Fernando Pessoa – quelques textes en vrac

 

 

 

Etre rivé à soi – sans distance, sans la distance imaginaire de l’ailleurs = d’un possible au futur

 

« Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face, la rive de ce côté-ci ; c’est là toute la raison de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai où l’on puisse oublier. »

 

Le livre de l’intranquillité, Edition Christian Bourgeois, 1988 , p. 23

 

 

 

Lucidité – la suprême conscience : se voir comme un étranger

 

«  Je suis, en cet instant de claire vision, un être soudain solitaire, qui se découvre exilé là où il s’était toujours cru citoyen. Jusqu’au plus intime de ce que j’ai pensé, je n’ai pas été moi (…). L’impression que j’ai de moi-même, c’est celle d’un homme se réveillant d’un sommeil peuplé de rêves réels, ou d’un homme libéré, par un tremblement de terre, de la pénombre du cachot à laquelle il s’était accoutumé (…). Oui, je le répète, je suis comme un voyageur se retrouvant soudain dans une ville inconnue, sans savoir comment il y est parvenu ; et je pense à ces gens qui perdent la mémoire, et qui deviennent un autre pendant très longtemps. J’ai été moi-même un autre pendant très longtemps – depuis ma naissance, depuis la conscience, - et je me réveille aujourd’hui au beau milieu d’un pont, penché sur le fleuve, et sachant que j’existe plus fermement que tout ce que j’ai été jusqu’à maintenant. Mais la ville m’est étrangère, les rues me sont inconnues, et le mal est sans remède. Donc, j’attends, penché sur le pont, que la vérité me quitte, pour me laisser à nouveau nul et fictif, intelligent et naturel.

 Ce n’a été qu’un instant, déjà passé. Je vois de nouveau les meubles qui m’entourent, les dessins du vieux papier sur les murs, le soleil à travers les vitres poussiéreuses. J’ai vu la vérité un instant. J’ai été un instant, avec conscience, ce que sont les grands hommes avec la vie (…) S’ignorer soi-même c’est vivre. »

Idem, p. 109 - 110

 

 

L’inexistence d’autrui pour moi

 

« Il n’est personne, me semble t’il, qui admette véritablement l’existence réelle de quelqu’un d’autre (...) ces indifférences incarnées qui nous parlent par-dessus le comptoir, ou nous regardent par hasard dans le tram, ou qui nous frôlent en passant, au hasard mort des rues. Ces autres-là ne sont pour nous que paysage, et presque toujours invisible paysage, comme une rue trop bien connue (…).

 Je n’ai pas honte d’envisager les choses de cette façon car je me suis aperçu que tout le monde en fait autant. Ce qui peut sembler du dédain de l’homme pour l’homme, de l’indifférence permettant de tuer des gens sans bien sentir que l’on tue, comme chez les assassins, ou sans penser que l’on tue, comme chez les soldats, provient de ce que personne n’accorde l’attention nécessaire au fait – sans doute, trop abscons – que les autres sont des âmes, eux aussi.

 Certains jours, en certains instants que m’apporte je ne sais quelle brise, qu’ouvre en moi l’ouverture de je ne sais quelle porte, je sens subitement que l’épicier du coin est un être spirituel, que le commis qui se penche en ce moment à la porte, sur un sac de pommes de terre, est, véritablement, une âme capable de souffrir.

 Lorsqu’on m’a annoncé hier que le caissier du tabac s’est suicidé, j’ai eu l’impression d’un mensonge. Le pauvre, il existait donc, lui aussi ! Nous l’avions oublié, nous tous qui le connaissions de la même manière que les gens qui ne le connaissaient pas. Nous ne l’en oublierons que mieux demain. Mais qu’il y eût en lui une âme – sans aucun doute, puisqu’il s’est tué. Passions? Soucis? Certes… Mais il ne me reste, à moi comme à l’humanité entière, que le souvenir d’un sourire niais flottant au-dessus d’un veston bon marché, sale et de guingois aux épaules. C’est tout ce qui me reste, à moi d’un homme qui a senti si fortement qu’il s’est tué de trop sentir, parce qu’enfin, on ne se tue certainement pas pour autre chose… Je me suis dit un jour, en lui achetant des cigarettes, qu’il serait bientôt chauve. En fin de compte, il n’a même pas eu le temps de le devenir. C’est l’un des souvenirs qui me restent de lui. Quel autre pourrais-je garder, au reste, dès lors que ce souvenir ne se rapporte pas réellement à lui, mais à une pensée que j’ai eue ?

 J’ai soudain la vision du cadavre, du cercueil où on l’a placé, de la tombe, totalement anonyme, où on l’a probablement déposé. Et je vois soudain que le caissier du tabac était, d’une certaine façon, avec son veston de travers et son front chauve, l’humanité tout entière.

 Ce ne fut qu’un moment. Aujourd’hui, maintenant, je vois clairement et en tant qu’homme, qu’il est mort. Rien d’autre.

 Non, les autres n’existent pas… C’est pour moi que se fige ce soleil couchant, aux ailes lourdes, aux teintes dures et embrumées »

   Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, p. 69-71

 

 

 

 

Solitude invisible aux autres

 

« Ils m’ont accueilli dans leur maison, leurs mains ont serré la mienne, ils m’ont vu passer dans la rue tout comme si j’étais là ; mais celui que je suis ne s’est jamais trouvé dans ces pièces, celui que je vis n’a pas de mains que les autres puissent saisir, celui pour lequel je me connais moi-même n’a pas de rues par où passer, à moins que ce ne soient toutes les rues, ni de rues où l’on puisse le voir, à moins qu’il ne soit lui-même tous les autres.

 Nous vivons tous anonymes et distants les uns des autres ; déguisés, nous souffrons en demeurant inconnus » (idem, p. 108)

 

 

L’ennui

« Dans tout cela qu’y a-t-il d’autre que moi ? Ah, mais l’ennui c’est cela, simplement cela. C’est que dans tout ce qui existe – ciel, terre, univers -, dans tout cela, il n’y ait que moi » (Pessoa, p. 370). « L’homme en proie à l’ennui se sent prisonnier d’une vaine liberté, dans une cellule infinie » (p. 369).

 

 

Solitude aimée

 

« Qu’il est bon d’être vastement seul ! Pouvoir se parler tout haut à soi-même, se promener sans rien qui heurte le regard, se plonger, penché en arrière sur sa chaise, dans une rêverie qu’aucun appel ne vient interrompre ! (…) Tous les bruits deviennent étrangers, comme s’ils appartenaient à un univers tout proche, mais indépendant. Nous voilà enfin rois !» (Cf. Pessoa, p. 393).

« Ah, mais voici que je reconnais – dans le pas qui gravit l’escalier, le pas de je ne sais qui montant vers moi – le quidam qui va interrompre ma bienheureuse solitude. Je vais voir mon empire implicite envahir par les barbares »

 

 

 

L’appel de Dieu comme demande d’amour au cœur de la solitude

 

« Où donc est Dieu, même s’il n’existe pas ? Je voudrais prier et pleurer, me repentir de crimes que je n’ai pas commis, et savourer le pardon comme une caresse qui ne serait pas vraiment maternelle.

 Une poitrine pour y pleurer, mais une poitrine immense, sans forme, dessinant un espace aussi vaste qu’une nuit d’été, et pourtant toute proche, chaude, féminine, auprès de quelque foyer… Pouvoir y pleurer des choses impensables, des échecs dont je ne connais pas bien la nature, des tendresses pour des choses inexistantes, et de grands frissons d’anxiété devant je ne sais quel avenir…

 Une nouvelle enfance, de nouveau une vieille nourrice, et un lit où je finisse par m’endormir entre deux contes qui me bercent et que j’entends à peine, avec une attention qui devient tiédeur, des contes semés de périls qui pénétraient une chevelure d’enfant aussi blonde que les blés… Et tout cela très grand, très éternel, définitif à jamais, et de la stature unique de Dieu, là-bas, au fond triste et somnolent de la réalité ultime des choses…

 Une poitrine, ou un berceau, ou un bras tiède autour de mon cou… Une voix qui chante tout bas – on dirait qu’elle veut me faire pleurer… Le crépitement du feu dans la cheminée… Cette chaleur au cœur de l’hiver… La tiède dérive de ma conscience… Puis, sans aucun bruit, un sommeil calme dans un espace immense, comme la lune roulant parmi les étoiles…

  Quand je mets de côté mes artifices et range dans un coin, avec un soin amoureux et l’envie de les embrasser, mes jouets à moi – mots, images ou phrases – alors je me sens si petit, si inoffensif et si seul, perdu dans une pièce immense, et si triste, si profondément triste !

 En fin de compte, qui suis-je, lorsque je ne joue pas ? Un pauvre orphelin abandonné dans les rues des sensations, grelottant de froid aux coins venteux de la Réalité, obligé de dormir sur les marches de la Tristesse et me mendier le pain de l’Imaginaire. Quant à un père, je sais seulement son nom ; on m’a dit qu’il s’appelait Dieu, mais ce nom n’évoque rien pour moi. La nuit parfois, quand je me sens trop seul, je l’appelle et je pleure, je tente de me former de lui une idée que je puisse aimer… mais je pense ensuite que je ne le connais pas, qu’il n’est peut-être pas ainsi, que ce ne sera peut-être jamais lui, le vrai père de mon âme…

 Quand tout cela finira-t-il, ces rues où je traîne ma misère, ces marches où je me blottis, transi, et où je sens les mains de la nuit sous mes haillons ? Si seulement Dieu venait un jour me chercher et m’emmenait chez lui, pour me donner chaleur et affection… J’y pense parfois et je pleure de joie, à la seule pensée de pouvoir le penser… Mais le vent traîne dans les rues, les feuilles tombent sur le trottoir… Je lève les yeux et je vois les étoiles, qui n’ont aucun sens… Et au milieu de tout cela il ne reste que moi, pauvre enfant abandonné, dont aucun Amour n’a voulu pour fils adoptif, ni aucune Amitié pour compagnon de jeu.

 J’ai trop froid. Je suis si fatigué, si las de cette solitude. O vent, va chercher ma Mère. Emmène-moi dans la Nuit vers la maison que je n’ai pas connue… Rends-moi, ô Silence, ma nourrice, mon berceau, et cette berceuse qui si doucement m’endormait.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, p. 117-118