« Un lapin et un chien sont l’un pour l’autre des instances d’une classe définie par des propriétés stables, des « choses » suffisamment déterminées. Mais qu’est-ce qu’une chose en général ? Ici sociologues aussi bien que biologistes oublient la plupart du temps non seulement leur philosophie, mais même leur physique. Car, pour celle-ci, « il y a » (aujourd’hui) une danse d’électrons ou d’autres particules élémentaires – ou bien un champ de forces – ou bien des torsions locales de l’espace-temps, etc. Là-dedans, les vivants instaurent des « choses » ; ils font exister pour eux des traductions d’un nombre infime de caractéristiques de ce qui est, traductions qui sont ce qu’elles sont et telles qu’elles sont aussi parce que les filtres-transformateurs qui les font être sont ce qu’ils sont et tels qu’ils sont. Ce qui est pour le vivant – y compris pour l’homme en tant que simple vivant – chose et propriété stable n’est tel que du fait de l’extrême grossièreté (ou finesse) de son filtre transformateur, et de son « réglage temporel ». Avec un « autre réglage temporel », la configuration des montagnes et des continents terrestres pourrait être aussi changeante pour un vivant que la forme des nuages par une journée ventée ; comme peut-être ce qui nous apparaît comme l’expansion de l’univers que la diastole du cœur d’un animal que nous parasitons. Et quelles « choses » verrions-nous, si le pouvoir séparateur de notre rétine était celui d’un microscope électronique? – Certes, tout cela nous renvoie de nouveau à des propriétés de ce qui est, au fait qu’il se présente, à travers ses strates successives, comme organisable, et à la limite, qu’il n’est pas n’importe quoi et n’importe comment. Mais aussi, ce qui chaque fois y apparaît comme organisé est inséparable de ce qui l’organise ; et ce cercle nous pouvons le dilater apparemment sans limite, mais nous ne pouvons pas en sortir. »
« En fait, Merleau-Ponty rend impensable l’individu. Car « ce que je vois passe en lui » ne serait que si je passais en lui, intégralement, avec mes souvenirs d’enfance et surtout ceux que je ne connais pas, ces jardins d’Athènes où j’ai pour la première fois et pour toujours vu et été le vert, le verde io te quiero verde qui si souvent m’obsède, ma façon de vieillir à la lumière et aux couleurs qui ne cesse de me surprendre, mes préoccupations de l’instant, et ainsi de suite, interminablement. Ou bien alors, il faudra affirmer catégoriquement que ni ce vert, ni moi, n’avons de chair, que nous ne tenons à rien et en sommes tenus par rien hors cette rencontre atomique, cette coïncidence plate, sécable et à produit librement transférable : ce vert-ci, qui passe de moi en lui sans altération – et pour cause, puisque « ce n’est pas moi qui vois, pas lui qui voit ». Mais si voir est autre chose qu’une histoire de rétines, comme Merleau-Ponty l’a si bien montré ailleurs, alors en effet c’est tout le voyant qui est en cause dans la vision, et pas seulement ses synergies corporelles : toute son histoire, sa pensée, sa langue, son sexe, son monde – bref, son « institution personnelle », si nous osons nous permettre cette expression. Alors la rencontre de deux voyants met en cause autre chose et beaucoup plus que la visibilité anonyme et la vision en général, elle ne peut être que la coïncidence plus ou moins étendue et profonde de deux « institutions personnelles », fortement dépendante de leur institution social-historique qui les fait exister chacun comme individu, et qui, tout en étant toujours possible, n’est jamais assurée et dont il faut dire, plus spécifiquement, qu’en un sens elle réussit toujours, quelles que soient les « distances » social-historiques et personnelles impliquées, et en un autre sens qu’elle échoue toujours, quelle que soit la « proximité » des deux voyants. Or cette position par Merleau-Ponty de la question exclut qu’on puisse jamais penser cette nécessité de l’échec de la concordance – de la même manière et pour des raisons profondément analogues à celles qui font qu’elle exclut, comme toute la pensée héritée, la possibilité de penser l’être de l’erreur autrement que comme déficit et absence de vérité.
Pour avoir des couleurs d’autrui comme une expérience imminente, écrit Merleau-Ponty, il suffit « que j’en parle avec quelqu’un ». Je parle, donc – et à « quelqu’un ». La transférabilité, le participable de la couleur passe donc – peut passer ? doit passer ? – par la parole. Et certes Merleau-Ponty serait le dernier à penser que la parole puisse être, ici ou n’importe où ailleurs, pur instrument ou médium diaphane ; et tout aussi peu que l’on puisse la limiter à n’être que parole. Soit qu’il ait eu à parler de rouge – et qu’il l’ai fait dans le beau passage (VI, p. 173 – 175) qui ouvre le chapitre ici discuté, et se conclut par un « certain rouge, c’est aussi un fossile ramené du fond des mondes imaginaires ». « C’est aussi » : c’est peut-être surtout ; car à part « certains terrains près d’Aix ou à Madagascar », et le rouge du sang, tous les rouges évoqués dans ce passage sont des rouges historiques, et tous inséparables de – indéfinissables sans – leur forte charge imaginaire : tuile des toits, drapeau des gardes-barrière et de la Révolution, robes de femmes, de professeurs, d’évêques et d’avocats généraux, parures et uniformes, pure essence de la Révolution de 1917, éternel féminin, accusateur public et enfin Tziganes, vêtus à la hussarde, qui régnaient il y a vingt-cinq ans sur une brasserie des Champs-Elysées. Autant la description justifie l’importante idée finale – qu’une couleur est « moins couleur ou chose… que différence entre des choses et des couleurs, cristallisation momentanée de l’être coloré ou de la visibilité » -, autant elle montre aussi que si j’en parle à quelqu’un, « ce que je vois » ne « passe en lui » que moyennant toutes ces références implicitement à l’œuvre – références qui, de toute évidence, ne concernent pas seulement une visibilité anonyme, une vision en général, mais un devenir et une institution historique de cette visibilité et de ce qui, à la fois, la « remplit » et la rend participable. Remplir est du reste une très mauvaise expression, et c’est « fait être » qu’il faut dire : le rouge de l’éternel féminin ne l’est certainement pas pour d’autres cultures, il est probable que mes petits-enfants, à moins d’être amateurs de films fossiles, ne comprendront rien à ces Tziganes des Champs-Elysées (n’y verront rien) et aucun des exemples cités ne feraient voir quoi que ce soit à Aristote. Dire que l’on pourrait en trouver d’autres qui auraient le même sens (visible) serait précisément annuler la signification de toute cette description, puisque cela équivaudrait à affirmer qu’il ne s’agissait dans tout cela que d’instances rigoureusement substituables entre elles d’une généralité donnée ou essence une fois pour toutes.Car évidemment le rouge de la Révolution introduit une autre et nouvelle différenciation, une autre et nouvelle modulation à celles qui faisaient jusqu’alors le rouge. Mais aussi : il ne l’ajoute que pour ceux qui voient le rouge de la Révolution. Et nous ne pouvons plus alors parler simplement d’un « fossile ramené du fond des mondes imaginaires » : comme ces mondes imaginaires continuent de se faire, le rouge n’est pas terminé, il n’y a pas de rouge « naturel » donné une fois pour toutes, le rouge naturel – celui dont par ailleurs on serait en mesure de spécifier parfaitement aujourd’hui les caractéristiques physiques d’après des longueurs d’onde, des échelles de brillance, de saturation, etc. – n’est encore ici qu’un étayage, le rouge dont il puisse être question est un rouge historique, et comme tel il continue de se faire comme partie de la concrétude, de la visibilité, elle-même partie de l’institution du monde, qui continue de se faire dans et par l’histoire ».