectivité ?
C’est pourtant ce que Nietzsche encore refuse. Car nous dit-il « comment
une explication saurait-elle être possible, si, de toute chose, nous faisons
d’abord une image, notre image? ». L’analyse d’un tel point va nous
permettre d’aller plus avant dans la déconstruction nietzschéenne de l’illusion
scientiste.
III Subjectivité
de la connaissance humaine
« Comment saurions-nous expliquer! Nous ne faisons qu’opérer avec
des choses qui n’existent pas, avec des lignes, des surfaces, des corps, des
atomes, des temps divisibles, des espaces divisibles, – comment une explication
saurait-elle être possible, si, de toute chose, nous faisons d’abord une image,
notre image? » Pour
comprendre un tel propos il convient, dans un premier temps, de saisir que la
condition de la connaissance est notre imagination, soit la faculté de poser
comme présent ce qui est absent. Si, en effet, nous ne connaissons pas les
choses mêmes – telles qu’elles sont en dehors de nous hors des prises de notre
connaissance- mais seulement notre image des choses, c’est parce que la
connaissance est, par essence, une activité subjective. Si, par exemple, ce
son, cette odeur, cette couleur me semble, dans un premier temps, devant
moi, hors de moi – s’il me semble que je suis passif dans leur réception et
que c’est réellement la prairie qui est verte, odorante et couverte de fleurs
multicolores – si donc la connaissance naïve croit connaître les choses mêmes,
telle est précisément l’illusion constitutive tant de notre perception
que de toute connaissance. Car une odeur qui ne serait pas sentie, une couleur
qui ne serait pas perçue, un son qui ne serait pas entendu – c'est-à-dire à
chaque fois éprouvés par un être capable de les ressentir – ne sont rien.
L’odeur, la chaleur, la couleur, le son, la texture… ne sauraient être posés
dans les choses qu’en oubliant qu’ils n’ont d’être et de sens qu’en relation
avec la capacité subjective de les appréhender – et, préalablement, de
les constituer. Or si le son, par exemple, est d’essence subjective, s’il ne
saurait y avoir de sons dans les choses-mêmes hors de mon appréhension (ou de
la subjectivité d’une appréhension), et si je le perçois naïvement, par exemple
comme « ce son d’une trompette à quelque mètres de là »
c'est-à-dire hors de moi, il faut dire alors que ce que je connais des choses n’est
qu’une image (ce son) projetée devant moi et vécue dans la
naïveté de notre appréhension comme le réel lui-même. Toute perception suppose
donc comme sa condition, en tant que tout perçu est d’essence
subjective, une imagination première par laquelle le perçu est constitué
dans sa structure subjective : si ainsi j’appréhende le réel sur fond de
bruit possible – si le réel me semble sonore ou silencieux, et nécessairement
pris sous ces déterminations qui me semblent former sa structure même – c’est
qu’une telle structure est, préalablement à toute conscience et pouvoir de ma
part, subjectivement constituée et projetée sur lui. Mais pour le
caillou (et bien qu’un tel «pour» n’ait précisément aucun sens) il n’y a ni
son, ni silence, ni couleur, ni odeur… Si le son, la couleur, l’odeur ne sont
donc pas des choses – existant hors de moi, indépendamment de moi - ce sont
donc des images constituées par la subjectivité qui les appréhende.
. Or la prétention de la science est, précisément, de dépasser l’ordre
qualitatif subjectif des sensations. Ces dernières sont, en effet,
essentiellement hétérogènes, de telle façon qu’on ne peut que poser ensemble et
ainsi constater (« décrire »), dans la perception, la couleur,
le son et la texture d’un objet sans pouvoir comprendre la raison de leur
liaison. En substituant à l’hétérogénéité des qualités sensibles l’homogénéité
d’un ordre quantitatif et par là calculable (en mettant par exemple en fonction
les variations possibles de l’ondulation), la science prétend ainsi dépasser la
subjectivité de nos perceptions pour atteindre et penser la structure objective
des choses – l’espace, le mouvement, les atomes. Mais si une telle prétention
est, encore une fois, une illusion c’est parce qu’une telle structure objective
est encore « une image, notre image » soit une structure, elle
aussi, subjective projetée par l’imagination première. Et, en effet, si «des
lignes, des surfaces, des corps, des atomes, des temps divisibles, des espaces
divisibles » - éléments mathématiques et mécaniques de base de la
physique newtonienne - paraissent à notre entendement la structure même du
monde, « briques » à partir desquelles je pense reconstituer
l’intégralité du réel, j’oublie dans la naïveté de ma pensée sur ses conditions
subjectives de possibilité « que nous ne faisons qu’opérer avec des
choses qui n’existent pas ». Car, de fait, hors de l’activité
subjective de ma pensée, il ne saurait y avoir de lignes, de surfaces, de
corps, d’atomes, de temps divisibles ou d’espaces divisibles. Prenons, par
exemple une droite ainsi que l’entend la géométrie : elle ne saurait
exister hors du regard qui la constitue. Une droite est, en effet, définie par
la pure direction entre deux points – comme telle a) est n’a nulle épaisseur
(tout ainsi que le point) b) elle suppose une visée, un mouvement temporel de
liaison d’éléments spatialement différenciés (les deux points et au-delà). Or
a) une droite sans épaisseur ne saurait être vue – la droite que je vois devant
moi, et qui est elle-même une image constituée par ma perception sensible, a
toujours, aussi fine soit-elle, une certaine épaisseur. Définie par l’idée
d’une pure relation, la droite géométrique à partir de laquelle seule une
mécanique est rendue possible - car, à la différence des lignes de la perception
commune, clairement définie et homogène au plan – n’est donc qu’un être idéel
projetée par notre imagination. b) la visée d’une relation entre deux points
n’a aucun sens hors du mouvement subjectif qui la constitue : ce qui lie
ces deux points, c’est une intention de lier, intention que je ne peux supposer
dans les choses-mêmes sans leur prêter une subjectivité. Si j’essaie, en effet
d’imaginer le réel hors des facultés subjectives qui le constituent comme réel
pour-nous, c’est tant la structure perceptive que la structure
géométrico-mécanique qui disparaît – montrant ainsi que ce que je prenais pour
le réel même était, en réalité, une image constituée par la subjectivité.
Ainsi, par exemple, « un temps divisible » ne saurait avoir
une quelconque existence – si j’élimine, en effet, par imagination, toute
subjectivité c’est la durée elle-même soit l’unité et la continuité du temps
qui disparaissent. Si, en effet, je peux penser le temps comme constitué de
passé et d’avenir, et par là le nombrer et le diviser c’est parce que je l’ai
au préalable spatialisé (Kant, Bergson) c'est-à-dire transposé en une image
telle que passé et avenir sont représentés ensemble. Or c’est ce qui n’est
qu’en image et pour nous. Car ce qui n’existe à chaque instant n’est que le présent,
et le passé et l’avenir n’ont nulle existence – dès lors je ne saurais
concevoir, hors une subjectivité, une épaisseur de temps que je pourrais
diviser. Le temps tel que je tente de le penser hors de toute subjectivité est,
par là, irreprésentable– ainsi que le donne, par exemple, à penser la
formule-limite d’Héraclite dont nous ne saurions nous faire nulle image :
«rien n’est, tout devient ». Nous comprenons ainsi, que
pensant et percevant toutes choses sous la structure imaginaire
temporelle du passé, du présent et de l’avenir, nous ne saurions aller « derrière »
ou « au-delà » de notre « image du devenir ».
Aller derrière ou au-delà c’est ne plus connaître et ne plus percevoir.
. Est-ce à dire, pour autant, que, projetée par l’imagination, de structure
subjective, la connaissance n’est donc qu’illusion, hors de la catégorie du
vrai et du faux, car sans lien au réel ? Telle n’est pas ici la position de
Nietzsche. Loin, en effet, de conclure à l’arbitraire de la connaissance
humaine, il pose que la science est « une humanisation des choses,
aussi fidèle que possible ». Parce que la connaissance a une
structure subjective, qu’elle dépend ainsi structurellement de
l’imagination première qui pose le connaissable devant nous comme objet à
connaître, l’idée que la science n’est rien d’autre que la mise en lumière de
la structure des choses, structure rationnelle que l’esprit peut saisir est
comme telle illusoire. Nous ne saurions ainsi nous éliminer de notre
perception, notre subjectivité en étant la condition transcendantale (condition
de possibilité) : dès lors c’est toujours « nous-mêmes »
que nous décrivons. Mais une telle condition n’élimine pas toute relation
aux choses telles qu’elles sont en dehors de notre subjectivité. Si, la
dynamique de la connaissance humaine peut être pensée par Nietzsche comme une « humanisation
des choses » c’est qu’un tel lien aux choses est par lui suggéré. Le
mouvement de la connaissance humaine est, en effet, loin d’être
arbitraire : nous savons bien que ce qui se manifeste à nous tant dans la
perception que dans la recherche scientifique n’est nullement manipulable à
merci par notre imagination et se révèle à nous dans la résistance à nos
prises, nos projets, nos expérimentations. Nous savons bien aussi que nous ne
pouvons à volonté faire apparaître un éléphant rose. Et pour cent mille
théories délirantes, combien, en effet, fonctionnent ? Or tant la résistance à
notre connaissance que l’efficacité de cette dernière sont pensables comme les signes
d’une relation aux choses tantôt inadéquate et tantôt adéquate. Car, en effet,
si nous ne pouvons dire ce qu’est le réel en lui-même en dehors des prises de
nos sens et de notre pensée, si le réel est ainsi toujours « pour nous »
c'est-à-dire selon les termes de Nietzsche « humanisé », tout
au moins est-il possible de dire qu’il est tel qu’il se laisse prendre (et
de telle façon) – sans que nous puissions affirmer que de telles prises
l’épuisent - sous nos perceptions et théories. Aussi, en une telle perspective,
la connaissance scientifique et son progrès gardent-ils un sens – sens non plus
absolu mais relativisé par la prise en compte de leur nature irréductiblement
subjective.
La science, avons-nous vu, a pour prétention d’expliquer le monde, soit
de rendre compte par la mise en lumière de chaînes de causalité de la nécessité
rationnelle qui lie entre eux les éléments du réel. Se vivant naïvement dans
ses réussites comme une telle explication, elle situe l’esprit humain en une
position de surplomb. A l’être perdu dans un monde incompréhensible, réduit au
pur constat de tout ce qui l’entoure, et, par là au sentiment de la contingence
de toutes choses et situations, elle oppose la maîtrise par la pensée de la
nécessité rationnelle qui fait, pour elle, le fond des choses. Telle est, selon
Nietzsche, son illusion propre. C’est que ce qu’elle vit dans la naïveté de son
regard comme une explication n’est que description : ce n’est que sur le
plan irréel de l’idéalité mathématique qu’elle dépasse l’ordre de notre perception.
Elle est ainsi vouée à lier entre eux des éléments qu’elle ne peut que
constater dans leur irréductible contingence. Mais si la connaissance
scientifique ne saurait, plus profondément, être une véritable explication
c’est parce qu’elle est d’essence subjective. Or de même que tout regard est
aveugle sur ses conditions subjectives de possibilité et les structures qu’il
pose sur le monde, le regard scientifique est, par nature, oublieux de sa
propre nature subjective. Parce qu’elle est ainsi une activité du sujet que
nous sommes posant ses propres structures sur le monde afin de le connaître, la
connaissance ne saurait être celle des choses en soi (des choses telles
qu’elles seraient hors de mon regard). Ce pourquoi, en présupposant notre
ancrage dans une réalité qui nous dépasse et précède, Nietzsche donne à la
connaissance humaine et à son progrès l’irréductible sens qui est le sien,
celui d’être une « humanisation des choses».
L’apport du texte de Nietzsche,
suivant en ceci les traces kantiennes, est de remettre en cause les illusions
dogmatiques d’un certain scientisme (posant ses théories comme identiques à la
structure même des choses) en pensant les limites constitutives de la
connaissance humaine. La contrepartie existentielle d’une telle remise en question
est, cependant, de remettre en son centre la question oubliée de notre
contingence dans une réalité avec laquelle nous n’avons peut-être nulle mesure.