De l’intérêt philosophique de lire Tocqueville   (notes pour un cours)

Notions du pg du bac en jeu : histoire, politique, Etat, société, culture, morale, liberté, désir…       

 

 

« Où sommes-nous donc ? » (cf. Claudel : « De moment à autre, un homme redresse la tête, renifle, écoute, considère, reconnaît sa position : il pense, il soupire, et, tirant sa montre de la poche logée contre sa côte, il regarde l’heure. Où suis-je ? et Quelle heure est-il ? Telle est de nous au monde la question inépuisable» (Paul Claudel, Art poétique)). Question qui suppose une désorientation. S’orienter : savoir où, qui, comment, pourquoi… = quel est le sens (direction, signification, valeur) de notre situation. Question du sens = positive (ce qui est, ce qui peut-être) et normative (ce qui doit-être = le meilleur sens). Ici, ce qui a perdu son sens = une situation socio-historique – et de la perte de sens (de notre orientation précédente, du sens évident, immédiat, sans question de l’histoire du monde) naissent les questions : où allons-nous (quelles sont les tendances de notre monde – les lignes de forces qui se dégagent et qui poussent)? Où pouvons-nous aller (question des possibles qui, compte tenu des lignes de forces, se dégagent) ? Que devons-nous faire (question du bien, du sens – le meilleur - à donner, sous contrainte des possibles, à notre devenir) ?

 

Question de l’orientation. Platon : l’art politique = celui du pilote et de son navire. Lignes de forces = les vents (socio-historiques). Le gouvernail = se diriger le mieux possible sous la contrainte des vents. De là une connexion nécessaire du normatif et du positif : le positif seul = soumission au fait qui peut être abject (suivre les vents mauvais); ne pas voir que le fait dépend en partie de mes choix (Kant, Théorie et pratique) (art de la navigation); a contrario, le normatif seul = utopie sans prise sur le réel. Comprendre pour (bien) me diriger : le travail de Tocqueville – et de tout politique (la philosophie – recherche du meilleur – comme gouvernail nécessaire de la politique).

 

« Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts (…) tel est le premier des devoirs imposés de nos jours à ceux qui dirigent la société. Il faut une science politique nouvelle à un monde nouveau » (DI, introduction).

 

(Note : la métaphore du pilote doit être développée et complexifiée - un pilote sur une mer inconnue dont les vents tissent eux-mêmes de nouvelles terres (dynamique de l’histoire) – si nous ne naissons pas de nulle part, hors sol et point de vue (illusoire position de surplomb de la raison – éternelle et jugeant le monde) mais sur un sol socio-historique duquel nos pensées ne peuvent ultimement (mais bien relativement) se dégager – et que son sillage et sa visée (co-formés par les vents) peuvent contribuer à créer (problème de l’action et de son efficacité)).

 

Quelle est donc cette désorientation, cette perte du sens socio-historique à laquelle l’œuvre de Tocqueville cherche un remède?

Perte de sens objective – ancrée dans une situation socio-historique (non les délires singuliers d’un penseur) : tempête historique - époque de crise : absence d’institutions stables, Révolutions (1789, 1830, 1848…), retour temporaires de formes archaïques hybrides (monarchies +/- libérales)… Tocqueville – 1830’s… : la France de l’après Révolution : décomposition d’un monde, l’Ancien-Régime qui n’en finit pas de mourir et de vouloir ressurgir, nouveau monde en gestation dont les lignes sont encore flous et incertaines.

 

Perte objective de sens : se dit par contraste avec deux situations socio-historiques relativement stables – absence relative de crises (et donc de pensée : le questionnement, produit de la crise – cf. Rousseau : l’homme qui médite = un « animal dépravé » - la conscience, ici sociale, lorsque l’automatisme se rompt – Bergson) : l’Ancien-Régime ; le Nouveau Monde que dessine la nation américaine. Afin d’y voir clair – mise à distance relative du monde socio-historique dans lequel il est jeté, en le comparant par la pensée à l’Ancien et au Nouveau, cherchant les lignes de force, les contrastes et continuités, les tendances, les possibles.

 

                                                       Où sommes-nous donc ?

 

 

La chute de l’aristocratie : les has been

Etonnement – contraste entre deux mondes. Partir d’exemples et saisir, dans la révolte ou l’étonnement, que nous avons changé de monde. Tocqueville : « deux humanités différentes » qui ne peuvent se comprendre ni s’entendre.

Premier exemple : «Lorsque des chroniqueurs du Moyen Age, qui tous, par leur naissance ou leurs habitudes, appartenaient à l’aristocratie, rapportent la fin tragique d’un noble, ce sont des douleurs infinies ; tandis qu’ils racontent tout d’une haleine et sans sourciller le massacre et la torture des gens du peuple » (DII, p. 206). 

Deuxième exemple : Mme de ? qui se déshabillait devant ses laquais – « ses gens » - hommes ou femmes, alors même qu’elle n’en aurait rien fait devant quelqu’un de son rang devant qui seul la pudeur a un sens (source = ?).

Troisième exemple : le noble qui, de son carrosse, jette des pièces aux pauvres. 

 

Réaction en nous - révolte immédiate : nous accusons la morgue du riche et son mépris. Et pourtant il ne s’agit pas de cela – nous lisons la situation avec des yeux modernes, des yeux d’un autre monde, des yeux travaillés par l’idée d’égalité. De là l’étonnement : pourquoi donc les pauvres, les humiliés, les serfs ne se révoltent-ils pas ? Même chose pour le système des castes en Inde – pour le statut de la femme en Afghanistan, etc. etc.

Tout se passe comme si ces situations – ces rapports sociaux apparaissaient naturels aux intéressés = évidents, sans questions, conformes à l’ordre des choses. De là le fait qu’il n’y a pas de jouissance dans ce type de don, dans l’absence de pudeur, dans l’absence de compassion (plutôt du côté de l’indifférence) – une telle jouissance n’est concevable qu’entre hommes qui se comparent, qu’entre égaux. Or d’une autre essence (cf. le sang bleu), en aristocratie, entre classes, on ne se compare pas, on ne s’envie pas – nulle idée de rabaisser celui qui est naturellement plus bas.

 

Dans une société aristocratique en effet, les divers groupes sociaux ont chacun des mœurs, des habitudes, une existence pour ainsi dire « à part » : « les individus deviennent peu à peu si dissemblables, qu’on dirait qu’il y a autant d’humanités distinctes qu’il y a de classes ». Dans une telle société « la notion générale du semblable est obscure ». Or « il n’y a de sympathies réelles qu’entre gens semblables » - de même que d’envie ou de conflit : nous sommes d’un « autre monde ». Nul ne songerait à se faire envier de son chien – distance entre nos deux mondes.

 

Comment se caractérise donc la société d’Ancien-Régime dont Tocqueville note la lente décomposition ? Hiérarchie : lien hiérarchique entre les hommes pensé comme naturel impliquant des relations d’obéissance et d’autorité. Chacun y est le « maillon d’une longue chaîne qui remonte du paysan au roi » (DII, p. 126) et du roi à Dieu– de telle façon que, sans servilité (DII, p. 221), on obéit à son supérieur et, sans mépris, on dirige et ordonne à ses inférieurs. L’autorité y est vécue comme naturelle – les hommes sont liés les uns aux autres. «Chez les peuples aristocratiques, le maître en vient donc à envisager ses serviteurs comme une partie inférieure et secondaire de lui-même, et il s’intéresse souvent à leur sort, par un dernier effort de l’égoïsme. De leur côté les serviteurs ne sont pas éloignés de se considérer sous le même point de vue, et ils s’identifient quelquefois à la personne du maître, de telle sorte qu’ils en deviennent l’accessoire, à leurs propres yeux comme aux siens » (DII, p. 224). Paradoxe : séparation radicale des hommes en essences – humanités différentes ; union sociale par le lien d’une autorité pensée comme naturelle impliquant la matérialité de réseaux d’échanges (biens, services, paroles).

 

 

L’idée d’égalité travaille notre histoire

Or – constat de Tocqueville : un tel lien social est mort et, selon lui, définitivement : le conflit même entre les hommes, la morgue des puissants, la haine des laquais envers leur maître, l’envie qui se généralise, la concurrence qui s’amplifie, la recherche de toujours nouvelles et plus hautes places, le sentiment d’humiliation des pauvres puis la révolution de 1789 elle-même ne sont possibles que dans une société travaillée par une idée, l’idée d’égalité, où les privilèges, soit les avantages liés à une différence de nature entre les hommes, sont devenus insupportables. Ce que met en lumière Tocqueville c’est  le travail d’une telle idée à travers les siècles et la manière dont, invinciblement, elle remodèle les rapports sociaux, les idées, les échanges, les institutions.

Qu’est-ce qu’une telle idée? C’est l’idée, dans l’évidence de laquelle nous vivons, selon laquelle les hommes naissent libres et égaux et qu’il n’y a d’autorité légitime entre les hommes que librement consentie sur la base du seul rapport légitime en démocratie qu’est le contrat – idée qui refuse toute autorité imposée, toute soumission à des normes non choisies par les intéressées. La démocratie dont parle Tocqueville ce n’est pas simplement la forme politique de formation des lois par le peuple – démo – cratie : le pouvoir du peuple – c’est un principe générateur qui travaille, hors des lois et en amont des lois, la société en son entier, transformant le regard et la relation des hommes les uns avec les autres.

Marque actuelles du travail d’une telle idée : la transformation de la famille (disparition du pater familias), la libération des femmes, la croissante revendication des enfants à un traitement et des droits égaux… Le caractère de plus en plus intolérable à mesure que le sentiment d’égalité croît de toute position de supériorité, de tout privilège… « le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ». De là, par exemple, le fait qu’alors même que la relation homme / femme n’a jamais été si égale – hors tout jugement de valeur sur la légitimité d’un tel combat - le féminisme (cf. encore les Etats-Unis) s’exacerbe à fustiger tout reste de différence – ces différences-là se voient d’autant plus que l’on se voit semblables.

 

Ce que voit Tocqueville c’est la puissance, a) la vérité mais aussi b) les dangers et nouveaux maux qu’engendre une telle idée.

 

a) Vérité : cf. le Contrat Social de Rousseau – les rapports hiérarchiques posés comme naturels ne sont rien d’autre que l’illégitime transformation de la force en droit. Le sang bleu n’est que le sang bien ordinaire d’un semblable qui a été plus fort et dont se pare la puissance. La hiérarchie prétendue naturelle entre le maître et l’esclave, le roi et ses vassaux, le mari et sa femme… n’est fondée que sur des croyances illusoires, produit illégitime de rapport de force historiques, rapports variables dans le temps et nullement naturels. La hiérarchie telle que l’histoire la met en scène en tentant de la légitimer se fonde sur des fictions : elle est assurément fausse. «Le bon vieux temps » est mort. Mais de quelle vérité a contrario peut donc se targuer l’idée démocratique ? On la défend, on la vit comme vraie, elle est inscrite au fronton de la constitution « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » - mais de quel (s) droit (s) s’agit-il ? Quel est son contenu ? Quels sont ses fondements ? Ses limites ?

 

b) Les dangers et les nouveaux maux de la société démocratique

La réalité historique de la France de 1830’s est celle d’un chaos où, dans l’obscurité, les tendances s’affrontent, les vieux partis se battent contre de nouveaux, où rien n’est clair quant à l’avenir… De là, convaincus de l’irrésistible puissance de l’idée d’égalité, le voyage de Tocqueville aux Etats-Unis. Pour saisir l’avenir d’une Europe dans laquelle l’aristocratie est à terme condamnée, Tocqueville entreprend l’étude de la société américaine, société n’ayant jamais connu d’aristocratie et entièrement fondée selon le projet explicite d’instaurer une société d’hommes libres et égaux, projet qui forme aujourd’hui encore notre seul et unique horizon : « Les émigrants qui vinrent s’établir sur les rivages de cette Nouvelle-Angleterre appartenaient aux classes aisées de la mère patrie. Ce n’était point la nécessité qui les forçait à abandonner leur pays, ils s’arrachaient aux douceurs de la patrie pour obéir à un besoin purement intellectuel : ils voulaient faire triompher une idée », l’idée démocratique.

 

Quelles nouvelles relations, quelles mœurs, quels désirs – quel type d’homme, l’idée démocratique engendre t’elle ou tend t’elle à engendrer? Tocqueville rend sensible à l’autre versant de toutes nos luttes, aux dangers de l’égalité. Deux buts mêlés : a) comprendre l’Amérique – qui reste étrange pour nous… – b) nous comprendre nous-mêmes…

 

Etonnement : a) « J’aperçois des hommes qui, au nom du progrès, veulent trouver l’utile sans s’occuper du juste, la science loin des croyances, le bien-être séparé de la vertu : ceux-là se sont dit les champions de la civilisation moderne, ils se mettent insolemment à sa tête, usurpant une place qu’on leur abandonne » (T1, intro). Une dynamique d’une puissance considérable est lancée (« Peuple immense qui, comme tous les grands peuples, n’a qu’une pensée, et qui marche à l’acquisition de richesses, unique but de ses travaux, avec une persévérance et un mépris de la vie qu’on pourrait appeler héroïque, si ce nom convenait à autre chose qu’aux efforts de la vertu. Peuple nomade que les fleuves et les lacs n’arrêtent point, devant qui les forêts tombent et les prairies se couvrent d’ombrages, et qui, après avoir touché l’océan Pacifique, reviendra sur ses pas pour troubler et détruire les sociétés qu’il aura formées derrière lui » (Carnet de voyage)) – l’histoire s’est accélérée : marchandisation et industrialisation du monde, développement croissant de réseaux, villes poussant comme des champignons (« C’est cette idée de destruction, cette arrière-pensée d’un changement prochain et inévitable qui donne, suivant nous, aux solitudes de l’Amérique un caractère si original et une si touchante beauté. On les voit avec un plaisir mélancolique. On se hâte en quelque sorte de les admirer. L’idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir se mêle aux superbes images que la marche de la civilisation fait naître » (Carnet de voyage)), hommes changeant de plus en plus de places (métiers, lieux, patries…) / relative fixité des civilisations antérieures. Quel en est le moteur – et l’avenir ? De si considérables effets ne peuvent avoir pour cause qu’un puissant désir. b) Et pourtant, ce qui choque Tocqueville, c’est la médiocrité de l’homme des démocraties. « On ne saurait rien concevoir de si petit, de si terne, de si rempli de misérables intérêts, de si antipoétique en un mot, que la vie d’un homme aux Etats-Unis ».

 

Comment comprendre cette conjonction nouvelle de la puissance et de la médiocrité ? Le médiocre n’est-il pas, au contraire, celui qui se satisfait de ce qu’il est, de ce qu’il a ? Le médiocre n’est-il pas impuissant ?

 

Il s’agit tout d’abord de comprendre le jugement de Tocqueville, le lieu depuis lequel il s’énonce – la crainte de ce dernier étant, dans la médiocrité et la faiblesse générale, qu’on ne puisse bientôt plus comprendre un tel jugement (cf. le dernier homme de Nietzsche) : Tocqueville est un aristocrate et il y a une aristocratie naturelle que tend à dissoudre et à faire disparaître la dynamique égalitaire… Quel type d’aristocratie vise donc le propos de Tocqueville – si l’on se souvient, par ailleurs, que les distinctions aristocratiques historiques ne sont fondées que sur des fictions (cf. + haut, vérité)?

 

1) L’aristocratie et la vertu

. Propos qui va, à nos oreilles, sonner comme singulièrement réactionnaire. Réactionnaire = une insulte et une condamnation qui semblent se suffire. Mais pourquoi ? Qu’y a-t-il derrière une telle réaction devant la réaction ? La conviction a) que le passé est mort, b) que nous allons dans le bon sens. Vers quel horizon ? L’égalité – nous, progressistes, luttons pour elle, toute opposition à sa marche inéluctable entraînant notre révolte. Ce que nous dit Tocqueville c’est que son abstraction – l’égalité = vide : et que faire après ? - tend à faire disparaître des hiérarchies naturelles (en quoi ? : cf. + bas) entre des types humains, à dissoudre des différences que les modèles anciens de société, malgré leur injustice et l’arbitraire de leur légitimation, avaient favorisé et développé – la question qui restera posée et qui est l’horizon normatif de la politique de Tocqueville étant celle de la possibilité d’une aristocratie démocratique, d’une conjonction, allons-nous voir improbable, difficile -mais unique horizon de la société bonne– de la vertu, de la liberté et de l’égalité.

. Avant d’être une relation entre les hommes – et bien qu’un certain type de relation en soit la condition favorable, type de relation que la démocratie tend précisément à dissoudre – l’aristocratie naturelle dont parle Tocqueville est un certain type de relation hiérarchique à l’intérieur de nous-mêmes. Ce qu’il faut comprendre c’est l’identité entre aristocratie (ainsi pensée), vertu, liberté et puissance. Le modèle en est connu – on peut le retrouver, conceptualisé, à travers toute l’histoire de la philosophie : hiérarchie des âmes et des parties de l’âme chez Platon dans la République ; modèle de l’homme vertueux –heureux d’Aristote dans l’Ethique à Nicomaque ; l’homme libre, le généreux, chez Descartes dans les Passions de l’âme ; le vertueux – puissant du Spinoza de l’Ethique ; l’homme des hauteurs de Nietzsche… 

. L’homme libre = celui qui, fortement individualisé, vit au-delà de la sphère de l’utilité, du calcul – sphère subordonnée des besoins et du ventre – dans et pour une activité fin en soi (scholè) – joutes, parole, arts… (note : par essence publique, où l’on retrouverait par l’analyse un lien essentiel à l’autre d’un type particulier) - à travers laquelle, dans la joie, il sent croître sa propre puissance (Spinoza : joie et accroissement de puissance – perfection). Au contraire, pour l’aristocrate (grec, occidental, indien) celui qui dépense sa vie dans l’activité cyclique (Arendt) du travail – ne visant que la satisfaction de besoins animaux, fort peu individualisé, est de la nature de l’esclave (Aristote) – et ce parce que tout d’abord esclave de la nature en lui (besoins, cycles naturels), nature qui doit être maîtrisée et subordonnée à une fin supérieure dont la gratuité et la joie éprouvée dans son exercice est gage qu’il s’agit là de liberté. Comme le généreux de Descartes, il sait qu’il n’y a « en nous qu'une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l'usage de notre libre arbitre, et l'empire que nous avons sur nos volontés » (Passions de l’âme). Si la maîtrise de soi est maîtrise des mouvements chaotiques du corps et de l’âme – par une hiérarchisation, le ventre et les désirs obéissant, dans un corps travaillé par l’habitude (Aristote), à la volonté ;  et si la vertu est maîtrise de soi – alors vertu = liberté = puissance = grandeur humaine.

 

 C’est dans l’Indien d’Amérique – inéluctablement voué à périr (« Les Indiens mourront dans l’isolement comme ils ont vécu » - « Je crois que la race indienne de l’Amérique du Nord est condamnée à périr, et je ne puis m’empêcher de penser que le jour où les Européens se seront établis sur les bords de l’océan Pacifique, elle aura cessé d’exister ») parce que fermés sur eux-mêmes, refusant les lois, enfermés dans la référence à un passé qui n’est plus -  que Tocqueville retrouve quelque chose du type trans-temporel de l’aristocrate :  « L’Indien (…) a l’imagination toute remplie de la prétendue noblesse de son origine. Il vit et meurt au milieu de ses rêves et de son orgueil. Loin de vouloir plier ses mœurs aux nôtres, il s’attache à la barbarie comme à un signe distinctif de sa race » (DI).

 « Il a peu de besoins, et partant peu de désirs. La civilisation n’a point de prise sur lui. Il ignore et méprise les douceurs ». « Couché sur son manteau, au milieu de la fumée de sa hutte, l’Indien regarde avec mépris la demeure commode de l’Européen. Pour lui, il se complaît avec orgueil dans sa misère, et son cœur se gonfle et s’élève aux images de son indépendance barbare. Il sourit amèrement en nous voyant tourmenter notre vie pour acquérir des richesses inutiles. Ce que nous appelons industrie, il l’appelle sujétion honteuse. Il compare le laboureur au bœuf qui trace péniblement son sillon. Ce que nous nommons commodités de la vie, il les nomme des jouets d’enfants ou des recherches de femmes » (Carnet de voyage).

« Les indigènes d’Amérique du Nord ne considèrent pas seulement le travail comme un mal, mais comme un déshonneur et leur orgueil lutte contre la civilisation presque aussi obstinément que leur paresse.

 Il n’y a point d’Indien si misérable qui, sous sa hutte d’écorce, n’entretienne une superbe idée de sa valeur individuelle ; il considère les soins de l’industrie comme des occupations avilissantes ; il compare le cultivateur au bœuf qui trace un sillon, et dans chacun de nos arts il n’aperçoit que des travaux d’esclaves (…). La chasse et la guerre lui semblent les seuls soins dignes d’un homme. L’Indien, au fond de la misère de ses bois, nourrit donc les mêmes idées, les mêmes opinions que le noble du Moyen Age dans son château fort, et il ne lui manque, pour achever de lui ressembler, que de devenir conquérant. Ainsi chose singulière ! c’est dans les forêts du nouveau monde, et non parmi les Européens qui peuplent ses rivages, que se retrouvent aujourd’hui les anciens préjugés de l’Europe » (DI).

 

Forte individualité - orgueil – souci de son indépendance – maîtrise de soi et hiérarchie interne : mépris (mieux : subordination - hiérarchie) du ventre, suprématie du cœur (Platon : thumos / épithumia). Cette hiérarchie interne se lit sur le corps même de l’Indien – parce qu’elle est la forme même de ce corps-là (« l’âme est la forme du corps » (Aristote)) : «C’était un homme de trente ans environ, grand et admirablement proportionné dans tous ses membres. Ses cheveux noirs et luisants tombaient le long de ses épaules, à l’exception de deux tresses qui étaient attachées sur le haut de sa tête. Sa figure était barbouillée de noir et de rouge (…). Sa figure présentait tous les traits caractéristiques qui distinguent la race indienne de toutes les autres. Dans ses yeux noirs brillaient ce feu sauvage qui anime encore le regard du métis et ne se perd qu’à la deuxième ou troisième génération de sang blanc (…). Un indien sérieux et un indien qui sourit, ce sont deux hommes entièrement différents. Il règne dans l’immobilité du premier une majesté sauvage qui imprime un sentiment involontaire de terreur. Ce même homme vient-il à sourire, sa figure prend une expression de naïveté et de bienveillance qui lui donne un charme réel ». Corps de l’Indien et ce dont il est capable : résistance à la faim, à la fatigue, course effrénée… (cf. Carnet de voyage)

 

Or – tout comme l’indien est, dans le nouveau monde, voué à disparaître – de multiples forces s’opposent, en démocratie, à la formation de nouveaux aristocrates, entendons par-là, de fortes individualités maîtresses et sculptrices d’elles-mêmes ayant pour principal souci leur propre liberté.

 

 

2) L’individualisme  « L’égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne »

Dans les aristocraties historiques, l’homme naît lié – maillon hiérarchisé d’une grande chaîne. Des modèles trônent au-dessus de lui – modèles à imiter, à suivre - séries de rites et d’épreuves… lui-même a pour lui-même et pour les autres un rang à tenir. De là la naturalité de l’autorité – et l’exigence de hauteur. Au contraire, l’homme démocratique est un homme délié – « les hommes sont égaux », il ne voit bientôt plus dans les autres que ses semblables. Or  « n’apercevant dans aucun d’entre eux, les signes d’une grandeur et d’une supériorité incontestables ils sont sans cesse ramenés vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus proche de la vérité » (DII, p. 10). Point positif – la liberté de juger - former par soi-même ses propres évidences et valeurs sans suivre dogmatiquement et passivement les préjugés de la tradition (Kant) – à opposer aux dogmes absurdes (parce que faux) des aristocrates européens (le sang) ou des indiens (« prétendue noblesse de son origine », « rêve »). Mais cette libération du jugement / toute autorité suppose un jugement déjà capable de liberté = une faculté de penser puissante et développée (libération extérieure / libération intérieure) – qu’est-ce que « sa propre raison » lorsqu’elle est inéduquée ? Apercevoir « les signes d’une grandeur et d’une supériorité incontestable » - ne le peut que celui dont la raison est déjà formée : signes mathématiques, œuvres d’art, ouvrages philosophiques ne sont que signes sans sens pour le regard inéduqué. Ils ne révèlent leur sens et profondeur qu’à celui qui s’y est longuement confronté dans un long effort – porté par la confiance en une grandeur qu’on ne peut tout d’abord que préjuger. Or seul un tel effort est à même d’éduquer la pensée en l’ouvrant à ce qui est plus qu’elle – en la confrontant à des hauteurs et grandeurs que nul ne peut produire de soi-même, en la reliant à la longue chaîne de l’humanité – la culture - sans laquelle nous en serions encore à brouter de l’herbe dans les prés (« Quels que puissent être nos efforts, la plus longue vie bien employée ne nous permettra jamais de rendre qu'une portion imperceptible de ce que nous avons reçu » (Comte)). Mais c’est un tel préjugé, celui porté par la confiance en un – plusieurs autres, a priori plus grands que moi, que la considération des autres et de soi-même comme de simples semblables tend à détruire. « L’idée générale de la supériorité intellectuelle qu’un homme quelconque peut acquérir sur tous les autres ne tarde pas à s’obscurcir. A mesure que les hommes se ressemblent davantage, le dogme de l’égalité des intelligences s’insinue peu à peu dans leurs croyances, et il devient plus difficile à un novateur quel qu’il soit, d’acquérir et d’exercer un grand pouvoir sur l’esprit d’un peuple » (DA, II, p. 265). « Ce n’est pas alors seulement la confiance en tel homme qui est détruite, mais le goût de croire un homme quelconque sur parole. Chacun se renferme donc étroitement en lui-même et prétend de là juger le monde » (DII, p. 10). De là ces trois conséquences : a) Un mouvement d’isolement des hommes – c’est l’individualisme (à ne pas confondre avec l’égoïsme coextensif à la nature humaine) : « sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis (…) [les hommes de notre temps] s’habituent à se considérer toujours isolément. Ils se figurent volontiers que leur destinée est toute entière entre leurs mains (…). [Ils] ne doivent rien à personne, ils n’attendent rien de personne ». Le monde apparaît de plus en plus comme une foule d’être privés, indifférents les uns aux autres et sans rapports. b) Sans effort pour se hisser à la hauteur d’un modèle inexistant, la raison inéduquée de chacun perd de vue les choses mêmes – elle est incertaine, perdue dans un flou qui naît de l’incapacité de juger. « Séparé de l’influence d’autrui, il n’a plus accès aux choses mêmes ; car pour connaître les choses, il faut sortir de soi, et cela, seul un homme meilleur que soi peut l’enseigner » (Manent). c) Comment donc se diriger, comment donc s’orienter – faute de modèles et de raison puissante? En suivant non tel ou tel homme mais l’opinion publique – opinion de tous et donc de personne - dont Tocqueville note la puissance « infiniment plus grande » en temps démocratique. « A mesure que les citoyens deviennent plus égaux… la disposition à en croire la masse augmente… Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des lumières pareilles la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre » (DA, II p. 18). Mais l’opinion n’est pas vérité, le fait statistique ne fait pas droit – de là l’emballement collectif pour des causes non mesurées et la sottise ambiante du monde public et politique. De là, encore, faute d’individualités capables de penser par soi-même, un nouveau dogmatisme, frein à la liberté. « Je ne connais point de pays où il règne en général moins d’indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique » (DA, I, p. 266). La liberté extérieure, de droit, la liberté de s’exprimer – cache l’uniformité d’une pensée déconnectée de la réalité.

De là ce spectacle nouveau d’une foule d’hommes privés suivant les mêmes idées, ayant les mêmes désirs, courant après d’identiques chimères. Mais quels désirs et après quelles chimères ?

 

 

3) L’emballement du désir et l’envie

Civilisation matérialiste – entend t’on. Et, en effet, note Tocqueville, en Amérique « la cupidité y est toujours en haleine, et l’esprit humain, distrait à tout moment des plaisirs de l’imagination et des travaux de l’intelligence, n’y est entraîné qu’à la poursuite des richesses » (DII). En démocratie, «l’amour du bien-être » est le goût dominant : « le grand courant des passions humaines porte de ce côté, il entraîne tout dans son cours » (DII). Rien de plus antipoétique, note Tocqueville – poésie / idées, immatériel, grandeur, sacrifice, gratuité, amour, emportement. Platitude d’une société, plus que jamais la nôtre, ne visant dans la totalité de sa structure que la production et la consommation des biens. Pauvreté et faible individualisation des hommes : biens extérieurs / biens intérieurs (œuvres, cf. Marx). Jugement des sociétés aristocratiques : mépris du bien-être matériel / Idées – celle de la valeur, de Dieu, de la Cité, des Héros… Bien-être matériel = notre nature animale / corps glorieux élevé par la maîtrise et la visée d’incarnation d’Idées.

 « Incertain de sa place dans la société maintenant que tous les rangs sont confondus, ne trouvant plus de tradition pour le guider maintenant que la chaîne des temps a été rompue, incertain de ses opinions dans la mesure où il doute de la valeur de l’opinion en tant que telle, il ne sait comment orienter sa vie. Les biens matériels sont le seul point fixe, la seule valeur incontestable dans l’incertitude de toutes choses » (Manent). Le corps, les choses = ce qui reste de fixe et certain lorsque toutes les valeurs, idées auxquelles des hommes allaient jusqu’à sacrifier leur vie … ont pris le poids du rêve. Que chercher d’autre alors que le bien-être – matérialité tangible, plaisir sensible - dans l’expérience irréfutable du corps jouissant ?

 

De là la place centrale de la quête des richesses : « les républiques américaines sont comme des compagnies de négociants formées pour exploiter en commun les terres désertes du nouveau monde et occupées d’un commerce qui prospère… Les passions qui les agitent sont des passions commerciales, non des passions politiques. Ils transportent dans la politique les habitudes du négoce… L’Américain a toujours vu sous ses yeux l’ordre et la prospérité publique s’enchaîner l’un à l’autre et marcher du même pas ».

 

« Cet homme inconnu est le représentant d’une race à laquelle appartient l’avenir du Nouveau Monde : race inquiète, raisonnante, aventureuse, qui fait froidement ce que l’ardeur des passions explique seule ; nation de conquérants qui se soumettent à mener la vie sauvage sans se jamais laisser entraîner par ses charmes, qui n’aiment de la civilisation et des lumières que ce qu’elles ont d’utile au bien-être, et qui s’enferment dans les solitudes de l’Amérique avec une hache et des journaux. Peuple immense qui, comme tous les grands peuples, n’a qu’une pensée, et qui marche à l’acquisition des richesses, unique but de ses travaux, avec une persévérance et un mépris de la vie qu’on pourrait appeler héroïque, si ce nom convenait à autre chose qu’aux effort de la vertu » (Carnet de voyage).

 

Mais, paradoxe classique dans l’histoire de la philosophie – Platon, Epicure, Lucrèce, Pascal, Rousseau…, alors qu’on peut, à peu de frais satisfaire, nos besoins (pain, eau, manteau…), tout se passe comme si le désir de bien-être matériel était insatiable - marque que ce désir n’est pas un besoin - limité, naturel – et que l’homme ne peut se satisfaire du seul besoin… Insatisfaction engendrant une mobilité extrême, jamais satisfaite, toujours cherchant ailleurs – dans une description qu’on croirait tout droit sortie de Lucrèce ou Pascal : « C’est une chose étrange de voir avec quelle sorte d’ardeur fébrile les Américains poursuivent le bien-être, et comme ils se montrent tourmentés par une crainte vague : n’avoir pas choisi la route la plus courte qui peut y conduire (…) Un homme, aux Etats-Unis, bâtit avec soin une demeure pour y passer ses vieux jours, et il la vend pendant qu’on en pose le faîte. Il plante un jardin, et le loue comme il allait en goûter les fruits. Il embrasse une profession, et la quitte. Il se fixe dans un lieu dont il part peu après pour aller porter ailleurs ses changeants désirs. Ses affaires privées lui donnent-elles quelque relâche, il se plonge aussitôt dans le tourbillon de la politique. La mort survient enfin et elle l’arrête avant qu’il se soit lassé de cette poursuite inutile d’une félicité complète qui fuit toujours (…) Le goût des jouissances matérielles est la source première de cette inquiétude secrète. On verra bientôt les hommes changer continuellement de toute, de peur de manquer le plus court chemin qui doit les conduire au bonheur. Dans les démocraties, les hommes ne sont jamais fixes : mille hasards les font sans cesse changer de place ». Insatisfaction, mobilité et poursuite effrénée de richesses = la marque d’un puissant désir dont Tocqueville repère la présence chez l’Américain: « le pionnier méprise, il est vrai, ce qui agite avec plus de violence le cœur des hommes : ses biens et sa vie ne suivront jamais les chances d’un coup de dé ou les destinées d’une femme ; mais pour acquérir l’aisance, il a bravé l’exil, la solitude et les misères sans nombre de la vie sauvage, il a couché sur la terre nue, il ‘est exposé à la fièvre des bois et au tomahawk de l’Indien. Il a fait cet effort un jour, il le renouvelle depuis des années, il le fera vingt ans encore peut-être sans se rebuter et sans se plaindre. Un homme capable de semblables sacrifices est-il donc un être froid et insensible ? Et ne doit-on pas au contraire reconnaître en lui une de ces passions de cerveau si ardentes, si tenaces, si implacables » (Carnet de voyage). Passion tenace, ardente, implacable : derrière l’apparente matérialité des choses recherchées, derrière l’idée de bien-être, l’homme démocratique est en quête d’autre chose, une idée. Que recherche t’il donc ?

A la suite de Rousseau, Tocqueville, derrière la froideur des calculs et l’apparente centration sur soi, sur son corps, sur son plaisir découvre une logique fascinée. Ce que recherche l’homme démocratique dans les richesses c’est la distinction : « la plupart des passions aboutissent à l’amour de la richesse ou en sortent (…). Le prestige qui s’attachait aux choses anciennes ayant disparu, la naissance, l’état, la profession ne distinguent plus les hommes, ou les distinguent à peine ; il ne reste plus guère que l’argent qui crée des différences très visibles entre eux et qui puisse en mettre quelques-uns hors de pair (…). La distinction qui naît de la richesse s’augmente de la disparition et de la diminution de toutes les autres » (DII, p. 282). En abolissant les barrières entre les classes, au nom de l’égalité, les hommes se retrouvent tous semblables – sans reconnaissance et sans distinction propre : c’est proprement insupportable. Je ne veux pas être perdu dans la masse – l’autre devient ainsi mon concurrent : je ne prends valeur et visibilité que par le jeu des différences sur fond de l’invisibilité des autres. Faute de valeur propre, de modèles lumineux, mon seul référent est mon concurrent. Marx : ma maison est belle tant que les autres sont laides, vient à surgir un château, elle ne vaut plus rien. Mais tous font de même : « ils ont détruits les privilèges gênants de quelques-uns de leur semblables : ils rencontrent la concurrence de tous. La borne a changé de forme plutôt que de place » (Manent).

 

             

 

De là le fait que l’on recherche dans les multiples microsociétés que sont les sociétés, les associations, l’administration… à recréer des hiérarchies (danse des chefs et petits chefs), se donnant l’illusion en dominant trois hommes de dominer le monde. Substitution (Freud). « Dans les démocraties, où les citoyens ne diffèrent jamais beaucoup les uns des autres, et se trouvent naturellement si proches qu’à chaque instant il peut leur arriver de se confondre tous dans une masse commune, il se crée une multitude de classifications artificielles et arbitraires à l’aide desquelles chacun cherche à se mettre à l’écart, de peur d’être entraîné malgré soi dans la foule. Il ne saurait jamais manquer d’en être ainsi ; car on peut changer les institutions humaines, mais non l’homme : quel que soit l’effort général d’une société pour rendre les citoyens égaux et semblables, l’orgueil particulier des individus cherchera toujours à échapper au niveau, et voudra former quelque part une inégalité dont il profite » (DII, p. 268).

Deux stratégies s’offrent alors aux hommes. Soit a) se hausser au niveau du concurrent = l’américain qui accepte l’objectivité de la loi du marché. Solution qui n’est pas sans contradiction avec la passion de l’égalité : «la société démocratique suscite la concurrence de tous, et c’est le fait même d’être en concurrence que l’esprit démocratique veut abolir, puisque accepter la concurrence, c’est accepter la possibilité et la légitimité d’une certaine inégalité » (Manent) – légitimité qui tient notamment par le mythe du self made man, le très relatif changement de fortunes et la possibilité juridique de gravir les échelons sociaux et de faire fortune. b) Tocqueville sent bien la faiblesse de telles barrières – la logique de l’envie a tôt fait de détruire les dernières différences. « Une passion ardente pour l’égalité, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et s’il ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie mais ils en souffriront pas l’aristocratie » (DII). Envie : si je ne peux pas m’élever à ton niveau, je te réduirais au mien. Tocqueville lit en une telle logique les prémisses d’un nouveau despotisme : Etat tutélaire brimant les libertés et élevant sa puissance sur l’indifférenciation d’une masse sans puissance ni vertu.

 

Ce pourquoi il préfère cette première solution à la seconde et admire, en un sentiment mêlé par la conscience de sa médiocrité (et assez peu de l’injustice – quoique : « L’aristocratie manufacturière de nos jours, après avoir appauvri et abruti les hommes dont elle se sert, les livre en temps de crise à la charité publique pour les nourrir »), la stabilité relative (/ France) des institutions américaines basées sur une foi en la concurrence qui laisse au moins le champs au déploiement de quelque individualité – par la maîtrise de soi et la volonté de s’élever. C’est que le modèle de Tocqueville reste celui, aristocratique, de la grandeur humaine et l’ambition, soit la volonté de se déployer, de s’élever, de grandir, est son moteur même.  Reste que la démocratie est le lieu d’un grand nombre d’ambitions, mais de très peu « de grandes ambitions » - le désir de s’élever prenant les chemins les plus courts, les plus faciles de l’accumulation matérielle, du jeu et de la stratégie industrielle ou boursière focalisé par un avenir dont l’horizon est assez limité – voire dans le cas boursier quasi-immédiat. Quelle distance alors à l’homme et l’ambition aristocratique ! Parce qu’elle est un travail, long travail sur soi-même la grande ambition, celle qui fait co-naître les œuvres et les grandes individualités a pour horizon la vie entière – elle suppose de grandes passions et un amour de la chose même. A contrario, l’ambitieux des démocraties, faute de ce long travail sur soi, reste t’il, le plus souvent – à l’exception de ces quelques-uns qui projette l’esprit du jeu au sein de l’industrie (« c’est en quelque sorte à l’audace même et à la grandeur de leurs entreprises industrielles qu’on doit juger le peu de cas qu’ils auraient fait de l’industrie s’ils étaient nés au sein d’une aristocratie ») - peu individualisé – ses goûts et pensées, expression de lui-même, sont restés très communs :

 

« Je pense que les ambitieux des démocraties se préoccupent moins que tous les autres des intérêts et des jugements de l’avenir : le moment actuel les occupe seul et les absorbe. Ils achèvent rapidement beaucoup d’entreprises, plutôt qu’ils n’élèvent quelques monuments très durables ; ils aiment le succès bien plus que la gloire (…). Leurs mœurs sont presque toujours restées moins hautes que leur condition ; ce qui fait qu’ils transportent très souvent dans une fortune extraordinaire des goûts très vulgaires, et qu’ils semblent ne s’être élevés au souverain pouvoir que pour se procurer plus aisément de petits et grossiers plaisirs (…) J’avoue que je redoute bien moins, pour les sociétés démocratiques, l’audace que la médiocrité des désirs ; ce qui me semble le plus à craindre, c’est que, au milieu des petites occupations incessantes de la vie privée, l’ambition ne perde son élan et sa grandeur ; que les passions humaines ne s’y apaisent et en s’y abaissent en même temps, de sorte que chaque jour l’allure du corps sociale devienne plus tranquille et moins haute. Les moralistes se plaignent sans cesse que le vice favori de notre époque est l’orgueil. Cela est vrai en un certain sens : il n’y a personne, en effet, qui ne croie valoir mieux que son voisin et qui consente à obéir à son supérieur ; mais cela est très faux dans un autre ; car ce même homme, qui ne peut supporter ni la subordination ni l’égalité, se méprise néanmoins lui-même à ce point qu’il ne se croit fait que pour goûter des plaisirs vulgaires. Il s’arrête volontiers dans de médiocres désirs sans oser aborder les hautes entreprises : il les imagine à peine.

 Loin donc de croire qu’il faille recommander à nos contemporains l’humilité, je voudrais qu’on s’efforçât de leur donner une idée plus vaste d’eux-mêmes et de leur espèce ; l’humilité ne leur est point saine ; ce qui leur manque le plus, à mon avis, c’est l’orgueil » (p. 305).

 

 

4) Rapetissement des hommes et nouveau despotisme

Crainte suprême de Tocqueville : le rapetissement des hommes, courant sans repos après des biens faciles – ainsi que l’écureuil dans sa roue. Mouvement sans repos et absence de véritable nouveauté – tout est toujours le même, croissance – quantité sans qu’aucun saut qualitatif, aucune œuvre, aucune individualité vienne crever l’humainement stérile logique de la répétition. La démocratie en son tumulte même fait bailler l’aristocrate Tocqueville.

 

« Je vois une foule innombrable d’hommes et de femmes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux mais il ne les voit pas ; il les touche, et ne les sent point ».

 

« On croit que les sociétés nouvelles vont chaque jour changer de face, et moi, j’ai peur qu’elles ne finissent par être invariablement fixées dans les mêmes institutions, les mêmes préjugés, les mêmes mœurs, que le genre humain s’arrête et se borne ; que l’esprit se plie et se replie éternellement sur lui-même sans produire d’idées nouvelles ; que l’homme s’épuise en petits mouvements solitaires et stériles, et que, tout en se remuant, l’humanité n’avance plus ».

 

Séparés les uns des autres, ne vivant que pour eux-mêmes « dans le cercle de leurs petits intérêts domestiques » et s’agitant «sans repos, on peut appréhender qu’ils ne finissent par devenir inaccessibles à ces grandes émotions publiques qui troublent les peuples, mais les développent et les renouvellent » 

 

De là la dépolitisation – cf. l’abstentionnisme – l’intérêt public, la patrie ne signifiant plus rien, la loi semblant extérieure à la vie, la vraie vie apparaissant comme privée : familiale et professionnelle.

 

Mais la contrepartie de ce désengagement politique, de cette privatisation de la société = la montée en puissance d’un Etat tutélaire, séparé des gouvernés, pourvoyant plus ou moins correctement à leurs besoins – d’où sa crise relative lorsque les conditions se dégradent – qui laisse chacun s’endormir dans sa vie privée, loin de toute vertu publique, de tout engagement pour la justice, de toute haute visée… l’idée même de hauteur, de visée autre qu’économique devenant quasi-incompréhensible pour nous. L’idée d’autonomie politique = de liberté a largement perdu pied… laissant la place à une nouvelle forme d’oppression, déjà présente en puissance dans la passivité : « qui aime la liberté pour autre chose qu’elle-même est déjà esclave en son cœur ».

 

« L’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera en rien à ce qui l’a précédée dans le monde. Les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir ».

 

Une multitude d’hommes privés et «  Au dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages. Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

 

 

 

Conclusion - liberté et égalité          « Il n’y a point de démocratie vraie sans une aristocratisation de la foule » (G. Palante)

 

« Au milieu des ténèbres de l’avenir on peut déjà découvrir trois vérités très claires. La première est que tous les hommes de nos jours sont entraînés par une force inconnue qu’on peut espérer régler et ralentir, mais non vaincre, qui tantôt les pousse doucement et tantôt les précipite vers la destruction de l’aristocratie ; la seconde, que, parmi toutes les sociétés du monde celles qui auront toujours le plus de peine à échapper pendant longtemps au gouvernement absolu seront précisément ces sociétés où l’aristocratie n’est plus et ne peut plus être. La troisième enfin, que nulle part le despotisme ne doit produire des effets plus pernicieux que dans ces sociétés-là ; car plus qu’aucune sorte de gouvernement il y favorise le développement tous les vices auxquelles ces sociétés sont spécialement sujettes, et les pousse ainsi du côtés même où, suivant une inclination naturelle, elles penchaient déjà.

 Les hommes n’y étant plus rattachés les uns aux autres par aucun lien de castes, de classes, de corporations, de familles, n’y sont que trop enclins à ne se préoccuper que de leurs intérêts particuliers, toujours trop portés à n’envisager qu’eux-mêmes et à se retirer dans un individualisme étroit où toute vertu publique est étouffée. Le despotisme, loin de lutter contre cette tendance, la rend irrésistible, car il retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel, toute nécessité de s’entendre, toute occasion d’agir ensemble ; il les mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se mettre à part : il les isole ; ils se refroidissaient les uns pour les autres : il les glace.

 Dans ces sortes de sociétés où rien n’est fixe, chacun se sent aiguillonné sans cesse par la crainte de descendre et l’ardeur de monter ; et comme l’argent, en même temps qu’il y est devenu la principale marque qui classe et distingue entre eux les hommes, y a acquis une mobilité singulière, passant de mains en mains sans cesse, transformant la condition des individus, élevant ou abaissant les familles, il n’y a presque personne qui ne soit obligé d’y faire une effort désespéré et continu pour le conserver ou pour l’acquérir. L’envie de s’enrichir à tout prix, le goût des affaires, l’amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont donc les passions les plus communes. Ces passions s’y répandent aisément dans toutes les classes, pénètrent jusqu’à celles mêmes qui y avaient été jusque-là le plus étrangères, et arriveraient bientôt à énerver et à dégrader la nation entière, si rien ne venait les arrêter. Or, il est de l’essence même du despotisme de les favoriser et de les étendre. Ces passions débilitantes lui viennent en aide ; elles détournent et occupent l’imagination des hommes loin des affaires publiques, et les font trembler à la seule idée des révolutions. Lui seul peut leur fournir le secret et l’ombre qui mettent la cupidité à l’aise et permettent de faire des profits déshonnêtes en bravant le déshonneur. Sans lui elles eussent été fortes ; avec lui elles sont régnantes.

La liberté seule, au contraire, peut combattre efficacement dans ces sortes de sociétés les vices qui leur sont naturels et les retenir sur la pente où elles glissent. Il n’y a qu’elle en effet qui puisse retirer les citoyens de l’isolement dans lequel l’indépendance même de leur condition les fait vivre, pour les contraindre à se rapprocher les uns des autres, qui les réchauffe et les réunisse chaque jour par la nécessité de s’entendre, de se persuader et de se complaire mutuellement dans la pratique des affaires communes. Seule elle est capable de les arracher au culte de l’argent et aux petits tracas journaliers de leurs affaires particulières pour leur faire apercevoir et sentir à tout moment la patrie au-dessus et à côté d’eux ; seule elle substitue de temps à autre à l’amour du bien-être des passions plus énergiques et plus hautes, fournit à l’ambition des objets plus grands que l’acquisition des richesses, et crée la lumière qui permet de voir et de juger les vices et les vertus des hommes » (L’Ancien-Régime et la révolution, avant-propos).

 

L’égalité sépare les hommes, les individualise, les privatise. C’est le lien social qui se rompt, l’autre et les autres n’apparaissant plus que comme des semblables. Or, parce que le rapport à l’autre est une condition de moi-même [dialogue, échange, conflit] – de la hauteur de mes idées, de la force de mes pensées – ce sont les hommes qui se dégradent ainsi et se perdent en une foule anonyme d’individus identiques. Abstraction de l’autre et abstraction de la réalité se rejoignent ainsi en un être qui, faute de faculté éduquée de penser, est incapable de reconnaître les rapports réels et les être réels en leur altérité. De là le règne, dénoncé par Tocqueville, des idées générales qui survolent le réel et prennent force et puissance dans le flou d’une opinion – de nulle part et personne – qui gouverne le monde de façon insensée.

Seule l’expérience de la confrontation des opinions, seul l’exercice de la liberté dans la chaleur du débat public peut, ouvrir l’opinion à l’autre qu’elle-même et donner à sentir au cœur du dialogue l’exigence de justice et de vérité. « Les sentiments et les idées se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres » (DII, p. 140). Ce pourquoi Tocqueville, comme remède aux maux de l’égalité, propose, sur les exemples de 1789 et des communes américaines, l’exercice effectif de la liberté : «le plus puissant moyen, et peut-être, le seul qui nous reste, d’intéresser les hommes au sort de la patrie c’est de les faire participer au gouvernement » (DI, p. 331). Ainsi lit-il dans l’exercice du débat public de la commune américaine, « un foyer de vives affections qui attire les passions les plus ambitieuses du cœur humain » faisant naître «  désir d’estime, besoin d’intérêts réels, goût du pouvoir et goût du bruit » (DI, p. 305) et rendant sensible les hommes à l’existence d’un monde commun - une « communauté d’existence » - que leur parole contribue à former. Il ne faut pas négliger cette part d’expérience qui fait toute la valeur et tout le désirable des interactions humaines : « là les hommes se voient, les moyens d’exécution se combinent, les opinions se déploient avec cette force et cette chaleur que ne peut jamais atteindre la pensée écrite ». La pratique de la liberté politique, « les réchauffe et leur fait sentir la patrie au-dessus et à côté d’eux » (A.R, p. 94). Dans l’action de discuter et de faire ensemble les lois, un monde commun se lève.

S’ouvre ainsi le problème, éminemment actuel - et loin d’être réglé par nos oligarchies représentatives dans lesquelles, comme le disait Rousseau, le peuple n’est libre qu’une fois tous les cinq ans au moment où il vote -  d’une participation effective du peuple au pouvoir, condition de l’autonomie politique et individuelle. Comment ? Sous quelles conditions ?