Romain Gary : conception du roman, conception de l’art
Extraits de textes de Roman Gary issus principalement de Pour
Sganarelle, essai sur l’art et, secondairement, de Promesse de l’aube,
première partie de son autobiographie.
Texte n°1
Situation :
jeune enfant, l’auteur vient d’acquérir une bouteille magique lui permettant de
réaliser ses vœux les plus chers.
« Il ne me restait plus qu’à formuler un vœu.
Je me mis à réfléchir.
Assis par terre, la bouteille entre les jambes, je couvrais ma mère de bijoux, je lui offrais des Packard jaunes avec des chauffeurs en livrée, je luis bâtissais des palais de marbre où toute le bonne société de Wilno était invitée à se rendre à genoux. Mais ce n’était pas ça. Quelque chose, toujours, manquait. Entre ces pauvres miettes et l’extraordinaire besoin qui venait de s’éveiller en moi, il n’y avait pas de commune mesure. Vague et lancinant, tyrannique et informulé, un rêve étrange s’était mis à bouger en moi, un rêve sans visage, sans contenu, sans contour, le premier frémissement de cette aspiration à quelque possession totale dont l’humanité a nourri aussi bien ses plus grands crimes que ses musées, ses poèmes et ses empires, et dont la source est peut-être dans nos gènes comme un souvenir et une nostalgie biologique que l’éphémère conserve de la coulée éternelle du temps et de la vie dont il s’est détaché. Ce fut ainsi que je fis connaissance avec l’absolu, dont je garderai sans doute jusqu’au bout, à l’âme, la morsure profonde, comme une absence de quelqu’un. Je n’avais que neuf ans et je ne pouvais guère me douter que je venais de ressentir pour la première fois l’étreinte de ce que, plus de trente ans plus tard, je devais appeler « les racines du ciel », dans le roman qui porte son titre. L’absolu me signifiait soudain sa présence inaccessible et, déjà, à ma soif impérieuse, je ne savais quelle source offrir pour l’apaiser. Ce fut sans doute, ce jour-là que je suis né en tant qu’artiste ; par ce suprême échec que l’art est toujours, l’homme, éternel tricheur de lui-même, essaye de faire passer pour une réponse ce qui est condamné à demeurer comme une tragique interpellation.
Il me semble que j’y suis
encore, assis, dans ma culotte courte, parmi les orties, la bouteille magique à
la main. Je faisais des efforts d’imagination presque paniques, car je
pressentais déjà que le temps m’était strictement compté ; mais je ne
trouvais rien qui fût à la mesure de mon étrange besoin, rien qui fût digne de
ma mère, de mon amour, de tout ce que j’eusse voulu lui donner. Le goût du
chef-d’œuvre venait de me visiter et ne devait plus jamais me quitter. Peu à
peu, mes lèvres se mirent à trembler, mon visage fit une grimace dépitée et je
me mis à hurler de colère, de peur et d’étonnement.
Depuis, je me suis fait à
l’idée et, au lieu de hurler, j’écris des livres » (La promesse de
l’aube, p. 118).
Texte n°2
«La création artistique naît de ce que l’homme n’est pas, de ce qu’est
la réalité. Elle est une technique d’assouvissement, illusoire et fugace, d’un
désir de maîtrise et d’affirmation que l’œuvre ne fait que pallier, faisant
renaître une frustration encore plus grande et un besoin d’authenticité vécue
encore plus tyrannique, pouvant aller, par souci de réalisme, jusqu’au refus de
la création. Tout art aspire à finir ce qui est la raison même de sa naissance.
Il est un reproche constant, un témoin de l’imperfection de l’être, il scelle
notre caractère prématuré, irréalisé (…) Si l’œuvre pouvait rêver, elle se
verrait réalité. La volonté de changer la réalité est ainsi inhérente à la
nature même de l’art. C’est une volonté de placer la source de la Puissance
dans l’homme, une chute du désir au niveau du chef d’œuvre. Tant qu’il y aura
art, tant qu’il y aura Roman, cela voudra dire que l’homme n’est pas arrivé, qu’il
n’a pas encore eu lieu entièrement : en ce sens, c’est un acte de
barbarie, un aveu de préhistoire. On conçoit donc pourquoi l’art dès son
commencement se mit à parler de Dieu et pourquoi il était fatal qu’il cessât
d’en parler dès qu’il pris conscience de lui-même » (Pour Sganarelle,
p. 12).
Texte n°3
«Nous sommes aujourd’hui de vieux ennemis et c’est de ma lutte avec eux
que je veux faire ici le récit ; ma mère avait été l’un de leur jouets
favoris; dès mon plus jeune âge, je m’étais promis de la dérober à cette
servitude ; j’ai grandi dans l’attente d’un jour où je pourrais tendre
enfin ma main vers le voile qui obscurcissait l’univers et découvrir soudain un
visage de sagesse et de pitié ; j’ai voulu disputer, aux dieux absurdes et
ivres de leur puissance, la possession du monde, et rendre la terre à ceux qui
l’habitent de leur courage et de leur amour » (La promesse de l’aube,
p. 19).
Texte n°4
Le génie : « une déformation par rapport à ce qui est admis
comme le critère de l’être « normal », une différence, disons même
une monstruosité » (p. 13).
Texte n°5
« … ce rôle essentiel qui fut de tous les temps celui de l’art, et qui en fait un ennemi naturel de tout «ordre des choses » » (p. 110).
Texte n°7
L’auteur âgé de huit ans essaie de jongler avec sept balles.
«Je sentais confusément que l’enjeu était important, capital même, que
je jouais là toute ma vie, tout mon rêve, toute ma nature profonde, que c’était
bien de toute la perfection possible ou impossible qu’il s’agissait. Mais
j’avais beau faire, la septième balle se dérobait toujours à mes efforts. Le
chef d’œuvre demeurait inaccessible, éternellement latent, éternellement
pressenti, mais toujours hors de portée. La maîtrise se refusait toujours (…).
Ce fut seulement aux abords de ma quarantième année, après avoir longuement
erré parmi les chefs-d’œuvre, que peu à peu la vérité se fit à moi, et que je
compris que la dernière balle n’existait pas »
(La promesse de l’aube, p. 132)
Texte n°8
« La construction logique parfaite procure une jouissance qui est le moteur puissant aussi bien de la recherche scientifique que de l’élaboration des systèmes idéologiques. Le goût des schémas rigoureux, des abstractions d’une étanchéité parfaite relève autant de la beauté formelle, source du plaisir, qu’une œuvre de Le Corbusier ou de Mondrian. Le marxisme doit sans doute son succès et ses conquêtes, autant que Freud, à son caractère achevé : la beauté n’y est pas seulement la fin du malheur des hommes. Il situe l’esprit dans une perfection toujours esthétique d’une construction entièrement satisfaisante avant de le situer dans l’authenticité de sa vérité » (P S, p. 194).
Texte n°9
« Au lieu de jongler, selon mes moyens, avec cinq, six, sept
balles comme tous les artistes distingués, je me tuais à vouloir vivre ce qui à
la rigueur pouvait seulement être chanté. Ma course fut une poursuite errante
de quelque chose dont l’art me donnait la soif, mais dont la vie ne pouvait
m’offrir l’apaisement. Il y a longtemps que je ne suis plus dupe de mon inspiration
et si je rêve toujours de transformer le monde en un jardin heureux, je sais à
présent que ce n’est pas tant par amour des hommes que par celui des jardins.
Et, certes, le goût de l’art vivant et vécu demeure toujours à mes lèvres, mais
c’est surtout comme un sourire : ce sera sans doute ma dernière création
littéraire, s’il me reste à ce moment-là encore quelque talent » (La
promesse de l’aube, p. 315).
Texte n°10
Ce qui agit c’est « uniquement l’accord formel, en lui-même,
indépendant de la nature du contenu, entre la forme et le fond, une qualité du
« jouir » esthétique, artistique et sensuelle, qui enrichit et
sensibilise la conscience, mais ne peut aspirer à la former dans le sens
exclusif du contenu de l’œuvre (…). Il s’agit désormais d’une qualité en soi,
d’un « jouir » esthétique qui situe l’homme sans aucune
discrimination spécifique et sans aucun critère totalitaire au niveau d’une
essence de chef-d’œuvre qui est une réalité vécue, un moment de bonheur
fugitif, mais qu’il peut déclencher à volonté dans sa conscience, qui est
désormais en lui et qui éclaire de plus en plus la réalité parce qu’il s’agit
d’une expérience du bonheur que l’homme cherchera dorénavant à imposer à tous
ses rapports avec la vie, ce qui ne cesse de marquer la réalité et de lui
dicter une organisation, une direction, une forme toujours renouvelée dans la
poursuite de la perfection » (P S, p. 237).
Texte n°11
Le devenir réel de l’art c’est le moment social, «le moment où l’esthétique se fait éthique » (P S, p. 244).
Texte n°12
« Je fus étreint par un besoin de justice pour l’homme tout
entier, quelles que fussent ses incarnations méprisables ou criminelles, qui me
jeta enfin et pour la première fois au pied de mon œuvre future, et s’il est
vrai que cette aspiration avait, dans ma tendresse de fils, sa racine
douloureuse, tout mon être fut enserré peu à peu dans ses prolongements,
jusqu’à ce que la création littéraire devînt pour moi ce qu’elle est toujours,
à ses grands moments d’authenticité, une feinte pour tenter d’échapper à
l’intolérable, une façon de rendre l’âme pour demeurer vivant » (La
promesse de l’aube, p. 175).
Texte n°13
« Quant à l’impulsion
créatrice, on ne peut s’empêcher de penser ici à la métaphore première de la
vie, à la variété infinie des manifestations qu’elle obtient, depuis le moindre
bourgeon jusqu’à Guerre et Paix, à la lumière et la chlorophylle, à l’océan
originel qui nous a donné naissance, et à la culture, ce nouvel océan ambiant
fraternel et nourricier, où commence à peine une étape de l’évolution qui
cherche à faire de l’homme sa propre œuvre » (P S p. 14).
Texte n°14
« L’art est une naissance commandée par la vie : qu’une
feuille pousse, que Giotto peigne une fresque ou que Dickens écrive un roman,
c’est à la poussée de la vie que la nature obéit, dans une variété infinie de
formes, de personnages, d’identités » (p. 169).
Texte n°15
«C’est seulement lorsque la montée de la sève culturelle change la
nature même de la sensibilité et du regard, faisant monter le seuil de la
conscience – Mozart joue là le même rôle que Schiller ou Leonardo – que toutes
les ressources de l’intelligence de Marx sont mobilisées au service de sa
sensibilité. Toutes les prises de conscience révolutionnaires ont d’abord été
un changement de la façon de sentir avant d’être un changement de la façon de
penser » (P S, p. 100).
Une « poussée de sève à travers les murailles des états sociaux
les plus fortement retranchés » (p. 105).
«Les symphonies font soudain retentir, hors des salles de concert, des
échos et des chœurs» (p. 105).
Texte n°16
«Ce qu’une œuvre laisse comme goût à ses lèvres, c’est le goût et le
pressentiment d’un monde qui n’est ni celui de la réalité ni celui du roman. Je
l’ai dit : l’art fait toujours de l’homme un personnage futur. C’est ainsi
qu’agit la vérité artistique : comme une poussée vers «ce qui n’est pas»
au goût de beauté, de plénitude, vers un « ailleurs » qui ne saurait
être atteint et qui est la condition même de la course de la
conscience-poursuite et de l’Histoire. C’est un ébranlement vers l’avenir sans
désignation spécifique de cet avenir : aucun romancier ne le connaît,
aucune œuvre d’art ne peut le faire voir. C’est essentiellement quelque chose
qui n’existe pas, une aspiration, au sens de la dynamique, mais qui est liée au
bonheur, au jouir, à la beauté, à l’assouvissement» (P S, p. 105).
Texte n°17
« Elevé dans ce musée imaginaire de toutes les noblesses et de
toutes les vertus, mais n’ayant pas le don extraordinaire de ma mère de ne voir
partout que les couleurs de son propre cœur, je passai d’abord mon temps à
regarder autour de moi avec stupeur et à me frotter les yeux, et ensuite, l’âge
d’homme venu, à livrer à la réalité un combat homérique et désespéré, pour
redresser le monde et le faire coïncider avec le rêve naïf qui habitait celle
que j’aimais si tendrement.
Oui ma mère avait du talent –
et je ne m’en suis jamais remis » (La promesse de l’aube, p. 45).
Texte n°18
« Le roman libère le lecteur de l’emprisonnement dans l’identité
que lui a imposée la Puissance, qu’il n’a pas choisie, pour l’ouvrir au
changement en lui donnant l’expérience des identités multiples, toute lecture
de roman étant changement d’identité, comme l’Histoire. On ne saurait concevoir
de lecteur libre : un tel lecteur n’aurait rien à demander au Roman »
(P S, p. 133).
Texte n°19
«Le réalisme est une illusion
de la réalité, le personnage est toujours l’auteur, l’objet est personnage, il
est l’auteur, cet arbre que je regarde et décris est touché par la culture, il
est Jeanne d’Arc et la retraite de Moscou, nos ancêtres les Gaulois, la
Joconde, il est mon œil (…) L’autre est totalement inabordable s’il ne passe
pas par le miroir culturel de ma conscience » (P S, p. 130).
Texte n°20
«Toutes les perceptions sont devenues culturelles, historiques et
aussitôt ouvertes par l’incompréhension sur l’avenir, ce qui exclut tout arrêt
et fait de chaque regard « arrêté » une simple victime expiatoire du
réel. Avoir conscience d’une banane sous mes yeux est déjà avoir conscience
d’Hélène de Troie, de Waterloo, de Lénine. Il n’y a plus en littérature de
bananes vierges. L’art est un refus de s’arrêter au regard. Les vérités sont
des circonstances, elles sont tournées vers le passé : à leur flanc, les
erreurs se tournent vers l’avenir. Les vérités peuvent retarder, mais ne
peuvent pas fixer cette aspiration en avant. Le culte du connu, c’est la peur
du « révisionnisme », de l’inconnu. Le réel est une pelure de la
réalité. Le réalisme est une poursuite. Le personnage est un improvisateur
constant de lui-même » (P S, p. 174 - 175).
Texte n°21
« La forme littéraire est incompatible avec la réalité. Tout style
est déformation de ce qui est. Chaque mot est une culture millénaire, chaque
désignation est chargée de tradition et d’Histoire, chaque concept est une
tradition du sens, une convention, un arrangement approximatif, une recherche
de confort relatif de l’homme au sein de l’univers » (P S, p. 186).
Texte n°22
«A partir d’une certaine connaissance familière d’un monde, tout est
fiction, arbitraire, convention, détournement, abus, imposture, charlatanisme,
larcénie artistique, tout est talent, génie ou médiocrité ».
Texte n°23
« Tout est entièrement libre, il n’y a pas de police, il n’y a pas
de loi, il n’y a pas de règle, il n’y a pas de vérité, d’erreur, il n’y a
qu’une surveillance sévère exercée par la Puissance de la réalité par
l’intermédiaire du lecteur-censeur qui n’est jamais libre, mais esclave du seul
monde qu’il connaît, d’une seule identité historique qui le tient. Sartre se
trompe lorsqu’il parle de la « liberté » du lecteur à laquelle
s’adresserait le romancier. La censure et la vigilance du lecteur sont celles
d’un serf de la Puissance, d’une réalité et d’une identité sociales du monde
dont il est prisonnier, ne connaissant rien d’autre, et qu’il s’agit de tromper
par tous les moyens – « réalisme » - pour le libérer, pour l’aider à
s’évader, lui faire passer la frontière d’un « ailleurs », le rallier
d’abord à l’œuvre et le renvoyer ensuite, après métamorphose ». (P S, p.
135).
Texte n°24
« Si le réalisme voulait dire réalité, il est bien évident que le
roman n’existerait pas. L’art vit de rivalité et de différence. On ne peut pas
être l’autre et identique à lui » (P S, p. 136)
« Nous ne sortirons jamais de la fiction » (P S, p. 137).
Texte n°25
« Le romancier porte en lui son identité historique comme une
inacceptable limitation, une claustrophobie de l’imagination, de la conscience.
Il aspire par tous ses pores à sortir de ce Royaume du Je, par tous ses pores,
c'est-à-dire par tous ses personnages. Ce faisant, et jusqu’à ce que la
contribution à la culture parvienne à modifier la réalité, il ne parvient qu’à
changer de Je, avec cette différence que cet autre Royaume de son Je est cette
fois ouvert et offert à d’autres que lui-même, qu’il n’est plus le seul à
l’habiter et que ce Royaume s’ouvre sur, et se jette dans ce qui change et
libère celui de l’espèce entière » (P S, p. 149)
Texte n°26
« L’art ouvre ainsi une plaie ouverte infectée d’absence au cœur
de la réalité. Mais ce sont les conditions même du progrès qu’il crée ainsi.
C’est par la diminution de plus en plus rapide, par le jeu de l’aspiration, par
et vers « ce qui n’est pas », d’une marge entre la réalité et le
pressentiment d’une réalité future dont nous effleure le chef d’œuvre,
contraste dont la conscience ne fait que grandir à mesure que la culture se
fait partage et aspiration plus grande encore, que s’effectue ainsi en
s’accélérant toujours la course de la conscience-poursuite ». « Sans
l’art des siècles, Marx serait mort un épicier heureux » (P S, p. 152)
Texte n°27
« Le réalisme de l’art n’incombe par à l’artiste : il incombe
à la société. Ce sont les organisateurs du monde qui sont chargés du
« réalisme » de la beauté. Le réalisme authentique d’une œuvre d’art
est ce que le monde devient lorsqu’il cherche à incarner son essence de beauté,
c'est-à-dire de faire sortir l’art de la barbarie en lui donnant à vivre »
(P S, p. 152).
Texte n°28
« Une conscience coupable de beauté, et donc de lèse-humanité, de
lèse-réalité » (P S, p. 155)
« Les sociétés ne sont que des identités historiques transitoires.
Les limites de notre imagination ont été agrandies par Proust, non pas les
limites de notre connaissance. De chef d’œuvre en chef d’œuvre, le psychisme de
l’homme dans la société où il s’exerce acquiert ainsi l’habitude de la vision,
de la dimension, du devenir : chaque révolution artistique rompt ainsi
l’habitude de la position statique, fait ressentir de plus en plus ce qui n’est
pas comme une naissance latente. Et que l’on comprenne bien que je ne fais pas
de « ce qui n’est pas » une métaphysique : seulement un
incessant progrès de l’homme à la conquête de la part remédiable de son destin,
et la réduction de l’irrémédiable. Tout grand romancier rompt l’habitude du
regard en lui donnant à voir ce qu’il n’a encore jamais vu : le monde
imaginaire joue le même rôle qu’une nouvelle réalité. La somme des œuvres
change ainsi profondément par l’expérience de l’imaginaire la conscience que
l’homme a du monde de la réalité vécue : la dimension de la culture
s’installe ainsi de plus en plus dans nos rapports avec ce qui est. Le monde,
inchangé directement par les œuvres, ne sera pourtant pour nous jamais le
même ; il lui manquera désormais cette plénitude que nous avons approchée
pour revenir ensuite à la réalité. Le décalage entre l’univers romanesque et
l’univers réel au sein de l’œuvre s’installe entre notre conscience et la
réalité : celle-ci devient déchue. Nous devenons soudain, dans nos
rapports avec elle, plus sensibles à ce qui n’est pas, qu’à ce qui est :
ce sont les conditions mêmes du progrès que ce dynamisme de l’aspiration
installe ainsi en nous. Que ce soit dans le roman ou dans le musée, rien ne
peut plus faire disparaître cette expérience dont notre conscience et notre
regard sont chargés ; il n’existe pas de chef-d’œuvre qui laisse le monde
inchangé. Mais tout ici parle de culture » (P S, p. 189 – 190).
« Les hommes luttent contre la
donnée qui leur a été imposée par la Puissance, - création à laquelle leur
conscience n’avait pris aucune part. Ils luttent contre ce qu’ils sont encore,
contre ce qui est encore. Les questions d’essence ou d’existence ne sont là que
des satisfactions formelles. Car la seule chose , de toute façon, qui les tente
depuis qu’ils sont, c’est ce qu’ils ne sont pas, c’est ce qui n’est pas, qu’ils
n’atteindront pas et qu’ils ne cesseront jamais de poursuivre, se créant
eux-mêmes chemin faisant » (P S, p. 250).
Texte n°31
«Qu’ils transforment profondément la sensibilité moderne, qu’ils accentuent ainsi le seuil d’intolérance à ce qui était « passé dans les mœurs », qu’il contribuent ainsi à créer des conditions de renouveau social, est pressenti comme une vague menace, un malaise : ou bien c’est l’indignation, ou bien c’est l’incompréhension totale, c'est-à-dire l’indifférence. Il n’y a pas de beauté nouvelle qui ne lutte pour un avenir nouveau, et il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais de beauté gratuite, de beauté perdue. Il est impossible de mettre la culture en minorité. L’esthétique est là, dans leurs œuvres, comme un avenir social lumineux et clair, comme un commandement impératif de beauté ; ce champs de Van Gogh, brûlant de génie, est un futur incendie de la réalité ».
Van Gogh, Reaper, 1889
Ceci « annonce le renouveau de la sensibilité. Une façon de voir, la fin de l’habitude du regard, une vision bouleversante de ce qui n’est pas, dans ce qui est » (P S, p. 288).
Texte n°32
« Rien, dans la réalité, ne peut
résister à ce qui change la nature du regard. Serrons de plus près le secret du
chef-d’œuvre. Regardez une toile de Vélasquez, de Tintoretto : guettez ce
qui se passe en vous. La beauté vous atteint comme une certaine tristesse, une
nostalgie, un regret, au moment où votre regard va la quitter pour retourner à
la réalité : ce que vous sentez comme un serrement de cœur, c’est que ce
tableau qui est là, et dont vous allez vous détourner, va rester là, qu’il va
manquer au monde, que quelque chose, en lui, qui est là, n’existera plus. Vous
ressentez d’abord l’impact du chef-d’œuvre comme un jouir, ensuite comme son
absence imminente ; sa beauté révèle et accentue un manque autour de vous,
en vous : quelque chose qui fait cette beauté n’est pas là : ni en
vous, ni autour de vous. Pour votre conscience sensibilisée par la culture et
qui le demeure, ce chef d’œuvre qui va s’éteindre, sa beauté manquent au monde,
à la vie : ce monde autre que vous avez contemplé change soudain vos
rapports à la réalité. Ce tableau génial est un échec, une imposture, un
mensonge : il souligne profondément une absence, lorsque le regard quitte
la toile, ce regret, cette chute que vous ressentez, c’est le retour à la
réalité. Tout chef-d’œuvre est un échec du monde. Je n’ai plus besoin de redire
à quoi nous invite cette imposture, cette inutilité de l’œuvre, ce qu’accomplit
ainsi dans notre conscience cette révolution qui ne quitte pas le tableau, qui
se désintéresse de la société, de la misère, cette beauté qui ne sort pas du
cadre et qui ne nous suit pas hors du musée, qui reste là, derrière vous, comme
une suprême indifférence, cette joie, ce bonheur passager sur lequel on referme
le livre, cette symphonie qui ne vous parle pas de la servitude et du taudis.
C’est une beauté scandaleuse et inutile : tout, en nous, s’indigne de
cette souveraine, heureuse et dédaigneuse solitude, tout nous somme de faire
cesser cette intolérable provocation. Il n’est pas d’autre moyen d’en finir
avec cet ailleurs que de forcer le monde à s’y situer tout entier, à faire
cesser la solitude de l’œuvre et sa provocation en lui obéissant, en
reconnaissant dans sa beauté votre patrie future. Ce qui fait la puissance
créatrice des œuvres, c’est leur irréalité, ce qui mobilise les consciences,
c’est la solitude de leur beauté aliénée.
Idéalement l’art aspire à devenir inutile, et en ce sens tout
chef-d’œuvre est un aveu de barbarie, d’impuissance, de préhistoire. On doit
ainsi considérer, dans une certaine mesure, tout art comme préhistorique. Le
besoin de création artistique a sa source dans une conscience aigue et
douloureuse de l’imperfection, de l’absence, de l’éphémère, du périssable, du
futile. C’est une substitution d’un domaine où l’homme est maître de ses
perfectionnements à celui où il ne fait que subir ses limites. Le rapport de
Cézanne avec un moment de la lumière provençale est avant tout un rapport avec
ce qui, dans ce moment unique et fugitif, va finir, va échapper, va se refuser,
n’est pas soumis à la volonté de l’homme, et qu’il s’agit, dans ce domaine
autre où règne la volonté humaine, de fixer, d’éterniser, de posséder à tout
jamais dans sa beauté. C’est un refus de résignation.
C’est
ainsi que l’œuvre d’art fixe ces critères au monde : le réalisme incombe
toujours à la réalité dans sa poursuite de l’œuvre. Il ne peut s’agir d’autre
chose, en elle, que d’une essence de ce « jouir » commun à toutes les
formes de la vie, d’une essence dont l’art abstrait aujourd’hui et la musique
depuis toujours cherchent à saisir le principe même, d’une mimique dans
l’univers des formes créées par l’homme, de ce qui constitue et restitue
l’identité profonde de toutes les manifestations de la vie, une élévation du
seuil de la conscience, toujours plus avivée par la culture, qui change les
rapports de l’homme avec la réalité, instituant une sorte de poursuite de
l’œuvre d’art, pour faire cesser sa solitude, pour la rejoindre dans une
dimension vécue. La culture mène ainsi à une quête de ce qu’il y a de plus
insaisissable et immatériel dans l’œuvre, à ce qui échappe à toute définition,
à tout critère autre qu’une plénitude, une intensité de vie ressentie pendant
toute la durée du rapport, et qui cesse par un retour à la réalité. Répétons-le :
le réalisme de la beauté de l’œuvre d’art incombe à la société dans ses
rapports avec l’œuvre et non à l’œuvre. C’est à partir de l’éducation et par le
partage de la culture que s’accomplit le départ vers la réalisation des œuvres
d’imagination » (P S, chapitre XXXIII).
Texte n°33
« Reconnaissons enfin que toute forme d’expression
artistique, depuis la première peinture sur la paroi d’une grotte, naît
toujours et continuera à naître, d’une frustration, d’un besoin, qui n’est pas,
à l’origine, un besoin d’art, et que ni l’art ni la fiction ne sauraient
assouvir. Tromper la faim, peut-être est-ce tout ce dont il s’agit ;
tromper sa faim, peut-être est-ce tout ce dont il s’agit ; tromper la
faim, c'est-à-dire tromper la fin. Nullement ma finitude, dont je me fous
bien : mais celle de cette beauté qui va s’éteindre et que Bonnard saisit,
de cette péripétie historique, qui va bouger, changer, me glisser entre les
doigts, de toutes les richesses, des beautés, des manifestations étonnantes de
ce moment de notre aventure, qui vont me filer entre les doigts, si je ne m’en
saisis pas, si je ne m’en gorge pas, si je n’en fais pas mon profit et ma joie.
Cette faim absolument dévorante qui ne me quitte pas une seconde, sauf pendant
l’amour, ni le roman, ni la beauté des
chefs-d’œuvre accomplis, ni aucun épanouissement de la culture ne peuvent finalement
l’assouvir : ils ne peuvent, au contraire, qu’aviver, entretenir, par
chaque manifestation, cette plaie, ce manque, ce vide, ce besoin d’autre chose
que l’art, que le roman, creuser davantage cette impérieuse obsession du
progrès vers ce qui n’est pas. Des bornes, des bornes et toujours des bornes.
Si par quelque miracle de science, de civilisation ou d’intervention
surnaturelle cette plaie d’absence pouvait être refermée, si ce « néant au
fond de l’homme » pouvait être comblé, les musées et les littératures ne
nous parleraient plus de rien, si ce n’est d’un lointain balbutiement de
l’enfance de l’espèce, un murmure de barbarie » (P S, p. 549).