Lecture de La conscience
et la vie d’Henri Bergson
(Textes à la fin)
I) Introduction, §
1-4 : Objet de la conférence, critique d’une philosophie décollée de la
vie
. Pourquoi cette
intro ? Bergson s’adresse en, gros à des « professeurs » nourris
de philosophie et précisément de la manière traditionnelle de faire de la
philosophie, manière qui, selon Bergson, est en partie un obstacle à la
« vraie philosophie ». Si, en effet, la philosophie est quête de la
sagesse, une telle manière de philosopher serait incapable de nous rendre sage,
c’est à dire tant savant sur la nature du réel que sur la manière de bien vivre
dans une réalité adéquatement comprise.
. On se centrera ici sur
l’objet du questionnement de Bergson dans cette conférence (A, §1), puis sur la
relation particulière supposée par lui entre la raison et l’expérience dans le
cadre de la connaissance (B, § 2-4) afin de comprendre la nature des obstacles
qu’il oppose à la connaissance du réel. De telles analyses en éliminant les
obstacles épistémologiques ((épistémè = science, connaissance) = obstacles
internes à la connaissance issus de sa structure propre – non de l’extérieur)
qui s’y opposent, permettront d’ouvrir
la voie à la recherche propre de Bergson et ainsi de construire des
chemins de réponses aux questions « d’où venons-nous ?, que
sommes-nous ? où allons-nous ? ».
A) §1. Eclaircissement de
la question : « D'où venons-nous ? que sommes-nous ? où
allons-nous ? »
. Bergson pose comme « vitales »
de telles questions. En quel sens ?
. Elle n’apparaissent nullement
ainsi au sens commun qui n’y voit que des questions spéculatives non
immédiatement utiles à sa vie - un luxe non vital au sens de non nécessaire à
la continuité et à la sauvegarde de la vie biologique.
. Etre homme pourtant c’est
toujours avoir dépassé le simplement vital en ce premier sens.
Cf. cours : l’homme est un être culturel, un être de luxe qui vit de
sens, ne se contentant donc pas de vivre mais désirant bien vivre dans
une vie sensée (sens = direction, signification, valeur). Les questions
de Bergson seraient alors « vitales » dans la mesure dérivée
où la dynamique de la vie de l’homme serait entièrement mue par de
telles questions visant le sens de son existence et de sa destinée.
. Reste qu’il faut rendre
compte du fait que pour la plupart nous ne nous les posons pas (les jugeant
inutiles et spéculatives) (a) ;que, même lorsque nous nous posons ce type
de question, ces questions prennent rarement la triple forme que leur donne
Bergson (b).
a) Pourquoi nous ne
philosophons communément pas
. Aux questions de Bergson,
tout homme sans avoir vraiment cherché a déjà répondu. A toute époque,
nous faisons nôtres les réponses de nos contemporains, réponses qui imprègnent
nos pratiques, nos pensées, nos désirs d’un sens emprunté et peut-être
illusoire.
. Parce que la question des
fins de l’action (ce qu’elle doit viser = son sens ultime) n’est pas un
problème, l’intelligence des hommes se centre sur les moyens. C’est une
intelligence technique – centrée sur la question « comment ? »
et aveugle au « pourquoi ». Le monde quotidien de la plupart
des hommes est un monde d’affairement, où l’urgence soucieuse de
l’action immédiate tisse autour d’eux un monde réduit de formes
relatives à la structure utilitaire de leur action (ce nuage, par exemple,
n’est pour le paysan que pluie / non-pluie, c’est à dire récolte / non-récolte
– c’est tout ce qui est vu dans l’infinité du ciel). Dans l’urgence de l’affairement, la question des fins y apparaît
donc abstraite et dérisoire : « nous avons trop à faire »,
« nous n’avons pas le temps ».
. Le bénéfice d’une telle
vie : la sécurité et l’assurance d’être dans le bon sens dans un monde aux
cadres stables, maîtrisés et compris.
. Ce que perd une telle
vie : la vérité et la hauteur de vie. Il y a d’autres rapports au et d’autres
mondes possibles, peut-être bien meilleurs. C’est ce que, l’affairement
s’arrêtant, fait éclater la crise (cf. cours d’intro ; à voir Citizen
Kane d’Orson Wells ; Mission de Roland Joffé ; à lire La
mort d’Ivan Illich de Tolstoï) – émergence subite et douloureuse de la
question des fins dans une vie aveugle ; surgissement de la question du
sens de la vie et sentiment d’avoir raté quelque chose (cf. dessin de Voutch –
on ne revient pas en arrière).
. De là la le sens de la
philosophie : en nous détachant du réel immédiat dans lequel nos intérêts,
nos soucis et nos habitudes nous ancrent, en prenant de la hauteur vis à
vis du terre à terre quotidien et de ses modèles « tout faits », la
pensée de la vie vise à saisir en vérité ses multiples possibles afin de
construire une vie qui ait un sens véritable et profond.
b) Elucidation de
l’étrangeté de la formulation de la question du sens par Bergson
. En admettant donc
l’intérêt de la question du sens, la formulation de Bergson reste quelque peu
étrange. Nous lui préférerions spontanément : « que suis-je
essentiellement, que puis-je et dois-je faire, et que vais-je devenir ?
» - éliminant la référence au passé (1ère question :
« que m’importe le passé ? Ne compte que l’avenir ») et
substituant le « je » au « nous » (« que m’importent
les autres ? leur destinée m’est indifférente et la mienne est
indépendante de la leur »).
. Si c’est pas cependant
cette question là (« d’où venons-nous ? que sommes-nous ? où
allons-nous ? ») que pose Bergson et s’il la qualifie de « vitale »
c’est que cette question inclut pour lui la nôtre. Autrement dit,
Bergson suppose que :
1) La question du sens de ma
vie (mon existence individuelle) est indissociable de celle du sens de la
vie, soit de ce dynamisme évolutif dont nous sommes, tant en tant qu’espèce
qu’individu, un moment, dynamisme que Bergson suppose toujours ouvert et
dont nous aurions à reprendre pour notre part la visée.
2) Qu’il y a donc quelque illusion
à se séparer radicalement tant des autres vivants que des autres hommes, pour
considérer le sens de notre propre
existence isolément sans la rattacher à un dynamisme qui me traverse et me
dépasse – et donc tant à l’avenir vers lequel tout mon être tend, qu’au passé
dont le présent est la pointe et le résultat (nous ne nous sommes pas faits
nous-mêmes)
3) Que si le relâchement du
dynamisme vital tend à clore le vivant en espèces, sociétés et individus
ennemis et figés dans leurs formes fixes, son déploiement et sa reprise, au
contraire, s’ils dépendent en partie de nous, nous permettraient de faire de
nos existences les vecteurs d’un mouvement créatif qui, à travers la joie qui,
on le verra, en est le révélateur, donne un sens plein à nos vies.
. Tel est précisément le
propos de Bergson dans cette conférence et ce qu’il nous faudra
comprendre : en ne faisant rien moins que nous faire prendre conscience de
la situation de l’humanité dans le devenir de l’univers, Bergson nous invite à
tenter d’éveiller cette part de vie encore bouillonnante en nous,
par delà les formes figées et répétitives qu’elle tend toujours à prendre, afin
que nous fassions entrer nos existences dans l’horizon joyeux de la création
cosmique ! Nous serions – et aurions à être - les vecteurs par lesquels la
création cosmique aurait à se poursuivre. Tel est le sens bergsonien du
qualitatif de « vital ».
. Qu’on mesure un instant
l’audace et l’envergure d’une telle philosophie dont nous aurons à analyser les
arguments précis. Comme nous sommes loin de ce que l’on appelle le monde
ordinaire ! Des petitesses de l’économie, des discours courants, des
désirs de tous les jours ! Nous sommes invités à dépasser toutes les
visions étriquées du monde pour nous plonger dans le cœur dynamique de toute
réalité. L’impression qui peut s’en retirer est en un sens analogue à
celle de celui qui contemple les étoiles et qui, depuis ce point, est pris de
vertige face à la petitesse de la Terre. Mais si l’astronomie doit bien se
garder d’édicter depuis cette perspective quelque règle de vie, si donc en ce
sens la distance reste pour elle infranchissable du cosmique à l’humain, c’est
depuis des distances tout à fait analogues que Bergson entend nous faire
rejoindre le cœur présent de notre existence vivante ! Tout ceci non
par une révélation irrationnelle dont on ne pourrait rendre compte - mais par
le biais d’une analyse raisonnée en quête de la seule vérité, analyse que
déploieront majestueusement les paragraphes suivants (§ 5 à fin).
B) § 2, 3 et 4 - La
connaissance, ses origines, sa structure, ses illusions, sa portée
Notions du bac en jeu :
la raison et le réel, théorie et expérience, la démonstration,
l’interprétation, la vérité
. Si nous savons ce que
nous cherchons (fin), comment (moyens) cependant
entreprendre cette recherche ? C’est la question de la méthode à
suivre afin d’acquérir des connaissances vraies. Or Bergson en ces trois §
commence par critiquer un certain type de méthode. Pour comprendre cette
critique il nous faut revenir à ce qu’elle présuppose.
a) Prémices pour
comprendre Bergson : ce qu’est la connaissance ; sa critique
kantienne
La connaissance telle
qu’elle apparaît naturellement à tout entendement réfléchissant sur soi
1) Connaître quelque chose
c’est répondre aux questions de la raison « qu’est-ce que c’est ?
» - question visant l’essence de la chose et « pourquoi ? »
- question visant les causes qui font que la chose est ce qu’elle est.
2) Il y a deux sources de
connaissance : l’expérience et la raison. La première
suppose la réceptivité d’un constat sensible contingent – elle est la rencontre
du sujet connaissant avec le réel ici et maintenant – elle établit
ainsi des « vérités de fait » ; la seconde construit
des systèmes de relations nécessaires à partir desquels, par démonstration,
il tend à rendre compte de l’expérience – elle établit ainsi des « vérités
de raison » (Leibniz).
3) La relation hiérarchique
qui tend ainsi à s’établir au sein de notre connaissance est celle d’une
subordination à et d’une détermination de la totalité de l’expérience
sensible par la raison. Certains a priori que le réel est rationnel
– c'est-à-dire que rien n’échappe en droit à l’explicable c'est-à-dire au
déterminisme –, certitude que vient illustrer l’idée du démon de Laplace (texte
n°1) – être à la connaissance infinie pouvant déduire l’intégralité de
l’expérience sans avoir à l’attendre – notre expérience sensible établissant
des « vérités de fait » apparaît comme la connaissance inférieure
d’un être dont la raison est finie (limitée) subordonnée en droit aux vérités
rationnelles.
4) Convaincues qu’il n’y a
de science que nécessaire (texte n°2, Aristote), ce sont de telles vérités que
tendent à établir laborieusement les théories scientifiques, semblant
découvrir la structure rationnelle systématique (texte n°3) du réel,
structure cachée à nos yeux sensibles.
5) Nous dégageant du flux
mouvant et bigarré de l’expérience sensible (la caverne de Platon), nous
élevant aux raisons qui la comprennent (en deux sens – contenir réellement comme
la cause semble contenir l’effet ; saisir logiquement), le
savant-philosophe, par sa raison, participerait quelque peu de ce que la
tradition a nommé le divin. De même que les dieux sans soucis ni angoisses comprendraient un monde
dominé, notre raison nous faisant, semble t’il, par son regard systématique,
accéder au royaume de l’éternité et de la nécessité dominant l’expérience dans
laquelle nous sommes, en tant qu’être corporels, plongés, nous rendraient
analogues au divin. De là la sérénité et la maîtrise du savant-philosophe (cf.
illustration de Friedrich).
Bergson pose cependant comme un obstacle
à la connaissance ces « systèmes » (§.2 et 3) qui nous sont
cependant apparus constitutifs de la connaissance humaine. Kant, avant lui,
avait fait de même. Et pourtant (§.2) Bergson s’attaque ici (présupposé)
à la philosophie critique kantienne. Pour quelles raisons ? Il nous faut,
pour le comprendre, revenir sur l’essentiel de la critique kantienne de la
connaissance humaine.
Kant avant Bergson avait
déjà dénoncé l’illusion propre de la position dogmatique rationaliste
6) Il y a illusion à poser
la structure rationnelle du réel. Rappelons qu’à la différence de la simple
erreur – contingente - l’illusion a en elle-même une forme de nécessité :
il faut donc à la fois rendre compte de cette erreur qu’est l’illusion et des
raisons propres qui font qu’une telle illusion se déploie. Il convient tout
d’abord de noter avec Kant que l’idée d’une rationalité du réel en sa
totalité n’est qu’une idée – non démontrée, non démontrable –
idée cependant régulatrice de la science (qui sert de règle d’orientation
de la science vers l’idée d’un système achevé). L’illusion consiste à réaliser
cette idée dans un système en oubliant qu’aucun système construit ne peut
prétendre à la totalité. L’expérience qui lui sert de garantie est, en
effet, toujours limitée eu égard à l’infinité de l’expérience possible. Le dogmatisme
(dont le scientisme est une variante) est précisément ce mouvement naturel qui
consiste à confondre le réel avec le système à partir duquel on le lit –
oubliant la soumission de sa valeur de vérité au champ limité de
l’expérience qu’il comprend.
7) S’il y a donc illusion,
comment donc cette illusion se produit-elle ? Le principe de l’illusion
consiste en cette idée que notre perception tend à ne voir du réel
que ce qu’elle peut en saisir et comprendre – c'est-à-dire peut constituer
et reconstituer à partir de mouvements propres projetant un schéma nôtre
au travers des choses. De là la possibilité d’imaginer à souhait l’objet
engendrant l’illusion que nous en sommes les maîtres. Un tel pouvoir - qui
n’est que celui de nous reconnaître à travers les choses - fait tant la
croyance du sens commun qui pense connaître les choses mêmes que celle du
rationaliste. Ce dernier, ainsi que le note Bergson (§.3), engendrant
les idées abstraites à partir desquelles il lit le réel depuis les principes
premiers de son propre entendement, pense depuis sa pensée dominer le réel tout
entier. Mais saisissant le réel à travers ses formes propres, il
délaisse ainsi le reste, ce qui lui échappe, l’insaisissable et non-productible,
à la marge, dans l’étrange et l’anomalie (texte n°4, Montaigne). Ainsi, très
généralement, percevant le réel à partir des formes actives de notre raison,
tendons-nous à poser cette dernière à même les choses : telle est
l’illusion dogmatique rationaliste.
Il n’y aurait donc de vérité
que dans le mouvement vivant, infini et ouvert de la pensée vers son objet
8) Toute théorie pour être vraie
et ne pas sombrer dans l’illusion, doit ainsi être ramenée au mouvement
vivant limité de pensée qui l’a engendrée et dont sa vérité même dépend
entièrement. Telle est l’idée de Hegel (texte n° 5) selon laquelle aucun
résultat n’est vrai en soi, mais que la vérité est le mouvement total et
vivant de la pensée qui se perd dès qu’on le fixe en simple énoncé (voir
l’application du cours sur l’exemple de la relation Terre / Soleil).
9) Rapportée aux théories
scientifiques un tel mouvement est dans le dialogue constant et infini
entre la raison et l’expérience, dialogue que met en lumière l’histoire
des sciences (textes n°6 et 7). Dans les termes bergsoniens, il s’agit d’une
pensée qui « se dilate » (§.2), c'est-à-dire transforme ses
structures et ses catégories, à la mesure de la résistance propre de champs
particuliers du réel dont la pensée vise la connaissance adéquate.
10) On comprend ainsi par là
le sens de la critique bergsonienne (§.3) très proche sur ce point de la
critique kantienne. En tentant de résoudre les problèmes à partir de purs
concepts, on oublie que les concepts non forgés et éprouvés au contact de
l’expérience sont vides. C’est donc à l’expérience que Bergson tout comme Kant nous renvoie.
Selon Kant, cependant, le
réel est ultimement inconnaissable, l’homme serait condamné à ne saisir que soi
11) Notre connaissance
peut-elle ultimement connaître le réel ? C’est ce que la théorie
kantienne de la connaissance conteste : la connaissance étant une activité
subjective, elle ne peut, dans ses formes sensibles comme rationnelles, que
déformer subjectivement une réalité qui, par principe, lui échappe. « Les
yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur
connaissance » (Montaigne). Par conséquent, «la chose en soi est
inconnaissable » (Kant) (pour la démonstration, cf. l’exemple du
cours, la «main connaissante » et sa généralisation à l’ensemble de la
connaissance).
De là le §.2 de ce texte,
dans lequel Bergson attaque implicitement la philosophie critique de Kant –
supposant que, par delà la critique nécessaire des formes de notre
connaissance, une connaissance du réel en lui-même est possible.
b) Critique des systèmes
et de la théorie critique kantienne par Bergson
La connaissance ne tombe pas
du ciel, c’est une fonction ancrée dans la vie – elle est donc contact avec le
réel
12) Bergson ancre, en effet,
la connaissance dans la vie. La connaissance est une fonction nécessaire
de la vie (cf. II.8) et la vie une réalité. Dès lors loin d’être primitivement
faite pour la spéculation, ainsi que le soutiennent la plupart des théories de
la connaissance, la connaissance est primitivement liée à l’action et au
besoin, et l’action ne se mouvant pas dans l’irréel, la connaissance du vivant
touche des points de la réalité elle-même (textes n°8-13).
13) Ce n’est pas dire
pourtant que le réel se réduise à ce dont nous avons connaissance. Une
telle connaissance vitale limite notre appréhension du réel à ce que
peuvent en produire nos puissances de perception mues par les nécessités
de l’action. Le monde qui entoure chaque être vivant est ainsi un monde
doublement réduit (par ses puissances propres, par ses besoins).
La connaissance
représentative projette à son insu sur l’objet à connaître des schémas issus de
la vie
14) Même cependant lorsque,
chez l’homme, la connaissance semble s’émanciper de l’action et du besoin et se
fait désintéressée (cf. le théoricien), elle ne peut, selon Bergson, se faire
adéquate à la réalité même. C’est qu’elle conserve de ses origines dans la
nécessité vitale des schémas de compréhension et d’interprétation
du monde dont elle est inconsciente (textes n°11-13).
Elle opère ainsi une triple
abstraction qui lui fait structurellement manquer le réel lui-même en son
essence propre
15) Représenter le monde,
soit projeter devant nous l’objet de connaissance comme une forme sur un fond,
suppose, en effet, que nous opérions une triple abstraction qui oblitère
des traits essentiels de ce dont nous avons, par ailleurs, l’intuition qu’est
le réel en lui-même. Ainsi à la continuité, la durée mouvante et la
singularité de toute réalité la représentation de l’objet oppose discontinuité,
fixité et généralité. C’est donc la réalité même qui est manquée par la forme
représentative ou objectivante de la connaissance.
Toutefois, la connaissance
représentative peut se réformer en dilatant ses cadres à la mesure de la
complexité propre de son objet
16) Charge sera alors pour
la connaissance représentative en quête de vérité de se dilater en
transformant ses structures et ses catégories à la mesure de la résistance de
la réalité. Ainsi peut-on à nouveau lire l’histoire des sciences et leur
poussée vers la considération du temps créateur et irréversible, de la logique
des champs plutôt que des particules, des individualités, etc. comme un progrès
de la pensée représentative pour comprendre et saisir ce qu’elle ne peut
cependant ultimement saisir, l’irreprésentable singularité de la réalité
durante et mouvante (cf. la relation différentielle / courbe) Aussi,
suivant une telle voie, la science est-elle dans la vérité sans être
jamais absolument vraie (c'est-à-dire pleinement adéquate au réel).
Il y a pour Bergson
cependant une autre voie de la connaissance, c’est l’intuition, coïncidence
consciente et absolue avec son objet
17) Reste que, selon
Bergson, nous avons une seconde voie pour saisir le réel : cette voie est l’intuition
(au sens bergsonien, à différencier du sens commun), non séparation
objectivante vis-à-vis de la chose à connaître, mais tentative laborieuse de coïncider
consciemment avec la réalité. C’est cette voie difficile que, sans nier
aucunement les autres démarches du savoir, la philosophie bergsonienne tente
d’explorer, se prétendant ainsi, en certains de 4ses points, connaissance vraie,
donc absolue.
Tableau résumant la relation
de la connaissance à son objet selon trois modes d’appréhension
Sens commun |
Réel / intuition du réel |
Dynamique historique des
sciences |
Discontinuité, éléments
isolables, distinction forme / fond. |
Continuité |
Physique : de
l’atomisme aux champs de force… ; Ethologie : de l’animal isolé aux
interrelations animal / milieu ; Ecologie : du vivant isolé aux
interrelations vivant / milieu, etc. |
Images immobiles. |
Temporalité / durée
mouvante |
Histoire de l’univers, de
la vie… Nature temporelle des
atomes… |
Images et mots généraux. |
Singularité |
Singularité du cosmos, des
formes vivantes, de chaque flocon de neige… |
Le texte que l’on va lire mêle
ces deux sources de savoir afin d’établir de solides convictions concernant
la nature et la destinée de l’homme. Convenons ici d’appeler conviction,
une certitude subjective non démonstrative, motivée par la question de la
vérité, donc ouverte sur la question de sa réfutation et étayée par de
nombreuses raisons. On la distinguera de la simple croyance, incapable
de rendre raison de soi, motivée par le seul désir de certitude sécurisante et
immunitairement fermée sur elle-même.
Bergson commence ainsi par
exposer « trois lignes de faits » dont la convergence
permettra d’établir ces solides convictions quant à la nature et à la destinée
propre de l’homme.
II. Première ligne de faits
L’expérience interne de la
conscience révèle qu’elle est un « pont jeté entre le passé et
l’avenir » et que son champ de manifestation est coextensif à la vie.
Nature de la conscience
1) L’homme a un esprit. Il
n’est pas que corps, matière, extériorité spatiale. Il a une intériorité.
2) Esprit signifie
conscience – soit tout d’abord ce sentiment personnel intérieur de soi-même et
du monde.
3) Pourquoi Bergson ne
veut-il pas définir la conscience ? Parce que définir la conscience, soit
la figer et l’extérioriser en mots généraux, risque de nous faire oublier sa
nature vivante, personnelle et intérieure. Par delà la représentation
générale que nous pouvons en avoir, il nous faut, pour la connaître en son
essence, rentrer en nous-mêmes afin d’en acquérir l’intuition (cf. I.17). A
cette intuition font, en effet, partiellement obstacles des conceptions
extérieures sur la nature de l’esprit. Telles sont les conceptions millénaires
naturalistes et providentialistes (textes n°14 et 15) qui demandent à être
repensées depuis leur source vivante.
4) Conscience signifie
d’abord mémoire c’est à dire conservation, grossissement et enrichissement d’un
existant dans le temps. A l’opposé la matière apparaît sans mémoire et semble
ainsi se réduire au pur présent.
5) La conscience signifie
encore anticipation de et tension vers l’à-venir. A l’opposé encore, la matière
est sans tension vers (désir, but, finalité).
6) La conscience est donc un
« pont jeté entre le passé et l’avenir », soit l’existence
d’une continuité vivante à travers le temps, par la conservation du passé (non
de sa seule image, texte n°16) et l’élan permanent vers le futur.
7) Le présent de la
conscience ne se réduit donc pas à l’instant. L’instant est, en effet, une
abstraction de notre intelligence. Toute réalité est, au contraire, une
certaine tension du passé dans le présent et du présent vers le futur (texte
n°18). Le passé ne s’abolit donc pas nécessairement et l’avenir n’est pas
nécessairement vide (à l’opposé, texte n°17). De là la possibilité de
construire une vie dans la durée qui ait le sens d’un progrès continu et
réel.
La conscience est
coexistence à la vie
8) Connaissance maintenant
seulement probable (non absolue comme l’intuition mais étayée sur de
nombreux faits et raisons) : la conscience serait coextensive à la vie. Si
la vie est la tension et le travail permanent d’un existant pour se faire et se
refaire à travers un échange ininterrompu de matière, un tel acte s’effectuant
à travers un environnement aléatoire, suppose l’ouverture vers l’autre que soi
futur, soit la projection d’un horizon spatial et temporel (une perception,
donc une conscience du monde serait-elle très faible et obscure) dans la
continuité d’une quête.
9) L’argument selon lequel
il n’y a pas de conscience sans cerveau revient à faire de notre conscience la
mesure de toute conscience : c’est un anthropomorphisme. On pourrait de
même affirmer qu’il n’y a pas de digestion sans estomac, ce qui est de fait
inexact car tout vivant ingère et expulse de la matière pour son propre métabolisme.
Anthropomorphisme : faire de notre digestion la mesure de toute digestion.
Il faut donc élargir notre idée spontanée de la conscience comme de la
digestion. Reproche des scientifiques cependant : parler de
conscience est aussi un anthropomorphisme – la science commence et progresse
avec Galilée en éliminant toute finalité, tout désir, toute intériorité de son
objet (matérialisme) pour n’étudier en lui que des phénomènes mécaniques.
Argument opposé de Hans Jonas : le refus de tout anthropomorphisme ou la
réduction matérialiste du vivant ne serait valable que si le vivant était totalement
étranger à l’homme, ce qui est à prouver.
10) Au contraire, selon
Bergson, la conscience serait tout d’abord diffuse à la mesure de
l’indifférenciation relative de l’organisme. A contrario, la différenciation et
la spécialisation des parties de l’organisme, en libérant ce dernier pour
d’autres tâches, sont la condition d’une conscience supérieure. Non cependant
la cause (suffisante) : les plantes, bien que plus complexes, sont par
exemple moins conscientes qu’une amibe.
11) C’est que la conscience,
sans jamais s’abolir totalement, peut s’endormir. Ce qui explique aussi la
possibilité de son réveil momentané chez les parasites, voire les plantes.
III. Seconde ligne de fait
Le mouvement évolutif de
différenciation interne de l’organisme est la condition d’une liberté
croissante.
1) Le système nerveux assure
la coordination entre la sensibilité (par quoi le vivant est ouvert au monde)
et le mouvement (par quoi il agit dans le monde). La différenciation du système
nerveux en parties spécialisées par la construction de chaînes automatiques de
mouvements coordonnés (analogie avec l’habitude) assure une efficacité
croissante de l’action du vivant dans le monde et libère ce dernier pour
d’autres tâches.
2) L’automatisation
(coordination automatique de mouvements) du vivant, soit sa relative
mécanisation et machinisation sont donc le produit du développement de la vie.
A contrario, à l’origine, le vivant apparaît dans une indifférenciation
relative (absence d’organes et donc d’automatismes).
3) Si de tel mécanismes sont
nécessaires pour agir efficacement sur la matière, le vivant ne se réduit pas à
de tels mécanismes.
C’est cependant la thèse de
l’animal-machine de Descartes (structure entièrement mécanique du vivant). On
peut lui opposer (Kant et Hans Jonas) que : i) contrairement aux machines,
le vivant peut s’auto-réparer (dégradation croissante de la machine), ce qui
suppose une activité de la forme globale (le tout) sur les parties ; ii)
qu’ainsi le tout est d’une certaine manière présent en chaque partie
(possibilité pour une cellule spécialisée de se déspécialiser en fonction des
exigences du tout) – les parties de la machine sont extérieures les unes
aux autres ; iii) l’identité du vivant se construit par le renouvellement
permanent de sa propre matière - l’identité matérielle, propre de la machine,
signifie la mort ; iv) la tension ou finalité du vivant lui est interne,
alors qu’elle est externe à la machine ; v) le vivant vient d’un autre
vivant ; la machine suppose la vie en tant qu’elle est le produit d’un
vivant et, verrons nous, le développement de la vie (Bergson).
4) Le cerveau comme organe
spécialisé du système nerveux est un centre d’intersection, un carrefour unificateur
entre les sens et les mouvements. En ébauchant et retenant de multiples
mouvements, il est le lieu d’un délai opposé à l’action immédiate, délai où
viennent s’ébaucher l’analyse et le choix. Il y a donc une claire relation
entre la complexité du système nerveux et le degré de conscience.
Lieu où la distance entre la
pensée et le monde devient possible, le cerveau est la condition de la pleine
liberté.
5) Mais la vie signifie
aussi liberté : tout mouvement du vivant suppose quelque chose comme un
choix primitif – soit un mouvement finalisé (tendu vers une fin : manger,
attaquer, se reproduire…) qui échappe au hasard (cf. II.8). Ainsi de l’amibe
créant des proto-organes à la mesure de sa tension vitale.
6) La mécanisation du vivant
est donc la condition et le moyen d’une plus grande liberté : création
d’organes spécialisés fonctionnant de manière automatique puis, avec l’homme,
création de techniques artificielles (savoir-faire, outils puis machines) dans
une division du travail accrue. Augmentation de la capacité d’action ;
libération du vivant pour d’autres tâches.
7) Le degré et l’intensité
de la conscience est fonction de la puissance et de l’intensité du choix
auquel est confronté le vivant.
La conscience s’éveille avec
la mobilité du vivant : elle s’endort chez les plantes (renaissance
d’une certaine mobilité et donc de conscience lors de la rencontre
d’obstacles) ; et s’éveille avec le développement de l’animalité supposant
une forte mobilité afin de se mettre en quête d’une nourriture dont la présence
immédiate n’est pas assurée. Au contraire, avec l’habitude – engendrant une
coordination automatique de nos gestes - la conscience s’en va. Elle renaît
face à la crise – là où aucune réponse automatique (donc
inconsciente) n’est possible.
8) Depuis les premières
formes vivantes caractérisées par une structure relativement indifférenciée,
une mobilité limitée, une conscience diffuse et une liberté émergente la vie a
construit deux grandes voies d’évolution. D’un côté le monde des végétaux, par
différenciation structurelle, a su créé une stratégie autotrophe (qu
est capable d'élaborer ses propres substances organiques à partir d'éléments
minéraux) dans
laquelle le choix, la mobilité et donc la conscience, parce que non nécessaires
à la survie, se sont endormis. De l’autre
l’animalité en développant une stratégie hétérotrophe (qui
se nourrit de substances organiques, ne peut effectuer lui-même la synthèse de
ses éléments constituants) s’est engagée dans la voie aventureuse et risquée de la mobilité, du
choix donc de la conscience.
9) Alors que matière
signifie nécessité et déterminisme, la vie tranche donc sur cette dernière en y
introduisant et développant le mouvement libre. Par-delà la division entre
individus et espèces vivantes (luttes, indifférence, clôture égocentrique sur
soi, mort individuelles et collectives) Bergson pose l’existence de l’unité
d’une continuité indivisée - la vie – qui traverse les individus et les espèces
comme autant de points de passage.
10) Cette conception de la liberté
au sein de la nature apparaît comme une troisième voie au sein des philosophies
traditionnelles de la liberté (cf. I.3). Comment concilier déterminisme et
liberté ? D’un côté : certitude intérieure de notre liberté. De
l’autre : le déterminisme matériel.
Première conception :
le naturalisme (le plus souvent matérialiste). La liberté est une illusion. Un
acte et donc une cause libre = contradictoire car toute cause est elle-même
causée. Spinoza : l’illusion de la liberté consiste à n’être conscient que
des effets en ignorant les causes qui nous déterminent.
Seconde conception : le
spiritualisme. Platon : il y a deux mondes, le monde de l’esprit
(intelligible) et le monde matériel (sensible). Nous participons des deux
mondes en ayant une âme et un corps. La liberté est la victoire du premier sur
le second. Kant (cf. I.11) : on ne peut connaître la nature du réel en soi
(matériel ou spirituel). La liberté est donc possible et posée comme un acte de
foi par la conviction morale.
Troisième conception :
Bergson, Merleau-Ponty (texte n°21). Relativisation de l’opposition nature /
liberté. La nature n’est pas le siège du déterminisme – le déterminisme n’y est
pas total. La vie y apparaît comme la médiatrice entre nécessité et liberté,
inscrivant au sein de la matière une liberté en progrès (évolution) : par
la vie, la conscience s’installe dans la matière et, par un long processus de
différenciation, se libère et se déploie engendrant toute la complexité des
organismes puis le cerveau et l’intelligence grâce à laquelle, enfin, l’homme
va pouvoir construire un univers technique prolongeant le mouvement de
libération inhérent à la vie.
IV. Troisième ligne de fait
La conscience, d'un côté par
une action explosive libère en un instant, dans la direction choisie, une
énergie que la matière a accumulée pendant longtemps ; de l'autre, par un
travail de contraction ramasse en un instant unique le nombre incalculable de
petits événements que la matière accomplit, et qui résume d'un mot l'immensité
d'une histoire.
1) Comment la liberté peut-elle s’inscrire dans les mouvements
matériels ? Premier point : par différenciation structurelle et
création d’organes (cf. III.2) assurant la coordination automatique d’un nombre
énorme de mouvements. Second point : d’où provient l’énergie propre du
vivant grâce à laquelle il peut se mouvoir dans et mouvoir la
matière ? Energie = ce qui permet un travail, soit le déplacement ou la
transformation de matière. Le vivant utilise l’énergie accumulée dans la
matière pour ses fins propres. En constituant des réserves (Claude Bernard), il
s’assure une relative indépendance dans l’espace et le temps (assurant son
homéostasie – « stabilisation, chez les organismes
vivants, des différentes constantes physiologiques »). Il utilise ensuite cette
énergie accumulée comme un explosif pour déployer ses mouvements coordonnés
selon sa structure propre à travers le monde. Le progrès du vivant consiste
dans une meilleure utilisation des ressources énergétiques (végétaux :
invention de la photosynthèse ; animaux : se nourrit des ressources
organiques accumulées dans les végétaux et les autres animaux - texte n°22).
Avec le progrès dans la maîtrise de l’énergie, la place de l’activité
métabolique devient décroissante : place pour le jeu et la création.
2) De l’action à la
représentation qui la précède : la représentation de l’homme d’action
(celui qui sait agir dans un champ déterminé du réel) suppose, pour être
efficace, une connaissance du réel. Cette connaissance est d’autant plus forte
et efficace qu’elle ne se réduit pas à un présent sans épaisseur mais condense
tout un passé vivant. Exemple de l’improvisateur en musique, exemple de
Jésus : seul celui dont la représentation condense tout un passé vivant
peut introduire une nouveauté viable dans le réel – impression de simplicité et
d’évidence de la nouveauté. « Avoir les pieds sur terre » ce
n’est donc ni rêver de choses impossibles, ni répéter une réalité sédimenté et
momifié en gestes, paroles et institutions mécaniques (conformisme) :
c’est s’ancrer dans les lignes vivantes de tension du réel pour, comme depuis
un tremplin, y décocher la flèche de la nouveauté.
3) La sensation (son, odeur,
couleur) comme représentation élémentaire est aussi une condensation du passé
dans le présent. Exemple du son ou de la lumière : ce qui est pour nous
sensation immédiate et instantanée serait pour la matière un ensemble
d’évènements successifs d’une longueur et d’une complexité inouïe.
Contrairement à la théorie matérialiste qui ne voit dans la sensation qu’un phénomène
passif, objectif et secondaire, aveugle à la véritable nature des choses,
celle-ci serait, selon Bergson, une condensation active, subjective et efficace
dans notre durée propre « de périodes immenses de ce qu’on pourrait
appeler, par extension, la durée des choses ».
4) Une telle condensation du
passé dans le présent mesure la puissance d’agir de l’être vivant :
plus la première est forte, plus le champ des possibles s’ouvre, plus l’action
du vivant est libre et, s’appuyant sur une réalité connue et maîtrisée, capable
d’introduire ses fins dans le monde.
V. Points de convergence de
ces trois lignes de fait
La matière est nécessité, la
conscience est créatrice et la vie médiatrice entre les deux
1) D’un côté la
matière : règne de la nécessité ou du déterminisme tissé de relations de
force entre de pures extériorités spatiales sans intériorité, sans mémoire et
sans tension vers l’avenir (II.4 et 5). Bergson met cependant un bémol devant
une telle conception de la matière (« ou bien ») : il y
aurait une certaine mémoire de la matière. C’est que la première conception =
une abstraction de notre entendement oubliant la continuité indivisée et mobile
du réel (cf. I.15). Texte n°23 : la matière est un ébranlement continu et
ininterrompu selon un certain rythme qui forme la durée propre des choses
(durée extrêmement diluée par rapport à la nôtre). Or la continuité dans le
temps supposerait une forme de mémoire : si quelque chose de l’instant
précédent persiste dans le présent il faut bien, selon Bergson, une mémoire
minimale pour « faire le pont entre deux instants ». Le
mouvement propre de la matière semble cependant être à la dispersion et la
désagrégation (cf. l’entropie comme dégradation – ce que devient un corps
mort ; une goutte dans la mer).
2) D’autre part la
conscience : mouvement indivisible et opposé de conservation et
d’unification du passé, et sur la base de ce passé, création incessante de
nouveauté. Par delà la séparation apparente des êtres, notre conscience ne
serait dès lors qu’un bourgeon de l’immense mouvement de conscience qui se
déploie dans la durée (cf. III.9).
3) Conscience et matière
sont deux mouvements inverses : tension et unification croissante /
dispersion, séparation croissante. Texte n°24 : unité de la matière et la
conscience dans l’idée d’action. La conscience serait de l’action qui se fait,
la matière de l’action qui se défait. Deux exemples (l’acte libre, l’attention
à un poème) : concentration d’un acte / relâchement et dispersion. Bergson
pense ainsi l’origine commune de la matière et de la conscience (que, nous,
nous rencontrons et que nous ne créons pas) en Dieu. Dieu = supraconscience,
acte pur et incessant de création. La matière = ce qui retombe de cet acte, ce
qui se disperse en se détendant – et, en ce sens, du « psychique
inverti ». La vie en son élan = un mouvement subsistant de cet acte
créateur au sein d’un monde qui se disperse et ainsi confrontation, lutte de la
conscience avec la matière (texte n°25). Avec et par l’homme, la puissance
créatrice de la vie, par le travail de l’évolution et par delà ses arrêts et
ses échecs, peut enfin devenir consciente d’elle-même : la nature naturée
(les créatures) prend conscience de la nature naturante (Dieu ou la source
vivante de création) (texte n°26).
Des sources de l’évolution :
l’adaptation n’explique que les arrêts de la vie non sa marche en avant. L’élan
vital expliquerait l’évolution
4) L’évolution des espèces
est une hypothèse très probable étayée sur de nombreux faits éclairés de raison
ayant valeur de preuves. Mais Bergson critique le mécanisme prétendu de cette
évolution – Darwin : mutations au hasard donnant un avantage
sélectif à certaines espèces dans un milieu donné concurrentiel, disparition
des espèces inadaptées. Bergson ici développe le second point de l’explication
darwinienne : la nécessité de s’adapter aux conditions matérielles (la
survie) est certes une condition matérielle de la vie et ainsi une contrainte
qui expliquerait les arrêts de l’évolution en espèces figées et multiples. Mais
ce n’est pas ce qui meut l’évolution : une bactérie est tout autant
adaptée en ce sens qu’un homme : la survie, le besoin… ne sont pas les
moteurs de la vie – comment dès lors expliquer le fait de l’évolution ?
Chez Darwin, cependant, ce qui explique l’évolution = le hasard des mutations
non l’adaptation qui n’a qu’un rôle de sélection. Or cette hypothèse permet de
penser quelque chose comme une complexification dans un cadre matérialiste
(hasard sans visée, l’évolution = sans pourquoi). Rappel : la science à
son origine (Galilée) élimine tout « pourquoi » (but,
finalité) comme anthropomorphisme (cf. II.9) pour le seul « comment »
- prétendant ainsi en une ontologie (conception de ce qui est) spécifique que
la causalité mécanique rend compte de tous les phénomènes de la nature.
5) Critique du
darwinisme : l’exemple de l’œil – incapacité d’expliquer par le hasard i)
qu’une même structure complexe se retrouve sur des branches divergentes de
l’évolution ; ii) qu’une telle structure hypercomplexe apparaisse d’un
coup ; iii) dans le cas contraire, la conservation de futurs
micro-caractères de l’œil encore non fonctionnels (ne donnant aucun avantage si
l’œil ne fonctionne pas). Au contraire d’une évolution liée au hasard, Bergson
pose l’existence d’un élan vital, tension intérieure vers un
ailleur-meilleur créatrice de nouveauté qui traverse les espèces et nous
traverse nous-mêmes sous la forme du désir. Mais l’évolution n’est pas
non plus explicable sous la forme d’un finalisme prédéfini (tout serait écrit
d’avance et l’évolution ne serait que l’écriture dans le temps d’un plan divin
intemporel) : caractère imprévisible de véritables créations.
Contre le mécanisme et le finalisme : le temps est créateur.
Intuition : imprévisible nouveauté de nos plus profondes créations –
amour, amitié, paroles, gestes ; idem dans la nature : formes
inédites, créations imprévues et imprévisibles d’une Nature poète. Penser
l’évolution sous la double force de l’élan vital et des résistances de la
matière – qui oblige la vie à créer des formes inédites. Piège de ces
créations : cédant sous le poids de la matière, en chaque espèce et chaque
vivant, la tension créatrice de la vie tend à s’éteindre, ne conservant tout
juste assez de puissance que pour perpétuer la forme figée de l’individu et de
l’espèce (de là les structures répétitives et non créatrices des vies, les
luttes, l’égocentrisme, le génocentrisme puis, selon Bergson,
l’ethnocentrisme).
Les arthropodes et les
vertébrés apparaissent comme deux voies divergentes de succès de la vie
6) Parmi ces multiples
chemins divergents de la vie : deux succès incontestables, les arthropodes
et les vertébrés. Critère du succès = l’aptitude à se développer malgré les
obstacles. Développement des arthropodes vers une mobilité très
spécialisée (toutes les parties mobiles du corps ont une fonction
déterminée) ; des vertébrés vers une mobilité non spécialisée (se
concentre sur les mains qui ne sont déterminées à rien et peuvent ainsi
potentiellement tout faire). Ces deux modes de mobilité impliquent deux modes
d’ouverture au monde : l’instinct d’un côté et l’intelligence de l’autre.
« L’instinct est par excellence la faculté d’utiliser un instrument
naturel organisé » (Bergson). Instinct = « connaissance innée
d’une chose » - non mécanique aveugle, comme si le sphex, par exemple,
pour piquer sa victime en des points centraux sympathisait avec elle
(son mouvement, ses affects, ses peurs). Analogie avec nos propres
sympathies – texte n°27 et 28 : éveillé par le contact sympathique
avec le cœur d’une réalité mouvante, l’artiste chercherait à en déployer les
lignes de force vitales dans un poème, une peinture, une musique. Différence de
l’instinct à nos sympathies cependant = limitation et fermeture à toute autre
chose. A contrario, « l’intelligence achevée est la faculté de fabriquer
et d’employer des instruments inorganisés » (Bergson) : faculté
de résolution de problèmes en construisant des solutions (gestes, outils,
machines). A la différence de l’instinct, l’intelligence implique la conscience
(cf. II.7). A la différence encore de l’instinct, l’intelligence (texte n°29)
est la connaissance non d’une chose mais de relations ou de rapports abstraits
entre les choses (cause/effet ; moyen/fin ; contenant/contenu…) –
l’intelligence survole le monde et ne s’ancre pas en lui (infériorité /
instinct et intuition). Mais en même temps : puissance illimitée de
développement du pouvoir d’action – création d’instruments inorganisés = la
technique comme bras artificiel grâce auquel l’homme peut soulever le monde.
L’homme est la réussite de
la vie qui se libère de la matière
7) Partout hors l’homme,
l’élan vital = pris au piège des formes inventées pour contourner la nécessité
(cf. V.5) : chaque création se fige dans une organisation matérielle
donnée (telle forme de plante, par ex.) et répète machinalement les formes
créées comme si elles étaient éternelles. Dans les individus vivants le
mouvement de progrès vital devient chose, il se fige, se solidifie, se mortifie
dans la répétition. Ce pourquoi, si la nature invente encore de « véritables
œuvres d’art », c’est en-deça de l’individu qui, non créateur,
« ne choisit pas ». Sur une autre ligne d’évolution que celle
des végétaux, l’animalité, la mobilité et la conscience s’éveillent. Par là
l’individualité (affect – désir - conscience) se développe. Mais là encore,
esclave du besoin soit des formes répétitives de l’espèce en lui, l’animal
quoique plus individué que le végétal reste enfermé. Ce n’est qu’avec l’homme
que « la chaîne se brise » - du besoin au désir,
autonomisation de la conscience, instrumentalisation consciente de la matière
par la technique. Le cerveau, encore largement au service d’une vie aveugle
chez l’animal, ouvre chez l’homme l’espace du virtuel, de l’indéterminé, du
possible, du délai pour l’action dans lequel la conscience va s’engouffrer (cf.
III.4).
La vie est une poussée
créatrice à travers les résistances de la matière
8) Bergson souligne la
possibilité de création d’une matière qui ressemble à la matière vivante mais
refuse que l’on puisse créer la vie elle-même. Cf. Pasteur en 1862 : pas
de génération spontanée de la vie à partir de la matière, cf. Frankenstein.
Cependant la vie ne viole aucune loi physique : elle utilise les forces
matérielles à son profit, épouse ainsi ses formes et procède par structuration
et agencement matériel. Bacon : « Pour commander à la nature, il
faut savoir lui obéir. ». Aussi peut-on reproduire en laboratoire certains
composés de la vie : cf. fin 19ème : synthèse de l’urée. 1952, Stanley Miller à
partir du méthane, de l’ammoniac, de l’hydrogène, de vapeur d’eau et de gaz
carbonique – condition supposée de la terre primitive – produit des acides
aminés, molécules composantes de la vie. Bergson : la vie se serait
installée « dans un certain genre de matière qui commençait ou aurait
pu commencé à se fabriquer ». Cf. encore aujourd’hui, théorie du Big
Bang et construction de modèles permettant de penser la transformation des
quarks en protons et neutrons, de ceux-ci en noyaux, des noyaux joints aux
électrons en atomes, puis de ceux-ci en molécules, de molécules en acides
aminés... Mais, selon Bergson, ce mouvement de complexification ne saurait
pourtant créer la vie même, soit cet élan vital, cette force spirituelle, qui
traverse les vivants et rendrait compte de l’évolution.
9) Or cette tension est la
vie même : tendance à se reproduire, tendance à s’épanouir. Proto-désir intérieurs
et par là invisibles et non étendus, inhérents à toute vie qui se
développe et prennent conscience d’eux-mêmes avec l’homme : l’amour et
l’ambition. Si la clôture égoïste répétitive tend à fermer l’individu vivant
sur lui-même, aussi est-il traversé par des tensions qui le dépassent et le
forcent à se dépasser. Le mouvement reproducteur (texte n°30) conduit
ultimement avec l’homme, dans l’amour, au sacrifice de soi pour l’autre que soi
et, par là, à l’acceptation de sa propre mort (je ne suis qu’un lieu de
passage pour plus grand que moi - à comparer et opposer aux théories de
Schopenhauer pour qui l’amour est un grand bluff, le désir une vanité et le
temps un temps vide et répétitif) ; de son côté, l’ambition qui est désir
de davantage de puissance, désir d’évolution en richesse, conduit chez l’homme
au déploiement de grandes individualités créatrices, généreuses et rayonnantes
par essence (Spinoza, Nietzsche, Alain). Toutes deux manifestent la présence
vivante de l’esprit comme brisure de la répétitivité close se déployant en
tendance créatrice à donner plus que l’on a – irréductibilité à
la matière.
10) Mais cette tension de la
vie s’oppose à la résistance d’une matière qui pèse et se disperse en sens
contraire. De là les voies divergentes et les échecs. Avec l’homme seulement,
la vie perce le souterrain de la matière pour accéder dans un individu
libre à la lumière de la liberté. Encore cette liberté subit-elle elle-même des
obstacles analogues – répétitivité, mortification, clôture – dont il s’agira de
penser le dépassement (voie de l’éthique, cf. V.14 et suiv.).
Pourquoi l’esprit s’est-il
lancé dans l’entreprise consistant (à créer puis) à traverser la matière ?
11) La conscience laissée à
elle-même = interpénétration, continuité et unité confuse d’éléments (ex. de
notre intuition de l’amour). A contrario la matière = ce qui divise, précise,
spatialise et disperse. Ainsi d’une pensée comme celle de l’amour qui pour se
dire doit se matérialiser et ainsi se disperser et se préciser en mots. De même
si l’élan vital est originairement la confusion de tendances à la créativité,
la liberté, la mobilité et la conscience, la traversée de la matière fait
exister, séparés et distincts dans l’espace, des individus (telle plante, tel
chat…) et, avec l’homme, des personnes. Ainsi la nature (naturée) toute entière
(nous compris) serait-elle la lettre, le texte ou les mots partiellement
séparés d’un sens (l’esprit, la Nature Naturante c’est à dire Dieu) que nous ne
connaissons pas et que nous aurions à déchiffrer.
12) Second point : la
matière par sa résistance suscite l’effort et l’effort est créateur de
nouveauté. Par l’effort c’est à dire le travail, l’esprit sort hors de soi dans
la matière, celle-ci se spiritualise (laissant son « empreinte »
dans des corps et des oeuvres) et notre force spirituelle grandit (augmentation
de puissance). La confrontation avec la matière seule permet de réaliser en
nous la puissance de l’esprit qui consiste à tirer plus de soi, à s’élever
au-dessus de soi. Pour nous donc – et non pour Dieu - la matière est la
condition de notre développement spirituel. De là la possible raison de
sa création.
13) Pourquoi donc enfin une
telle aventure – celle de la création de la matière, celle de l’évolution de la
vie - sinon, disent les mystiques, pour que Dieu s’adjoignent des créatures
dignes d’êtres aimées et susceptibles de l’aimer (texte n°31) ?
La joie contemporaine de la
création est la manifestation d’une réussite de la – et de notre - vie
14) Différence entre joie et
plaisir : joie = totalité de notre être (avoir le bac, un enfant…),
plaisir = une partie seulement (manger, boire…). La douleur et le plaisir =
créations de la nature pour signifier à l’individu vivant comment se conserver
(répétition). La joie seule donne sens (direction, valeur, signification) à la
vie : elle est contemporaine de la création, soit le signe d’un
accroissement de soi (Spinoza). Ainsi de la mère et de son enfant, du chef d’entreprise
et de son entreprise, de l’artiste et de son œuvre. A contrario les biens
extérieurs du type richesse et notoriété sont la source de plaisirs secondaires
qui, incomplets, vacillants et superficiels (cf. cours sur le bonheur), ne
peuvent donner un sens plein et suffisant à la vie. Or,
note Bergson, cette joie est « divine », autrement dit elle
dépasse l’individu qui, précisément, se dépasse lui-même dans la création vers
l’autre que soi et fait ainsi rayonner autour de lui sa joie – ce pourquoi les
hommes sont attirés par les personnalités intensément vivantes des créateurs et
se mettent à distance des dépressifs (mouvement dégradé de la vie) ; si
cette joie est « divine » c’est qu’en l’individu créateur,
elle le dépasse dans le sens même de la vie : l’individu fait
désormais un avec le principe créateur, il est le lieu individué par
lequel la création cosmique se continue, enrichissant le monde d’inédites et
généreuses personnalités créatrices.
L’homme d’action est plus
proche des origines et du sens de la vie que l’artiste et le savant, par
nature, contemplatifs
15) L’artiste et le savant
sont des créateurs (d’œuvres, de théories). En ce sens ils déploient leur
activité dans le sens même de la vie. Mais leur objet leur est, semble t’il,
encore extérieur. Le savant veut connaître la nature mais n’en voit
tendanciellement que les formes figées et ne saisit pas que la création se
continue en lui-même. De même, en un sens, pour le paysagiste. Leur rapport à
la nature est d’extériorité contemplative. Aussi sont-ils séparés de leur objet
par une œuvre irréelle (cf. cours sur l’art) et une théorie qui reste
nécessairement abstraite.
16) Si le point de vue du
moraliste, celui de l’homme d’action, leur est supérieur c’est que ce dernier
n’est plus séparé de son objet et de sa création, mais qu’il fait corps avec.
C’est son corps dans ses puissances propres qui est son œuvre. Chez les plus
grands d’entre eux, les mystiques tel Jésus, la puissance créatrice
destructrice de toutes les clôtures rayonne généreusement comme s’ils
sympathisaient avec la source vivante (« le feu au centre de la terre » c’est
à dire Dieu). Ainsi Bergson peut-il lire dans le Sermon sur la montagne (Evangile
selon Saint Mathieu, texte n°32) des paroles d’une profondeur immense,
puisées à la source de la vie et de la vérité (« je suis la vie, la
voie, la vérité »), détruisant les anciennes clôtures sociales (morale
close basée sur la séparation entre eux et nous, les amis et les ennemis) et
destinées à embraser dans un feu de générosité les individualités désormais
appelées à se dissoudre dans l’immense courant de vie dont elles ne sont qu’un
bourgeon.
La vie sociale est un moyen
indispensable de l’évolution et la création d’une société ouverte son sens
véritable
17) Vie sociale = réunion
des individus pour une tâche commune impliquant une division du travail
(spécialisation et efficacité – comme dans le corps, les organes, cf. III.6).
On la retrouve dans les branches ayant obtenu les plus grand succès :
hyménoptères et humains (cf. V.6). Double exigence de toute société comme
corps : subordonner l’individu pour subsister ; libérer l’individu
pour progresser (créativité). Première stratégie = les insectes – absence
d’individualité. Seconde : les hommes. Mais chez les hommes, où l’individu
est potentiellement libéré, deux types de sociétés s’affrontent, une tendance à
la clôture (répétition mécanique de traditions mortes séparant eux / nous en
amis / ennemis), une tendance contraire à l’ouverture (sociétés fermées /
société ouverte) que Bergson appelle de ses vœux. Peut-on espérer, demande
Bergson, que de l’affrontement et de la rencontre des sociétés closes naisse
une société ouverte. La question de 1911 sur l’existence d’une société mondiale
pacifique est plus que jamais d’actualité.
Reste le difficile équilibre
à maintenir entre les exigences sociales et la libération de l’individu :
la liberté de l’individu ne peut-elle détruire la cohésion sociale (cf.
les critiques du libéralisme) ? Et, a contrario, les exigences communautaires
ne peuvent-elles brider la créativité individuelle (cf. les critiques du
socialisme) ? Peut-être, avons-nous, cependant ici affaire à une fausse
alternative : comment l’individu véritablement créateur ne souhaiterait-il
pas, en effet, vivre avec ses semblables de la spiritualité desquels il se
nourrit et qu’il nourrit en retour ?
Une vie après la mort ?
18) Bergson propose enfin
une dernière hypothèse : celle d’une vie après notre mort physique.
Puisque la pensée est irréductible au cerveau (qui n’est rien d’autre
que le siège de mouvements matériels) et que les souvenirs ont, eux aussi, une
existence spirituelle irréductible au corps (thèse de Matière et
mémoire), on peut faire l’hypothèse d’une continuité de la vie spirituelle
après la mort du corps. Ne peut-on pas, cependant, tout autant opposer cette
hypothèse que, si le corps et le cerveau ne sont pas la cause de la vie
spirituelle, ils en sont pourtant peut-être la condition et que, le corps se
désagrégeant, notre individualité disparaît inévitablement. Si Bergson saisit
ainsi un possible sens de la vie dans la continuité de ma propre existence
après la mort du corps, la certitude d’avoir construit une vie créative et
d’avoir nourri des êtres qui continuent en eux-mêmes le mouvement créateur et
généreux de la vie après notre décès ne peut-elle pas être une raison
suffisante de ne pas désespérer de notre propre mort (cf. V.9) ? La vie
alors aurait bien un sens car elle se continue à travers ceux qu’on aime.
Textes et illustrations supplémentaires autour de La
conscience et la vie de Bergson
Texte n°1 : le démon de
Laplace
« Nous devons envisager
l’état présent de l’Univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la
cause de ce qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné,
connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation
respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste
pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les
mouvements des plus grands corps de l’univers & ceux du plus léger atome ;
rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent
à ses yeux. »
Pierre Simon de Laplace, Essai philosophique sur les
probabilités
Texte n°2 : Il n’y a de
science que nécessaire, son modèle est la démonstration
« Nous estimons posséder
la science d’une chose d’une manière absolue, et non pas, à la façon des
Sophistes, d’une manière purement accidentelle, quand nous croyons que nous
connaissons la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause
est celle de la chose, et qu’en outre il n’est pas possible que la chose soit
autre qu’elle n’est. Il est évident que telle est la nature de la connaissance
scientifique ; ce qui le montre, c’est l’attitude aussi bien de ceux qui
ne savent pas que de ceux qui savent : les premiers croient se comporter
comme nous venons de l’indiquer, et ceux qui savent se comportent aussi en
réalité de cette même façon. Il en résulte que l’objet de la science au sens
propre est quelque chose qui ne peut pas être autre qu’il n’est. La question de
savoir s’il existe encore un autre mode de connaissance sera examinée plus
tard. Mais ce que nous appelons ici savoir, c’est connaître par le moyen de la
démonstration. »
Aristote, Analytiques seconds,
71 b
Texte n°3 : Notre
connaissance vise à construire des systèmes à partir desquels lire et
comprendre l’expérience
« Si nous jetons un coup
d’œil sur l’ensemble des connaissances de notre entendement, nous trouvons que
la part qu’y a proprement la raison ou ce qu’elle cherche à constituer, c’est
le systématique de notre connaissance, c'est-à-dire son enchaînement en vertu
d’un principe. Cette unité rationnelle suppose toujours une idée : celle
de la forme d’un tout de la connaissance déterminée des parties et qui contient
les conditions nécessaires pour déterminer a priori à chaque partie sa place et
son rapport avec les autres. Cette idée postule donc une unité parfaite de la
connaissance intellectuelle qui ne fasse pas simplement de cette connaissance
un agrégat accidentel, mais un système enchaîné suivant des lois
nécessaires. »
Kant, Critique de la raison pure
Friedrich, Le
voyageur au-dessus des nuages
S’élever « au-dessus
de la mer infinie des opinions humaines » (Rousseau), sortir de la
caverne (Platon) dans laquelle est enfermée par ignorance l’humanité, « occuper ces hauts lieux fortifiés par la pensée
des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes,
qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie » (Lucrèce), tel serait le privilège
propre de la raison.
Texte n° 4 – Nous réduisons
l’infinité de la nature à ce que nous pouvons comprendre
« Combien y a-t-il de
choses, en notre connaissance, qui combattent ces belles règles que nous avons
taillées et prescrites à nature ? Et nous entreprendrons d’y attacher Dieu
même ! Combien de choses appelons-nous miraculeuses et
contre-nature ? Cela se fait par chaque homme et par chaque nation, selon
la mesure de son ignorance ! Combien trouvons-nous de propriétés occultes
et de quintessences ? Car, aller selon nature, pour nous, ce n’est
qu’aller selon notre intelligence, autant qu’elle peut suivre et autant que
nous y voyons : ce qui est au-delà est monstrueux et désordonné. Or, à ce
compte, aux plus avisés et aux plus habiles tout sera donc monstrueux :
car à ceux-là l’humaine raison a persuadé qu’elle n’avait ni pied, ni fondement
quelconque. »
Montaigne
Texte n°5 – La vérité est le
mouvement total et vivant de la pensée.
« Le bouton
disparaît dans l’éclatement de la floraison et l’on pourrait dire que le bouton
est réfuté par la fleur. A l’apparition du fruit, également, la fleur est
dénoncée comme un faux être-là de la plante, et le fruit s’introduit à la place
de la fleur comme sa vérité. Ces formes ne sont pas seulement distinctes, mais
encore chacune refoule l’autre, parce qu’elles sont mutuellement incompatibles.
Mais, en même temps, leur nature fluide en fait des moments de l’unité
organique dans laquelle elles ne se repoussent pas seulement, mais dans laquelle
l’une est aussi nécessaire que l’autre, et cette égale nécessité constitue la
vie seule du tout ( …). La chose, en effet, n’est pas épuisée par son but, mais
dans son actualisation ; le résultat non plus n’est pas le tout
effectivement réel; il l’est seulement avec son devenir ; pour soi le but
est l’universel sans vie, de même que la tendance est seulement l’élan qui
manque encore de sa réalité effective, et le résultat nu est le cadavre que la
tendance a laissé derrière soi. »
Hegel, Phénoménologie de
l’esprit, préface, p. 6 et 7
Textes n°6 et 7 – La science est un
mouvement infini d’unification et d’intégration de l’expérience qui se heurte à
la résistance propre de cette dernière qu’elle tente de surmonter en
dilatant ses cadres en de nouveaux systèmes.
« On peut alors
commencer à comprendre ce qui se passe. Chaque étape réussie est un élément
d’unification. Mais, en même temps, elle fait apparaître de nouveaux éléments
qui exigeront des unifications nouvelles et plus larges, de sorte que le
processus semble sans fin »
Klein et Lachièze-Rey,
La quête de l’Unité, p. 186
« Dans l’histoire du
développement de la physique, on distingue deux tendances inverses : d’une
part, on découvre à chaque instant des liens nouveaux entre des objets qui
semblaient devoir rester à jamais séparés ; les faits épars cessent d’être
étrangers les uns aux autres ; ils tendent à s’ordonner en une imposante
synthèse. La science marche vers l’unité et la simplicité. D’autre part,
l’observation nous révèle tous les jours des phénomènes nouveaux : il faut
qu’ils attendent longtemps pour leur place et quelquefois, pour leur en faire
une, on doit démolir un coin de l’édifice. Dans les phénomènes connus
eux-mêmes, où nos sens grossiers nous montraient l’uniformité, nous apercevons
des détails de jour en jour plus variés ; ce que nous croyions simple
redevient complexe et la science paraît marcher vers la variété et la
complication »
Poincaré, La science et
l’hypothèse, p. 128
Texte n°8 et 9 – L’activité de connaissance est inhérente à
tout être vivant
« La connaissance
est une des notions qui doit redescendre des cimes anthropologiques aux
sous-sol de la vie. Répétons-le : si l’unicellulaire est déjà un être
computant, alors la connaissance est une phénomène biologique originaire et
original. Toutefois la connaissance cellulaire (connaissance de premier type),
inhérente à l’auto-organisation, lui est indistincte. Par contre la
connaissance cérébrale de l’animal (connaissance de second type) est
relativement autonome, bien qu’étroitement liée à l’action. Autre différence
capitale : la connaissance cellulaire est surtout tournée vers le
fonctionnement intérieur : elle est myope au milieu ambiant (incapable de
s’en faire une représentation, elle ne peut que détecter les modifications
physico-chimiques qui lui sont favorables ou défavorables). Les appareils
neuro-cérébraux, eux, déploient et développent leur connaissance dans le monde
extérieur bien qu’enracinés en profondeur dans l’organisme qu’ils
contrôlent »
Edgar Morin, La
Méthode II, La vie de la vie, p. 222 – 223
« Aussi l’être vivant
compute t’il son environnement, en extrait-il des informations afin de
reconnaître ce qui peut le nourrir ou le détruire. L’unicellulaire lui-même
manifeste une certaine activité cognitive portant sur son milieu
extérieur : il reconnaît des formes et des substances assimilables ou non
assimilables, il reconnaît certaines répétitions / régularités / constances et
peut détecter des évènements ou perturbations ; il peut, dans ces
conditions, extraire des informations, en fonction desquelles il pourra
déterminer son comportement (rapprochement, fuite) »
Morin, idem, p. 41.
Texte n°10 – Les formes de
l’intelligence touchent quelque chose du réel
« Si la forme
intellectuelle de l’être vivant s’est modelée peu à peu sur les actions et
réactions réciproques de certains corps et de leur entourage matériel, comment
ne nous livrerait-elle pas quelque chose de l’essence même dont les corps sont
faits ? L’action ne saurait se mouvoir dans l’irréel. » (Bergson,
L’évolution créatrice).
Textes n°11, 12 et 13 - L’intelligence est un produit dérivé de la vie qui ne saurait
rendre compte de ce qui la contient (la vie)
« La théorie de
la connaissance et la théorie de la vie nous paraissent inséparables l’une de
l’autre. Une théorie de la vie qui ne s’accompagne pas d’une critique de la
connaissance est obligée d’accepter, tels quels, les concepts que l’entendement
met à sa disposition : elle ne peut qu’enfermer les faits, de gré ou de
force, dans des cadres préexistants qu’elle considère comme définitifs »
Bergson, L’évolution créatrice,
introduction, p. IX
« Une théorie de la
connaissance, qui ne replace pas l’intelligence dans l’évolution générale de la
vie, ne nous apprendra ni comment les cadres de la connaissance se sont
constitués, ni comment nous pouvons les élargir et les dépasser » (Idem)
« La philosophie
évolutionniste (…) avait commencé par nous montrer dans l’intelligence un effet
local de l’évolution , une lueur, peut-être accidentelle, qui éclaire le
va-et-vient des êtres vivants dans l’étroit passage ouvert à leur action :
et voici que tout à coup, oubliant ce qu’elle vient de nous dire, elle fait de
cette lanterne manœuvrée au fond d’un souterrain un Soleil qui illuminerait le
monde. (… ) » (Idem).
Texte n°14 – L’alternative
millénaire entre métaphysique du hasard et métaphysique de la Providence
« Nous tous qui voulons penser le monde, nous devons
finalement choisir entre deux hypothèses et deux seulement. Ou bien, il n’y a
que des hasards et des nécessités ; ou bien il y a une fin, une Cause des
choses, qui est une Pensée » (Jean Guitton, philosophe chrétien du
20ème siècle).
« Répète-toi
l’alternative : ou bien la Providence ou bien les atomes » (Marc-Aurèle,
Pensées)
« ô Zeus ! Que dire ? Veilles-tu sur les humains,
ou n’est-ce là qu’une croyance illusoire ? Est-ce faux, ce qu’on croit,
qu’il existe des dieux ? Et le hasard règle t’il seul le sort des
mortels ? » (Euripide, Hécube, v. 488 – 491).
Texte n°15 – La métaphysique du
hasard suppose un monde aveugle et silencieux au désespoir des hommes
« Sais-tu comment je conçois
Dieu : comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous, qui sème par
l'espace des milliards de mondes, ainsi qu'un poisson unique pondrait des oeufs
dans la mer. Il crée parce que c'est sa fonction de Dieu ; mais il est
ignorant de ce qu'il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons
de toutes sortes produites par ses germes éparpillés. La pensée humaine est un
heureux petit accident des hasards de ses fécondations, un accident local,
passager, imprévu, condamné à disparaître avec la terre, et à recommencer
peut-être ici ou ailleurs, pareil ou différent, avec les nouvelles combinaisons
des éternels recommencements. Nous lui devons, à ce petit accident, de
l'intelligence, d'être très mal en ce monde qui n'est pas fait pour nous, qui
n'avait pas été préparé pour recevoir, loger, nourrir et contenter des êtres
pensants, et nous lui devons aussi d'avoir à lutter sans cesse, quand nous
sommes vraiment des raffinés et des civilisés, contre ce qu'on appelle encore
les desseins de la Providence. »
Maupassant, L’inutile beauté
Texte n°16 – Seul le présent existe
« Il y a trois
temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le
présent des choses futures. Car ces trois choses sont bien dans l’âme et je ne
les vois point ailleurs : la mémoire présente des choses passées, la conscience
présente des choses présentes et l’attente présente des choses futures » (Saint
Augustin, Confessions)
Texte n°17 – Nous ne nous tenons
jamais au temps présent c’est à dire au réel et nous échappons illusoirement
vers l’irréel
« Nous ne nous tenons jamais
au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour
hâter son cours; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt :
si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas les nôtres, et ne
pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à
ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est
que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce
qu'il nous afflige ; et, s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir
échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les
choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune
assurance d'arriver.
Que chacun examine ses
pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l'avenir. Nous ne
pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en
prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin
: le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi
nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours
à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » (Pascal,
Pensées).
Texte n°18 - La distinction que
nous faisons entre notre présent et notre passé est relative à l’étendue du
champ que peut embrasser l’attention.
« Mon présent en ce moment
est la phrase que je suis occupé à prononcer. Mais il en est ainsi parce qu’il
me plaît de limiter à ma phrase le champ de mon attention. Cette attention est
chose qui peut s’allonger et se raccourcir comme l’intervalle entre les deux
pointes d’un compas. Pour le moment, les pointes s’écartent juste assez pour
aller du commencement à la fin de ma phrase, mais, s’il me prenait envie de les
éloigner davantage, mon présent embrasserait, outre ma dernière phrase, celle
qui l’a précédée. Il m’aurait suffi d’adopter une autre ponctuation.
Allons plus loin : une
attention qui serait indéfiniment extensible tiendrait sous son regard, avec la
phrase précédente, toutes les phrases antérieures de la leçon et les événements
qui ont précédé la leçon et une portion aussi grande qu’on voudra de ce que
nous appelons notre passé. La distinction que nous faisons entre notre présent
et notre passé est donc sinon arbitraire du moins relative à l’étendue du champ
que peut embrasser l’attention à la vie.
Le présent occupe juste
autant de place que cet effort. Bien que cette attention particulière lâche
quelque chose de ce qu’elle tenait sous son regard, aussitôt ce qu’elle
abandonne du présent devient du passé. En un mot, notre présent tombe dans le
passé quand nous cessons de lui attribuer un intérêt actuel. » (Bergson)
Texte et illustration n°19 – la nutrition de
l’amibe
Nutrition
de l'amibe (phagocytose)
L'amibe, organisme
unicellulaire ne comportant aucun organe, s'approche d'une paramécie, cellule
beaucoup plus petite, et commence à la cerner avec deux excroissances de
cytoplasmes appelées pseudopodes. Quand la paramécie sera complètement
entourée, une vacuole se formera autour d'elle ; sa membrane sera
constituée des membranes soudées des pseudopodes. La paramécie sera alors
digérée.
Texte n°20 – la théorie de l’animal
machine par Descartes
« Je ne reconnais
aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps
que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que
de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui,
devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont
toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que
les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont
ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que
toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que
toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par
exemple, lorsque une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle
est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire
des fruits. » (Descartes, Discours de la méthode).
Texte n°21 – Il faut dépasser
l’alternative entre naturalisme et spiritualisme
« L’abandon où est
tombée la philosophie de la nature enveloppe une certaine conception de
l’esprit, de l’histoire et de l’homme. C’est la permission qu’on se donne de
les faire paraître pure négativité. Inversement, en revenant à la philosophie
de la nature, on ne se détourne qu’en apparence de ces problèmes prépondérants,
on cherche à en préparer une solution qui ne soit pas immatérialiste. Tout
naturalisme mis à part, une ontologie qui passe sous silence la nature
s’enferme dans l’incorporel et donne, pour cette raison même, une image pas
seulement l’objet, le partenaire de la conscience dans le tête-à-tête de la
connaissance. C’est un objet d’où nous avons surgi, où nos préliminaires ont
été peu fantastique de l’homme, de l’esprit et de l’histoire. […] La nature
n’est à peu posés jusqu’à l’instant de se nouer en une existence, et qui
continue de la soutenir et de lui fournir ses matériaux »
Merleau-Ponty, Résumés de cours sur la
nature, 1952 – 1960
Rembrandt, La leçon
d’anatomie, 1631
Texte n°22 – La chaîne énergétique
et son utilisation par le vivant
« On peut se représenter
les plantes et les animaux d’une région ainsi que leur milieu physique comme
formant un système dans lequel passe de l’énergie et à l’intérieur duquel des
matières se déplacent par cycles. L’énergie entre dans ce système sous la forme
de rayonnement solaire. Grâce à la photosynthèse, les végétaux verts sont
capables de capturer un peu de l’énergie solaire incidente et de l’employer à
lier ensemble de petites molécules pour en faire les grosses molécules
(organiques) qui caractérisent les organismes vivants. Les animaux qui mangent
des végétaux sont capables de transformer ces grosses molécules organiques et
de s’approprier l’énergie qui auparavant liait ces molécules ensemble. L’animal
dépense une partie de cette énergie dans ses activités quotidiennes, et en
utilise une autre à construire de grosses molécules de substance animale pour
la croissance ou la réparation des tissus. Les animaux qui mangent d’autres
animaux transforment à leur tour les grosses molécules et mettent l’énergie qui
en provient – énergie qui, à l’origine, est arrivée sous la forme d’énergie
solaire – à leur propre service »
Ehrlich, Population, ressources,
environnement, p. 97
Texte n° 23 – Matière et conscience
Si vous supprimez ma
conscience, l'univers matériel subsiste tel qu'il était : seulement, comme
vous avez fait abstraction de ce rythme particulier de durée qui était
la condition de mon action sur les choses, ces choses rentrent en elles-mêmes
pour se scander en autant de moments que la science en distingue, et les qualités
sensibles, sans s'évanouir, s'étendent et se délayent dans une durée
incomparablement plus divisée. La matière se résout ainsi en ébranlements sans
nombre, tous liés dans une continuité ininterrompue, tous solidaires entre
eux, et qui courent en tous sens comme autant de frissons. - Reliez les uns aux
autres, en un mot, les objets discontinus de votre expérience
journalière ; résolvez ensuite la continuité immobile de leurs qualités
en ébranlements sur place ; attachez-vous à ces mouvements en vous dégageant
de l'espace divisible qui les sous-tend pour n'en plus considérer que la
mobilité, cet acte indivisé que votre conscience saisit dans les
mouvements que vous exécutez vous-même : vous obtiendrez de la matière
une vision fatigante peut-être pour votre imagination, mais pure, et
débarrassée de ce que les exigences de la vie vous y font ajouter dans la
perception extérieure. - Rétablissez maintenant ma conscience, et, avec elle,
les exigences de la vie : de très loin en très loin, et en franchissant chaque
fois d'énormes périodes de l'histoire intérieure des choses, des vues quasi
instantanées vont être prises, vues cette fois pittoresques, dont les couleurs
plus tranchées condensent une infinité de répétitions et de changements
élémentaires.
Bergson, Matière et mémoire
Texte n°24 – la matière est de
l’action qui se défait, la conscience de l’action qui se fait
Plus nous prenons conscience de notre progrès dans la pure durée,
plus nous sentons les diverses parties de notre être entrer les unes dans les
autres et notre personnalité tout entière se concentrer en un point, ou mieux
en une pointe, qui s'insère dans l'avenir en l'entamant sans cesse. En cela
consistent la vie et l'action libres. Laissons-nous aller, au contraire ;
au lieu d'agir, rêvons. Du même coup notre moi s'éparpille ; notre passé,
qui jusque-là se ramassait sur lui-même dans l'impulsion indivisible qu'il nous
communiquait, se décompose en mille et raille souvenirs qui s'extériorisent les
uns par rapport aux autres. Ils renoncent à s'entrepénétrer à mesure qu'ils se
figent davantage. Notre personnalité redescend ainsi dans la direction de
l'espace (…). Sans doute nous ne faisons que les premiers pas dans la direction
de l'étendue, même quand nous nous laissons aller le plus que nous pouvons.
Mais supposons, un instant, que la matière consiste en ce même mouvement poussé
plus loin, et que le physique soit simplement du psychique inverti.
Bergson, L’Evolution créatrice
Texte n° 25 – Dieu ou la
supraconscience
Si, partout, c'est la même
espèce d'action qui s'accomplit, soit qu'elle se défasse soit quelle tente de
se refaire, j'exprime simplement cette similitude probable quand je parle d'un
centre d'où les mondes jailliraient comme les fusées d'un immense bouquet, -
pourvu toutefois que je ne donne pas ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jaillissement. Dieu, ainsi
défini, n'a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté (…)
C'est la conscience, ou
mieux la supraconscience, qui est à l'origine de la vie. Conscience ou
supraconscience est la fusée dont les débris éteints retombent en
matière ; conscience encore est ce qui subsiste de la fusée même,
traversant les débris et les illuminant en organismes.
Bergson, L’Evolution créatrice
Texte n°26 – De la nature naturée à
la nature naturante
Les grands entraîneurs de
l’humanité, qui ont forcé les barrières de la cité, semblent s’être replacés
par là dans la direction de l’élan vital… Par l’intermédiaire de ces volontés
géniales, l’élan de vie qui traverse la matière obtient de celle-ci, pour
l’avenir de l’espèce, des promesses dont il ne pouvait même être question quand
l’espèce se constituait. En allant de la solidarité sociale à la fraternité
humaine, nous rompons donc avec une certaine nature, mais non pas avec toute
nature. On pourrait dire, en détournant de leur sens les expressions
spinozistes, que c’est pour revenir à la Nature naturante que nous nous
détachons de la Nature naturée.
Bergson, Les deux sources de la
morale et de la religion
Texte n° 27 – Instinct, intuition et
esthétique
C'est à l'intérieur même de
la vie que nous conduirait l'intuition, je veux dire l'instinct devenu
désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de
l'élargir indéfiniment.
Qu'un effort de ce genre
n'est pas impossible, c'est ce que démontre déjà l'existence, chez l'homme,
d'une faculté esthétique à côté de la perception normale. Notre œil aperçoit
les traits de l'être vivant, mais juxtaposés les uns aux autres et non pas
organisés entre eux. L'intention de la vie, le mouvement simple qui court à
travers les lignes, qui les lie les unes aux autres et leur donne une
signification, lui échappe. C'est cette intention que l'artiste vise à
ressaisir en se replaçant à l'intérieur de l'objet par une espèce de sympathie,
en abaissant, par un effort d'intuition, la barrière que l'espace interpose
entre lui et le modèle.
Bergson, L’Evolution créatrice
Texte n°28 – L’artiste et le
philosophe
Bien sûr, les natures du
genre de la tienne, les hommes doués de sens délicats, ceux qui ont de l’âme,
les poètes, ceux pour qui toute la vie est amour nous sont presque toujours
supérieurs, à nous, chez qui domine l’intellect. Vous êtes, par votre origine,
du côté de la mère. Vous vivez dans la plénitude de l’être. La force de
l’amour, la capacité de vivre intensément les choses est votre lot. Nous
autres, hommes d’intellect, bien que nous ayons l’air souvent de vous diriger
et de vous gouverner, nous ne vivons pas dans l’intégrité de l’être, nous
vivons dans les abstractions. A vous la plénitude de la vie, le suc des fruits,
à vous le jardin de l’amour, le beau pays de l’art. Vous êtes chez vous sur
Terre, nous dans le monde des idées (…). Tu es artiste, je suis penseur. Tu
dors sur le cœur d’une mère, je veille dans le désert. Moi, c’est le soleil qui
m’éclaire, pour toi brillent la lune et les étoiles »
Herman Hesse, Narcisse
et Goldmund, p. 40.
Texte n°29 – L’intelligence opposée
à l’instinct
L'intelligence est la
faculté de fabriquer des instruments inorganisés, c'est-à-dire artificiels. Si,
par elle, la nature renonce à doter l'être vivant de l'instrument qui lui
servira, c'est pour que l'être vivant puisse, selon les circonstances, varier
sa fabrication. La fonction essentielle de l'intelligence sera donc de démêler,
dans des circonstances quelconques, le moyen de se tirer d'affaire. Elle
cherchera ce qui peut le mieux servir, c'est-à-dire s'insérer dans le cadre
proposé. Elle portera essentiellement sur les relations entre la situation
donnée et les moyens de l'utiliser. Ce qu'elle aura donc d'inné, c'est la
tendance à établir des rapports, et cette tendance implique la connaissance
naturelle de certaines relations très générales, véritable étoffe que
l'activité propre à chaque intelligence taillera en relations plus
particulières. Là où l'activité est orientée vers la fabrication, la
connaissance porte donc nécessairement sur des rapports. Mais cette
connaissance toute formelle de l'intelligence a sur la connaissance matérielle
de l'instinct un incalculable avantage.
Bergson, L’Evolution créatrice
Texte n°30 - L’amour comme continuation du mouvement créateur.
L'évolution en général se
ferait, autant que possible, en ligne droite; chaque évolution spéciale est un
processus circulaire. Comme des tourbillons de poussière soulevés par le vent
qui passe, les vivants tournent sur eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la
vie. Ils sont donc relativement stables, et contrefont même si bien
l'immobilité que nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès, oubliant que la permanence
même de leur forme n'est que le dessin d'un mouvement. Parfois cependant se
matérialise à nos yeux, dans une fugitive apparition, le souffle invisible qui
les porte. Nous avons cette illumination soudaine devant certaines formes de
l'amour maternel, si frappant, si touchant aussi chez la plupart des animaux,
observable jusque dans la sollicitude de la plante pour sa graine. Cet amour,
où quelques-uns ont vu le grand mystère de la vie, nous en livrerait peut-être
le secret. Il nous montre chaque génération penchée sur celle qui la suivra. Il
nous laisse entrevoir que l'être vivant est surtout un lieu de passage, et que
l'essentiel de la vie tient dans le mouvement qui la transmet.
Bergson, L’Evolution créatrice
Texte n° 31 – Selon l’intuition des
grands mystiques, la création est le
produit de l’amour divin pour s’adjoindre des êtres dignes d’amour.
Par le fait, les mystiques
sont unanimes à témoigner que Dieu a besoin de nous, comme nous avons besoin de
Dieu. Pourquoi aurait-il besoin de nous, sinon pour nous aimer ? Telle sera
bien la conclusion du philosophe qui s'attache à l'expérience mystique. La
Création lui apparaîtra comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs,
pour s'adjoindre des êtres dignes de son amour (…).
Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer
d'elle-même des êtres dignes d'être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont
la matérialité, en tant qu 'opposée à la spiritualité divine, exprimerait
simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes
juxtaposées de la symphonie et l'émotion indivisible qui les a laissées tomber
hors d'elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient
les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière
qu'elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu'elle
porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la
spatialité de la matière qui les manifeste. Cette interpénétration n'a pas été
possible sur notre planète ; tout porte à croire que la matière qui s'est
trouvée ici complémentaire de la vie était peu faite pour en favoriser l'élan.
L'impulsion originelle a donc donné des progrès évolutifs divergents, an lieu
de se maintenir indivisée jusqu'au bout. Même sur la ligne où l'essentiel de
cette impulsion a passé, elle a fini par épuiser son effet, ou plutôt le
mouvement s'est converti, rectiligne, en mouvement circulaire. L'humanité, qui
est au bout de cette ligne, tourne dans ce cercle. Telle était notre
conclusion. Pour la prolonger autrement que par des suppositions arbitraires,
nous n'aurions qu'à suivre l'indication du mystique. Le courant vital qui
traverse la matière, et qui en est sans doute la raison d'être, nous le
prenions simplement pour donné. De l'humanité, qui est au bout de la direction
principale, nous ne nous demandions pas si elle avait une autre raison d'être
qu'elle-même. Cette double question, l'intuition mystique la pose en y
répondant. Des êtres ont été appelés à l'existence qui étaient destinés à aimer
et à être aimés, l'énergie créatrice devant se définir par l'amour. Distincts
de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un
univers, et c'est pourquoi l'univers a surgi. Dans la portion d'univers qu'est
notre planète, probablement dans notre système planétaire tout entier, de tels
êtres, pour se produire, ont dû constituer une espèce, et cette espèce en
nécessita une foule d'autres, qui en furent la préparation, le soutien, ou le
déchet : ailleurs il n'y a peut-être que des individus radicalement distincts,
à supposer qu'ils soient encore multiples, encore mortels ; peut-être aussi
ont-ils été réalisés alors d'un seul coup, et pleinement. Sur la terre, en tout
cas, l'espèce qui est la raison d'être de toutes les autres n'est que partiellement
elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de
ses représentants n'avaient réussi, par un effort individuel qui s'est
surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu'opposait
l'instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces
hommes sont les mystiques. Ils ont ouvert une voie où d'autres hommes pourront
marcher. Ils ont, par là même, indiqué au philosophe d'où venait et où allait
la vie.
Bergson, Les deux sources de la
morale et de la religion
Texte n° 32 – Le sermon sur la
montagne
« Ne croyez pas que je sois
venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais
pour accomplir (…) Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne tueras
point ; celui qui tuera mérite d'être puni par les juges. Mais moi, je vous dis
que quiconque se met en colère contre son frère mérite d'être puni par les
juges ; que celui qui dira à son frère : Raca ! mérite d'être puni par le
sanhédrin ; et que celui qui lui dira : Insensé ! mérite d'être puni par le feu
de la géhenne. Si donc tu présentes ton offrande à l'autel, et que là tu te
souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande
devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; puis, viens
présenter ton offrande. (…)
Mais moi, je vous dis de ne
pas résister au méchant. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite,
présente-lui aussi l'autre. Si quelqu'un veut plaider contre toi, et prendre ta
tunique, laisse-lui encore ton manteau. Si quelqu'un te force à faire un mille,
fais-en deux avec lui. Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de
celui qui veut emprunter de toi. Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras
ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : Aimez vos
ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous
haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin
que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever
son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes
et sur les injustes. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense
méritez-vous ? Les publicains aussi n'agissent-ils pas de même ? Et si vous
saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens
aussi n'agissent-ils pas de même ? Soyez donc parfaits, comme votre Père
céleste est parfait. » (Extraits du Sermon sur la montagne, Evangile de
Mathieu).