Lecture de La conscience et la vie d’Henri Bergson

(Textes à la fin)

 

 

I) Introduction, § 1-4 : Objet de la conférence, critique d’une philosophie décollée de la vie

. Pourquoi cette intro ? Bergson s’adresse en, gros à des « professeurs » nourris de philosophie et précisément de la manière traditionnelle de faire de la philosophie, manière qui, selon Bergson, est en partie un obstacle à la « vraie philosophie ». Si, en effet, la philosophie est quête de la sagesse, une telle manière de philosopher serait incapable de nous rendre sage, c’est à dire tant savant sur la nature du réel que sur la manière de bien vivre dans une réalité adéquatement comprise.

. On se centrera ici sur l’objet du questionnement de Bergson dans cette conférence (A, §1), puis sur la relation particulière supposée par lui entre la raison et l’expérience dans le cadre de la connaissance (B, § 2-4) afin de comprendre la nature des obstacles qu’il oppose à la connaissance du réel. De telles analyses en éliminant les obstacles épistémologiques ((épistémè = science, connaissance) = obstacles internes à la connaissance issus de sa structure propre – non de l’extérieur) qui s’y opposent,  permettront d’ouvrir la voie à la recherche propre de Bergson et ainsi de construire des chemins de réponses aux questions « d’où venons-nous ?, que sommes-nous ? où allons-nous ? ».

 

A) §1. Eclaircissement de la question : « D'où venons-nous ? que sommes-nous ? où allons-nous ? »

. Bergson pose comme « vitales » de telles questions. En quel sens ?

. Elle n’apparaissent nullement ainsi au sens commun qui n’y voit que des questions spéculatives non immédiatement utiles à sa vie - un luxe non vital au sens de non nécessaire à la continuité et à la sauvegarde de la vie biologique.

. Etre homme pourtant c’est toujours avoir dépassé le simplement vital en ce premier sens. Cf. cours : l’homme est un être culturel, un être de luxe qui vit de sens, ne se contentant donc pas de vivre mais désirant bien vivre dans une vie sensée (sens = direction, signification, valeur). Les questions de Bergson seraient alors « vitales » dans la mesure dérivée où la dynamique de la vie de l’homme serait entièrement mue par de telles questions visant le sens de son existence et de sa destinée.

. Reste qu’il faut rendre compte du fait que pour la plupart nous ne nous les posons pas (les jugeant inutiles et spéculatives) (a) ;que, même lorsque nous nous posons ce type de question, ces questions prennent rarement la triple forme que leur donne Bergson (b).

 

a) Pourquoi nous ne philosophons communément pas

. Aux questions de Bergson, tout homme sans avoir vraiment cherché a déjà répondu. A toute époque, nous faisons nôtres les réponses de nos contemporains, réponses qui imprègnent nos pratiques, nos pensées, nos désirs d’un sens emprunté et peut-être illusoire.

. Parce que la question des fins de l’action (ce qu’elle doit viser = son sens ultime) n’est pas un problème, l’intelligence des hommes se centre sur les moyens. C’est une intelligence technique – centrée sur la question « comment ? » et aveugle au « pourquoi ». Le monde quotidien de la plupart des hommes est un monde d’affairement, où l’urgence soucieuse de l’action immédiate tisse autour d’eux un monde réduit de formes relatives à la structure utilitaire de leur action (ce nuage, par exemple, n’est pour le paysan que pluie / non-pluie, c’est à dire récolte / non-récolte – c’est tout ce qui est vu dans l’infinité du ciel).  Dans l’urgence de l’affairement, la question des fins y apparaît donc abstraite et dérisoire : « nous avons trop à faire », « nous n’avons pas le temps ».

. Le bénéfice d’une telle vie : la sécurité et l’assurance d’être dans le bon sens dans un monde aux cadres stables, maîtrisés et compris.

. Ce que perd une telle vie : la vérité et la hauteur de vie. Il y a d’autres rapports au et d’autres mondes possibles, peut-être bien meilleurs. C’est ce que, l’affairement s’arrêtant, fait éclater la crise (cf. cours d’intro ; à voir Citizen Kane d’Orson Wells ; Mission de Roland Joffé ; à lire La mort d’Ivan Illich de Tolstoï) – émergence subite et douloureuse de la question des fins dans une vie aveugle ; surgissement de la question du sens de la vie et sentiment d’avoir raté quelque chose (cf. dessin de Voutch – on ne revient pas en arrière).

. De là la le sens de la philosophie : en nous détachant du réel immédiat dans lequel nos intérêts, nos soucis et nos habitudes nous ancrent, en prenant de la hauteur vis à vis du terre à terre quotidien et de ses modèles « tout faits », la pensée de la vie vise à saisir en vérité ses multiples possibles afin de construire une vie qui ait un sens véritable et profond.

 

b) Elucidation de l’étrangeté de la formulation de la question du sens par Bergson

. En admettant donc l’intérêt de la question du sens, la formulation de Bergson reste quelque peu étrange. Nous lui préférerions spontanément : « que suis-je essentiellement, que puis-je et dois-je faire, et que vais-je devenir ? » - éliminant la référence au passé (1ère question : « que m’importe le passé ? Ne compte que l’avenir ») et substituant le « je » au « nous » (« que m’importent les autres ? leur destinée m’est indifférente et la mienne est indépendante de la leur »).

. Si c’est pas cependant cette question là (« d’où venons-nous ? que sommes-nous ? où allons-nous ? ») que pose Bergson et s’il la qualifie de « vitale » c’est que cette question inclut pour lui la nôtre. Autrement dit, Bergson suppose que :  

 

1) La question du sens de ma vie (mon existence individuelle) est indissociable de celle du sens de la vie, soit de ce dynamisme évolutif dont nous sommes, tant en tant qu’espèce qu’individu, un moment, dynamisme que Bergson suppose toujours ouvert et dont nous aurions à reprendre pour notre part la visée.

2) Qu’il y a donc quelque illusion à se séparer radicalement tant des autres vivants que des autres hommes, pour considérer le sens de notre  propre existence isolément sans la rattacher à un dynamisme qui me traverse et me dépasse – et donc tant à l’avenir vers lequel tout mon être tend, qu’au passé dont le présent est la pointe et le résultat (nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes)

3) Que si le relâchement du dynamisme vital tend à clore le vivant en espèces, sociétés et individus ennemis et figés dans leurs formes fixes, son déploiement et sa reprise, au contraire, s’ils dépendent en partie de nous, nous permettraient de faire de nos existences les vecteurs d’un mouvement créatif qui, à travers la joie qui, on le verra, en est le révélateur, donne un sens plein à nos vies.

 

. Tel est précisément le propos de Bergson dans cette conférence et ce qu’il nous faudra comprendre : en ne faisant rien moins que nous faire prendre conscience de la situation de l’humanité dans le devenir de l’univers, Bergson nous invite à tenter d’éveiller cette part de vie encore bouillonnante en nous, par delà les formes figées et répétitives qu’elle tend toujours à prendre, afin que nous fassions entrer nos existences dans l’horizon joyeux de la création cosmique ! Nous serions – et aurions à être - les vecteurs par lesquels la création cosmique aurait à se poursuivre. Tel est le sens bergsonien du qualitatif de « vital ».

. Qu’on mesure un instant l’audace et l’envergure d’une telle philosophie dont nous aurons à analyser les arguments précis. Comme nous sommes loin de ce que l’on appelle le monde ordinaire ! Des petitesses de l’économie, des discours courants, des désirs de tous les jours ! Nous sommes invités à dépasser toutes les visions étriquées du monde pour nous plonger dans le cœur dynamique de toute réalité. L’impression qui peut s’en retirer est en un sens analogue à celle de celui qui contemple les étoiles et qui, depuis ce point, est pris de vertige face à la petitesse de la Terre. Mais si l’astronomie doit bien se garder d’édicter depuis cette perspective quelque règle de vie, si donc en ce sens la distance reste pour elle infranchissable du cosmique à l’humain, c’est depuis des distances tout à fait analogues que Bergson entend nous faire rejoindre le cœur présent de notre existence vivante ! Tout ceci non par une révélation irrationnelle dont on ne pourrait rendre compte - mais par le biais d’une analyse raisonnée en quête de la seule vérité, analyse que déploieront majestueusement les paragraphes suivants (§ 5 à fin).

 

B) § 2, 3 et 4 - La connaissance, ses origines, sa structure, ses illusions, sa portée

Notions du bac en jeu : la raison et le réel, théorie et expérience, la démonstration, l’interprétation, la vérité

 

. Si nous savons ce que nous cherchons (fin), comment (moyens) cependant entreprendre cette recherche ? C’est la question de la méthode à suivre afin d’acquérir des connaissances vraies. Or Bergson en ces trois § commence par critiquer un certain type de méthode. Pour comprendre cette critique il nous faut revenir à ce qu’elle présuppose.

 

a) Prémices pour comprendre Bergson : ce qu’est la connaissance ; sa critique kantienne 

 

La connaissance telle qu’elle apparaît naturellement à tout entendement réfléchissant sur soi

 

1) Connaître quelque chose c’est répondre aux questions de la raison « qu’est-ce que c’est ? » - question visant l’essence de la chose et « pourquoi ? » - question visant les causes qui font que la chose est ce qu’elle est.

2) Il y a deux sources de connaissance : l’expérience et la raison. La première suppose la réceptivité d’un constat sensible contingent – elle est la rencontre du sujet connaissant avec le réel ici et maintenant – elle établit ainsi des « vérités de fait » ; la seconde construit des systèmes de relations nécessaires à partir desquels, par démonstration, il tend à rendre compte de l’expérience – elle établit ainsi des « vérités de raison » (Leibniz).

3) La relation hiérarchique qui tend ainsi à s’établir au sein de notre connaissance est celle d’une subordination à et d’une détermination de la totalité de l’expérience sensible par la raison. Certains a priori que le réel est rationnel – c'est-à-dire que rien n’échappe en droit à l’explicable c'est-à-dire au déterminisme –, certitude que vient illustrer l’idée du démon de Laplace (texte n°1) – être à la connaissance infinie pouvant déduire l’intégralité de l’expérience sans avoir à l’attendre – notre expérience sensible établissant des « vérités de fait » apparaît comme la connaissance inférieure d’un être dont la raison est finie (limitée) subordonnée en droit aux vérités rationnelles.

4) Convaincues qu’il n’y a de science que nécessaire (texte n°2, Aristote), ce sont de telles vérités que tendent à établir laborieusement les théories scientifiques, semblant découvrir la structure rationnelle systématique (texte n°3) du réel, structure cachée à nos yeux sensibles.

5) Nous dégageant du flux mouvant et bigarré de l’expérience sensible (la caverne de Platon), nous élevant aux raisons qui la comprennent (en deux sens – contenir réellement comme la cause semble contenir l’effet ; saisir logiquement), le savant-philosophe, par sa raison, participerait quelque peu de ce que la tradition a nommé le divin. De même que les dieux sans soucis ni angoisses comprendraient un monde dominé, notre raison nous faisant, semble t’il, par son regard systématique, accéder au royaume de l’éternité et de la nécessité dominant l’expérience dans laquelle nous sommes, en tant qu’être corporels, plongés, nous rendraient analogues au divin. De là la sérénité et la maîtrise du savant-philosophe (cf. illustration de Friedrich).

 

Bergson pose cependant comme un obstacle à la connaissance ces « systèmes » (§.2 et 3) qui nous sont cependant apparus constitutifs de la connaissance humaine. Kant, avant lui, avait fait de même. Et pourtant (§.2) Bergson s’attaque ici (présupposé) à la philosophie critique kantienne. Pour quelles raisons ? Il nous faut, pour le comprendre, revenir sur l’essentiel de la critique kantienne de la connaissance humaine.

 

Kant avant Bergson avait déjà dénoncé l’illusion propre de la position dogmatique rationaliste

 

6) Il y a illusion à poser la structure rationnelle du réel. Rappelons qu’à la différence de la simple erreur – contingente - l’illusion a en elle-même une forme de nécessité : il faut donc à la fois rendre compte de cette erreur qu’est l’illusion et des raisons propres qui font qu’une telle illusion se déploie. Il convient tout d’abord de noter avec Kant que l’idée d’une rationalité du réel en sa totalité n’est qu’une idée – non démontrée, non démontrable – idée cependant régulatrice de la science (qui sert de règle d’orientation de la science vers l’idée d’un système achevé). L’illusion consiste à réaliser cette idée dans un système en oubliant qu’aucun système construit ne peut prétendre à la totalité. L’expérience qui lui sert de garantie est, en effet, toujours limitée eu égard à l’infinité de l’expérience possible. Le dogmatisme (dont le scientisme est une variante) est précisément ce mouvement naturel qui consiste à confondre le réel avec le système à partir duquel on le lit – oubliant la soumission de sa valeur de vérité au champ limité de l’expérience qu’il comprend.

7) S’il y a donc illusion, comment donc cette illusion se produit-elle ? Le principe de l’illusion consiste en cette idée que notre perception tend à ne voir du réel que ce qu’elle peut en saisir et comprendre – c'est-à-dire peut constituer et reconstituer à partir de mouvements propres projetant un schéma nôtre au travers des choses. De là la possibilité d’imaginer à souhait l’objet engendrant l’illusion que nous en sommes les maîtres. Un tel pouvoir - qui n’est que celui de nous reconnaître à travers les choses - fait tant la croyance du sens commun qui pense connaître les choses mêmes que celle du rationaliste. Ce dernier, ainsi que le note Bergson (§.3), engendrant les idées abstraites à partir desquelles il lit le réel depuis les principes premiers de son propre entendement, pense depuis sa pensée dominer le réel tout entier. Mais saisissant le réel à travers ses formes propres, il délaisse ainsi le reste, ce qui lui échappe, l’insaisissable et non-productible, à la marge, dans l’étrange et l’anomalie (texte n°4, Montaigne). Ainsi, très généralement, percevant le réel à partir des formes actives de notre raison, tendons-nous à poser cette dernière à même les choses : telle est l’illusion dogmatique rationaliste.

 

Il n’y aurait donc de vérité que dans le mouvement vivant, infini et ouvert de la pensée vers son objet

 

8) Toute théorie pour être vraie et ne pas sombrer dans l’illusion, doit ainsi être ramenée au mouvement vivant limité de pensée qui l’a engendrée et dont sa vérité même dépend entièrement. Telle est l’idée de Hegel (texte n° 5) selon laquelle aucun résultat n’est vrai en soi, mais que la vérité est le mouvement total et vivant de la pensée qui se perd dès qu’on le fixe en simple énoncé (voir l’application du cours sur l’exemple de la relation Terre / Soleil).

9) Rapportée aux théories scientifiques un tel mouvement est dans le dialogue constant et infini entre la raison et l’expérience, dialogue que met en lumière l’histoire des sciences (textes n°6 et 7). Dans les termes bergsoniens, il s’agit d’une pensée qui « se dilate » (§.2), c'est-à-dire transforme ses structures et ses catégories, à la mesure de la résistance propre de champs particuliers du réel dont la pensée vise la connaissance adéquate.

10) On comprend ainsi par là le sens de la critique bergsonienne (§.3) très proche sur ce point de la critique kantienne. En tentant de résoudre les problèmes à partir de purs concepts, on oublie que les concepts non forgés et éprouvés au contact de l’expérience sont vides. C’est donc à l’expérience  que Bergson tout comme Kant nous renvoie.

 

Selon Kant, cependant, le réel est ultimement inconnaissable, l’homme serait condamné à ne saisir que soi

 

11) Notre connaissance peut-elle ultimement connaître le réel ? C’est ce que la théorie kantienne de la connaissance conteste : la connaissance étant une activité subjective, elle ne peut, dans ses formes sensibles comme rationnelles, que déformer subjectivement une réalité qui, par principe, lui échappe. « Les yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur connaissance » (Montaigne). Par conséquent, «la chose en soi est inconnaissable » (Kant) (pour la démonstration, cf. l’exemple du cours, la «main connaissante » et sa généralisation à l’ensemble de la connaissance).

 

De là le §.2 de ce texte, dans lequel Bergson attaque implicitement la philosophie critique de Kant – supposant que, par delà la critique nécessaire des formes de notre connaissance, une connaissance du réel en lui-même est possible.

 

b) Critique des systèmes et de la théorie critique kantienne par Bergson

 

La connaissance ne tombe pas du ciel, c’est une fonction ancrée dans la vie – elle est donc contact avec le réel

12) Bergson ancre, en effet, la connaissance dans la vie. La connaissance est une fonction nécessaire de la vie (cf. II.8) et la vie une réalité. Dès lors loin d’être primitivement faite pour la spéculation, ainsi que le soutiennent la plupart des théories de la connaissance, la connaissance est primitivement liée à l’action et au besoin, et l’action ne se mouvant pas dans l’irréel, la connaissance du vivant touche des points de la réalité elle-même (textes n°8-13).

13) Ce n’est pas dire pourtant que le réel se réduise à ce dont nous avons connaissance. Une telle connaissance vitale limite notre appréhension du réel à ce que peuvent en produire nos puissances de perception mues par les nécessités de l’action. Le monde qui entoure chaque être vivant est ainsi un monde doublement réduit (par ses puissances propres, par ses besoins).

 

La connaissance représentative projette à son insu sur l’objet à connaître des schémas issus de la vie

14) Même cependant lorsque, chez l’homme, la connaissance semble s’émanciper de l’action et du besoin et se fait désintéressée (cf. le théoricien), elle ne peut, selon Bergson, se faire adéquate à la réalité même. C’est qu’elle conserve de ses origines dans la nécessité vitale des schémas de compréhension et d’interprétation du monde dont elle est inconsciente (textes n°11-13).

 

Elle opère ainsi une triple abstraction qui lui fait structurellement manquer le réel lui-même en son essence propre

15) Représenter le monde, soit projeter devant nous l’objet de connaissance comme une forme sur un fond, suppose, en effet, que nous opérions une triple abstraction qui oblitère des traits essentiels de ce dont nous avons, par ailleurs, l’intuition qu’est le réel en lui-même. Ainsi à la continuité, la durée mouvante et la singularité de toute réalité la représentation de l’objet oppose discontinuité, fixité et généralité. C’est donc la réalité même qui est manquée par la forme représentative ou objectivante de la connaissance.

 

Toutefois, la connaissance représentative peut se réformer en dilatant ses cadres à la mesure de la complexité propre de son objet

16) Charge sera alors pour la connaissance représentative en quête de vérité de se dilater en transformant ses structures et ses catégories à la mesure de la résistance de la réalité. Ainsi peut-on à nouveau lire l’histoire des sciences et leur poussée vers la considération du temps créateur et irréversible, de la logique des champs plutôt que des particules, des individualités, etc. comme un progrès de la pensée représentative pour comprendre et saisir ce qu’elle ne peut cependant ultimement saisir, l’irreprésentable singularité de la réalité durante et mouvante (cf. la relation différentielle / courbe) Aussi, suivant une telle voie, la science est-elle dans la vérité sans être jamais absolument vraie (c'est-à-dire pleinement adéquate au réel).

 

Il y a pour Bergson cependant une autre voie de la connaissance, c’est l’intuition, coïncidence consciente et absolue avec son objet

17) Reste que, selon Bergson, nous avons une seconde voie pour saisir le réel : cette voie est l’intuition (au sens bergsonien, à différencier du sens commun), non séparation objectivante vis-à-vis de la chose à connaître, mais tentative laborieuse de coïncider consciemment avec la réalité. C’est cette voie difficile que, sans nier aucunement les autres démarches du savoir, la philosophie bergsonienne tente d’explorer, se prétendant ainsi, en certains de 4ses points, connaissance vraie, donc absolue.

 

 

Tableau résumant la relation de la connaissance à son objet selon trois modes d’appréhension

 

Sens commun

Réel / intuition du réel

Dynamique historique des sciences

 

 

Discontinuité, éléments isolables, distinction forme / fond.

 

 

 

Continuité

 

Physique : de l’atomisme aux champs de force… ; Ethologie : de l’animal isolé aux interrelations animal / milieu ; Ecologie : du vivant isolé aux interrelations vivant / milieu, etc.

 

 

Images immobiles.

 

 

Temporalité / durée mouvante

 

Histoire de l’univers, de la vie…

Nature temporelle des atomes…

 

 

Images et mots généraux.

 

 

 

Singularité

 

Singularité du cosmos, des formes vivantes, de chaque flocon de neige…

 

 

Le texte que l’on va lire mêle ces deux sources de savoir afin d’établir de solides convictions concernant la nature et la destinée de l’homme. Convenons ici d’appeler conviction, une certitude subjective non démonstrative, motivée par la question de la vérité, donc ouverte sur la question de sa réfutation et étayée par de nombreuses raisons. On la distinguera de la simple croyance, incapable de rendre raison de soi, motivée par le seul désir de certitude sécurisante et immunitairement fermée sur elle-même.

 

Bergson commence ainsi par exposer « trois lignes de faits » dont la convergence permettra d’établir ces solides convictions quant à la nature et à la destinée propre de l’homme.

 

 

II. Première ligne de faits

L’expérience interne de la conscience révèle qu’elle est un « pont jeté entre le passé et l’avenir » et que son champ de manifestation est coextensif à la vie.

 

Nature de la conscience

1) L’homme a un esprit. Il n’est pas que corps, matière, extériorité spatiale. Il a une intériorité.

 

2) Esprit signifie conscience – soit tout d’abord ce sentiment personnel intérieur de soi-même et du monde.

 

3) Pourquoi Bergson ne veut-il pas définir la conscience ? Parce que définir la conscience, soit la figer et l’extérioriser en mots généraux, risque de nous faire oublier sa nature vivante, personnelle et intérieure. Par delà la représentation générale que nous pouvons en avoir, il nous faut, pour la connaître en son essence, rentrer en nous-mêmes afin d’en acquérir l’intuition (cf. I.17). A cette intuition font, en effet, partiellement obstacles des conceptions extérieures sur la nature de l’esprit. Telles sont les conceptions millénaires naturalistes et providentialistes (textes n°14 et 15) qui demandent à être repensées depuis leur source vivante.

 

4) Conscience signifie d’abord mémoire c’est à dire conservation, grossissement et enrichissement d’un existant dans le temps. A l’opposé la matière apparaît sans mémoire et semble ainsi se réduire au pur présent.

 

5) La conscience signifie encore anticipation de et tension vers l’à-venir. A l’opposé encore, la matière est sans tension vers (désir, but, finalité).

 

6) La conscience est donc un « pont jeté entre le passé et l’avenir », soit l’existence d’une continuité vivante à travers le temps, par la conservation du passé (non de sa seule image, texte n°16) et l’élan permanent vers le futur.

 

7) Le présent de la conscience ne se réduit donc pas à l’instant. L’instant est, en effet, une abstraction de notre intelligence. Toute réalité est, au contraire, une certaine tension du passé dans le présent et du présent vers le futur (texte n°18). Le passé ne s’abolit donc pas nécessairement et l’avenir n’est pas nécessairement vide (à l’opposé, texte n°17). De là la possibilité de construire une vie dans la durée qui ait le sens d’un progrès continu et réel.

 

La conscience est coexistence à la vie

8) Connaissance maintenant seulement probable (non absolue comme l’intuition mais étayée sur de nombreux faits et raisons) : la conscience serait coextensive à la vie. Si la vie est la tension et le travail permanent d’un existant pour se faire et se refaire à travers un échange ininterrompu de matière, un tel acte s’effectuant à travers un environnement aléatoire, suppose l’ouverture vers l’autre que soi futur, soit la projection d’un horizon spatial et temporel (une perception, donc une conscience du monde serait-elle très faible et obscure) dans la continuité d’une quête.

 

9) L’argument selon lequel il n’y a pas de conscience sans cerveau revient à faire de notre conscience la mesure de toute conscience : c’est un anthropomorphisme. On pourrait de même affirmer qu’il n’y a pas de digestion sans estomac, ce qui est de fait inexact car tout vivant ingère et expulse de la matière pour son propre métabolisme. Anthropomorphisme : faire de notre digestion la mesure de toute digestion. Il faut donc élargir notre idée spontanée de la conscience comme de la digestion. Reproche des scientifiques cependant : parler de conscience est aussi un anthropomorphisme – la science commence et progresse avec Galilée en éliminant toute finalité, tout désir, toute intériorité de son objet (matérialisme) pour n’étudier en lui que des phénomènes mécaniques. Argument opposé de Hans Jonas : le refus de tout anthropomorphisme ou la réduction matérialiste du vivant ne serait valable que si le vivant était totalement étranger à l’homme, ce qui est à prouver.

 

10) Au contraire, selon Bergson, la conscience serait tout d’abord diffuse à la mesure de l’indifférenciation relative de l’organisme. A contrario, la différenciation et la spécialisation des parties de l’organisme, en libérant ce dernier pour d’autres tâches, sont la condition d’une conscience supérieure. Non cependant la cause (suffisante) : les plantes, bien que plus complexes, sont par exemple moins conscientes qu’une amibe.

 

11) C’est que la conscience, sans jamais s’abolir totalement, peut s’endormir. Ce qui explique aussi la possibilité de son réveil momentané chez les parasites, voire les plantes.

 

 

III. Seconde ligne de fait 

Le mouvement évolutif de différenciation interne de l’organisme est la condition d’une liberté croissante.

 

1) Le système nerveux assure la coordination entre la sensibilité (par quoi le vivant est ouvert au monde) et le mouvement (par quoi il agit dans le monde). La différenciation du système nerveux en parties spécialisées par la construction de chaînes automatiques de mouvements coordonnés (analogie avec l’habitude) assure une efficacité croissante de l’action du vivant dans le monde et libère ce dernier pour d’autres tâches.

 

2) L’automatisation (coordination automatique de mouvements) du vivant, soit sa relative mécanisation et machinisation sont donc le produit du développement de la vie. A contrario, à l’origine, le vivant apparaît dans une indifférenciation relative (absence d’organes et donc d’automatismes).

 

3) Si de tel mécanismes sont nécessaires pour agir efficacement sur la matière, le vivant ne se réduit pas à de tels mécanismes.

C’est cependant la thèse de l’animal-machine de Descartes (structure entièrement mécanique du vivant). On peut lui opposer (Kant et Hans Jonas) que : i) contrairement aux machines, le vivant peut s’auto-réparer (dégradation croissante de la machine), ce qui suppose une activité de la forme globale (le tout) sur les parties ; ii) qu’ainsi le tout est d’une certaine manière présent en chaque partie (possibilité pour une cellule spécialisée de se déspécialiser en fonction des exigences du tout) – les parties de la machine sont extérieures les unes aux autres ; iii) l’identité du vivant se construit par le renouvellement permanent de sa propre matière - l’identité matérielle, propre de la machine, signifie la mort  ; iv) la tension ou finalité du vivant lui est interne, alors qu’elle est externe à la machine ; v) le vivant vient d’un autre vivant ; la machine suppose la vie en tant qu’elle est le produit d’un vivant et, verrons nous, le développement de la vie (Bergson).

 

4) Le cerveau comme organe spécialisé du système nerveux est un centre d’intersection, un carrefour unificateur entre les sens et les mouvements. En ébauchant et retenant de multiples mouvements, il est le lieu d’un délai opposé à l’action immédiate, délai où viennent s’ébaucher l’analyse et le choix. Il y a donc une claire relation entre la complexité du système nerveux et le degré de conscience.

Lieu où la distance entre la pensée et le monde devient possible, le cerveau est la condition de la pleine liberté.

 

5) Mais la vie signifie aussi liberté : tout mouvement du vivant suppose quelque chose comme un choix primitif – soit un mouvement finalisé (tendu vers une fin : manger, attaquer, se reproduire…) qui échappe au hasard (cf. II.8). Ainsi de l’amibe créant des proto-organes à la mesure de sa tension vitale.

 

6) La mécanisation du vivant est donc la condition et le moyen d’une plus grande liberté : création d’organes spécialisés fonctionnant de manière automatique puis, avec l’homme, création de techniques artificielles (savoir-faire, outils puis machines) dans une division du travail accrue. Augmentation de la capacité d’action ; libération du vivant pour d’autres tâches.

 

7) Le degré et l’intensité de la conscience est fonction de la puissance et de l’intensité du choix auquel est confronté le vivant.

La conscience s’éveille avec la mobilité du vivant : elle s’endort chez les plantes (renaissance d’une certaine mobilité et donc de conscience lors de la rencontre d’obstacles) ; et s’éveille avec le développement de l’animalité supposant une forte mobilité afin de se mettre en quête d’une nourriture dont la présence immédiate n’est pas assurée. Au contraire, avec l’habitude – engendrant une coordination automatique de nos gestes - la conscience s’en va. Elle renaît face à la crise – là où aucune réponse automatique (donc inconsciente) n’est possible.

 

8) Depuis les premières formes vivantes caractérisées par une structure relativement indifférenciée, une mobilité limitée, une conscience diffuse et une liberté émergente la vie a construit deux grandes voies d’évolution. D’un côté le monde des végétaux, par différenciation structurelle, a su créé une stratégie autotrophe (qu est capable d'élaborer ses propres substances organiques à partir d'éléments minéraux) dans laquelle le choix, la mobilité et donc la conscience, parce que non nécessaires à la survie, se sont endormis. De l’autre  l’animalité en développant une stratégie hétérotrophe (qui se nourrit de substances organiques, ne peut effectuer lui-même la synthèse de ses éléments constituants) s’est engagée dans la voie aventureuse et risquée de la mobilité, du choix donc de la conscience.

 

9) Alors que matière signifie nécessité et déterminisme, la vie tranche donc sur cette dernière en y introduisant et développant le mouvement libre. Par-delà la division entre individus et espèces vivantes (luttes, indifférence, clôture égocentrique sur soi, mort individuelles et collectives) Bergson pose l’existence de l’unité d’une continuité indivisée - la vie – qui traverse les individus et les espèces comme autant de points de passage. 

 

10) Cette conception de la liberté au sein de la nature apparaît comme une troisième voie au sein des philosophies traditionnelles de la liberté (cf. I.3). Comment concilier déterminisme et liberté ? D’un côté : certitude intérieure de notre liberté. De l’autre : le déterminisme matériel.

Première conception : le naturalisme (le plus souvent matérialiste). La liberté est une illusion. Un acte et donc une cause libre = contradictoire car toute cause est elle-même causée. Spinoza : l’illusion de la liberté consiste à n’être conscient que des effets en ignorant les causes qui nous déterminent.

Seconde conception : le spiritualisme. Platon : il y a deux mondes, le monde de l’esprit (intelligible) et le monde matériel (sensible). Nous participons des deux mondes en ayant une âme et un corps. La liberté est la victoire du premier sur le second. Kant (cf. I.11) : on ne peut connaître la nature du réel en soi (matériel ou spirituel). La liberté est donc possible et posée comme un acte de foi par la conviction morale.

Troisième conception : Bergson, Merleau-Ponty (texte n°21). Relativisation de l’opposition nature / liberté. La nature n’est pas le siège du déterminisme – le déterminisme n’y est pas total. La vie y apparaît comme la médiatrice entre nécessité et liberté, inscrivant au sein de la matière une liberté en progrès (évolution) : par la vie, la conscience s’installe dans la matière et, par un long processus de différenciation, se libère et se déploie engendrant toute la complexité des organismes puis le cerveau et l’intelligence grâce à laquelle, enfin, l’homme va pouvoir construire un univers technique prolongeant le mouvement de libération inhérent à la vie.

 

 

IV. Troisième ligne de fait

La conscience, d'un côté par une action explo­sive libère en un instant, dans la direction choisie, une énergie que la matière a accumulée pendant longtemps ; de l'autre, par un travail de contrac­tion ramasse en un instant unique le nombre incalculable de petits événe­ments que la matière accomplit, et qui résume d'un mot l'immensité d'une histoire.

 

1)  Comment la liberté peut-elle s’inscrire dans les mouvements matériels ? Premier point : par différenciation structurelle et création d’organes (cf. III.2) assurant la coordination automatique d’un nombre énorme de mouvements. Second point : d’où provient l’énergie propre du vivant grâce à laquelle il peut se mouvoir dans et mouvoir la matière ? Energie = ce qui permet un travail, soit le déplacement ou la transformation de matière. Le vivant utilise l’énergie accumulée dans la matière pour ses fins propres. En constituant des réserves (Claude Bernard), il s’assure une relative indépendance dans l’espace et le temps (assurant son homéostasie – « stabilisation, chez les organismes vivants, des différentes constantes physiologiques »). Il utilise ensuite cette énergie accumulée comme un explosif pour déployer ses mouvements coordonnés selon sa structure propre à travers le monde. Le progrès du vivant consiste dans une meilleure utilisation des ressources énergétiques (végétaux : invention de la photosynthèse ; animaux : se nourrit des ressources organiques accumulées dans les végétaux et les autres animaux - texte n°22). Avec le progrès dans la maîtrise de l’énergie, la place de l’activité métabolique devient décroissante : place pour le jeu et la création.

 

2) De l’action à la représentation qui la précède : la représentation de l’homme d’action (celui qui sait agir dans un champ déterminé du réel) suppose, pour être efficace, une connaissance du réel. Cette connaissance est d’autant plus forte et efficace qu’elle ne se réduit pas à un présent sans épaisseur mais condense tout un passé vivant. Exemple de l’improvisateur en musique, exemple de Jésus : seul celui dont la représentation condense tout un passé vivant peut introduire une nouveauté viable dans le réel – impression de simplicité et d’évidence de la nouveauté. « Avoir les pieds sur terre » ce n’est donc ni rêver de choses impossibles, ni répéter une réalité sédimenté et momifié en gestes, paroles et institutions mécaniques (conformisme) : c’est s’ancrer dans les lignes vivantes de tension du réel pour, comme depuis un tremplin, y décocher la flèche de la nouveauté.

 

3) La sensation (son, odeur, couleur) comme représentation élémentaire est aussi une condensation du passé dans le présent. Exemple du son ou de la lumière : ce qui est pour nous sensation immédiate et instantanée serait pour la matière un ensemble d’évènements successifs d’une longueur et d’une complexité inouïe. Contrairement à la théorie matérialiste qui ne voit dans la sensation qu’un phénomène passif, objectif et secondaire, aveugle à la véritable nature des choses, celle-ci serait, selon Bergson, une condensation active, subjective et efficace dans notre durée propre « de périodes immenses de ce qu’on pourrait appeler, par extension, la durée des choses ».

 

4) Une telle condensation du passé dans le présent mesure la puissance d’agir de l’être vivant : plus la première est forte, plus le champ des possibles s’ouvre, plus l’action du vivant est libre et, s’appuyant sur une réalité connue et maîtrisée, capable d’introduire ses fins dans le monde.

 

 

V. Points de convergence de ces trois lignes de fait

 

La matière est nécessité, la conscience est créatrice et la vie médiatrice entre les deux

1) D’un côté la matière : règne de la nécessité ou du déterminisme tissé de relations de force entre de pures extériorités spatiales sans intériorité, sans mémoire et sans tension vers l’avenir (II.4 et 5). Bergson met cependant un bémol devant une telle conception de la matière (« ou bien ») : il y aurait une certaine mémoire de la matière. C’est que la première conception = une abstraction de notre entendement oubliant la continuité indivisée et mobile du réel (cf. I.15). Texte n°23 : la matière est un ébranlement continu et ininterrompu selon un certain rythme qui forme la durée propre des choses (durée extrêmement diluée par rapport à la nôtre). Or la continuité dans le temps supposerait une forme de mémoire : si quelque chose de l’instant précédent persiste dans le présent il faut bien, selon Bergson, une mémoire minimale pour « faire le pont entre deux instants ». Le mouvement propre de la matière semble cependant être à la dispersion et la désagrégation (cf. l’entropie comme dégradation – ce que devient un corps mort ; une goutte dans la mer).

 

2) D’autre part la conscience : mouvement indivisible et opposé de conservation et d’unification du passé, et sur la base de ce passé, création incessante de nouveauté. Par delà la séparation apparente des êtres, notre conscience ne serait dès lors qu’un bourgeon de l’immense mouvement de conscience qui se déploie dans la durée (cf. III.9).

 

3) Conscience et matière sont deux mouvements inverses : tension et unification croissante / dispersion, séparation croissante. Texte n°24 : unité de la matière et la conscience dans l’idée d’action. La conscience serait de l’action qui se fait, la matière de l’action qui se défait. Deux exemples (l’acte libre, l’attention à un poème) : concentration d’un acte / relâchement et dispersion. Bergson pense ainsi l’origine commune de la matière et de la conscience (que, nous, nous rencontrons et que nous ne créons pas) en Dieu. Dieu = supraconscience, acte pur et incessant de création. La matière = ce qui retombe de cet acte, ce qui se disperse en se détendant – et, en ce sens, du « psychique inverti ». La vie en son élan = un mouvement subsistant de cet acte créateur au sein d’un monde qui se disperse et ainsi confrontation, lutte de la conscience avec la matière (texte n°25). Avec et par l’homme, la puissance créatrice de la vie, par le travail de l’évolution et par delà ses arrêts et ses échecs, peut enfin devenir consciente d’elle-même : la nature naturée (les créatures) prend conscience de la nature naturante (Dieu ou la source vivante de création) (texte n°26).

Des sources de l’évolution : l’adaptation n’explique que les arrêts de la vie non sa marche en avant. L’élan vital expliquerait l’évolution

4) L’évolution des espèces est une hypothèse très probable étayée sur de nombreux faits éclairés de raison ayant valeur de preuves. Mais Bergson critique le mécanisme prétendu de cette évolution – Darwin : mutations au hasard donnant un avantage sélectif à certaines espèces dans un milieu donné concurrentiel, disparition des espèces inadaptées. Bergson ici développe le second point de l’explication darwinienne : la nécessité de s’adapter aux conditions matérielles (la survie) est certes une condition matérielle de la vie et ainsi une contrainte qui expliquerait les arrêts de l’évolution en espèces figées et multiples. Mais ce n’est pas ce qui meut l’évolution : une bactérie est tout autant adaptée en ce sens qu’un homme : la survie, le besoin… ne sont pas les moteurs de la vie – comment dès lors expliquer le fait de l’évolution ? Chez Darwin, cependant, ce qui explique l’évolution = le hasard des mutations non l’adaptation qui n’a qu’un rôle de sélection. Or cette hypothèse permet de penser quelque chose comme une complexification dans un cadre matérialiste (hasard sans visée, l’évolution = sans pourquoi). Rappel : la science à son origine (Galilée) élimine tout « pourquoi » (but, finalité) comme anthropomorphisme (cf. II.9) pour le seul « comment » - prétendant ainsi en une ontologie (conception de ce qui est) spécifique que la causalité mécanique rend compte de tous les phénomènes de la nature.

 

5) Critique du darwinisme : l’exemple de l’œil – incapacité d’expliquer par le hasard i) qu’une même structure complexe se retrouve sur des branches divergentes de l’évolution ; ii) qu’une telle structure hypercomplexe apparaisse d’un coup ; iii) dans le cas contraire, la conservation de futurs micro-caractères de l’œil encore non fonctionnels (ne donnant aucun avantage si l’œil ne fonctionne pas). Au contraire d’une évolution liée au hasard, Bergson pose l’existence d’un élan vital, tension intérieure vers un ailleur-meilleur créatrice de nouveauté qui traverse les espèces et nous traverse nous-mêmes sous la forme du désir. Mais l’évolution n’est pas non plus explicable sous la forme d’un finalisme prédéfini (tout serait écrit d’avance et l’évolution ne serait que l’écriture dans le temps d’un plan divin intemporel) : caractère imprévisible de véritables créations. Contre le mécanisme et le finalisme : le temps est créateur. Intuition : imprévisible nouveauté de nos plus profondes créations – amour, amitié, paroles, gestes ; idem dans la nature : formes inédites, créations imprévues et imprévisibles d’une Nature poète. Penser l’évolution sous la double force de l’élan vital et des résistances de la matière – qui oblige la vie à créer des formes inédites. Piège de ces créations : cédant sous le poids de la matière, en chaque espèce et chaque vivant, la tension créatrice de la vie tend à s’éteindre, ne conservant tout juste assez de puissance que pour perpétuer la forme figée de l’individu et de l’espèce (de là les structures répétitives et non créatrices des vies, les luttes, l’égocentrisme, le génocentrisme puis, selon Bergson, l’ethnocentrisme).

 

Les arthropodes et les vertébrés apparaissent comme deux voies divergentes de succès de la vie

6) Parmi ces multiples chemins divergents de la vie : deux succès incontestables, les arthropodes et les vertébrés. Critère du succès = l’aptitude à se développer malgré les obstacles. Développement des arthropodes vers une mobilité très spécialisée (toutes les parties mobiles du corps ont une fonction déterminée) ; des vertébrés vers une mobilité non spécialisée (se concentre sur les mains qui ne sont déterminées à rien et peuvent ainsi potentiellement tout faire). Ces deux modes de mobilité impliquent deux modes d’ouverture au monde : l’instinct d’un côté et l’intelligence de l’autre. « L’instinct est par excellence la faculté d’utiliser un instrument naturel organisé » (Bergson). Instinct = « connaissance innée d’une chose » - non mécanique aveugle, comme si le sphex, par exemple, pour piquer sa victime en des points centraux sympathisait avec elle (son mouvement, ses affects, ses peurs). Analogie avec nos propres sympathies – texte n°27 et 28 : éveillé par le contact sympathique avec le cœur d’une réalité mouvante, l’artiste chercherait à en déployer les lignes de force vitales dans un poème, une peinture, une musique. Différence de l’instinct à nos sympathies cependant = limitation et fermeture à toute autre chose. A contrario, « l’intelligence achevée est la faculté de fabriquer et d’employer des instruments inorganisés » (Bergson) : faculté de résolution de problèmes en construisant des solutions (gestes, outils, machines). A la différence de l’instinct, l’intelligence implique la conscience (cf. II.7). A la différence encore de l’instinct, l’intelligence (texte n°29) est la connaissance non d’une chose mais de relations ou de rapports abstraits entre les choses (cause/effet ; moyen/fin ; contenant/contenu…) – l’intelligence survole le monde et ne s’ancre pas en lui (infériorité / instinct et intuition). Mais en même temps : puissance illimitée de développement du pouvoir d’action – création d’instruments inorganisés = la technique comme bras artificiel grâce auquel l’homme peut soulever le monde.

 

L’homme est la réussite de la vie qui se libère de la matière

7) Partout hors l’homme, l’élan vital = pris au piège des formes inventées pour contourner la nécessité (cf. V.5) : chaque création se fige dans une organisation matérielle donnée (telle forme de plante, par ex.) et répète machinalement les formes créées comme si elles étaient éternelles. Dans les individus vivants le mouvement de progrès vital devient chose, il se fige, se solidifie, se mortifie dans la répétition. Ce pourquoi, si la nature invente encore de « véritables œuvres d’art », c’est en-deça de l’individu qui, non créateur, « ne choisit pas ». Sur une autre ligne d’évolution que celle des végétaux, l’animalité, la mobilité et la conscience s’éveillent. Par là l’individualité (affect – désir - conscience) se développe. Mais là encore, esclave du besoin soit des formes répétitives de l’espèce en lui, l’animal quoique plus individué que le végétal reste enfermé. Ce n’est qu’avec l’homme que « la chaîne se brise » - du besoin au désir, autonomisation de la conscience, instrumentalisation consciente de la matière par la technique. Le cerveau, encore largement au service d’une vie aveugle chez l’animal, ouvre chez l’homme l’espace du virtuel, de l’indéterminé, du possible, du délai pour l’action dans lequel la conscience va s’engouffrer (cf. III.4).

 

La vie est une poussée créatrice à travers les résistances de la matière

8) Bergson souligne la possibilité de création d’une matière qui ressemble à la matière vivante mais refuse que l’on puisse créer la vie elle-même. Cf. Pasteur en 1862 : pas de génération spontanée de la vie à partir de la matière, cf. Frankenstein. Cependant la vie ne viole aucune loi physique : elle utilise les forces matérielles à son profit, épouse ainsi ses formes et procède par structuration et agencement matériel. Bacon : « Pour commander à la nature, il faut savoir lui obéir. ». Aussi peut-on reproduire en laboratoire certains composés de la vie : cf. fin 19ème : synthèse de l’urée. 1952, Stanley Miller à partir du méthane, de l’ammoniac, de l’hydrogène, de vapeur d’eau et de gaz carbonique – condition supposée de la terre primitive – produit des acides aminés, molécules composantes de la vie. Bergson : la vie se serait installée « dans un certain genre de matière qui commençait ou aurait pu commencé à se fabriquer ». Cf. encore aujourd’hui, théorie du Big Bang et construction de modèles permettant de penser la transformation des quarks en protons et neutrons, de ceux-ci en noyaux, des noyaux joints aux électrons en atomes, puis de ceux-ci en molécules, de molécules en acides aminés... Mais, selon Bergson, ce mouvement de complexification ne saurait pourtant créer la vie même, soit cet élan vital, cette force spirituelle, qui traverse les vivants et rendrait compte de l’évolution.

 

9) Or cette tension est la vie même : tendance à se reproduire, tendance à s’épanouir. Proto-désir intérieurs et par là invisibles et non étendus, inhérents à toute vie qui se développe et prennent conscience d’eux-mêmes avec l’homme : l’amour et l’ambition. Si la clôture égoïste répétitive tend à fermer l’individu vivant sur lui-même, aussi est-il traversé par des tensions qui le dépassent et le forcent à se dépasser. Le mouvement reproducteur (texte n°30) conduit ultimement avec l’homme, dans l’amour, au sacrifice de soi pour l’autre que soi et, par là, à l’acceptation de sa propre mort (je ne suis qu’un lieu de passage pour plus grand que moi - à comparer et opposer aux théories de Schopenhauer pour qui l’amour est un grand bluff, le désir une vanité et le temps un temps vide et répétitif) ; de son côté, l’ambition qui est désir de davantage de puissance, désir d’évolution en richesse, conduit chez l’homme au déploiement de grandes individualités créatrices, généreuses et rayonnantes par essence (Spinoza, Nietzsche, Alain). Toutes deux manifestent la présence vivante de l’esprit comme brisure de la répétitivité close se déployant en tendance créatrice à donner plus que l’on a – irréductibilité à la matière.

 

10) Mais cette tension de la vie s’oppose à la résistance d’une matière qui pèse et se disperse en sens contraire. De là les voies divergentes et les échecs. Avec l’homme seulement, la vie perce le souterrain de la matière pour accéder dans un individu libre à la lumière de la liberté. Encore cette liberté subit-elle elle-même des obstacles analogues – répétitivité, mortification, clôture – dont il s’agira de penser le dépassement (voie de l’éthique, cf. V.14 et suiv.).

 

Pourquoi l’esprit s’est-il lancé dans l’entreprise consistant (à créer puis) à traverser la matière ?

11) La conscience laissée à elle-même = interpénétration, continuité et unité confuse d’éléments (ex. de notre intuition de l’amour). A contrario la matière = ce qui divise, précise, spatialise et disperse. Ainsi d’une pensée comme celle de l’amour qui pour se dire doit se matérialiser et ainsi se disperser et se préciser en mots. De même si l’élan vital est originairement la confusion de tendances à la créativité, la liberté, la mobilité et la conscience, la traversée de la matière fait exister, séparés et distincts dans l’espace, des individus (telle plante, tel chat…) et, avec l’homme, des personnes. Ainsi la nature (naturée) toute entière (nous compris) serait-elle la lettre, le texte ou les mots partiellement séparés d’un sens (l’esprit, la Nature Naturante c’est à dire Dieu) que nous ne connaissons pas et que nous aurions à déchiffrer.

 

12) Second point : la matière par sa résistance suscite l’effort et l’effort est créateur de nouveauté. Par l’effort c’est à dire le travail, l’esprit sort hors de soi dans la matière, celle-ci se spiritualise (laissant son « empreinte » dans des corps et des oeuvres) et notre force spirituelle grandit (augmentation de puissance). La confrontation avec la matière seule permet de réaliser en nous la puissance de l’esprit qui consiste à tirer plus de soi, à s’élever au-dessus de soi. Pour nous donc – et non pour Dieu - la matière est la condition de notre développement spirituel. De là la possible raison de sa création.

 

13) Pourquoi donc enfin une telle aventure – celle de la création de la matière, celle de l’évolution de la vie - sinon, disent les mystiques, pour que Dieu s’adjoignent des créatures dignes d’êtres aimées et susceptibles de l’aimer (texte n°31) ?

 

La joie contemporaine de la création est la manifestation d’une réussite de la – et de notre - vie

14) Différence entre joie et plaisir : joie = totalité de notre être (avoir le bac, un enfant…), plaisir = une partie seulement (manger, boire…). La douleur et le plaisir = créations de la nature pour signifier à l’individu vivant comment se conserver (répétition). La joie seule donne sens (direction, valeur, signification) à la vie : elle est contemporaine de la création, soit le signe d’un accroissement de soi (Spinoza). Ainsi de la mère et de son enfant, du chef d’entreprise et de son entreprise, de l’artiste et de son œuvre. A contrario les biens extérieurs du type richesse et notoriété sont la source de plaisirs secondaires qui, incomplets, vacillants et superficiels (cf. cours sur le bonheur), ne peuvent donner un sens plein et suffisant à la vie. Or, note Bergson, cette joie est « divine », autrement dit elle dépasse l’individu qui, précisément, se dépasse lui-même dans la création vers l’autre que soi et fait ainsi rayonner autour de lui sa joie – ce pourquoi les hommes sont attirés par les personnalités intensément vivantes des créateurs et se mettent à distance des dépressifs (mouvement dégradé de la vie) ; si cette joie est « divine » c’est qu’en l’individu créateur, elle le dépasse dans le sens même de la vie : l’individu fait désormais un avec le principe créateur, il est le lieu individué par lequel la création cosmique se continue, enrichissant le monde d’inédites et généreuses personnalités créatrices.

 

L’homme d’action est plus proche des origines et du sens de la vie que l’artiste et le savant, par nature, contemplatifs

15) L’artiste et le savant sont des créateurs (d’œuvres, de théories). En ce sens ils déploient leur activité dans le sens même de la vie. Mais leur objet leur est, semble t’il, encore extérieur. Le savant veut connaître la nature mais n’en voit tendanciellement que les formes figées et ne saisit pas que la création se continue en lui-même. De même, en un sens, pour le paysagiste. Leur rapport à la nature est d’extériorité contemplative. Aussi sont-ils séparés de leur objet par une œuvre irréelle (cf. cours sur l’art) et une théorie qui reste nécessairement abstraite.

 

16) Si le point de vue du moraliste, celui de l’homme d’action, leur est supérieur c’est que ce dernier n’est plus séparé de son objet et de sa création, mais qu’il fait corps avec. C’est son corps dans ses puissances propres qui est son œuvre. Chez les plus grands d’entre eux, les mystiques tel Jésus, la puissance créatrice destructrice de toutes les clôtures rayonne généreusement comme s’ils sympathisaient avec la source vivante (« le feu au centre de la terre » c’est à dire Dieu). Ainsi Bergson peut-il lire dans le Sermon sur la montagne (Evangile selon Saint Mathieu, texte n°32) des paroles d’une profondeur immense, puisées à la source de la vie et de la vérité (« je suis la vie, la voie, la vérité »), détruisant les anciennes clôtures sociales (morale close basée sur la séparation entre eux et nous, les amis et les ennemis) et destinées à embraser dans un feu de générosité les individualités désormais appelées à se dissoudre dans l’immense courant de vie dont elles ne sont qu’un bourgeon.

 

La vie sociale est un moyen indispensable de l’évolution et la création d’une société ouverte son sens véritable

17) Vie sociale = réunion des individus pour une tâche commune impliquant une division du travail (spécialisation et efficacité – comme dans le corps, les organes, cf. III.6). On la retrouve dans les branches ayant obtenu les plus grand succès : hyménoptères et humains (cf. V.6). Double exigence de toute société comme corps : subordonner l’individu pour subsister ; libérer l’individu pour progresser (créativité). Première stratégie = les insectes – absence d’individualité. Seconde : les hommes. Mais chez les hommes, où l’individu est potentiellement libéré, deux types de sociétés s’affrontent, une tendance à la clôture (répétition mécanique de traditions mortes séparant eux / nous en amis / ennemis), une tendance contraire à l’ouverture (sociétés fermées / société ouverte) que Bergson appelle de ses vœux. Peut-on espérer, demande Bergson, que de l’affrontement et de la rencontre des sociétés closes naisse une société ouverte. La question de 1911 sur l’existence d’une société mondiale pacifique est plus que jamais d’actualité.

Reste le difficile équilibre à maintenir entre les exigences sociales et la libération de l’individu : la liberté de l’individu ne peut-elle détruire la cohésion sociale (cf. les critiques du libéralisme) ? Et, a contrario, les exigences communautaires ne peuvent-elles brider la créativité individuelle (cf. les critiques du socialisme) ? Peut-être, avons-nous, cependant ici affaire à une fausse alternative : comment l’individu véritablement créateur ne souhaiterait-il pas, en effet, vivre avec ses semblables de la spiritualité desquels il se nourrit et qu’il nourrit en retour ?

 

Une vie après la mort ?

18) Bergson propose enfin une dernière hypothèse : celle d’une vie après notre mort physique. Puisque la pensée est irréductible au cerveau (qui n’est rien d’autre que le siège de mouvements matériels) et que les souvenirs ont, eux aussi, une existence spirituelle irréductible au corps (thèse de Matière et mémoire), on peut faire l’hypothèse d’une continuité de la vie spirituelle après la mort du corps. Ne peut-on pas, cependant, tout autant opposer cette hypothèse que, si le corps et le cerveau ne sont pas la cause de la vie spirituelle, ils en sont pourtant peut-être la condition et que, le corps se désagrégeant, notre individualité disparaît inévitablement. Si Bergson saisit ainsi un possible sens de la vie dans la continuité de ma propre existence après la mort du corps, la certitude d’avoir construit une vie créative et d’avoir nourri des êtres qui continuent en eux-mêmes le mouvement créateur et généreux de la vie après notre décès ne peut-elle pas être une raison suffisante de ne pas désespérer de notre propre mort (cf. V.9) ? La vie alors aurait bien un sens car elle se continue à travers ceux qu’on aime.

 

 

Textes et illustrations supplémentaires autour de La conscience et la vie de Bergson

 

 

Texte n°1 : le démon de Laplace

 

« Nous devons envisager l’état présent de l’Univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de ce qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers & ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »

 

Pierre Simon de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités

 

 

Texte n°2 : Il n’y a de science que nécessaire, son modèle est la démonstration

« Nous estimons posséder la science d’une chose d’une manière absolue, et non pas, à la façon des Sophistes, d’une manière purement accidentelle, quand nous croyons que nous connaissons la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle de la chose, et qu’en outre il n’est pas possible que la chose soit autre qu’elle n’est. Il est évident que telle est la nature de la connaissance scientifique ; ce qui le montre, c’est l’attitude aussi bien de ceux qui ne savent pas que de ceux qui savent : les premiers croient se comporter comme nous venons de l’indiquer, et ceux qui savent se comportent aussi en réalité de cette même façon. Il en résulte que l’objet de la science au sens propre est quelque chose qui ne peut pas être autre qu’il n’est. La question de savoir s’il existe encore un autre mode de connaissance sera examinée plus tard. Mais ce que nous appelons ici savoir, c’est connaître par le moyen de la démonstration. »

Aristote, Analytiques seconds, 71 b

 

Texte n°3 : Notre connaissance vise à construire des systèmes à partir desquels lire et comprendre l’expérience

« Si nous jetons un coup d’œil sur l’ensemble des connaissances de notre entendement, nous trouvons que la part qu’y a proprement la raison ou ce qu’elle cherche à constituer, c’est le systématique de notre connaissance, c'est-à-dire son enchaînement en vertu d’un principe. Cette unité rationnelle suppose toujours une idée : celle de la forme d’un tout de la connaissance déterminée des parties et qui contient les conditions nécessaires pour déterminer a priori à chaque partie sa place et son rapport avec les autres. Cette idée postule donc une unité parfaite de la connaissance intellectuelle qui ne fasse pas simplement de cette connaissance un agrégat accidentel, mais un système enchaîné suivant des lois nécessaires. »

 Kant, Critique de la raison pure

 

 

 

Friedrich, Le voyageur au-dessus des nuages

 

S’élever « au-dessus de la mer infinie des opinions humaines » (Rousseau), sortir de la caverne (Platon) dans laquelle est enfermée par ignorance l’humanité, « occuper ces hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie » (Lucrèce), tel serait le privilège propre de la raison.

 

 

Texte n° 4Nous réduisons l’infinité de la nature à ce que nous pouvons comprendre

 

« Combien y a-t-il de choses, en notre connaissance, qui combattent ces belles règles que nous avons taillées et prescrites à nature ? Et nous entreprendrons d’y attacher Dieu même ! Combien de choses appelons-nous miraculeuses et contre-nature ? Cela se fait par chaque homme et par chaque nation, selon la mesure de son ignorance ! Combien trouvons-nous de propriétés occultes et de quintessences ? Car, aller selon nature, pour nous, ce n’est qu’aller selon notre intelligence, autant qu’elle peut suivre et autant que nous y voyons : ce qui est au-delà est monstrueux et désordonné. Or, à ce compte, aux plus avisés et aux plus habiles tout sera donc monstrueux : car à ceux-là l’humaine raison a persuadé qu’elle n’avait ni pied, ni fondement quelconque. » 

                                                                                                 Montaigne

 

Texte n°5La vérité est le mouvement total et vivant de la pensée.

 

«  Le bouton disparaît dans l’éclatement de la floraison et l’on pourrait dire que le bouton est réfuté par la fleur. A l’apparition du fruit, également, la fleur est dénoncée comme un faux être-là de la plante, et le fruit s’introduit à la place de la fleur comme sa vérité. Ces formes ne sont pas seulement distinctes, mais encore chacune refoule l’autre, parce qu’elles sont mutuellement incompatibles. Mais, en même temps, leur nature fluide en fait des moments de l’unité organique dans laquelle elles ne se repoussent pas seulement, mais dans laquelle l’une est aussi nécessaire que l’autre, et cette égale nécessité constitue la vie seule du tout ( …). La chose, en effet, n’est pas épuisée par son but, mais dans son actualisation ; le résultat non plus n’est pas le tout effectivement réel; il l’est seulement avec son devenir ; pour soi le but est l’universel sans vie, de même que la tendance est seulement l’élan qui manque encore de sa réalité effective, et le résultat nu est le cadavre que la tendance a laissé derrière soi. »

Hegel, Phénoménologie de l’esprit, préface, p. 6 et 7

 

 

Textes n°6 et 7La science est un mouvement infini d’unification et d’intégration de l’expérience qui se heurte à la résistance propre de cette dernière qu’elle tente de surmonter en dilatant ses cadres en de nouveaux systèmes.

 

« On peut alors commencer à comprendre ce qui se passe. Chaque étape réussie est un élément d’unification. Mais, en même temps, elle fait apparaître de nouveaux éléments qui exigeront des unifications nouvelles et plus larges, de sorte que le processus semble sans fin »

Klein et Lachièze-Rey, La quête de l’Unité, p. 186

 

« Dans l’histoire du développement de la physique, on distingue deux tendances inverses : d’une part, on découvre à chaque instant des liens nouveaux entre des objets qui semblaient devoir rester à jamais séparés ; les faits épars cessent d’être étrangers les uns aux autres ; ils tendent à s’ordonner en une imposante synthèse. La science marche vers l’unité et la simplicité. D’autre part, l’observation nous révèle tous les jours des phénomènes nouveaux : il faut qu’ils attendent longtemps pour leur place et quelquefois, pour leur en faire une, on doit démolir un coin de l’édifice. Dans les phénomènes connus eux-mêmes, où nos sens grossiers nous montraient l’uniformité, nous apercevons des détails de jour en jour plus variés ; ce que nous croyions simple redevient complexe et la science paraît marcher vers la variété et la complication »

Poincaré, La science et l’hypothèse, p. 128

 

 

Texte n°8  et 9L’activité de connaissance est inhérente à tout être vivant

 

«  La connaissance est une des notions qui doit redescendre des cimes anthropologiques aux sous-sol de la vie. Répétons-le : si l’unicellulaire est déjà un être computant, alors la connaissance est une phénomène biologique originaire et original. Toutefois la connaissance cellulaire (connaissance de premier type), inhérente à l’auto-organisation, lui est indistincte. Par contre la connaissance cérébrale de l’animal (connaissance de second type) est relativement autonome, bien qu’étroitement liée à l’action. Autre différence capitale : la connaissance cellulaire est surtout tournée vers le fonctionnement intérieur : elle est myope au milieu ambiant (incapable de s’en faire une représentation, elle ne peut que détecter les modifications physico-chimiques qui lui sont favorables ou défavorables). Les appareils neuro-cérébraux, eux, déploient et développent leur connaissance dans le monde extérieur bien qu’enracinés en profondeur dans l’organisme qu’ils contrôlent »

Edgar Morin, La Méthode II, La vie de la vie, p. 222 – 223

 

« Aussi l’être vivant compute t’il son environnement, en extrait-il des informations afin de reconnaître ce qui peut le nourrir ou le détruire. L’unicellulaire lui-même manifeste une certaine activité cognitive portant sur son milieu extérieur : il reconnaît des formes et des substances assimilables ou non assimilables, il reconnaît certaines répétitions / régularités / constances et peut détecter des évènements ou perturbations ; il peut, dans ces conditions, extraire des informations, en fonction desquelles il pourra déterminer son comportement (rapprochement, fuite) »

Morin, idem, p. 41.

 

Texte n°10Les formes de l’intelligence touchent quelque chose du réel

 

« Si la forme intellectuelle de l’être vivant s’est modelée peu à peu sur les actions et réactions réciproques de certains corps et de leur entourage matériel, comment ne nous livrerait-elle pas quelque chose de l’essence même dont les corps sont faits ? L’action ne saurait se mouvoir dans l’irréel. » (Bergson, L’évolution créatrice).

 

 

Textes n°11, 12 et 13 -  L’intelligence est un produit dérivé de la vie qui ne saurait rendre compte de ce qui la contient (la vie)

 

« La théorie de la connaissance et la théorie de la vie nous paraissent inséparables l’une de l’autre. Une théorie de la vie qui ne s’accompagne pas d’une critique de la connaissance est obligée d’accepter, tels quels, les concepts que l’entendement met à sa disposition : elle ne peut qu’enfermer les faits, de gré ou de force, dans des cadres préexistants qu’elle considère comme définitifs »

Bergson, L’évolution créatrice, introduction, p. IX

 

« Une théorie de la connaissance, qui ne replace pas l’intelligence dans l’évolution générale de la vie, ne nous apprendra ni comment les cadres de la connaissance se sont constitués, ni comment nous pouvons les élargir et les dépasser » (Idem)

 

« La philosophie évolutionniste (…) avait commencé par nous montrer dans l’intelligence un effet local de l’évolution , une lueur, peut-être accidentelle, qui éclaire le va-et-vient des êtres vivants dans l’étroit passage ouvert à leur action : et voici que tout à coup, oubliant ce qu’elle vient de nous dire, elle fait de cette lanterne manœuvrée au fond d’un souterrain un Soleil qui illuminerait le monde. (… ) » (Idem).

 

Texte n°14L’alternative millénaire entre métaphysique du hasard et métaphysique de la Providence

 « Nous tous qui voulons penser le monde, nous devons finalement choisir entre deux hypothèses et deux seulement. Ou bien, il n’y a que des hasards et des nécessités ; ou bien il y a une fin, une Cause des choses, qui est une Pensée » (Jean Guitton, philosophe chrétien du 20ème siècle).

« Répète-toi l’alternative : ou bien la Providence ou bien les atomes » (Marc-Aurèle, Pensées)

 « ô Zeus ! Que dire ? Veilles-tu sur les humains, ou n’est-ce là qu’une croyance illusoire ? Est-ce faux, ce qu’on croit, qu’il existe des dieux ? Et le hasard règle t’il seul le sort des mortels ? » (Euripide, Hécube, v. 488 – 491).

 

 

Texte n°15La métaphysique du hasard suppose un monde aveugle et silencieux au désespoir des hommes

« Sais-tu comment je conçois Dieu : comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous, qui sème par l'espace des milliards de mondes, ainsi qu'un poisson unique pondrait des oeufs dans la mer. Il crée parce que c'est sa fonction de Dieu ; mais il est ignorant de ce qu'il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes sortes produites par ses germes éparpillés. La pensée humaine est un heureux petit accident des hasards de ses fécondations, un accident local, passager, imprévu, condamné à disparaître avec la terre, et à recommencer peut-être ici ou ailleurs, pareil ou différent, avec les nouvelles combinaisons des éternels recommencements. Nous lui devons, à ce petit accident, de l'intelligence, d'être très mal en ce monde qui n'est pas fait pour nous, qui n'avait pas été préparé pour recevoir, loger, nourrir et contenter des êtres pensants, et nous lui devons aussi d'avoir à lutter sans cesse, quand nous sommes vraiment des raffinés et des civilisés, contre ce qu'on appelle encore les desseins de la Providence. »

Maupassant, L’inutile beauté

 

Texte n°16Seul le présent existe

«  Il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures. Car ces trois choses sont bien dans l’âme et je ne les vois point ailleurs : la mémoire présente des choses passées, la conscience présente des choses présentes et l’attente présente des choses futures » (Saint Augustin, Confessions)

 

Texte n°17Nous ne nous tenons jamais au temps présent c’est à dire au réel et nous échappons illusoirement vers l’irréel

 

« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas les nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige ; et, s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » (Pascal, Pensées).

 

 

Texte n°18 - La distinction que nous faisons entre notre présent et notre passé est relative à l’étendue du champ que peut embrasser l’attention.

 

« Mon présent en ce moment est la phrase que je suis occupé à prononcer. Mais il en est ainsi parce qu’il me plaît de limiter à ma phrase le champ de mon attention. Cette attention est chose qui peut s’allonger et se raccourcir comme l’intervalle entre les deux pointes d’un compas. Pour le moment, les pointes s’écartent juste assez pour aller du commencement à la fin de ma phrase, mais, s’il me prenait envie de les éloigner davantage, mon présent embrasserait, outre ma dernière phrase, celle qui l’a précédée. Il m’aurait suffi d’adopter une autre ponctuation.

Allons plus loin : une attention qui serait indéfiniment extensible tiendrait sous son regard, avec la phrase précédente, toutes les phrases antérieures de la leçon et les événements qui ont précédé la leçon et une portion aussi grande qu’on voudra de ce que nous appelons notre passé. La distinction que nous faisons entre notre présent et notre passé est donc sinon arbitraire du moins relative à l’étendue du champ que peut embrasser l’attention à la vie.

Le présent occupe juste autant de place que cet effort. Bien que cette attention particulière lâche quelque chose de ce qu’elle tenait sous son regard, aussitôt ce qu’elle abandonne du présent devient du passé. En un mot, notre présent tombe dans le passé quand nous cessons de lui attribuer un intérêt actuel. » (Bergson)

 

 

Texte et illustration n°19la nutrition de l’amibe

 

Nutrition de l'amibe (phagocytose)

 

 

L'amibe, organisme unicellulaire ne comportant aucun organe, s'approche d'une paramécie, cellule beaucoup plus petite, et commence à la cerner avec deux excroissances de cytoplasmes appelées pseudopodes. Quand la paramécie sera complètement entourée, une vacuole se formera autour d'elle ; sa membrane sera constituée des membranes soudées des pseudopodes. La paramécie sera alors digérée.

 

 

Texte n°20la théorie de l’animal machine par Descartes

 

«  Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsque une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits. » (Descartes, Discours de la méthode).

 

 

Texte n°21 Il faut dépasser l’alternative entre naturalisme et spiritualisme

 

« L’abandon où est tombée la philosophie de la nature enveloppe une certaine conception de l’esprit, de l’histoire et de l’homme. C’est la permission qu’on se donne de les faire paraître pure négativité. Inversement, en revenant à la philosophie de la nature, on ne se détourne qu’en apparence de ces problèmes prépondérants, on cherche à en préparer une solution qui ne soit pas immatérialiste. Tout naturalisme mis à part, une ontologie qui passe sous silence la nature s’enferme dans l’incorporel et donne, pour cette raison même, une image pas seulement l’objet, le partenaire de la conscience dans le tête-à-tête de la connaissance. C’est un objet d’où nous avons surgi, où nos préliminaires ont été peu fantastique de l’homme, de l’esprit et de l’histoire. […] La nature n’est à peu posés jusqu’à l’instant de se nouer en une existence, et qui continue de la soutenir et de lui fournir ses matériaux »

 

Merleau-Ponty, Résumés de cours sur la nature, 1952 – 1960

 

 

Rembrandt, La leçon d’anatomie, 1631

 

 

Texte n°22La chaîne énergétique et son utilisation par le vivant

 

« On peut se représenter les plantes et les animaux d’une région ainsi que leur milieu physique comme formant un système dans lequel passe de l’énergie et à l’intérieur duquel des matières se déplacent par cycles. L’énergie entre dans ce système sous la forme de rayonnement solaire. Grâce à la photosynthèse, les végétaux verts sont capables de capturer un peu de l’énergie solaire incidente et de l’employer à lier ensemble de petites molécules pour en faire les grosses molécules (organiques) qui caractérisent les organismes vivants. Les animaux qui mangent des végétaux sont capables de transformer ces grosses molécules organiques et de s’approprier l’énergie qui auparavant liait ces molécules ensemble. L’animal dépense une partie de cette énergie dans ses activités quotidiennes, et en utilise une autre à construire de grosses molécules de substance animale pour la croissance ou la réparation des tissus. Les animaux qui mangent d’autres animaux transforment à leur tour les grosses molécules et mettent l’énergie qui en provient – énergie qui, à l’origine, est arrivée sous la forme d’énergie solaire – à leur propre service »

Ehrlich, Population, ressources, environnement, p. 97

 

 

Texte n° 23Matière et conscience

 

Si vous supprimez ma conscience, l'univers matériel subsiste tel qu'il était : seulement, comme vous avez fait abstraction de ce rythme particulier de durée qui était la condition de mon action sur les choses, ces choses rentrent en elles-mêmes pour se scander en autant de moments que la science en distingue, et les qualités sensibles, sans s'évanouir, s'étendent et se délayent dans une durée incomparablement plus divisée. La matière se résout ainsi en ébranlements sans nombre, tous liés dans une continuité ininterrom­pue, tous solidaires entre eux, et qui courent en tous sens comme autant de frissons. - Reliez les uns aux autres, en un mot, les objets discontinus de votre expérience journalière ; résolvez ensuite la continuité immobile de leurs qualités en ébranlements sur place ; attachez-vous à ces mouvements en vous dégageant de l'espace divisible qui les sous-tend pour n'en plus considérer que la mobilité, cet acte indivisé que votre conscience saisit dans les mouvements que vous exécutez vous-même : vous obtiendrez de la matière une vision fatigante peut-être pour votre imagination, mais pure, et débarrassée de ce que les exigences de la vie vous y font ajouter dans la perception extérieure. - Rétablissez maintenant ma conscience, et, avec elle, les exigences de la vie : de très loin en très loin, et en franchissant chaque fois d'énormes périodes de l'histoire intérieure des choses, des vues quasi instantanées vont être prises, vues cette fois pittoresques, dont les couleurs plus tranchées condensent une infinité de répétitions et de changements élémentaires. 

Bergson, Matière et mémoire

 

 

Texte n°24la matière est de l’action qui se défait, la conscience de l’action qui se fait

 

 Plus nous prenons conscience de notre progrès dans la pure durée, plus nous sentons les diverses parties de notre être entrer les unes dans les autres et notre personnalité tout entière se concentrer en un point, ou mieux en une pointe, qui s'insère dans l'avenir en l'entamant sans cesse. En cela consistent la vie et l'action libres. Laissons-nous aller, au contraire ; au lieu d'agir, rêvons. Du même coup notre moi s'éparpille ; notre passé, qui jusque-là se ramassait sur lui-même dans l'impulsion indivisible qu'il nous communiquait, se décompose en mille et raille souvenirs qui s'extériorisent les uns par rapport aux autres. Ils renoncent à s'entrepénétrer à mesure qu'ils se figent davantage. Notre personnalité redescend ainsi dans la direction de l'espace (…). Sans doute nous ne faisons que les premiers pas dans la direction de l'étendue, même quand nous nous laissons aller le plus que nous pouvons. Mais supposons, un instant, que la matière consiste en ce même mouvement poussé plus loin, et que le physique soit simplement du psychique inverti.

Bergson, L’Evolution créatrice

 

Texte n° 25 Dieu ou la supraconscience

 

Si, partout, c'est la même espèce d'action qui s'accomplit, soit qu'elle se défasse soit quelle tente de se refaire, j'exprime simplement cette similitude probable quand je parle d'un centre d'où les mondes jailliraient comme les fusées d'un immense bouquet, - pourvu toute­fois que je ne donne pas ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jaillissement. Dieu, ainsi défini, n'a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté (…)

 

C'est la conscience, ou mieux la supraconscience, qui est à l'origine de la vie. Conscience ou supraconscience est la fusée dont les débris éteints retombent en matière ; conscience encore est ce qui subsiste de la fusée même, traversant les débris et les illuminant en organismes.

Bergson, L’Evolution créatrice

 

Texte n°26De la nature naturée à la nature naturante

 

Les grands entraîneurs de l’humanité, qui ont forcé les barrières de la cité, semblent s’être replacés par là dans la direction de l’élan vital… Par l’intermédiaire de ces volontés géniales, l’élan de vie qui traverse la matière obtient de celle-ci, pour l’avenir de l’espèce, des promesses dont il ne pouvait même être question quand l’espèce se constituait. En allant de la solidarité sociale à la fraternité humaine, nous rompons donc avec une certaine nature, mais non pas avec toute nature. On pourrait dire, en détournant de leur sens les expressions spinozistes, que c’est pour revenir à la Nature naturante que nous nous détachons de la Nature naturée.

Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion

 

 

Texte n° 27Instinct, intuition et esthétique

 

C'est à l'intérieur même de la vie que nous con­duirait l'intuition, je veux dire l'instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l'élargir indéfiniment.

Qu'un effort de ce genre n'est pas impossible, c'est ce que démontre déjà l'existence, chez l'homme, d'une faculté esthétique à côté de la perception normale. Notre œil aperçoit les traits de l'être vivant, mais juxtaposés les uns aux autres et non pas organisés entre eux. L'intention de la vie, le mouvement simple qui court à travers les lignes, qui les lie les unes aux autres et leur donne une signification, lui échappe. C'est cette intention que l'artiste vise à ressaisir en se replaçant à l'intérieur de l'objet par une espèce de sympathie, en abaissant, par un effort d'intuition, la barrière que l'espace interpose entre lui et le modèle.

 

Bergson, L’Evolution créatrice

 

 

Texte n°28L’artiste et le philosophe

 

Bien sûr, les natures du genre de la tienne, les hommes doués de sens délicats, ceux qui ont de l’âme, les poètes, ceux pour qui toute la vie est amour nous sont presque toujours supérieurs, à nous, chez qui domine l’intellect. Vous êtes, par votre origine, du côté de la mère. Vous vivez dans la plénitude de l’être. La force de l’amour, la capacité de vivre intensément les choses est votre lot. Nous autres, hommes d’intellect, bien que nous ayons l’air souvent de vous diriger et de vous gouverner, nous ne vivons pas dans l’intégrité de l’être, nous vivons dans les abstractions. A vous la plénitude de la vie, le suc des fruits, à vous le jardin de l’amour, le beau pays de l’art. Vous êtes chez vous sur Terre, nous dans le monde des idées (…). Tu es artiste, je suis penseur. Tu dors sur le cœur d’une mère, je veille dans le désert. Moi, c’est le soleil qui m’éclaire, pour toi brillent la lune et les étoiles »

 

Herman Hesse, Narcisse et Goldmund, p. 40.

 

Texte n°29L’intelligence opposée à l’instinct

 

L'intelligence est la faculté de fabriquer des instruments inorganisés, c'est-à-dire artificiels. Si, par elle, la nature renonce à doter l'être vivant de l'instrument qui lui servira, c'est pour que l'être vivant puisse, selon les circonstances, varier sa fabrication. La fonction essentielle de l'intelligence sera donc de démêler, dans des circons­tances quelconques, le moyen de se tirer d'affaire. Elle cherchera ce qui peut le mieux servir, c'est-à-dire s'insérer dans le cadre proposé. Elle portera essentiellement sur les relations entre la situation donnée et les moyens de l'utiliser. Ce qu'elle aura donc d'inné, c'est la tendance à établir des rapports, et cette tendance implique la connaissance naturelle de certaines relations très générales, véritable étoffe que l'activité propre à chaque intelligence taillera en relations plus particulières. Là où l'activité est orientée vers la fabrication, la connaissance porte donc nécessairement sur des rapports. Mais cette connaissance toute formelle de l'intelligence a sur la connaissance matérielle de l'instinct un incalculable avantage.

Bergson, L’Evolution créatrice

 

 

Texte n°30    - L’amour comme continuation du mouvement créateur.

 

L'évolution en général se ferait, autant que possible, en ligne droite; chaque évolution spéciale est un processus circulaire. Comme des tourbillons de poussière soulevés par le vent qui passe, les vivants tournent sur eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la vie. Ils sont donc relativement sta­bles, et contrefont même si bien l'immobilité que nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès, oubliant que la permanence même de leur forme n'est que le dessin d'un mouvement. Parfois cependant se maté­rialise à nos yeux, dans une fugitive apparition, le souffle invisible qui les porte. Nous avons cette illumination soudaine devant certaines formes de l'amour maternel, si frappant, si touchant aussi chez la plupart des animaux, observable jusque dans la sollicitude de la plante pour sa graine. Cet amour, où quelques-uns ont vu le grand mystère de la vie, nous en livrerait peut-être le secret. Il nous montre chaque génération penchée sur celle qui la suivra. Il nous laisse entrevoir que l'être vivant est surtout un lieu de passage, et que l'essentiel de la vie tient dans le mouvement qui la transmet.

Bergson, L’Evolution créatrice

 

Texte n° 31Selon l’intuition des grands mystiques, la création est  le produit de l’amour divin pour s’adjoindre des êtres dignes d’amour.

 

Par le fait, les mystiques sont unanimes à témoigner que Dieu a besoin de nous, comme nous avons besoin de Dieu. Pourquoi aurait-il besoin de nous, sinon pour nous aimer ? Telle sera bien la conclusion du philosophe qui s'attache à l'expérience mystique. La Création lui apparaîtra comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s'adjoindre des êtres dignes de son amour (…).

 Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d'elle-même des êtres dignes d'être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu 'opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l'émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d'elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu'elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu'elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste. Cette interpénétration n'a pas été possible sur notre planète ; tout porte à croire que la matière qui s'est trouvée ici complémentaire de la vie était peu faite pour en favoriser l'élan. L'impulsion originelle a donc donné des progrès évolutifs divergents, an lieu de se maintenir indivisée jusqu'au bout. Même sur la ligne où l'essentiel de cette impulsion a passé, elle a fini par épuiser son effet, ou plutôt le mouvement s'est converti, rectiligne, en mouvement circulaire. L'humanité, qui est au bout de cette ligne, tourne dans ce cercle. Telle était notre conclusion. Pour la prolonger autrement que par des suppositions arbitraires, nous n'aurions qu'à suivre l'indication du mystique. Le courant vital qui traverse la matière, et qui en est sans doute la raison d'être, nous le prenions simplement pour donné. De l'humanité, qui est au bout de la direction principale, nous ne nous demandions pas si elle avait une autre raison d'être qu'elle-même. Cette double question, l'intuition mystique la pose en y répondant. Des êtres ont été appelés à l'existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l'énergie créatrice devant se définir par l'amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c'est pourquoi l'univers a surgi. Dans la portion d'univers qu'est notre planète, probablement dans notre système planétaire tout entier, de tels êtres, pour se produire, ont dû constituer une espèce, et cette espèce en nécessita une foule d'autres, qui en furent la préparation, le soutien, ou le déchet : ailleurs il n'y a peut-être que des individus radicalement distincts, à supposer qu'ils soient encore multiples, encore mortels ; peut-être aussi ont-ils été réalisés alors d'un seul coup, et pleinement. Sur la terre, en tout cas, l'espèce qui est la raison d'être de toutes les autres n'est que partiel­lement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n'avaient réussi, par un effort individuel qui s'est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu'opposait l'instru­ment, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques. Ils ont ouvert une voie où d'autres hommes pourront marcher. Ils ont, par là même, indiqué au philosophe d'où venait et où allait la vie.

 

Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion

 

Texte n° 32Le sermon sur la montagne

 

« Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir (…) Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point ; celui qui tuera mérite d'être puni par les juges. Mais moi, je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère mérite d'être puni par les juges ; que celui qui dira à son frère : Raca ! mérite d'être puni par le sanhédrin ; et que celui qui lui dira : Insensé ! mérite d'être puni par le feu de la géhenne. Si donc tu présentes ton offrande à l'autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; puis, viens présenter ton offrande. (…)

Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l'autre. Si quelqu'un veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Si quelqu'un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui. Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi. Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains aussi n'agissent-ils pas de même ? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens aussi n'agissent-ils pas de même ? Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » (Extraits du Sermon sur la montagne, Evangile de Mathieu).