Explication d'un texte de Bergson sur la
différence entre l'homme et l'animal
« L’homme
est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui
hésite et tâtonne, qui
forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte
d’échouer. C’est le
seul qui se sente sujet à la maladie, et le seul aussi qui sache
qu’il doit
mourir. Le reste de la nature s’épanouit dans une
tranquillité parfaite.
Plantes et animaux ont beau être livrés à tous les
hasards, ils ne s’en
reposent pas moins sur l’instant qui passe comme ils le feraient
sur
l’éternité. De cette inaltérable confiance
nous aspirons à nous quelque chose
dans une promenade à la campagne, d’où nous
revenons apaisés. Mais ce n’est pas
assez dire. De tous les êtres vivant en société,
l’homme est le seul qui puisse
dévier de la ligne sociale, en cédant à des
préoccupations égoïstes quand le
bien commun est en cause ; partout ailleurs,
l’intérêt individuel est
inévitablement coordonné ou subordonné à
l’intérêt général. Cette double
imperfection est la rançon de l’intelligence.
L’homme ne peut pas exercer sa
faculté de penser sans se représenter un avenir
incertain, qui éveille sa
crainte et son espérance. Il ne peut pas réfléchir
à ce que la nature lui
demande, en tant qu’elle a fait de lui un être sociable,
sans se dire qu’il
trouverait souvent son avantage à négliger les autres,
à ne se soucier que de
lui-même. » (Bergson)
Ce
qu’il faut voir et dire
. Thèse d’une spécificité de l’homme / tous les
autres animaux. Quelle spécificité ? En vrac : hésitations,
angoisses, action contre et anti-sociale. Qu’est-ce qui unifie tout cela –
pour que nous comprenions comment chacun de ses points s’engendre de l’essence
(nature) propre de l’homme ? Note - beaucoup d’explications de
texte échouent ici dans la mesure où elles se font catalogue des
différences humaines mais oublient l’essentiel à savoir : penser l’unité de ces différences, leur
source profonde. Cause ou source de ces spécificités selon Bergson
: « l’intelligence ». Critique immédiate cependant :
certains animaux ne sont-ils pas, à certains degrés, capables
d’intelligence ? A moins que nous ayons affaire à un genre très
particulier d’intelligence ? Lequel ? Quelle serait donc la marque
distinctive de l’intelligence humaine (pour à la fois appartenir au genre
« intelligent » - avec le chat, le rat, le singe… à la
différence, par exemple, des insectes ; et pour cependant se démarquer
(différence spécifique) des autres animaux intelligents ?). A creuser une
telle question on entrera plus profondément dans la pensée de Bergson.
. « Action mal assurée supériorité» – « hésite
et tâtonne » : marque paradoxale d’une défaillance
par rapport à la perfection supposée de l’action animale.
Action : mouvement d’un vivant par lequel il réalise ses propres fins
intérieures dans la nature étrangère et extérieure. Paradoxe : l’homme,
dominateur et efficace entre tous, nous apparaît à première vue évidemment
supérieur. Or Bergson insiste ici sur le manque, la faille à l’origine
paradoxale de cette prétendue. Ce qu’il s’agit ici
d’effectuer : a) décrire, exemplifier et établir le fait de cette faille
supposée ; b) expliquer quelle est sa nature (pourquoi); c) expliquer
comment et pourquoi une telle faille relative engendre ce que nous lisons comme
une supériorité humaine.
. Premier point ici – établissement du
fait. L’action bien assurée des animaux : ex. de l’araignée qui
tisse sa toile, de l’aigle qui vise et atteint sa proie, etc. – perfection de
l’action = rapidité et peu - ou pas - d’échec. Ce qui signifie une maîtrise du
« hasard » de l’environnement extérieur. Nom
traditionnellement donné à cette puissance qui, dans l’animal, lui permet
d’agir en conformité immédiate et parfaite avec ses buts : l’instinct
(mais ce qu’est l’instinct n’est pas lui-même quelque chose de clair). A
contrario l’homme : « action mal assurée » - « hésite
et tâtonne » - exemple du peintre face à sa toile, de l’apprenti
chasseur face à sa proie. Que signifie et que vaut une telle distinction ?
Signification : de tous les êtres de la nature, l’homme serait le seul
à ne pas avoir d’instincts = de réponse prédéterminée (génétiques) à la
question de savoir que faire et comment vivre. Dit autrement : alors que
tous les animaux auraient en eux quelque chose comme une carte pré-tracée
à travers laquelle s’orienter dans l’espace et le temps, l’homme serait un
être originellement sans carte, c’est à dire sans programme et sans
connaissance tant du monde que du sens (la direction, la signification, la
valeur) de sa vie dans le monde. Sans instincts et sans cartes, ce
serait donc à lui de les inventer. Tel serait le sens propre et
distinctif de sa liberté : non déterminé par les instincts ;
ayant à inventer le tracé de sa vie. A la différences des autres êtres vivants,
projetés dans le monde par la force anonyme, générique et unilatérale
des instincts, l’homme serait, par conséquent, un être pour qui s’ouvrirait
devant lui l’horizon indéterminé du possible : « que faire et
où aller ? » - pour y répondre l’imagination personnelle trace des
voix possibles et incertaines pour l’action. Tel est le sens de l’idée
bergsonienne selon laquelle seul l’homme serait un être de « projet » :
le projet serait ainsi le jet en avant de soi par l’imagination d’un être
individuel qui n’aurait pas de réponses immédiates et instinctives à la
question de comment et pourquoi vivre et qui devrait, pour vivre, inventer une
carte et des directions en creusant le présent de l’imagination d’un futur
désiré. De là « l’hésitation » et « l’action mal
assurée » : car, en effet, et premièrement, au projet - de nature
imaginaire – s’oppose la résistance de la réalité. La nature n’étant pas faite
pour nous, l’action inventée et inédite se heurte à une réalité qu’elle ne sait
premièrement épouser. De là le caractère hésitant et maladroit des toutes
premières actions. Ex. hypothétique des premières techniques, ex. du petit
enfant qui apprend à marcher, manger, parler, etc.
. Mais la résistance d’une réalité étrangère à nos
projets n’est pas la seule raison de l’hésitation et du manque d’assurance de
nos actions : car cet être qui par l’imagination projette en avant de soi
des possibles futurs, sait aussi que : a) ces possibles ne sont que des
possibles abstraits – et que, parce qu’ayant accès à la seule imagination d’un
futur et non au futur réel et, en partie, imprévisible, son action peut être un
échec ; b) que choisir parmi les possibles, implique de rejeter d’autres
possibles qui étaient peut-être bien meilleurs ; c) qu’il ne pourra pas
revenir en arrière – n’ayant le pouvoir que d’imaginer le passé non d’y
retourner ; d) qu’ainsi toute action est risquée dans la mesure où elle
engage cette existence corporelle que je sais vieillissante et mortelle. De là
le reflux sur le présent de l’action et de la décision d’une angoisse dont
l’origine provient de l’imagination présente des incertitudes et des risques
futurs dans la conscience de l’irréversibilité de nos actes : le guerrier
combattant hésite, par conséquent, à frapper le premier – le « et si… »
(« l’autre en profitait pour, etc. ») angoissant des
possibles s’ouvre devant lui. « Crainte » et « espoir »
sont ainsi le lot d’un être structurellement ouvert sur l’avenir
incertain. Parce que le futur est inconnu, tout espoir – sentiment plaisant
présent issu de l’imagination d’une action futur réussie – se mêle de crainte
et toute crainte d’espoir dans une instabilité émotionnelle dont, faute de
maîtriser notre action et notre imagination, nous semblons bien être les
jouets.
. Or ce qui est vrai de nos actions, l’est aussi de
tout ce que nous subissons. Si l’homme est ainsi « le seul qui se sente
sujet à la maladie », ce n’est évidemment pas parce qu’il est le seul
malade – quoique le mal d’être homme engendre mille maladies inconnues des
animaux dont la psychanalyse est le révélateur - mais c’est parce que tout
sentiment présent s’éclaire de la conscience de l’obscurité de sa nature
et de ses causes. Impossible pour l’homme de ressentir une douleur sans, en
effet, s’interroger sur elle. Alors que, semble t’il, les animaux ressentent la
douleur sans en être angoissés, en cherchant simplement à la fuir, nous hommes,
redoublons notre douleur par la conscience de cette dernière et l’imagination
folle des milles causes et conséquences qu’elle peut impliquer. De là encore –
faute de savoir – ce jeu de la crainte et de l’espoir que la conscience de
notre mort propre vient mêler d’une singulière angoisse.
. On comprend ainsi combien au milieu de telles
incertitudes et angoisses le sort des plantes et des animaux peut nous
apparaître – ô combien - enviable. Parce qu’ils ne sont apparemment pas
travaillés par la conscience de l’avenir, parce qu’aucune imagination ne vient
bouleverser leur assise dans le présent et la présence pleine et totale de la
nature, ils semblent « s’épanoui(r) dans une tranquillité
parfaite ». Epanouissement : idée d’un déploiement dans le temps
assurant, comme une plante qui naturellement fait son fruit, une forme de
plénitude. Tranquillité parfaite : l’intranquillité a pour origine la
conscience qui ouvre autour d’elle un horizon d’incertitude. Aussi les plantes
comme les animaux seraient-ils tout ce qu’ils sont, sans désir d’ailleurs et
sans distance vis à vis de la nature (sans « négativité »
dirait Hegel, c’est à dire sans pouvoir de dire non à ce qui est au nom de ce
qui n’est pas (le projet)), tels ces gorilles que les éthologues nous donnent à
connaître (cf les films Gorilles dans la brume ou Instinct)
vivant paisiblement et passant l’essentiel de leur temps à ne pas faire grand
chose. Aussi, écrit Bergson, parce que leur présent n’est pas travaillé par
l’imagination d’un ailleurs-demain et autrement, reposent-ils sur « l’instant »
« comme ils le feraient sur l’éternité ». L’instant :
tout change effectivement – de telle façon qu’animaux comme plantes sont soumis
au temps, à son irréversibilité et à la mort prochaine. Si cependant leur vie a
le goût de l’éternité c’est qu’ils ne semblent pas éprouver le changement,
épousant et coïncidant avec les rythmes de la nature en eux comme hors d’eux,
dans l’éternel présent de la vie pleine d’elle-même – et jamais hors de soi
dans le désir d’ailleurs et de changement. Aussi peut-on lire en eux quelque
chose comme une « inaltérable confiance » : tout entier
livrés à la nature, et sans qu’une quelconque possibilité d’altération (de
manque) puisse apparaître, ils s’inscrivent dans la nature comme l’enfant,
confiant, s’endort sur le sein de sa mère, nourricière et aimante. Ainsi
étaient selon la Genèse, Adam et Eve dans le jardin d’Eden.
. Parce que cependant toute peine est comme un cri
qui exige réparation, l’homme « aspire » lui aussi à un tel
état. Parce qu’elle nous libère quelque peu du souci, parce qu’elle est quelque
chose comme une parenthèse dans le projet sans fin qu’est notre existence,
parce qu’en elle nous pouvons, un instant, nous perdre et nous oublier, une
« promenade à la campagne » nous donne à goûter quelque chose
de que nous lisons comme un bonheur immédiat. Mais « quelque chose »
seulement, car nous ne pouvons véritablement et durablement nous oublier –
au cœur de la promenade, pointent à nos dépends les folies de l’imagination qui
déjà nous projettent ailleurs, et à défaut, l’ennui, marque singulière d’un
être qui souffre d’être plongé en un présent insipide. Et lorsque même, par
bonheur, nous nous oublions dans la contemplation du monde – faisant
abstraction du projet et du souci – nous ne sommes pourtant pas identiques à
l’oiseau qui, là-bas, vole dans le ciel, ou bien au papillon qui se pose sur la
fleur, purs spectateurs encore, nous sommes devant lui, à distance à nouveau,
épousant certes par le regard son mouvement singulier mais incapables pourtant
d’y aller comme lui de tout notre cœur et de tout notre corps. Ainsi
rêvons-nous, sans jamais véritablement peut-être pouvoir les vivre, de
l’immédiat, de l’insouciance, de l’absence de désirs, du grand sommeil de
l’inconscience, de la sécurité totale, de la plénitude et de l’éternité qui
nous semblent être la trame sans évènements de l’existence naturelle. De là,
peut-être aussi, toutes ces stratégies, dont Bergson ne dit mot, afin d’éliminer
en nous ce mal qui naît avec notre conscience, stratégies visant à nous faire
perdre conscience dans le divertissement (Pascal), l’ébriété ou la sphère sans
danger de quelque idéologie, toutes stratégies ayant, plus précisément, pour
finalité soit, d’un côté, de dissoudre dans l’instant ahuri l’exigence d’une
carte, soit de l’autre, d’en tracer à nouveau, une belle, pleine et sans aucune
zone d’ombre, nous ôtant le souci angoissant de notre liberté.
Pour approfondir
. Est-il cependant vrai que l’homme se démarque
ainsi de tout être naturel tel un être de projet d’un être insouciant, un être
intelligent d’un être de pur instinct ? N’est-ce pas là oublier que loin
d’être analogue à ce que le calme spectacle d’une promenade à la campagne
semble me révéler la nature peut aussi bien être lue comme en proie à cet état
de guerre qu’on nomme « loi de la jungle » ? N’est-ce pas
encore oublier que dans un tel état, où la survie exige à tout instant que l’on
cherche les proies et évite les prédateurs, ce n’est pas la calme et sereine
sécurité qui semble caractériser les êtres vivants mais ce qu’il faut appeler
un « qui vive » - ou souci - permanent ? Et, dans un tel
monde, pour parler comme Darwin, l’avantage sélectif n’est-il pas à celui qui,
par son intelligence, peut résoudre des problèmes inédits qu’un monde livré au
hasard ne manque pas d’opposer au déploiement de la vie ? N’est-ce pas
ainsi la ruse du renard ou l’intelligence propre du rat qui leur permettent
tant d’éviter les pièges que d’attraper leurs proies ? Autrement dit, en
rejetant l’animalité du côté de l’inconsciente insouciance, du pur présent sans
tension, Bergson ne ramasse t’il pas l’être animal, être tendu en avant par la
pression du besoin, et non coïncidant avec son présent, avec celui des plantes
qui, nous semblent, en effet, sans tensions, immobiles ? Encore n’est-ce
peut-être encore là, comme le dit Bergson ailleurs (L’évolution créatrice),
non une absence de tension mais un sommeil relatif qui, en cas de crise, peut
se réveiller (les racines qui poussent dans la terre lorsque manque
l’eau ; les tiges qui semblent se faufiler vers la lumière, etc.). Bergson
n’aurait-il pas, dès lors, ravalé la vie – dont la tension en avant semble
indissociable – sur la matière inerte, effectivement et totalement, semble
t’il, insouciante et inconsciente ? L’image d’une telle vie naturelle
insouciante et inconsciente, loin d’être le tout de la réalité naturelle,
n’est-il pas dès lors et bien plutôt un fantasme de l’homme ?
Certes alors il resterait pleinement vrai que l’homme est un être de projet
qui, dans l’angoisse de l’ignorance, rêve parfois de l’insouciance qu’il
effleure et goûte à distance lors d’une promenade à la campagne. Mais si
tout être vivant en tant qu’opposant à la simple matière une organisation
permanente mue par une tension propre, tension ouvrant la dimension d’un projet
et, par là, en ouvrant l’horizon sur une action possible, celui d’une
conscience, loin d’être de nature la différence humaine ne serait-elle alors
pas simplement de degré – l’homme se caractérisant alors non par le projet
ni par la conscience mais par de plus larges projets et une plus grande
conscience ? La conséquence en serait, par là même, qu’en un sens toute
action vivante participerait quelque peu de l’ « hésitation »
et du « mal assuré ».
. Ensuite, et de l’autre côté, dire que l’action
humaine se caractérise par l’ « hésitation » et le
« mal assuré » n’est-ce pas ramener toute action de l’homme
sur celle de l’apprenti, oubliant ainsi que par le travail de la culture
propre, et plus largement, le bain d’éducation dans une culture commune,
s’acquièrent des savoirs-faire et des connaissances qui rendent l’action plus
assurée. Quelle hésitation a d’un côté, et par exemple, le souffleur de verre
qui élabore son centième verre ? L’ouvrier sa carcasse de métal ? Et
de l’autre côté, le capitaliste doute t’il, hésite t’il un instant à faire de
l’argent ? Le croyant à rejoindre son Dieu ? Dès lors le domaine de
l’action « hésitante » et « mal assurée » -
hésitation liée tant aux moyens qu’aux fins à viser – loin d’être le propre de
l’humain, n’est-il pas bien plutôt celui d’un être relativement et
passagèrement inculte manquant de savoir et de maîtrise ?
. Réponses – en n’oubliant pas que cette
longue mise en question doit me servir, en m’y opposant, à mieux comprendre le
texte qu’il s’agit d’expliquer : 1) L’ « hésitation »,
le « mal assuré » que nous avons, hypothétiquement,
tendanciellement prêté à tout vivant résulte du fait que les vivants sont,
comme le dit Bergson, « livrés à tous les hasards » - c’est à
dire que l’organisation vivante doit s’orienter dans un monde matériel qui
n’est pas automatiquement fait pour elle : de là lorsque les automatismes
ne suffisent pas, le déploiement de stratégies supposant, dit ailleurs Bergson,
un certain réveil de la conscience ; 2) Reste que le but final ne fait
problème que pour l’humain : alors que l’intelligence de certains animaux
suppose, en effet, quelque chose comme une hésitation devant l’ouverture
consciente d’un avenir incertain, ce sur quoi il n’y a aucune hésitation = sur
le but lui-même – il s’agit d’accomplir les fins de son espèce que la nature en
lui dicte ; 3) Quant à la carte, elle-même, soit à la perception du monde,
s’il peut y avoir, en effet, incertitude et hésitation dans l’identification du
réel, au moins n’y a t’il pas, semble t’il, chez les bêtes d’incertitude sur la
carte elle-même – tout problème s’ouvrant devant l’intelligence animale
n’est-il pas un simple problème de repérage dans une carte déjà donnée – et
ainsi quelque chose comme une croyance naïve et sans remède en son éternité (le
singe repère la banane et se demande simplement comment l’attraper) ?; 4)
De là, au sein même de la lutte pour la vie, le sens de la fondamentale
quiétude animale : jamais tant la carte fondamentale du monde que le sens
de l’existence en son sein ne font problème pour les êtres vivants – hors
l’homme ; de là une foule de sentiments désagréables déjà cités plus haut
n’existant pas chez les bêtes mais seulement, semble t’il, chez les
hommes ; 5) A contrario la multiplicité des sociétés humaines révèle un
foisonnement contradictoire tant de cartes du réel que de l’orientation au sein
de ces dernières (du sens à donner à nos existences) : n’est-ce pas la
marque d’un être qui, comme le suppose Bergson, est primitivement et
structurellement sans carte – c’est à dire sans connaissance génétique et a
priori du monde – et sans orientation définitive, naturelle et générique (celles du genre – ici de l’espèce), la
question du « pourquoi vivre », c’est à dire du sens de la
vie, s’éveillant avec l’humain seul ?;
6) On comprendrait ainsi pourquoi alors, libéré de la détermination
naturelle de l’espèce, dans l’incertitude ouverte sur l’avenir et le sens de
cet avenir, l’ « ego », soit un être qui se pose comme un
« je »,
potentiellement auteur libre de sa vie, émerge et
n’émerge radicalement qu’avec l’humain –
et ainsi, pour quelles raisons,
Bergson voit en l’homme le seul être capable d’aller
à l’encontre des lois et
normes sociales ; 7) Reste qu’en effet, et comme noté
plus haut,
l’hésitation et l’incertitude semblent très
souvent dépassées dans la vie
sociale ordinaire. Les savoir-faire et les savoirs sociaux (la culture
au sens
large) apparaissent, en effet, comme des appareils de sens et de
maîtrise,
réducteurs d’insécurité et
d’incertitude. Mais il faut immédiatement noter
l’ambiguïté de tels savoirs : sont-ils
d’effectives maîtrises et
dépassement de l’ignorance première ou bien, tout
au contraire, sont-ils en
quelque sorte des moyens par lesquels les sociétés,
peut-être originellement
travaillées par le risque de la sédition – que
Bergson voit, on va le voir,
comme un propre de l’humain – comblent la faille
creusée par la liberté humaine
sous un voile d’illusions ? Le fait de la
multiplicité contradictoire des
cartes et sens sociaux est un indice évident allant dans le sens
d’une telle
interprétation. Dès lors, l’égoïsme de
l’ego que Bergson tend ici à dénoncer –
égoïsme consistant à se séparer des buts
sociaux, à aller contre ce que les sociétés
nomment « l’intérêt général », ne peut-il avoir le sens
positif d’un retour à la liberté par delà toutes les formes d’aliénation
sociale ?
Ce qu’il faut dire ici sur la deuxième partie du texte
1) Si, en effet, parce qu’il est libéré de
l’instinct, l’homme est délivré des réponses toutes faites de l’espèce, on
comprend que la question du sens de son existence s’ouvrant devant lui, celle
de la bonté et de la justesse des normes extérieures auxquelles les sociétés
lui demandent de se conformer fasse immédiatement problème : avec le
« comment » et le « pourquoi » qui naissent
avec l’humain s’ouvrent les questions : « pourquoi donc obéir à
… ? » ; « Qu’importe autrui – et le tout social –
dans mon existence ? Et qu’ai-je à y gagner ? ». De là
l’existence de comportements anti-sociaux.
2) Souligner à nouveau la différence avec les
sociétés animales. Parce que l’instinct de chacun est celui de l’espèce – les
sociétés animales fonctionnent parfaitement. Exemple des abeilles qui,
instinctivement et sans broncher, effectuent leurs tâches déterminées dans un
parfait respect de l’intérêt général. L’individu est une fonction, un agent
aveugle du tout – comme la cellule d’un corps.
3) Evoquer le bémol de ces sociétés animales où,
l’intelligence existant, il y a émergence d’une première forme d’ego – se
séparant quelque peu des réponses immédiates instinctives – et lutte et combat
pour la position de dominants ou pour l’obtention d’un bien propre. Mais, comme
auparavant, insister a contrario sur le fait de la régulation globale de telles
sociétés, sur l’absence de mise en cause de l’ordre social global (pas de
révolution), sur l’acceptation naturelle d’une séparation hiérarchique des
rôles, liée à des caractéristiques naturelles reconnues par tous – la seule
question étant celle de savoir qui doit être à cette place, l’existence de la
place étant sans questionnement évidemment bonne.
4) A contrario statut singulier des sociétés
humaines : a) leur organisation = inventée, produit de l’imagination – les
normes et les cartes sociales = artificielles ; b) les hommes ont
cependant besoin pour vivre des sociétés – sans éducation pas de
liberté (impuissance et inconscience) ; c) celui qui a donc
structurellement besoin de la société, tant pour son accès à la liberté que
parce que les buts de sa vie s’inscrivent dans un espace social (telle est
l’« être de l’homme naturellement sociable », selon
Bergson), est cependant toujours et tendanciellement amené à faire « cavalier
solitaire » c’est à dire : jouir individuellement des biens que
la société lui procure sans pour autant donner une part équitable en échange.
De là un problème que doivent régler toutes les sociétés humaines :
comment soumettre l’individu au bien commun – et ce, particulièrement, si
la forme de ce « bien commun » est non naturelle mais
inventée ? Notons que ce problème est aussi celui de chacun : chacun
a intérêt que tous – sauf lui – agisse selon le bien commun. Cette situation
propre à l’homme, Kant la nomme l’ « insociable socialité ».
Socialité : puisque c’est dans la société que l’homme se réalise.
Insociable : puisqu’il veut s’y réaliser au dépend de tous les autres.
5) La sanction de la loi, la sanction des dieux, le poids
de la honte (le regard réprobateur des autres) et de la morale (par lequel les
hommes intègrent au fond d’eux-mêmes un guide et un juge intérieur de leur
conduite) sont les réponses que les sociétés donnent dans l’histoire à ce
problème. Mais que valent-elles ? Ne se peut-il pas que l’égoïsme – que
Bergson semble en un sens ici condamner – aille dans le sens d’une plus grande
vérité (puisqu’il peut mettre à nu les illusions sociales) et liberté
(puisqu’il s’agit d’être son propre maître) ? A moins qu’il y ait un moyen
non illusoire de réconcilier la liberté humaine – la voix de l’ego libre – et
l’intérêt général. Mais lequel ?
Le texte nous laisse ainsi avec un double problème. Si la
« double rançon de l’intelligence » consiste d’un côté en une
forme de condamnation au malheur et de l’autre en une forme de comportement
anti-social, y a t’il quelque remède qui ne soit illusoire à de tels maux
humains ? On sait que dans l’histoire, les sociétés y répondent le plus
souvent en rabotant l’intelligence humaine et faisant de l’homme, comme dit
Nietzsche, un être de troupeau. Y a t’il cependant une autre voix ?
L’intelligence – ou la liberté – est-elle compatible avec une forme de bonheur
humain qui ne soit pas une forme de retour à la bêtise naturelle ?
Est-elle à nouveau compatible avec une existence sociale qui ne soit pas celle
d’un troupeau soudé par une idéologie aveugle mais, tout au contraire, celle
d’une société libre et unie ? Telle est le double problème avec lequel
nous laisse Bergson et qui semble bien effectivement être le problème de
l’humain et du sens à venir de nos existences sur Terre.
Voici les idées qu’il fallait globalement déployer
dans cette explication de texte. Resterait maintenant à
les rédiger entièrement et à les structurer davantage – en éliminant les
répétitions et en leur donnant la forme de parties… L’essentiel – l’analyse
critique du texte - est cependant ici effectué.
Construction de l’introduction
Thème : la singularité humaine dans la nature
ou l’exception humaine.
Problème : pourquoi l’homme est-il le seul
être dans la nature dont l’action soit incertaine et qui puisse agir
contre-socialement ?
Thèse : ces défaillances paradoxales sont engendrées
par ce qui, d’un autre point de vue, peut être lu comme une supériorité humaine
sur les autres animaux, à savoir la détention de l’intelligence –
métaphoriquement, elles peuvent être lues comme le prix à payer pour avoir
croqué dans le fruit de l’arbre de la connaissance.
Enjeu : a) théorique : comprendre
à sa source la nature du mal-être tant existentiel que social qui semble
caractériser l’humain ; b) pratique : ouvrir pour la pensée la
question de la bonne orientation dans l’existence – existence heureuse au sein
d’une société réconciliée.
Présentation du plan : le plan en deux ou
trois parties est valable – soit 1) « l’action mal
assurée », ses causes et conséquences ; 2) les comportements
anti-sociaux, origines et conséquences ; soit les mêmes plus une troisième
partie de type bilan : « la double rançon de l’intelligence ».