La solitude est-elle une prison ?
Analyse rapide des termes et problématisation
. Prison : enfermement en un lieu où a)
je ne suis pas chez moi ; b) d’où je veux m’échapper ; c) d’où
je ne peux ( ? = pb.) m’échapper.
. A contrario : est libre celui qui
a) ne subit pas d’entraves (déf. -); b) est lui-même,
adéquat à lui-même (sans négativité) – lui et chez lui (déf. +).
. Solitude = le fait d’être seul, séparé
des autres. Se déploie en a) isolement – absence physique des
autres ; b) isolement affectif et mental – les autres étant
présents, « se sentir seul » = incompris, étranger –
sentiment d’une séparation douloureuse / autres ; c) vouloir la solitude
= s’isoler – vouloir se séparer de l’enfer qu’est l’autre (Sartre), des devoirs
qu’il m’impose… « Laissez-moi seul ».
Paradoxe : si être libre c’est être
soi, chez soi et sans entraves, comment la solitude qui me ramène
à moi – précisément chez moi (en ce que je suis) pourrait-elle être prison?
Solution : ce n’est possible que si être Soi, chez soi dans
l’adéquation, c’est être Nous – que si l’autre, sa reconnaissance, la
communauté que nous formons est, en un sens à préciser, constitutif de mon
identité et de ma liberté.
A quoi s’oppose – l’autrui ennemi, l’autrui
qui m’empêche de me retrouver : foule, opinions sociales, tyrannie
du regard et du rôle social. L’être-Nous n’est-il pas un être aliéné ?
L’autre, les relations sociales… apparaissent bien souvent comme un obstacle à
ma liberté – le domaine d’une existence inauthentique (Heidegger), où je ne suis
pas moi et pas chez moi. Emprisonné par un maillage social, par des
obligations, des normes…
Problème à résoudre :
dualité du rapport à la solitude – tout à la fois comme prison :
enfermement et désir d’échappement… vers quoi ? pourquoi ? est-ce
possible ? et libération, retour à soi : vie sociale comme une
vie captive. Résoudre cette opposition brute – que nous vivons tour à
tour – pour savoir ce qu’est la solitude, ce qu’est notre rapport à
autrui et hiérarchiser ses formes dans le rapport à nous-mêmes et à
notre liberté.
Alternative :
La solitude est-elle un irrespirable enfermement en nous-mêmes en lequel
nous sentons, qu’en une telle clôture, nous ne sommes pas ce que nous
sommes, ou bien, en nous mettant à distance de l’inauthenticité de notre
rapport aux autres, est-elle le chemin d’un retour à un soi libéré de
son aliénation sociale ?
Pb = lien autrui / soi-même / liberté
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a) Mise en situation. Dualité de la solitude : prison et liberté.
En sortir = me perdre (théâtre social, apparats et masques) ? Y rentrer =
m’emprisonner, me coupant d’une partie de mon être (qui voudrait de tous les
biens du monde sous la condition d’être seul ?).
b) Position du problème. La solitude est-elle donc un
irrespirable enfermement en nous-mêmes en lequel nous sentons, qu’en une
telle clôture, nous ne sommes pas ce que nous sommes, ou bien, en nous
mettant à distance de l’inauthenticité de notre rapport aux autres,
est-elle le chemin d’un retour à un soi libéré de son aliénation sociale
? L’analyse d’un tel problème engage le poids que nous devons donner à la
relation aux autres – et à quelle relation ? – dans la construction de
notre propre liberté
c) Annonce du plan : nous partirons de la position
immédiate supposée par le sujet selon laquelle la solitude est une prison que
nous voulons fuir dans l’existence sociale.
I. La solitude est vécue comme
une prison que nous voulons fuir dans l’existence sociale
a) Le sentiment de solitude est la souffrance d’un être séparé des
autres… Solitude = être seul, séparé
des autres. Deux modalités : a) physique (isolement) : non
nécessairement sentiment de solitude; b) au contraire : psychique (se
sentir étranger / autres, sentir les autres étrangers / soi – ne pas
être compris-reconnu, ne pas les comprendre-reconnaître). Prison : se
sentir enfermé, limité – souffrir de cet enfermement. Qui ? Ceux qui
sont isolés, éloignés ou sans « proches » : les vieux,
les clochards, les conscrits, exilés… mais aussi, alors même que les corps se
touchent, que nous semblons « ensemble », dans la rue, les
bureaux, les maisons, les couples, les écoles… ceux qui se sentent incompris,
qui se sentent séparés d’autrui qu’ils ne comprennent pas. Manifeste un désir
inverse de communion – communauté. Or cette absence de communauté
est vécue comme une aliénation (je ne suis pas chez moi – dans le monde désiré)
et un enfermement (je ne me sens pas libre).
b) …et le paradoxe d’un enfermement en soi-même… Paradoxe, cependant : dans quels
murs suis-je enfermé lorsque je suis seul et libre de mes
gestes ? Mes gestes ne sont pas contraints – je peux aller dans la
rue, allumer la télévision, aller au cinéma, entrer dans un bistrot… de
multiples possibles se déploient devant moi comme ce que je peux faire. Je suis
maître de moi-même – et donc apparemment libre, pouvant effectivement
« faire ce que je veux », sans que nul ne me contraigne à
faire ce que je ne veux pas faire. Libéré, pourtant, je ne me sens pas libre.
Dans quoi suis-je donc enfermé lorsque je vis ma solitude comme une
prison ? Enfermé en moi-même, sans possibilité d’en sortir.
Qu’est-ce à dire ? Je vis mon existence comme entièrement privée, dans
l’absence de partage, cette dernière m’apparaît vaine liberté. De
là cette tonalité de la vie qui peut être celle de l’ennui, « l’homme
en proie à l’ennui se sent prisonnier d’une vaine liberté, dans une cellule
infinie » (Pessoa, Le livre de l’intranquillité, p. 369). Où
que je porte mes regards il n’y a que moi : « Dans tout cela qu’y
a-t-il d’autre que moi ? Ah, mais l’ennui c’est cela, simplement cela.
C’est que dans tout ce qui existe – ciel, terre, univers -, dans tout cela, il
n’y ait que moi » (Pessoa, p. 370).
c) … dont nous cherchons à nous libérer par l’existence sociale.
Tout se passe ainsi comme si cet enfermement en soi, ce face à face avec notre
propre liberté n’était pas vécu comme existence pleinement libre,
c'est-à-dire existence mienne, à laquelle j’adhère, où je me sente chez moi. Au
cœur de ma solitude se manifeste un manque – nous ne nous suffisons
pas – et ce manque est pensé comme manque de l’autre. Pascal : « Nous
ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre
être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et
nous nous efforçons pour cela de paraître » (Pensées). Rien de
pire alors que l’invisibilité sociale : « Je suis invisible,
comprenez bien, simplement parce que le gens refusent de me voir. […] Il vous
arrive souvent de douter réellement de votre existence. […] Vous êtes dévoré du
besoin de vous convaincre que vous existez, réellement, dans le monde réel […],
vous lancez une bordée de jurons, et vous jurez de les amener à vous
reconnaître. » (Ralph Ellison). De là ce jet de soi dans la vie sociale
et cette volonté de plaire, de là les « bonnes blagues » et le
conformisme, la quête des bonnes places et de l’admiration, et, à défaut, de la
colère ou de la haine, toujours meilleure que l’indifférence (cf. Gary, La
vie devant soi)… comme autant de manières d’exister dans la conscience des
autres, de sortir de la clôture de notre subjectivité, de se libérer de cet
enfermement de soi en soi.
Conclusion : nul ne semble donc supporter l’enfermement en
soi : la solitude apparaît comme le mal d’une vaine liberté. De là le
mouvement de libération de cette solitude par l’ouverture à l’autre et l’entrée
dans l’existence sociale où nous existons pour et par le regard des autres et
jouissons de cette existence pour autrui. Transition : Divertissement et
théâtre social… ne sont-ils pas, cependant, de vaines tentatives pour nous
fuir nous-mêmes, engendrant de nouvelles chaînes et une nouvelle prison ?
II. Le mouvement d’isolement de l’inauthenticité sociale est un
retour à notre liberté solitaire essentielle
a) L’existence sociale est une existence jouée… Fuyant notre solitude, voulant être quelque
chose pour les autres, exister dans leur pensée à défaut de se contenter de
l’invisibilité d’une existence privée, à la différence de l’être de nature, nous
nous jetons hors de nous-mêmes : « le sauvage [= l’hypothèse
d’un homme à l’état naturel, animal] vit en lui-même, l’homme sociable
[c'est-à-dire tout homme existant] toujours hors de lui ne sait vivre que
dans l’opinion des autres, et c’est, pour ainsi dire, de leur seul jugement
qu’il tire le sentiment de sa propre existence » (Rousseau). « Quelles que soient
les autres passions qui nous animent, orgueil, ambition, avarice, curiosité,
désir de vengeance, ou luxure, leur âme, le principe de toutes, c’est la
sympathie » (Hume) – c'est-à-dire ce désir profond qui nous jette hors
de nous vers l’autre pour et par lequel nous voulons être reconnu. De là la nécessité de
« paraître », de nous conformer aux modèles que nous jugeons
être appréciés des autres. La quête de la gloire et de la richesse s’expliquent
ainsi toutes entières par la volonté de visibilité sociale, d’exister dans un
champ de lumière dans lequel nous nous distinguons et existons pour nous-mêmes
d’une existence pour les autres. Ainsi devant paraître pour exister, nous
revêtons-nous des masques indissociables de notre être social, soit de
notre existence sur une scène publique – masque du « joyeux luron »,
de l’ « intellectuel », du « banquier », du
« policier », de la « bonne ménagère »… autant
de masques qui créent pour nous-mêmes et pour les autres des personnages
socialement appréciés auxquels nous conformons nos existences. Or de tels
personnages, en nous donnant une consistance sociale, en viennent à faire
tellement corps avec nous que nous en oublions l’acteur qui, par derrière, tire
les ficelles de nos êtres sociaux.
b) … qui est impersonnelle
et inauthentique… Toujours hors de
nous-mêmes, absorbés dans une activité sociale qui nous a modelé, dans le rôle
d’une pièce à laquelle nous nous sommes laissés prendre, ne nous ne sommes-nous
pas, en effet, oubliés ? Devant nous conformer à des modèles par essence
généraux, à des types reconnus dans des cercles sociaux, que sommes-nous donc
pour nous-mêmes sinon ce qu’ «on» dit et pense de nous, de
l’extérieur comme «on» le dit pour des centaines d’autres ? Faisant
pleinement sienne son identité sociale, l’homme de la vie quotidienne, écrit
ainsi Heidegger (Etre et temps), se perd dans l’anonymat impersonnel du
«on». « L’individu s’annihile comme individu spécifique et comme
existence véritable pour s’identifier à un modèle de pensée et de langage
parfaitement anonyme et impersonnel. Dans le «on », l’individu parle comme
« on » parle. Il intériorise en fait les manières de parler les plus
générales et les plus répandues, et ces manières de langage et de pensée
constituent une sorte de moyenne qui, sans reliefs ni marques personnelles,
commande insidieusement tous les langages et toutes les actions »
(Misrahi, Qu’est-ce que l’autre ?, p. 56). Or il arrive parfois que
cette couche impersonnelle craque et que se révèle à nous l’irréductible
singularité que nous sommes et que nous masquions dans ce divertissement qu’est
notre vie sociale. Ainsi Ivan Illich, dans le livre de Tolstoï qui raconte sa
mort, découvrant dans l’angoisse au cœur de l’impartageable souffrance son
essentielle solitude et la vanité de tous les rôles sociaux qu’il avait eu à
jouer. Ainsi encore le lieutenant Drogo dans l’œuvre de Buzzati : « juste
à cette époque, Drogo s’aperçut à quel point les hommes restent toujours
séparés les uns de l’autre, malgré l’affection qu’ils peuvent se porter ;
il s’aperçut que, si quelqu’un souffre, sa douleur lui appartient en propre,
nul ne peut l’en décharger si légèrement que ce soit ; il s’aperçut que,
si quelqu’un souffre, autrui ne souffre pas pour cela, même si son amour est
grand, et c’est cela qui fait la solitude de la vie » (Le désert
des tartares). Dans un éclair de compréhension, se révèle à nous cette
vérité : c’est nous qui jouons le rôle qui masque la solitude que nous
sommes (Rilke : « nous sommes solitude ») et que nous ne
pouvons véritablement fuir.
c) … et dont la solitude comme retour à nous-mêmes nous libère.
Ne convient t’il donc pas afin d’être nous-mêmes, pleinement conscient de soi,
de nous libérer de ces rôles sociaux qui nous condamnent à vivre une existence
impersonnelle et inauthentique ? Redécouvrir le « je » à la
source de toutes nos croyances, de tous nos jugements, de tous nos sentiments
et se réapproprier pour les faire notre pensée et le sens de nos vies qui
étaient « faits » passivement et impersonnellement par le jeu social,
c’est retourner à soi, au soi véritable et sans masque. Aussi l’isolement
vis-à-vis des autres, isolement physique et prise de distance interne vis-à-vis
des pensées étrangères qui continuent à faire le fond de mon discours intérieur
– « parce que nous avons été enfant avant que d’être hommes »
(Descartes) et parce que nous naissons en un langage que nous n’avons pas fait
- est-il la condition d’une existence authentiquement personnelle et libre. « J’ai besoin de
solitude, je veux dire de guérison, de retour à moi… », écrit ainsi
Nietzsche dans Ecce homo. La solitude dans le calme des passions, soit
la prise de distance vis-à-vis des pensées et des êtres étrangers, est la
condition de toute pensée libre : « De même que Zeus, seul avec
lui-même, réfléchit en paix à la manière de gouverner l’univers, et vit dans
ses propres pensées, de même devons-nous parvenir à nous entretenir avec
nous-mêmes, sans avoir besoin d’autrui et sans manquer d’occupation,
réfléchissant à la législation des dieux et à notre place dans le monde »
(Epictète). Aussi l’individu qui s’est construit lui-même, qui connaît le prix
de sa solitude qui est celui d’être soi, peut-il goûter la liberté qu’apporte
cette dernière - « Qu’il est bon d’être vastement seul ! Pouvoir se parler
tout haut à soi-même, se promener sans rien qui heurte le regard, se plonger,
penché en arrière sur sa chaise, dans une rêverie qu’aucun appel ne vient interrompre ! (…)
Tous les bruits deviennent étrangers, comme s’ils appartenaient à un univers
tout proche, mais indépendant. Nous voilà enfin rois ! » (Pessoa, Le
livre de l’intranquillité, p. 393) – liberté que vient interrompre
l’irruption d’autrui qui m’oblige à nouveau à reprendre un rôle que je connais
comme faux : « Ah, mais voici que je reconnais – dans le pas qui
gravit l’escalier, le pas de je ne sais qui montant vers moi – le quidam qui va
interrompre ma bienheureuse solitude. Je vais voir mon empire implicite envahi
par les barbares » (idem).
Conclusion : l’existence sociale quotidienne par laquelle nous tentons de
fuir notre solitude est donc une existence inauthentique où, nous jetant hors
de nous-mêmes, nous perdons notre véritable liberté. Loin d’apparaître comme un
emprisonnement, le mouvement de mise à l’écart des autres en nous et
hors de nous, est la condition même de la libération d’une existence
authentique à la première personne. Transition : cela signifie t’il pour
autant que la vie véritable soit une vie solitaire? Car le même homme qui
reconnaît dans la solitude une libération n’est-il pas le nostalgique d’une
véritable relation ?
III. L’autre, condition interne de mon existence et de ma
liberté - la pleine liberté est notre liberté
a) Par delà la fausse prison d’une solitude qui n’est
qu’emprisonnement dans un moi inconsistant, nul ne saurait se satisfaire de
l’existence solitaire… Si les hommes cherchent à fuir la solitude c’est ainsi,
pour une part, parce qu’inconsistants, ils ne peuvent se supporter eux-mêmes et
ont besoin d’un miroir extérieur qui les confirme dans leur être en leur
donnant le sentiment de leur propre existence. Plutôt le paraître
inauthentique, le masque divertissant de la vie sociale que la vision terrible
de ma propre nullité ! Pascal : « tout le malheur des hommes
vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre (…) Quand j'y ai
regardé de plus prés, j'ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du
repos, et de demeurer avec eux-mêmes, vient d'une cause bien effective,
c'est-à-dire du malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si
misérable, que rien ne nous peut consoler, lorsque rien ne nous empêche d'y
penser, et que nous ne voyons que nous » (Pensées). Si la
solitude est donc, pour une part, perçue comme une prison c’est celle d’un moi
trop faible et trop inconsistant, qui ne se possède pas et désire être un
autre. Au contraire, celui qui dans l’intime solitude du rapport à soi, dans la
mise à l’écart du bruit que font les autres, s’est pensé et construit, celui-là
ne cherche pas à se fuir dans l’inauthenticité d’un jeu de vie sociale auquel,
trop attaché à son unique bien qui est sa liberté, il ne veut et ne peut
réellement se prendre. Ce pourquoi il fuira tous les hochets sociaux (préjugés,
bavardages, fêtes extatiques, divertissements, hautes places sociales…) qui
l’éloignent de lui-même. Reste, cependant, qu’une telle distance aux autres, si
elle est le chemin de toute liberté, n’est pas vie satisfaite. Si Nietzsche,
par exemple, s’enferme en ses hauteurs n’est-ce pas, dans l’incompréhension
ambiante, faute d’amis avec qui partager ? Ses livres adressés aux oreilles
encore absentes de qui pourrait entendre, tels des bouteilles jetées à la mer,
ne sont-ils pas l’aveu que nul ne saurait se satisfaire de la clôture sur soi
de sa propre existence ?
b) … ce pourquoi le véritable « chez moi » est un
« chez Nous »…
Etre reconnu, reconnaître et partager un univers commun où nous sommes
ensemble et les uns pour les autres, tel est peut-être l’insurmontable exigence
qui naît avec l’humain et que l’on peut saisir à l’horizon de tout regard,
geste et prise de parole. « Au bout de quelques semaines se produit un
évènement spécifiquement humain, sans équivalent chez les autres
mammifères : l’enfant cherche à capter le regard de sa mère, non seulement
pour que celle-ci vienne le nourrir ou le réconforter, mais parce que ce regard
en lui-même lui apporte un complément indispensable : il le confirme dans
son existence », écrit Todorov dans La vie commune (p. 43).
Certes, alors il devra apprendre ce qu’est la solitude et combien cette
dernière est l’indispensable condition de sa propre liberté, mais, jamais la
nostalgie de l’existence commune ne pourra s’effacer. Notre vie ne commence pas
dans la clôture solitaire d’un sujet sur lui-même, avide d’absorber et de
réduire le monde, mais dans et par la promesse, faite à l’aube de la vie, d’une
vie commune où chacun pourrait avec et par l’autre exister. Et, certes cette
promesse est le plus souvent déçue - « avec l’amour maternel, écrit
ainsi Romain Gary, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient
jamais » (Gary, La promesse de l’aube). Mais l’on ne se guérit pas d’une
telle promesse qui vient se déposer sur l’ensemble de notre vie sociale comme
autant de succédanés, de tentatives d’exister. « En voyant que notre existence
n’appelle sur elle aucun regard d’attention ou d’amour, nous nous sentons
rejeté hors de l’existence… L’indifférence, soit qu’on l’éprouve, soit qu’on la
subisse, ressemble à l’inertie et à la mort. Ou plutôt c’est une mort vivante,
pire que la mort, par le sentiment de la présence d’une offre, qui est celle de
la vie, et à laquelle en nous ni hors de nous rien ne vient répondre »
(Amiel). Reconnaissons-le donc : si nous ne sommes que dans un illusoire
« chez nous » dans la facticité de la vie sociale, c’est bien
la quête d’un véritable Foyer (Ernst Bloch), d’un lieu de vie commune, qui est
le moteur tant de nos illusions et de nos espoirs que la cause dernière de nos
souffrances au cœur de l’invisible existence privée. Pouvons-nous donc espérer,
par delà la superficialité de la vie sociale quotidienne, en une libération de
cette existence limitée qu’est notre solitude ?
c) … que nous pouvons dans l’amitié rencontrer et construire afin de
faire du monde un Foyer commun. Si la plupart des relations sociales sont
d’illusoires libérations de notre solitude, c’est que nous n’y rencontrons
personne et que personne ne nous y rencontre. Les hommes sont les uns vis-à-vis
des autres, des supports de fonctions, des êtres définis, filtrés et médiatisés
par des grilles abstraites et impersonnelles (le groupe, l’argent, la situation
sociale, la fonction…) qui masquent les singularités personnelles. Le rapport
de chacun à chacun est un rapport indirect et abstrait où l’autre existence est
niée dans sa singularité concrète par sa quasi-objectivation ou sa
quasi-chosification – un élève, un camarade, un collègue… Pour reprendre les
distinctions de Martin Buber dans Je et Tu, le « je » a ici
affaire à un autre qui est le quasi-analogue d’un objet, soit un « cela »
et qui n’est pas encore un « tu ». Au contraire, la relation
« je – tu » est véritable rencontre, expérience vivante et
effective d’une relation. Dans de telles rencontres d’où naissent les
véritables amours et les vraies amitiés, c’est l’existence de chacun qui, à
travers ce nouvel espace, ce nouveau monde commun créé dans l’interstice
du dialogue ou de la caresse, est transformée. L’existence y est intensifiée
par la présence même de l’autre qui n’annihile nullement ma liberté mais
l’enrichit au contraire d’une parole venant des hauteurs d’un pays
inconnu : deux solitudes se rencontrent et tissent ensemble un monde
commun qui est bien davantage que la somme de deux mondes privés – miracle d’un
nouvel espace, d’un Nous qui naît, où chacun reconnaît et est reconnu par
l’autre comme insubstituable existence à l’irréductible singularité de laquelle
on tient, et qui rend bien réelle la sortie de cette vie limitée qu’est
l’existence privée. Aussi la pleine liberté est-elle notre liberté dans
un monde commun où chaque liberté s’enrichit de celle que déploie
l’autre : car où respirons-nous mieux, où nous sentons-nous davantage chez
nous et davantage nous-mêmes, qu’avec nos amis ?
Conclusion
1) La solitude nous est, tout
d’abord, apparu comme le mal d’une vaine liberté, qui, laissée à elle-même, ne
trouve pas en elle sa propre suffisance et se jette dans le paraître social
pour se sentir exister dans la conscience des autres. La solitude alors est
bien vécue comme une prison dont l’existence sociale est la libération.
2) Nous avons vu, cependant,
que loin d’être liberté une telle libération était, le plus souvent,
échappement et fuite de soi. C’est, au contraire, en se reconnaissant et en se
visant comme une essentielle solitude, séparée des autres par le fait que nul
ne pourra jamais occuper le site subjectif de mon existence propre que la
liberté comme projet personnel de construction de soi peut seule prendre un
sens. La séparation vis-à-vis du paraître social ainsi que la mise à distance
critique, dans le sanctuaire de mon intériorité, des pensées des autres en moi
déposées par la longue vie sociale qui précède l’éveil de notre liberté est ainsi
la condition d’une liberté personnelle authentique. Nul ne peut donc
être lui-même s’il ne chemine longtemps seul avec lui-même.
3) Reste que personne,
pourtant, ne se satisfait d’une existence solitaire : l’exigence d’un
monde commun de reconnaissance mutuelle est, au cœur de notre solitude,
l’indice que la liberté pleine est celle d’un « Nous » et non
d’un « Je » clos sur soi. Par-delà l’échappement à soi sur le
théâtre social, l’amitié et l’amour véritables sont ces inédites rencontres
qui, sans nous perdre et sans nous annuler, enrichissent nos libertés du feu
d’un foyer commun.