Cartographie de l’enfer à deux pas
(Michel Onfray, Politique du rebelle)
Elaborée sur le modèle des enfers de Dante, La Divine Comédie.

« Mon scandale majeur est qu’il existe dans mon voisinage, dans le cadre d’une proximité douloureuse et quotidienne, un enfer dans lequel on entretient un certain nombre d’hommes, de femmes et par la même occasion d’enfants qui sont sacrifiés jour après jour aux exigence du Léviathan et au rut des Béhémoths [monstres mythiques, symboles des puissances aveugles et impersonnelles du corps social, absorbant et engloutissant les individualités vivantes sur leur passage comme autant d’éléments de leur métabolisme] ».  « L’enfer dont je parle coïncide avec un univers dans lequel sont nettement tracés trois cercles dont chacun délimite des territoires avec leurs lois, leurs logiques propres. Ils structurent trois mondes desquels on peut chuter, en involution, rarement s’extirper, en évolution».

PREMIER CERCLE : LES DAMNÉS
Déjections du corps social
(Privation d’humanité)
Sans domicile fixe
Vagabond
Clochard

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« J’appelle damné celui qui n’a plus rien que lui et se vit exclusivement sous le mode douloureux des nécessités vitales et animales : manger et boire, dormir ensuite, se protéger des intempéries. Rien d’autre »
Le clochard (clocher = boiter, pêcher contre la règle). « Cette boiterie (…) : l’offense faite à la verticalité qui définit l’homo sapiens et le retour insensible à ce qui fait la régression de l’espèce : verticalité, bipédie ; puis voussure, équilibre précaire, déséquilibre ; enfin un mélange de quadrupédie, sinon de reptation ou de prostration qui désigne à quel trajet on a contraint le damné : la réécriture dans son corps et sa personne des états antérieurs de l’hominisation. Chez le damné maximal, cette rétroversion de l’humanité lui fait parcourir en marche arrière toutes les étapes d’un ancestral progrès qui devient un ancestral regrès : allongé sur le sol, confondu au trottoir, perdu dans les cartons empilés, aviné, sinon assommé par l’alcool, le clochard ne se limite pas seulement, on le voit, à quelqu’un que définit sa privation de domicile fixe, c’est aussi celui dont le seul domicile est le corps vécu comme une malédiction, une perpétuelle occasion de récriminations, corps qu’il faut nourrir, rafraîchir, vêtir, protéger, réchauffer, corps frère en cela des déportés et prisonniers (…).  Par ailleurs, songe t’on à ce que représentent les nécessités de défécation quand aucun lieu clos et privé ne permet d’en cacher l’animalité ? (…) Le clochard est privé de vie privée, en passe d’être toujours publique, exposée sous l’œil du premier venu, du passant banal.  Réduit à un corps contraint au seul cri, le damné rappelle l’homme préhistorique d’avant le néolithique (…). Se protéger des dangers, d’où qu’ils viennent, car tous sont prédateurs potentiels pour le damné ; se couvrir, trouver un abri contre les rudesses du climat, car le gel de l’hiver équivaut à une condamnation à mort pour ceux-là comme pour les animaux surpris par l’hiver (…). Il n’y a plus de bêtes embusquées ou d’animaux prédateurs (…) mais sans limites est l’hostilité des villes tentaculaires et démesurées (…). Gagner sur le néant, sur la mort, repas après repas, jour après jour, confiné dans un temps de la pure et simple immédiateté, le damné vit privé de toute possibilité de futur, il souffre ici et maintenant. L’espace est fractionné comme un territoire sur lequel se dessinent et se déterminent (…) des zones contrôlées, sinon soumises à des lois non écrites ressortissant à l’éthologie la plus élémentaire : la lutte pour l’existence et l’espace vital, le droit du sol et celui du premier occupant, la sélection naturelle impitoyable, la gestion solitaire ou tribales des richesses et des biens, la horde constituée à la façon des troupeaux (…).  Un temps réduit à l’immédiat, un espace ordonné en vertu des principes posés par Darwin, constituent les seules richesses qui restent au damné. Voilà pourquoi il n’entend pas se faire dépouiller de ce qui lui reste en propre dans des institutions charitables (…) où il lui faut pour être admis, abandonner jusqu’à sa jouissance libre du temps et de l’espace au profit d’autres marques imposées par l’institution : emploi du temps, répartition des chambres, renoncement au peu d’autonomie qui reste au profit d’ordres venus des responsables annonceurs des heures du lever, du coucher, des repas, obligeant au déshabillage, au lavage, au calibrage, auxquels on ne consent qu’en abdiquant, pour le coup, ce qui subsiste de latitude. Paradoxalement, la rue demeure ce qui reste au damné quand on lui a tout supprimé (…). 
Ils sont tout simplement les déchets du Léviathan, les déjections du corps social qui fait la fête sans eux, malgré eux, grâce à eux, contre eux. Leur faute ? N’être pas utilisés par la communauté, se faire refuser en tout et partout pour cause d’inutilité décrétée (…). Du premier cercle on retiendra l’errance, le nomadisme involontaire, l’abandon, le déni de dignité et la tyrannie radicale d’un corps réduit à sa simple expression »

DEUXIEME CERCLE : LES REPROUVÉS
Pathologie du corps social
GIRON
Corps improductif
(Privation d’activité)
Vieux
Fous
Malades
Délinquants
BOLGE
Forces improductives
(privation de travail)
Immigrés clandestins
Réfugiés politiques
Chômeurs
Rmistes
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Les réprouvés = «sursitaires et non encore condamnées comme les premiers, les réprouvés peuvent encore espérer une place, même modeste, dans le monde des prolétaires».
Le GIRON : les figures interdites d’activité sociale. « L’hospice, l’asile, l’hôpital et la prison, toutes forteresses où l’on concentre et conserve ceux que la société aura parqués pour cause d’inutilité sociale caractérisée, momentanément ou définitivement ». Coupables « d’avoir emprunté naturellement, volontairement, involontairement (…) des voies obliques qui contreviennent à l’idéal formulé par le Léviathan : jeunesse, santé, raison et moralité ».
 Les vieux et les vieilles : « improductifs avérés ils sont écartés avec la même véhémence qu’on aura mise à sacrifier leur liberté, leur vie, leur énergie, leur existence dans les temps où ils s’évertuaient à nourrir la machine sociale, en leur période qu’on disait active ». Direction les « mouroirs ».
Les fous : « esprit inutilisable, âme improductive, donc corps bafoué, relégué, négligé. Malheur à ceux chez qui cette faculté [la raison], dressée comme un animal domestique, fait défaut de près ou de loin : par limite, pauvreté, déficience, inadéquation ou par absence, elle est ce qui autorise la mise au rebut des malheureux qu’elle a oubliés (…) La folie se diagnostique comme ce qui rend irréalisable toute subsomption de l’individu sous le ventre glacé de l’animal social».
Les malades : « Le Léviathan désigne l’hôpital comme un lieu clos, un espace d’enfermement régi par des lois indifférentes à celles du dehors » (pouvoir quasi-féodal du médecin, objectivation du corps, infantilisation du malade).
Le délinquant : « l’individu indocile aux volontés du groupe, il aspire à autre chose, autrement (…). La prison vaudra comme l’hospice, l’asile et l’hôpital : des occasions de désamorcer les énergies cataloguées comme négatives au regard des dogmes de la religion communautaire. Promiscuités, défécations communautaires, privation de sexualité, offenses aux règles élémentaires de l’hygiène, obligation à une vie collectiviste, soumission de toute volonté, de toute autonomie et indépendance au principe d’autorité qui légifère en tout et pour tout : le temps et l’espace sont quadrillés ».
La BOLGE : les exclus privés de travail.
Les immigrés clandestins et réfugiés politiques : «Gens sans terre et sans ouvrage, sans nationalité et sans travail (…), tous ont quitté un enfer pour en trouver un autre, préféré toutefois à celui où l’on risque de mourir de faim, de guerre, de persécution ou de terrorisme. Errants sans attaches, de passage et déracinés, attendant de la France l’hospitalité (…) que toujours elle offre chichement, ils sont les réprouvés sur lesquels d’autres réprouvés concentrent leur agressivité, trouvant bouc émissaire idéal dans plus malheureux que soi, plus pauvre et plus démuni ». Réservoir de main d’œuvre à bas prix.
Les chômeurs et Rmistes : «Religion du travail (…) : le travail doit être souffrance pour ceux qui en ont et malédiction pour ceux qui en sont privés (…). Consommer, du moins devenir un travailleur récompensé pour ce qu’il abdique de liberté et d’autonomie par le pouvoir d’acheter de ridicules bibeloteries célébrées comme des fétiches, voilà ce qui est présenté en guise d’horizon chimérique à ceux dont l’aspiration est ’entrée avec tambours et trompettes dans le troisième cercle »  

TROISIEME CERCLE : LES EXPLOITÉS
Forces du corps social
ZONE
Forces nomades
(privation de sûreté)
Contractuels
Apprentis
CORNICHE
Forces laborieuses sédentaires
(Privation de liberté)
Adolescents
Scolarisés
Prostituées
Prolétaires
           

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Les exploités : «qu’on spolie en toute légalité de leur existence, de la substance de leur vie, en les réduisant à n’obtenir de cette renonciation que les moyens de recommencer le lendemain et de quoi subvenir à leur besoins les plus modestes ».
ZONE : Intérimaires, apprentis et contractuels : « sans statuts, sans salaires décents, sans perspectives, sans moyens de faire respecter les règles élémentaires du droit du travail dont le seul triomphe est la déclaration d’intention, démunis et nourris à l’espoir tout autant que sollicités à coups de bâton ou stimulés à la carotte, ils acceptent aujourd’hui, d’être spoliés dans l’incertitude de l’instant en attendant de pouvoir l’être, demain, dans la certitude d’une embauche qui leur assurerait la possibilité de subir ces mauvais traitements avec sûreté et régularité (…). En vertu de la religion économique (…), l’animal social embauche, puis débauche, sollicite puis congédie, offre un emploi puis licencie, mais toujours exploite selon son bon vouloir, ses caprices et ses désirs »
CORNICHE : Ados et scolarisés : « en instance de dressage, destinés à être les rouages de la machine sociale, contents de leur sort, inclus s’ils sont dociles, récompensés s’ils sont serviles, exclus s’ils sont rebelles, punis s’ils se révoltent et ne jouent pas le jeu ».
Les prostituées : « dont on ne dira jamais assez combien elles expriment en raccourci la condition de l’homme laborieux, le destin des corps soumis aux puissances sociales, le caractère répétitif, lassant et traumatisant de chacune des réitérations qui font l’activité pour laquelle chacun se dévoue ».
Les travailleurs « asservis à l’usine, à l’atelier, dans l’entreprise, les ouvriers et tous les salariés qui font les prolétaires (…). Prolétaires, disait Marx, ceux qui ne possèdent pas les moyens de production et sont soumis à la location de leur seule force de travail pour subvenir à leurs besoins élémentaires et essentiels (…). Salaires de misère, cadences infernales, précarité de l’emploi, tyrannies des contremaîtres, perspectives d’avenir impossibles, indignité des tâches, abrutissement aux postes, asservissement aux chaînes, exposition du corps aux dangers, soumission des esprits à la démultiplication infinie des répétitions (…).  Et dormir, et revenir : huit heures par jour, cinq jours sur sept, onze mois sur douze et plus de quarante ans dans une existence. Que reste t’il pour vivre ? Entre misère et pauvreté, inquiétude et crainte d’être privé de sa situation et de son statut misérable, ceux-là perdent leur vie à tâcher de gagner ce qui leur permettra de la remettre en jeu le lendemain, inexorablement »