Schopenhauer – la métaphysique de l’amour

 

 

La métaphysique de l’amour de Schopenhauer est un très beau et, fait peu courant, très drôle morceau de la philosophie. Sur ce point je vous renvoie en passant aux Consolations de la philosophie d’A. De Botton qui tisse quelques sympathiques variations sur le thème. Ici on procédera à une analyse critique de cette théorie de l’amour. Selon cette dernière, en effet, l’amour est une illusion de l’espèce. Si, au-delà de son sens strictement freudien comme inconscient psychique, on appelle « inconscient » l’ensemble des forces non conscientes qui déterminent la conscience à son insu (à ce titre Alain Renaut dans son Cours de philosophie paru en 2005 distingue trois formes d’inconscients : un inconscient biologique, un inconscient psychique et un inconscient social), on peut appeler inconscient biologique, l’ensemble des forces innées, inscrites génétiquement en nous et inconnues de la conscience, qui déterminent le champ et la tension propre de notre conscience vers son objet.

 

Prenons donc au sérieux l’idée d’un inconscient biologique et analysons sa force et le degré de sa validité dans le champ de ce qui constitue une expérience majeure de la conscience, celle de l’amour. Dire que notre conscience de l’amour est le produit d’un inconscient biologique (la déterminant à son insu) signifie que la conscience que nous avons de l’amour serait intrinsèquement illusoire. Que servirait-elle alors ? L’espèce, à notre insu. L’amour ne serait ainsi que la manière illusoire dont apparaît à la conscience la tension reproductrice de l’espèce, cette dernière tenant alors lieu de cet inconscient essentiellement biologique qui déterminerait notre conscience. Telle est la « métaphysique de l’amour » de Schopenhauer :

 

 « L’égoïsme en chaque homme a des racines si profondes, que les motifs égoïstes sont les seuls sur lesquels on puisse compter avec assurance pour exciter l’activité d’un être individuel. L’espèce, il est vrai, a sur l’individu un droit antérieur, plus immédiat et plus considérable que l’individualité éphémère. Pourtant, quand il faut que l’individu agisse et se sacrifie pour le maintien et le développement de l’espèce, son intelligence, toute dirigée vers les aspirations individuelles, a peine à comprendre  la nécessité de ce sacrifice et à s’y soumettre aussitôt. Pour atteindre ce but il faut donc que la nature abuse l’individu par quelque illusion, en vertu de laquelle il voit son propre bonheur dans ce qui n’est, en réalité, que le bien de l’espèce ; l’individu devient ainsi l’esclave inconscient de la nature, au moment où il croit n’obéir qu’à ses seuls désirs. Une pure chimère aussitôt évanouie flotte devant ses yeux et la fait agir. Cette illusion n’est autre que l’instinct. (…) L’enthousiasme vertigineux qui s’empare de l’homme à la vue d’une femme dont la beauté répond à son idéal, et fait luire à ses yeux le mirage du bonheur suprême s’il s’unit avec elle, n’est autre chose que le sens de l’espèce qui reconnaît son empreinte claire et brillante et qui par elle aimerait se perpétuer » (Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation)

 

Analyse détaillée

1) « L’égoïsme en chaque homme a des racines si profondes… ». Qu’est-ce donc que l’égoïsme ? C’est le fait de n’agir qu’en vue de ses propres intérêts sans donner au point de vue de l’autre une valeur propre dans ma prise de décision (altruisme) (ego = moi / alter = autre). Quelles sont donc ces racines « si profondes» de l’égoïsme ? Elles sont biologiques c'est-à-dire ancrées dans la vie – ce que Schopenhauer dit de l’homme peut ainsi se généraliser à tout être vivant. Qu’est-ce qui caractérise, en effet, de ce point de vue, un être vivant ? Un être vivant – de la bactérie à l’homme – n’existe jamais que pour lui-même, percevant le monde à partir de soi, visant des fins (nutrition, reproduction) dont il est pour lui-même le centre. Aussi, écrit Schopenhauer, « chaque individu, en dépit de sa petitesse, bien que perdu, anéanti au milieu d’un monde sans bornes, ne se prend pas moins pour centre du tout, faisant plus de cas de son existence et de son bien-être que de ceux de tout le reste » (Le monde comme volonté et représentation). C’est vrai de mon chat - et ici de Garfield – mais c’est déjà vrai

d’une amibe, par exemple.

 

 

Zone de Texte: Chaque individu est pour lui-même centre du monde. Le cri de l’estomac de Jon ou de Garfield c’est un cri qui ne se conjugue qu’à la première personne. Or Jon a fait l’erreur de n’écouter que son ventre – il vit alors sans pensées, spontanément, il se laisse aller : il a oublié Garfield. C’est que s’il vit sa propre faim, il ne peut que se représenter celle de Garfield – Schopenhauer : différence entre la représentation par quoi je peux penser l’autre et la vie par quoi je m’éprouve moi-même. Mais le chat sait rappeler qu’il est un centre. Sa nourriture ne vient pas, il râle. Pas question de le faire attendre, pas question pour lui de prendre en compte le repas de Jon. C’est que pour Garfield, Jon n’existe pas : il n’y a pas une personne ayant des intérêts et besoins distincts qu’il faudrait prendre en compte. Jon n’est qu’un élément dans la vie de Garfield. Le Jon de Garfield c’est un Jon  « pour Garfield ». A contrario, l’homme peut penser au chat en tentant de se mettre à sa place. Seul l’homme sait qu’il y a d’autres centres et s’il ne peut les vivre – il ne peut, par exemple, sentir que sa propre faim – il peut les penser,  les imaginer et sympathiser avec (empathie – affect). 
« N’oublions jamais qui est le centre du monde » : c’est exactement ce qu’est Garfield pour lui-même, c’est aussi ce que nous sommes spontanément et ce que nous exigeons des autres – ce qui n’est injuste que pour les hommes en ce que, eux, peuvent toujours faire autrement : qui de nous ne se comporte en Garfield ?
 


  

 

 

  

 

 

 

Zone de Texte: Nutrition de l'amibe (phagocytose) :  L'amibe, organisme unicellulaire ne comportant aucun organe, s'approche d'une paramécie, cellule beaucoup plus petite, et commence à la cerner avec deux excroissances de cytoplasmes appelées pseudopodes. Quand la paramécie sera complètement entourée, une vacuole se formera autour d'elle ; sa membrane sera constituée des membranes soudées des pseudopodes. La paramécie sera alors digérée. 
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Qu’est-ce que le monde pour l’amibe ? On peut dénier toute pertinence à cette question en faisant du vivant un être se réduisant à des processus matériels en troisième personne. C’est ce qu’a fait, par exemple, Descartes, avec sa théorie de l’animal-machine – dire qu’il y a un monde pour l’amibe serait alors projeter sur le vivant ce qui n’existe que pour l’homme (un monde subjectif). Et, de fait, nul ne saurait percevoir en l’autre un tel monde propre – n’existant qu’à la première personne, invisible à tout autre que celui qui l’éprouve, peut-être mon voisin lui-même n’est-il qu’une machine ? On peut donc toujours en douter. Cependant la recherche à travers un environnement aléatoire, la reconnaissance de formes qui ne sont jamais strictement identiques, la tension en avant du besoin… sont-ils pensables en dehors de l’idée d’une ouverture subjective d’un espace et d’un temps propres (seraient-ils très réduits)? Si une telle ouverture ne peut être que subjective, c’est que l’à-venir n’existe pas « pour » (et ici le « pour » n’a pas de sens) la matière qui n’existe jamais qu’au présent – l’à-venir est une dimension d’irréalité projetée subjectivement par l’imagination en avant de ce monde.

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Dit autrement, selon la catégorisation de Cornélius Castoriadis (Le monde morcelé), tout être vivant est un sujet – non ici entendu comme cet être libre cause de soi  – mais comme un être doté de la dimension subjective du « pour soi » : contrairement à la simple matière qui n’est jamais qu’unidimensionnelle, sans profondeur, ni dimension intérieure, tout être vivant serait : a) autocentré – se vivant comme le centre de son monde ; b) autofinalisé – mue par une tension interne qui fait un avec lui  - tout être vivant se fait et se vise; différence avec l’être matériel qui ne connaît de causes qu’extérieures ; c) doté d’un monde propre – le monde de la plante, de la mouche, du chien… Avec le vivant apparaîtrait ainsi un « mode d’être étranger aux soleils, aux planètes, aux atomes » (Hans Jonas, cf. tableau résumant sa philosophie de la vie), celui d’un être toujours en tension, se visant et se faisant lui-même dans la lutte précaire pour exister.

 

On comprend dès lors la raison de la profondeur des racines de l’égoïsme humain : c’est « dans l’égocentrisme de l’unicellulaire ou déjà l’individu contingent, périphérique, éphémère, se pose, le bref instant de son existence, au centre de son univers » (E. Morin, La vie de la vie) que ce dernier s’enracine. Je ne peux, de fait, faire autrement que de me vivre au centre de mon monde – même si je peux penser au-delà ; tout réveil le matin, toute pensée, toute perception… partent de ce point premier, de ce site autocentrée que j’occupe toujours ; une douleur aux dents en tant que je l’éprouve et que je suis le seul à l’éprouver est plus terrible pour moi que n’importe quel génocide ; de l’autre côté, la douleur de l’autre n’est jamais pour moi qu’une représentation (image ou idée) à laquelle je puis bien compatir mais que je ne peux réellement vivre : la baffe que reçoit le voisin est toujours moins douloureuse et humiliante pour moi ; pour agir il faut enfin que j’y sois intéressé, c'est-à-dire que les fins que je me propose me touchent d’une certaine façon – sans une telle condition, pas d’action possible : on n’agit pas pour rien, sans aucun motif – il faut que j’éprouve un intérêt pour telle action.

 

 

 

 

 

 

2) Si, cependant, l’individu vivant est pour lui-même son propre centre, s’il n’agit que s’il y ressent un intérêt propre, on se demande alors comment l’espèce peut bien vivre et se reproduire. Une telle reproduction ne nécessite t’elle pas le sacrifice de l’individu – comme, à l’extrême limite, ces mâles immolés après l’accouplement par la mante religieuse ? Pour que l’espèce survive ne faudrait-il pas que l’individu soit altruiste – c'est-à-dire agisse pour les autres en faisant abstraction de soi ? Or, du fait de la structure subjective autocentrée du sujet vivant, c’est ce qui ne se peut. Comment donc l’espèce se reproduit-elle ? En se servant de l’individu à son insu, nous dit Schopenhauer : « pour atteindre ce but il faut donc que la nature abuse l’individu par quelque illusion, en vertu de laquelle il voit son propre bonheur dans ce qui n’est, en réalité, que le bien de l’espèce ; l’individu devient ainsi l’esclave inconscient de la nature, au moment où il croit n’obéir qu’à ses seuls désirs ». Tel est l’instinct et ici le désir sexuel – l’éros. Eros, ce désir qui, pour le moins qu’on puisse dire, inonde la conscience, serait le moyen par lequel à mon insu – et à l’insu de tous les animaux – l’espèce se reproduit. Qu’est-ce qui permet à Schopenhauer de poser une telle priorité de l’espèce sur l’individu ?

 

 

3) Tout d’abord, un jugement de la raison sur la position relative de l’individu à l’égard de la nature puis à l’égard de l’espèce. « L’individu est un quantum d’existence, éphémère, discontinu, ponctuel, un « être-jeté-dans-le-monde » entre ex nihilo (naissance) et in nihilo (mort), et c’est en même temps un sujet qui s’auto-transcende au-dessus du monde. Pour lui, il est centre de l’univers. Pour l’univers ce n’est qu’une trace corpusculaire, un froissement d’onde. Pour lui il est sujet, pour l’univers il est objet » (E. Morin, La vie de la vie, p.194). Celui qui se prend pour un centre n’est, matériellement parlant qu’un vent de mouche dans le grand univers. De même, celui qui vit le temps et l’espace comme restreint autour de sa personne, n’est aussi, en tant que membre de l’espèce, que le nième produit de telle espèce donnée (la 3041003ème fourmi de la grande fourmilière) ; elle-même étant encore, du point de vue de la vie – alors même que l’on peut, peut-être, cf. + loin (4), parler d’un sujet collectif que serait l’espèce – un produit temporairement fixé de l’évolution des vivants (alors même que telle espèce tend à se reproduire en tant qu’espèce – et à s’opposer à telle autre espèce, produit de la même évolution). Face à de telles considérations, notre raison doit redresser l’ordre des choses et remettre les perspectives tendant à se poser comme autant d’absolus (le sujet individuel, l’espèce elle-même puis l’évolution du vivant dans la grande matière) à leur place – et ce, c’est l’immense difficulté, sans réduire cependant une réalité sur une autre, sans abolir ce qui a une dimension réelle (par exemple le vécu de l’individu). Aussi, préfigurant un tel programme, Pascal écrit-il dans ses pensées : « chacun est un tout à soi-même, car, lui mort, le tout est mort pour soi. Et de là vient que chacun croit être tout à tous. Il ne faut pas juger de la nature selon nous, mais selon elle ». Juger de la nature selon elle – c’est tenter par notre raison, de resituer les perspectives particulières dans les ordres naturels dont elles dépendent et qui les co-déterminent. Ainsi, du point de vue de l’espèce, pouvons-nous dire que la mort individuelle n’est rien – alors qu’elle est tout pour nous - celle-ci n’étant que le moyen par lequel l’espèce se continue (et ainsi, peut-être, de la mort de l’espèce du point de vue de l’évolution).

 

 

4) Si donc l’espèce peut être considérée par Schopenhauer comme ontologiquement (du point de vue de l’être) première par rapport à tel ou tel individu, c’est qu’aucun individu vivant ne s’est créé lui-même – l’individu en tout son être est traversé par le genos (« race » en grec) c'est-à-dire par les lois de l’espèce qui vit à travers lui. Produit de membres de l’espèce, il reproduit dans son individualité – sa forme, ses facultés, ses pulsions - la structure de l’espèce. Celle-ci inscrite en lui sous la forme des gènes est une mémoire – celle de l’évolution – que fait revivre à chaque instant en lui l’existant singulier pour se former et se re-former. Tous les actes de l’individu vivant ont ainsi pour condition la formidable complexité organisationnelle des structures de l’espèce. Aussi, notre regard délaissant les individualités vivantes pour saisir le flux de leur reproduction par milliers, millions, milliards, pouvons-nous saisir à travers ce flux même, une réalité, celle de l’espèce, qui se perpétue. De ce point de vue, l’individu apparaît comme une simple manifestation, un simple exemplaire de l’espèce, réalité véritable sous-tendant l’apparence phénoménale de la diversité individuelle. C’est dans cet ordre d’idée (schopenhauerien) que le biologiste Dawkin a pu récemment écrire que « l’individu est l’instrument par lequel les gènes se reproduisent » (Le gène égoïste). Un inconscient biologique gouvernerait à notre insu la conscience que nous avons de nous-mêmes.

 

 

5) Mais si n’existent jamais que des individus (je ne vois que des chevaux, êtres subjectifs, irréductibles en ce que ne pouvant occuper le même site ontologique – cf. l’impartageabilité d’une douleur -, jamais le cheval), comment la « pulsion » générique de l’espèce se manifeste t’elle au sein de la subjectivité vivante ? Schopenhauer fait de « l’instinct » – et ici de l’éros -  le point de jonction à l’intérieur de l’individu entre le subjectif (éprouvé, ressenti à la première personne) et la réalité générale et générique de l’espèce. C’est que l’éros est, en effet, une tension subjectivement éprouvée et de très forte intensité. Mais, en même temps, c’est une tension folle, une ivresse d’une puissance telle qu’elle emporte l’être qui l’éprouve et semble le dominer. Cette puissance semble s’imposer avec la quasi-nécessité d’une loi de la nature. « Deux bêtes, deux chiens, deux loups, deux renards, rôdent par les bois et se rencontrent. L’un est mâle, l’autre femelle. Ils s’accouplent. Ils s’accouplent par un instinct bestial qui les force à continuer la race, leur race, celles dont ils ont la forme, le poil, la taille, les mouvements et les habitudes. Toutes les bêtes en font autant sans savoir pourquoi ! Nous aussi… » (Maupassant, un cas de divorce). Il faut donner à cette puissance sa juste place dans la nature : « ce n’est pas seulement dans les armes des hommes à l’égard des belles créatures qu’Eros fait sentir sa puissance. Il a beaucoup d’autres objets et règne aussi sur les corps de tous les animaux, sur les plantes, en un mot sur tous les êtres » (Platon, Le banquet, discours d’Eryximaque) allant jusqu’à donner chez Maupassant l’image d’une nature emportée dans un rut universel. A travers un tel rut, hommes et bêtes mêlés accompliraient à leur insu la loi de la nature. Et, en effet, à bien regarder les êtres de notre espèce, une multitude de gestes et de mots semblent pris dans la tension d’éros : approche de séduction, propos grivois, fantasmes à tout va… « Ils ne pensent qu’à ça ». Une tension plus forte que nous – « c’était plus fort que moi » - semble nous conduire inéluctablement de l’attirance à la jouissance. Ce pourquoi beaucoup s’y laissent prendre – avant, sens calmés et l’œuvre de la nature à leur insu réalisée, de retrouver leurs esprits et de « réaliser ».

Ainsi chez Maupassant de la jeune fille d’Une partie de campagne, séduite et emportée, qui juste après l’extase fond en sanglots ; ainsi encore de l’amant de la mante chez qui l’amour aveugle se paye par après de quelque désillusion.

L’absence d’une telle chaîne d’obsessions chez l’enfant (cf. dessin de Quino) (il en a d’autres, cf. Freud), sa (relative) disparition chez le vieillard et son explosion dès la puberté, marquent la nature biologique de cette force d’éros qui envahit notre conscience.

 

 

 

 

 

6) Ainsi par la force d’éros serions-nous les pantins d’une pièce qui se jouent derrière nous. La beauté d’une femme, l’idéal amoureux – de Roméo à Arlequin, les poèmes chantant l’amour … « pures chimères » envoûtant la conscience et puis qui disparaissent avec la jouissance. L’ennui des vieux amants, les scènes de ménage et la vaisselle cassée… marqueraient ainsi pour le vieux Schopenhauer, la fin de l’illusion, parmi une ribambelle d’enfants pleurnichards près, dès l’adolescence, à reprendre le fleuron… 

 

 

7) Mise en relation des concepts sous-jacents de : sujet – liberté – désir – conscience – inconscient – nature. Alors que la conscience semblait faire de nous des sujets maîtres de leur vie c'est-à-dire libre vis-à-vis de la nature, Schopenhauer pense ici cette conscience comme essentiellement illusoire. Elle serait en réalité mue par un désir reflétant la tension inconsciente propre de l’espèce.

L’arrachement de l’homme à la nature qui définit la liberté ne serait dès lors que l’illusion par laquelle la nature réalise sa visée, l’homme n’ayant conscience que de ses désirs mais non des causes qui le poussent à désirer (Spinoza) – tel serait ainsi l’inconscient biologique, puissance de l’espèce se manifestant à travers l’illusion d’un désir propre à soi.

 

 

 

 

 

Conclusion et critique

. Il est indéniable qu’éros est une force corporelle sexuelle ; commune aux vivants dont la reproduction nécessite le rapprochement de deux individus ; qui s’ancre ainsi dans la tension de la reproduction de l’espèce ; que tout être vivant porte en lui du fait de son origine dans le genos commun engendrant une nature corporelle d’exemplaire particulier d’une espèce donnée. C’est indéniable – mais l’amour humain s’y réduit-il ? Autrement dit : sans nier l’ancrage de l’amour dans notre nature biologique – n’y a-t-il pas spécifiquement dans l’amour humain des dimensions qui échappent à une telle réduction ? 

 

. C’est notamment le thème d’une profonde nouvelle de Maupassant, L’inutile beauté. En voici la trame : une belle femme de trente années ayant passé toute sa jeunesse a tenir le rôle biologique de génitrice imposé par les pulsions sexuelles et jalouses de son mari, se révolte contre une telle condition. Elle échappe aux étreintes sexuelles de ce dernier en lui faisant croire que, parmi ses enfants et sans lui dire lequel, un n’est pas de lui : incapable de vivre dans le doute, le mari quitte alors le foyer. On retrouve alors cette femme, magnifique de splendeur, libérée du poids de la grossesse, c'est-à-dire de son corps naturellement animal non pour porter un corps mortifié et qu’il faudrait nier (cf. la religieuse et l’idéal ascétique : se libérer du corps biologique par la négation de tout ce qui rappelle et appelle le désir) mais un corps transfiguré, élevé, magnifié, d’un érotisme sublime, une beauté inutile et mystérieuse… Un corps qui se révèle ainsi au regard soudain ouvert de son ancien mari : 

 

« Il la regardait bien en face, si belle, avec ses yeux gris comme des ciels froids. Dans sa sombre coiffure, dans cette nuit opaque des cheveux noirs luisait le diadème poudré de diamants, pareil à une voie lactée. Alors, il sentit soudain, il sentit par une sorte d'intuition que cet être-là n'était plus seulement une femme destinée à perpétuer sa race, mais le produit bizarre et mystérieux de tous nos désirs compliqués, amassés en nous par les siècles, détournés de leur but primitif et divin, errant vers une beauté mystique, entrevue et insaisissable. Elles sont ainsi quelques-unes qui fleurissent uniquement pour nos rêves, parées de tout ce que la civilisation a mis de poésie, de luxe idéal, de coquetterie et de charme esthétique autour de la femme, cette statue de chair qui avive, autant que les fièvres sensuelles, d'immatériels appétits »

 

Là où, fait dire Maupassant à l’un de ses personnages, la nature (ici appelée ironiquement « divine providence ») fait de nous de simples reproducteurs stupides, nous avons à nous construire dans une dimension que ne connaît pas la nature, celle de la poésie, de l’idéal, du sens :

 

« Tout l’idéal vient de nous, et aussi toute la coquetterie de la vie, la toilette des femmes et le talent des hommes qui ont fini par un peu parer à nos yeux, par rendre moins nue, moins monotone et moins dure l'existence de simples reproducteurs pour laquelle la divine Providence nous avait uniquement animés. Regarde ce théâtre. N'y a-t-il pas là-dedans un monde humain créé par nous, imprévu par les Destins éternels, ignoré d'Eux, compréhensible seulement par nos esprits, une distraction coquette, sensuelle, intelligente, inventée uniquement pour et par la petite bête mécontente et agitée que nous sommes ? »

 

Maupassant renverse ainsi la thèse de Schopenhauer. Là où l’art - la poésie, les toilettes, les fards, l’érotisme, les jeux subtils de la séduction… - n’était qu’un artifice, une apparence ayant la fonction illusoire de masquer l’essentiel à savoir ce qui se joue dans la nature, soit la reproduction de l’espèce, Maupassant insiste sur la dimension nouvelle instaurée par l’homme, celle de la culture, véritable pied de nez jeté à cette nature stupide et aveugle (que nous sommes certes aussi) qui ne nous promet qu’un cycle répétitif de besoins et nulle autre issue que la mort. Profondément inutile, la beauté n’a pas d’utilité masquée – ce n’est pas le moyen apparemment inutile mais en réalité fort utile par lequel l’espèce attire entre eux les sexes – comme il le semble encore dans l’éthologie animale (ou comme on la lit et la construit…) – elle est le contraire de toute fonction, le gratuit, le « pour rien » par quoi se révèle le désir humain de hauteur, le refus de la pesanteur (nature) et, mue par un tel désir, la capacité créatrice de l’imagination qui sur le corps animal sculpte un corps sublime, sur son cri le chant, sur ses gestes saccadés la danse… - sur la nature, la culture.

 

. Et, en effet, Schopenhauer opère un ensemble de réductions qui le rendent incapable de penser la spécificité humaine. Réduisant la culture à la nature, la signification des discours à l’absence de sens d’une pulsion générique, la poésie au prosaïque, la conscience à l’inconscient, l’individu à l’espèce, le corps humain au corps animal… il suppose - certes pour de suite les dénier - des réalités (l’individu, la conscience, la poésie, le sens, la culture…) que son discours pourtant ne peut pas expliquer. Car qu’éros se thématise chez l’homme en discours et en sens, qu’il faille « mettre les formes » et donner un sens à ce qui chez l’animal est vécu sur le mode immédiat d’une pulsion muette et aveugle, voilà précisément ce qu’il faut expliquer. Le chien y met un peu moins de fioritures – c’est le moins qu’on puisse dire. Autrement dit, c’est précisément cette distance – serait-elle apparente - vis-à-vis de l’immédiateté de la pulsion muette dont il faut comprendre la possibilité. A la réduire sans l’expliquer, depuis la hauteur (celle de la vie) où se situe ici Schopenhauer, c’est le jeu de la mise en scène dans ses multiples variantes créatrices – jeu individuel des hommes pouvant inventer de nouvelles manières de dire et de faire l’amour – jeu social des cultures – créant de nouvelles manière de cultiver éros… qui sont proprement incompris.

 

. Le fait supplémentaire et hautement significatif que l’individu, dont on fait pourtant un agent de l’espèce, puisse chez l’homme détourner la finalité reproductive de la sexualité au profit du plaisir (invention même de l’érotisme comme art du plaisir, utilisation de la contraception…) ne marque t’elle pas qu’avec l’homme éros change profondément de sens ?

 

. Or ce n’est pas en expulsant éros de l’humain (en faisant de ce dernier un être éthéré) mais en creusant sa spécificité humaine que l’on est saisi de son étrangeté à la simple animalité. Chez l’homme, en effet – et pour quelles raisons ? – tout semble indiquer une défonctionnalisation du désir érotique. Alors que, dans l’immense majorité des cas, la sexualité animale est réglée sur les rythmes de l’espèce (pas de sexualité hors des cycles de reproduction), l’homme a pour spécificité d’avoir une sexualité débridée - débridée (libérée) des chaînes de la fonction biologique. Ainsi que le dit un des personnages de Beaumarchais à qui une dame quelque peu guindée reprochait la bestialité (c'est-à-dire l’animalité – l’ancrage dans la nature) : « faire l’amour à tout va et boire sans soif, tel est justement le propre de l’homme ».

 

. Autre caractère d’éros chez l’homme, c’est la totalité du corps qui devient potentiellement zone érogène – c'est-à-dire source de plaisir (de là l’art de la caresse). A comparer à la limitation (et à la fixité) de l’érogénéité du corps animal. Si l’on sait, de plus, qu’une telle érogénéité du corps n’est pas séparable de la signification de la caresse (qui ?, comment ? quand ? où ? de quelle manière ?) c'est-à-dire d’un halo imaginaire de sens dont elle dépend entièrement (cf. une réponse variable à la question « avec qui ? » peut faire passer la caresse du magique à l’horreur – notez qu’alors même que matériellement parlant la caresse est la même, identité des stimuli, c’est le sens imaginaire donné à cette épreuve corporelle qui la transforme en expérience sublime ou répugnante), il faut dire que le corps érogène de l’homme est un corps doté d’une dimension inconnue de l’animal, un corps imaginant et signifiant.

 

. Résumons donc la critique que l’on peut établir de la thèse d’un inconscient biologique déterminant à son insu notre conscience en faisant du sujet une illusion et un jouet de l’espèce : c’est la différence spécifique de l’homme et de l’animal qui ne peut être ainsi réduite. Aucune réduction ne permettra de passer de ce qui est une nécessité aveugle et muette à l’inventivité des gestes et des discours poétiques, à la compréhension de l’érogénéité potentiellement totale d’un corps imaginant et signifiant, aux jeux de l’amour humain. Eros, trace générique en nous de notre nature animale, dépôt ancré dans le corps individuel de l’évolution de l’espèce, devient dans et avec l’homme autre chose – autre chose qui suppose tout au moins, l’apparition d’un mode d’être inconnu de l’animalité, à savoir l’instance imaginaire psychique créatrice de significations. Cette dernière est donc non déductible depuis une nature qui ne saurait la contenir : si un simple « je t’aime » n’existe pas pour mon chien cela ne signifie pas, sauf à nous réduire à un chien, que ça n’a pas de sens – mais, tout au contraire, qu’une autre dimension est ouverte, celle du sens – serait-il mensonger - inexistante pour l’animal, dimension qu’il s’agit de penser dans sa spécificité.