Etude du Contrat social (1762), livre I de Rousseau

Politique, société, Etat, justice, droit, liberté, devoir, raison, morale, l’histoire

(Textes à la fin)

 

Introduction : explication du sous-titre « principes du droit politique »

1) Les deux sens du mot «droit ». Texte de Kant : la question «qu’est-ce que le droit ?» met le juriste dans l’embarras. Cause = ambiguïté constitutive de la notion de droit. Deux sens = a) droit positif (« posé », institué) = ensemble des lois telles qu’elles sont instituées dans une communauté à une époque précise = le droit de fait b) droit en tant que norme supérieure à la loi (=ce qui est) dictant ce qui doit-être. La question se modalise ainsi en deux types de questions : a) « Que sont les lois ici et maintenant? » = domaine du juriste, réponse empirique (empeiria=expérience) b) « Quels sont les critères/juger de la justice ou de l’injustice des lois instituées? » = question philosophique. a) Droit positif : m’informe de la légalité et illégalité des actes. b) Second sens : m’informe de la légitimité ou de l’illégitimité de la loi. Or la seconde question est redoutable (Kant) : juger un acte comme le fait le juge (juriste) suppose d’apprécier sa +/- grande conformité/loi (= le critère), la difficulté étant d’appliquer la généralité de la loi / particularité de l’acte (activité de jugement = peser : la justice positive et le symbole de la balance) ; mais à partir de quel critère va-t-on juger de la justice de la loi? Pour juger la loi, il faut un critère extérieur et supérieur à la loi = la recherche de Rousseau. 

Enjeu = pouvoir de contestation et de construction. Contestation = pouvoir de contester telle loi, tel système juridique, tel régime politique. De là ces questions subversives : dois-je désobéir à une loi injuste ? La violence (=illégale) peut-elle être légitime? Construction : construire l’idée d’un système politico-juridique juste ayant valeur de norme pour la réalité (ce que nous devons faire).

Mais contestation et construction supposent un savoir = ce qu’est le droit comme norme transcendante (vocab : transcendant/immanent = ce qui est au-dessus, au-delà de, sur un autre plan, supérieur / immanent = sur le plan des faits, de ce qui est). Danger : hors d’un tel savoir, l’arbitraire de purs rapports de force ne peut-il pas s’imposer sous le masque de la justice – contre la loi ou avec la loi ? = problème de la légitimité tant des révoltes et révolutions que des régimes politiques. Problème : peut-on par la seule raison découvrir une norme transcendante (Idée de justice) permettant de juger les lois existantes ? Le contrat social se prétend une telle réponse, déduction rationnelle de l’idée de Justice.

2) « Principes du droit politique ». a) « droit politique ». Politique = organisation, par des lois, de la cité (polis)= notre être-ensemble. Droit politique = l’organisation de droit = juste = tel qu’elle doit être - de notre être-ensemble. Cette organisation juste repose sur des principes. b) Principes = fondement = premier, fondamental : le sol sur lequel construire. Comment trouver un tel sol premier ? Par la raison. Qu’est-ce que la raison ? (rappel du cours, La raison, nature et exigence – à relire ici).

L’homme est un être qui a deux dimensions : empirique et rationnelle. Empirique (empeiria : expérience) : dimension du fait, de l’histoire, du donné : il se trouve que l’homme, et chaque homme, a un corps, des désirs, une culture particulière… qui sont le produit aveugle et involontaire d’une histoire de fait. Mais, contrairement à la chose ou l’animal, l’homme n’est pas qu’un être empirique c’est un être qui a une dimension rationnelle : il parle. Or parler ce n’est pas simplement proférer des sons qui sont autant de cris, manifester (exprimer) sa simple situation de fait et l’ordre empirique de nos désirs (langage animal), c’est 1) viser une sphère commune 2) où l’ordre de fait est dépassé, interrogé et intimé de se justifier.

Explicitation :

2) l’homme n’est pas seulement un être de fait, il est celui qui interroge le fait. Il ne fait pas que constater et se constater – il demande la raison de ce qu’il constate. Deux questions de la raison humaine cherchant à rendre raison du fait : «qu’est-ce que c’est ?» et «pourquoi ?». Or par la raison, l’homme dépasse l’ordre du fait, de l’empirique. Ex : démonstration mathématique. «La somme des angles d’un triangle est égale à deux droits» (180°) : on peut le constater sur tel ou tel triangle, en mesurant. On voit mais on ne sait pas pourquoi : le fait apparaît contingent (il aurait pu être autrement). Mais un tel constat ne satisfait pas notre raison : nous voulons savoir pourquoi = pourquoi il en est nécessairement ainsi. De là la démonstration : en substituant au triangle tracé de pures relations spatiales (pures de matière sensible : épaisseur, couleur, grandeur particulières), nous comprenons par construction rationnelle pourquoi la somme des angles est nécessairement égale à deux droits. Or un tel ordre rationnel nécessaire accessible à travers les questions de notre raison est un ordre transcendant qui dépasse l’ordre immanent du fait. Nous savons maintenant que tout triangle empirique, tout triangle constaté dans l’infinité du temps et de l’espace (totalité et infinité dont nous n’aurons jamais l’expérience en tant qu’être empirique) aura nécessairement les propriétés démontrées. La raison nous fait accéder à une dimension non empirique qui ne dépend plus du fait (toujours particulier = ceci, ici, maintenant) mais qui est intemporelle (la démonstration = valable éternellement) et universelle (vaut pour tout triangle et – on va le voir – pour tous).

1) Universalité de la raison : je la suppose en tous (Texte de Malebranche). Je suppose que chacun est susceptible de comprendre mes raisons, ce qui est supposé dans toute prise de parole = un horizon commun de compréhension : en tant qu’être de raison, nous sommes les mêmes (texte de Marc-Aurèle). Alors qu’en tant qu’êtres empiriques nous sommes différents et séparés les uns des autres - par notre vie, nos désirs, notre corps, nos forces, notre histoire, notre culture… = autant d’hommes et d’humanités différentes, produits de fait d’une certaine histoire, de la contingence du fait – en tant qu’êtres raisonnables nous sommes fondamentalement unis participant à une même raison que nous supposons en tous dès que nous nous mettons à parler.

Or une vue sur l’histoire humaine, loin de nous faire saisir une telle union, montre conflits, violence, rapports de force. L’espoir de la philosophie – et ici de la philosophie politique – est de prendre appui sur la raison humaine pour tenter de substituer à l’arbitraire et à la contingence des purs rapports de force qui font la trame de l’histoire, un ordre raisonnable, nécessaire et approuvé par tous, porté par la capacité de l’homme à parler. De là la quête des principes par Rousseau = les fondements premiers que toute raison doit reconnaître, à partir desquels construire un ordre politique non plus violent et arbitraire mais légitime car reconnu par chacun en sa propre raison. Le principe = ce qui met fin à la chaîne des questions : «pourquoi ?» - questions que je pose à l’arbitraire contingent du fait, par quoi je le refuse et m’y oppose. Ce que l’on espère ainsi trouver  = «des lois dont le caractère peut-être reconnu a priori [= sens kantien : avant, en dehors et au-dessus de toute expérience / s’oppose à a posteriori : après en avoir fait l’expérience = contingence] par la raison. Elles constituent des principes immuables sur lesquels doit être fondée toute législation positive » (Kant, Doctrine du droit).

Lien à la liberté : une telle quête coïncide avec celle de notre liberté. La dignité de l’homme c’est, en effet, d’être un être libre. Etre libre c’est être son propre maître, soit diriger consciemment (ce qui ne se peut sans la lumière de la raison) sa vie en se donnant à soi-même les lois (rationnelles) de sa conduite (autonomie : auto (soi-même) / nomos = les lois). C’est donc refuser que notre vie soit guidée par des lois que nous n’avons pas choisies (hétéronomie : hétéro = autre) = par un maître (l’opinion – ce qui se dit, ce qui se fait ; tel ou tel individu…). Politiquement, le problème de l’autonomie = comment vivre ensemble de telle manière que nous choisissions lucidement et en conscience les lois de notre organisation et de notre devenir commun? S’oppose à l’hétéronomie d’un ordre social guidé et structuré par des lois que nous n’avons pas choisies (lois du capitalisme, tyrannie politique…). La quête des principes du droit politique= de ces lois fondamentales / structurer et diriger librement (puisque chacun les reconnaît sans contrainte par sa propre raison) l’ordre de notre être-ensemble.

 

Préambule du livre I

a) 1er §. Quête de Rousseau = ensemble de règles et d’institutions légitimes et efficaces (« sûres ») / réguler l’être-ensemble des hommes. Nature de ces règles / réalité? Difficulté = à la fois transcendantes au réel (nécessité pour juger la réalité d’un lieu extérieur à) et lien/réel = possibilité d’être appliquées. « Prendre les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être » : ancrage dans le réel = dans la nature des hommes tels qu’ils sont (et ici comme êtres égoïstes et parlant). Sinon = discours déconnecté et irréalisable. Critique implicite des « utopies » (absence de « lieu » = de réalisation possible) et refus de l’ « angélisme » : il ne s’agit pas – chose impossible – de changer la nature humaine (de faire de l’homme un ange). Défaut de telles utopies : leur impossibilité sert de justification à l’arbitraire de l’état de fait politique (cf. « ce serait beau, mais vous êtes un rêveur…»). Il faut donc que la justice politique soit possible : ancrage dans l’intérêt humain (lier « justice et utilité » : trouver en l’homme un moteur tel qu’il puisse désirer une telle justice : y trouver son intérêt – que ce soit s’intéresser à, ou s’intéresser pour). Deux risques : une justice déconnectée de l’intérêt humain = impuissante. Une utilité déconnectée de la justice = injuste. Pb = lien théorique / pratique.

b) 2ème §. Répond à une objection : qui est Rousseau (et qui sommes-nous) pour se permettre de réfléchir sur une norme permettant de juger toute réalité politique? N’est-ce pas présomptueux ? Le droit, les lois, la justice n’est-ce pas le domaine propre et obscur des dirigeants, des rois, des princes ? Comment un individu, seul et sans titre, soumis aux lois de l’Etat, duquel il dépend et dont il n’est qu’une partie, peut-il les juger ? Rousseau suppose ainsi deux choses : 1) que la politique n’est pas un domaine à part appartenant aux dirigeants mais notre propre affaire 2) que la partie peut juger le tout, l’individu la société. 1) Le premier point = l’objet du Contrat social (cf. plus bas, analyse du 3ème §). 2) Que suppose le second ? Qu’alors même que nous sommes les produits d’une culture donnée, d’une éducation sans laquelle nous ne serions rien, qui nous donne forme humaine et cette forme-ci (cf. textes d’Aristote et Malson) – nous pouvons – et devons – à tout instant nous arracher de ces déterminations pour poser aux lois qui nous font la question de leur légitimité, c'est-à-dire les mettre en question. Autrement dit : l’individu est transcendant à la société (il ne s’y réduit pas) et cette transcendance est valeur. Les droits de l’homme au fronton de la Constitution signifient : les lois doivent être faites pour l’individu – les individus - en vue de leur seule liberté – et non pour la Nation, l’Etat, la Société ou une quelconque entité collective extérieure et supérieure aux individus. Deux risques - souvent dénoncés - d’une telle position : l’artificialisme et l’individualisme. 1) Artificialisme : substituer des lois fondées sur la seule volonté humaine (artificielles=crées par l’art humain) à la lente et impersonnelle formation des us et coutumes n’est-ce pas risquer de renverser l’ordre irréductible (au choix, à l’individu) de la société par lequel seul les hommes peuvent vivre ensemble ? Critiques réactionnaires de Bonald et De Maistre contre la Révolution française et la Terreur engendrée selon eux par cette folie de vouloir refaire artificiellement une société que l’impersonnalité des siècles avaient faite. Question : dans quelle mesure pouvons-nous légiférer sur la société qui nous fait, substituer notre volonté à la lente maturation de l’histoire ? Reprise de ces critiques aujourd’hui par Hayek défenseur du capitalisme et de la limitation de l’intervention (= artificielle) : l’ordre marchand serait dans son extraordinaire complexité (réseaux sans centre) bien plus efficace que - et surtout, irréductible à - toute intervention volontaire : une autorégulation. Actualité de cette question : discours du parti socialiste comme des gens de droite – fins des grands projets : « on ne peut – presque - rien faire », l’ordre mondial capitaliste est trop complexe, des effets pervers imprévus suivent immédiatement de pratiques interventionnistes – il faut donc s’adapter, tout volonté artificielle de refaire le monde étant vouée à l’échec : realpolitik = gestion de l’état de fait et des rapports de pouvoir existant = oubli de la justice. Transformation en question : pouvons-nous donc agir, de l’extérieur, sur la complexité des réseaux socio-historiques sans dérégler un ordre supposé autorégulé ?  Individualisme : situer l’individu au centre de la loi comme sa source, son but et le juge de sa légitimité, cela ne risque t’il pas de lui faire oublier ce qu’il doit à ceux qui l’entourent et le précèdent. L’aveuglement de l’individualisme, cette tendance de l’homme (ici, contemporain) à se refermer sur soi-même (dépolitisation) et à se considérer comme un centre a-social (« sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis (…) [les hommes de notre temps] s’habituent à se considérer toujours isolément. Ils se figurent volontiers que leur destinée est toute entière entre leurs mains (…). [Ils] ne doivent rien à personne, ils n’attendent rien de personne »  (Tocqueville)) = oubli de ce par quoi il est : la culture, l’éducation, les lois (Cf. Platon, Criton). Question ici au centre du Contrat Social : comment penser un devoir citoyen dans le cadre d’un droit fondé sur la liberté? = éminemment actuel : comment faire pour que, volontairement et sans contraintes, nous nous intéressions au bien commun? (cf. l’école et les tentatives de remettre la « citoyenneté » au goût du jour, les exhortations – inefficaces - des hommes politiques à ce que nous votions… / constat aujourd’hui d’une privatisation de la société et d’un désinvestissement de la sphère publique).

 Dernier point justifiant la position de Rousseau qui, simple individu, entend traiter des fondements de la politique : il est le mieux placé pour le faire : un politique agit et ne pense pas, il n’en n’a pas le temps. Les nécessités de l’action : être sur le « qui-vive », répondre dans l’instant à des situations nouvelles, décider dans l’urgence = une intelligence pratique mais qui n’a pas le temps de penser aux principes de son action. Au contraire le philosophe = n’agit pas : contemplation (théorie) / action (pratique) ; on ne pense pas dans l’urgence : pour penser - une vie contemplative, libérée des impératifs de l’action. De là une dramatique coupure entre le philosophe et le politique : il faut que l’Idée de justice inspire la pratique, donc que le politique écoute le philosophe (cf. Robespierre qui brandit le Contrat social) sinon la possibilité d’un ordre juridique juste s’évanouit. De là cette question : comment assurer une telle position de la pensée comme guide de l’action dans le champs politique? Comment faire pour que la politique ne soit pas le règne du plus fort (démocratie : le plus fort = le plus grand nombre) et de l’opinion (sans fondement, irrationnelle) mais vise effectivement par l’exercice de la pensée le bien commun (justice) ?

c) 3ème §. Si ensuite Rousseau parle de politique c’est qu’il en a le devoir et le droit. Le droit : là encore deux sens. Le droit : la loi de fait le lui autorisait. Rousseau = citoyen de Genève (République libre depuis le XVIème siècle, citoyens libres et égaux – en réalité le pouvoir effectif appartenait au « Petit-conseil » dont les membres se recrutaient toujours dans les mêmes familles (oligarchie) dont celle de Rousseau). En tant que citoyen, droit effectif de participer à l’élaboration de la loi et donc de réfléchir dessus. Mais même si a) il n’appartenait pas à de telles familles b) il est, par après, exclu de la citoyenneté (à Genève, et partout en Europe, le Contrat social – ouvrage séditieux et dangereux - sera brûlé en place publique), il se considère membre de droit de la République (cf. chp. V : la République = société où le pouvoir législatif appartient à un peuple c'est-à-dire à une association fondée sur la volonté de vivre ensemble) : Genève est en droit (ce qu’elle doit-être) une République et Rousseau, membre de droit, même si en fait – selon les lois existantes – ce n’est plus ou pas le cas  Rousseau présuppose ici ce qu’il va montrer : la politique est l’affaire de tout homme en tant que citoyen c'est-à-dire membre de droit de la République, partie du souverain (celui qui exerce le pouvoir législatif = qui décide les lois) – ce pourquoi au sein d’une tyrannie je peux en appeler au droit contre la force. Note sur le corollaire d’un tel droit : le devoir de penser : avoir le droit de vote impose une responsabilité : si je décide de la loi je dois réfléchir à la politique et faire de la philosophie politique : comment voter si on ne s’interroge pas sur ce qu’est une loi juste ? De là ce problème afférent – pour y réfléchir encore faut-il avoir le temps et les capacités. D’où l’enjeu d’une éducation et d’une libération du temps /ordre économique afin de rendre possible l’exercice effectif de la citoyenneté.

 

Chapitre premier : « Sujet de ce premier livre »

a) 1er §. «L’homme est né libre » : affirmation de la liberté naturelle de l’homme. La liberté de l’homme c’est ici sa liberté / ses instincts qui le distingue de l’animal : l’homme seul peut se guider, il a une volonté libre (cf. texte de Kant sur les Lumières) : il y a chez tout individu naissant un potentiel, une puissance qui excède tout enfermement, toute définition (ex. « tu es un esclave » : toujours possibilité d’échapper à un tel enfermement par la révolte). Et pourtant «partout, il est dans les fers » c'est-à-dire esclave, soumis à la domination d’un maître (XVIIIème=despotisme, absolutisme). Constat : disjonction fondamentale entre ce qu’est l’homme essentiellement (libre) et ce que font de lui la société et l’histoire (asservissement). Le discours sur l’origine de l’inégalité (1755) tente d’éclairer les causes d’un tel passage en partant de la fiction d’un état de nature (hommes en l’absence de toute société organisée par des lois) jusqu’à la formation des formes sociales inégalitaires : en rentrant en société les hommes, posés comme premièrement indépendants et quasi-indifférents (modèle quasi-animal : absence d’amour-propre (Rousseau) = de conscience et d’amour de son image / autres) vont se transformer, devenir dépendants les uns des autres et passionnés (passion = état de soumission affective et mentale de l’homme à un objet de sa propre pensée. Ex : l’avare / l’or ; l’ambitieux / image de sa réussite…). C’est la passion qui explique (condition de possibilité) la séparation homme/esclave : ce que veut le maître c’est le pouvoir, c'est-à-dire la représentation (l’image) de sa propre puissance. C’est pourquoi Rousseau affirme que le maître est encore plus serf que les esclaves. On pourrait croire, en effet, que le maître, parce que sans dépendance apparente, est le modèle même de la liberté. Mais contrairement à l’homme naturel, indépendant, n’ayant nul besoin des autres, il a besoin tant des biens que lui procurent ses esclaves (ses besoins ne sont plus ceux de l’animal, ils sont socialisés) que du regard des autres (il jouit de la représentation de sa puissance qu’il lit dans le regard de ceux qu’il domine) : il est esclave de sa passion de pouvoir – et, contrairement à l’esclave, inconscient de son propre esclavage. Cependant, la question empirique – historique du passage d’un homme supposé naturellement libre à l’état universellement répandu de domination et de servitude est évacuée ici par Rousseau (« je l’ignore ») : sa démarche n’est pas ici historique, elle est a priori (Kant) (= indépendante de l’expérience / a posteriori = qui vient de l’expérience). Ce qui l’intéresse ici ce ne sont pas les causes de la servitude et de la domination (susceptibles d’une analyse empirique) mais la question – atemporelle, anhistorique – de la légitimité ou de l’illégitimité d’un tel état de fait. Disjonction fondamentale entre l’empirique et l’a priori : même si jamais l’Idée de justice ne s’incarnait dans des situations réelles, même si l’histoire était vouée à être rapports de force, cela n’enlèverait rien à la valeur de l’Idée. Néanmoins, le problème de Rousseau est d’opérer un tel passage du droit au fait : le constat d’une disjonction entre ce que l’homme est essentiellement (être libre) et sa condition politique historique va engendrer ce problème fondamental : comment faire pour que le fait - arbitraire dans son état historique actuel de servitude - puisse s’aligner sur le droit = sur ce qui doit-être / comment faire pour que l’Idée de justice ne reste pas désincarnée ? Il ne s’agira nullement de revenir à l’état quasi-animal de nature (indépendance, vie privée : absence de communauté), mais en prenant l’homme comme il est (socialisé) et peut-être, de penser les conditions politiques de sa liberté.

b) 2ème §. Exposition dogmatique (sans démonstration) de la théorie de Rousseau et ébauche du plan du livre I. Premier point : du point de vue de la force (point de vue du fait, de l’histoire comme dynamique de rapports de pouvoir), il n’est question que de rapports de force et pas de droit. Irréductibilité du

droit et de la force et opposition à des théories qui refusent au peuple le droit de désobéir aux rapports de force en présence : objet des chapitre II, III et IV. Faut-il donc renoncer à l’ordre politique (soumission des individus à des lois) ? cf. anarchisme et Q : « une société sans lois est-elle possible » ? Rousseau : « ordre social = droit sacré » : sous-entendu : les lois = nécessaires malgré tout et l’absence de lois = pire (cf. + loin : guerre de tous contre tous). Mais cela n’entraîne pas l’équivalence de toute loi : quelles lois? Des lois légitimes = de droit. Quel est donc le fondement du droit? Ce n’est pas la nature (l’ordre du fait et de la force : chapitre III), mais la convention = institutions produites par des volontés libres. Le contrat social est une telle convention fondatrice du pacte politique (chapitres V à IX). 

 

 Pathologie de l’éducation, chp. II

 

Il n’y a que deux choses importantes dans la vie, Marcello : toujours aimer sa maman ;

et ne jamais croire les bobards des psychanalystes.

 

Plan du livre I 

I) Chapitre II – IV : examen des fausses légitimités qui dissimulent les plus abjects abus de pouvoir.

A) Fausses légitimités fondées sur la nature

     . Chapitre II : la théorie paternaliste

                . Chapitre III : le droit du plus fort

           B) Fausses légitimités fondées sur la convention

               . Chapitre IV : l’esclavage.

II) Intermédiaire : Chapitre V : le problème du fondement du droit que toutes ces théories n’ont pas examiné.

III) Chapitres VI – IX : la théorie rousseauiste de la légitimité.

              . Chapitre VI : le pacte social, définition du fondement de la légitimité.

              . Chapitre VII – IX : explication et implications.

 

 

 

I) Examen des fausses légitimités dissimulant les plus abjects abus de pouvoir

A) Les fausses légitimités fondées sur la nature

Chapitre II : Critique de la théorie paternaliste

Théorie paternaliste : de même que le père est le maître naturel de ses enfants, de même le roi vis-à-vis de son peuple, le maître vis-à-vis des esclaves. Intérêt : s’ancrer dans un modèle naturel et donc incontestable (la nature, formidable alibi du pouvoir : qui irait contre la nature ? Nature = être et valeur, essence et norme : cf. un fils peut bien tuer son père, mais ce n’est – nous semble t’il – pas naturel (contre-nature) = contraire à ce qu’est un fils essentiellement et donc à ce qu’il doit-être). De même que les enfants ont besoin de leur père (nécessité naturelle : indiscutable, il ne peut pas en être autrement – la question (au nom de quoi ?) de l’indépendance ne se pose donc pas, de même que celle d’un enfant), le peuple a besoin de son maître. Modèle naturel : le lien du sang (s’impose, ne se discute pas; le «sang bleu» des aristocrates = supérieur et indiscutable : le sang des maîtres) ; Staline = « le petit père du peuple » ; ambiguïté des discours sur la nation et le droit du sang, la «mère patrie», «les enfants de la patrie».

Rousseau va montrer le sophisme (faute logique ayant pour ambition de tromper) inhérent à une telle position. La famille est bien, en effet, une société naturelle, «la plus ancienne» et la plus simple. Une société : association (societas) d’êtres vivant ensemble. Naturelle : tout enfant naît d’un père et d’une mère et est sous leur dépendance nécessaire. L’enfant a besoin de ses parents : il ne peut survivre sans, ils subviennent à ses besoins vitaux. Le père a des sentiments naturels pour ses enfants et l’enfant pour son père. Mais, note Rousseau, la famille est la seule société naturelle. Pourquoi? Cela tient aux limites même de la famille comme association naturelle : le lien nécessaire du père à l’enfant ne vaut que tant que l’enfant est physiologiquement dépendant du père. Une fois que l’enfant devient capable de subvenir à ses besoins, la domination du père n’est plus justifiable par l’incapacité naturelle de l’enfant à se gouverner soi-même. De là – point fondamental – le lien parents/enfant devient non plus nécessaire (il ne peut en être autrement) mais conventionnel : il repose entièrement sur la volonté de rester ensemble (choix=contingence, ce qui peut être autrement). Convention = accord entre plusieurs parties = fondée sur la volonté des contractants. S’oppose à la nature = nécessité, qui s’impose, ne se discute pas.

Quelle est donc l’erreur des théories paternalistes? Considérer les hommes comme d’éternels enfants et oublier que le lien familial entre adultes est un lien conventionnel et donc volontaire. De plus le but d’un père : faire en sorte que son enfant devienne majeur (éducation) = capable de se diriger soi-même. Si le père s’impose c’est pour ne plus avoir à s’imposer. Au contraire une éducation infantilisante (cf. texte de Kant sur les Lumières) = que l’homme reste mineur (pathologie de l’éducation). Or le but d’un pouvoir politique paternaliste n’est pas l’autonomie (capacité de se donner ses propres lois) future de ses «enfants » mais le maintien dans la minorité. A ceci s’ajoute le fait que le sentiment d’amour du père pour l’enfant – le père agit pour l’enfant et y trouve sa joie – est chez les puissants simple désir de pouvoir et de commandement sans que l’intérêt du peuple y prenne une quelconque part. La comparaison père/enfant = roi/peuple ne tient donc pas.

La suite du texte est une critique des théoriciens politiques antérieurs. Leur principale erreur : établir le droit par le fait. En ceci = les gardiens de l’ordre établi, de l’arbitraire du pouvoir de fait : font, par leurs écrits, de l’usurpation un droit, de la même manière que celui qui fait la loi la décrète juste. Mais il y a sophisme (erreur logique se faisant passer pour valide) : du fait au droit il n’y a pas de passage légitime. Grotius, Du droit de la guerre et de la paix (1625) : sophisme = a) de fait, le pouvoir n’est pas en faveur des gouvernés, ainsi de l’esclavage qui est en faveur des maîtres, maîtres qui inscrivent dans la loi (qu’ils font eux-mêmes) la légalité de leur domination. b) donc, de droit le pouvoir n’a pas être en faveur des gouvernés = confusion de ce qui est (le fait) / ce qui doit-être (le droit). Ainsi Grotius partant de la division de fait entre chef et gouvernés, produit de l’histoire arbitraire de simples rapports de force, en fait une division de droit prenant l’opposition chef/gouvernés comme légitime et naturelle. C’est alors, note Rousseau, légitimer faussement le paternalisme. Le modèle qu’on retrouve est, encore une fois, le modèle naturel : l’humanité est un troupeau, une « bête », un pur corps animal que dirige le berger, qui, nature supérieure, sait (le corps qui obéit/l’esprit qui commande). Mais rappelle ironiquement Rousseau : le berger ne s’occupe du bien de son troupeau que pour finalement le dévorer. Ainsi de Caligula empereur romain despotique et sanguinaire. De même, critique Rousseau, Aristote : il prenait la division entre hommes libres et esclaves comme un fait de nature et donc de droit (légitime). Il avait raison en ceci que cette division est bien un fait : il est vrai qu’il y a des esclaves et qu’il y a des êtres qui sont devenus en leur corps et esprit esclaves tant et si bien qu’ils ne sentent plus leurs chaînes (D’où le problème de l’éducation : mais qui éduquera? Cercle à percevoir – idem/texte de Kant sur Les Lumières – la liberté individuelle suppose la liberté politique (choix d’une éducation libre) qui elle-même suppose la liberté des individus qui font la loi). Mais Aristote confond la cause et l’effet : s’ils sont esclaves c’est parce qu’ils le sont devenus et non en vertu du fait qu’ils l’étaient par nature. Passer du fait au droit c’est légitimer l’arbitraire d’une situation historique naissant de la contingence de simples rapports de force en relation de droit (juste et légitime). Dernier point, enfin, « le roi Adam » : Adam est le père des hommes et Dieu lui donne «tout pouvoir sur la Terre» (Genèse). Or le roi est roi par lien du sang (le sang royal) et droit d’ainesse. Il est roi de «droit divin» de par sa filiation avec le premier homme créé par Dieu : de là, parce que son pouvoir est ancré en nature (en son corps même, comme corps sacré, corps lumineux et faiseur de miracles, cf. roi Soleil, rois guérisseurs…), son caractère incontestable. Et pourtant qui sont les rois de l’histoire sinon des meurtriers naissant d’obscures familles parant de beaux discours et du sceau de justice le sang de leur méfait ? La nature (et le sacré, qui en est une variation) est l’alibi du pouvoir : ce n’est donc pas sur une quelconque nature que l’on pourra fonder le droit.

 

Chapitre III : Du droit du plus fort

C’est pourtant à une telle fondation du droit sur la nature que prétend à son tour l’idée de «droit du plus fort». Un tel principe est comme la vérité de la théorie paternaliste : cette dernière consistait à cacher derrière l’idée de nature l’arbitraire de purs rapports de force, ici pris explicitement comme principe même du droit une fois évacuées les références fallacieuses et idéologiques à la nature comme norme. Si j’ai le droit de dominer ce n’est donc plus parce qu’un quelconque dieu ou nature m’y fonde mais parce que je suis le plus fort ! Mais un tel principe est contradictoire : c’est, encore une fois, un sophisme. Pourquoi? La force = puissance physique = ce qui arrête ou produit un mouvement (mécanique). En termes politiques, la loi du plus fort = une loi de la nature : le plus fort l’emporte sur le plus faible. Or «céder à la force est un acte de nécessité » : je ne peux pas faire autrement = contraint. Ce n’est pas un acte de volonté : est volontaire ce que je fais de mon plein gré, sans contrainte. «C’est tout au plus un acte de prudence» : être prudent = calcul d’intérêt, sur les moyens (stratégie) de me soumettre à une force nécessaire. Exemple du brigand. «La bourse ou la vie » : je n’ai pas le choix, si je choisis la bourse, je garde la vie et perds la bourse; si je choisis la vie, je perds la vie et la bourse. Prudence = compréhension de la nécessité, de ce sur quoi je n’ai pas le choix et action en conséquence.

Aussi céder à la force ne saurait être un devoir. Ici il ne s’agit pas du devoir comme reconnaissance de la nécessité : cf. « je dois manger » (force intérieure = pulsions) mais du devoir au sens moral. Ce qu’il faut comprendre c’est que le devoir au sens moral est un acte de volonté (et non soumission à la nécessité = à la force). Ex : je suis témoin d’une noyade. Naturellement, selon la force de  mes pulsions, je suis porté à me détourner et à ne pas sauter (l’eau est froide, c’est très haut…). Pour sauter, il faut le vouloir c'est-à-dire maîtriser ses pulsions (le mouvement naturel). Kant : un acte n’a de valeur morale qu’à partir du moment où il s’oppose à  notre nature. Je dois = je veux = je veux contre mes inclinations naturelles. Politiquement : un pouvoir politique a le droit de s’imposer, si en tant qu’être de raison, j’éprouve le devoir de lui obéir = obéir volontairement (librement) à la loi parce que même si je suis lésé par la loi (je préférerais payer moins d’impôts) je considère qu’elle est juste. Ce qui est ici lésé c’est ma nature (ma pulsion possessive qui tend à me poser centre de ce monde), ce qui acquiesce et obéit librement à la loi c’est ma volonté éclairée par la raison (je considère que c’est raisonnable et je contrains, par volonté, ma nature possessive). Dualité de l’homme : être égoïste de pulsion = mon être naturel (animal) / raison et volonté (liberté par rapport à ma nature). Le devoir (sentiment d’obligation) c’est ici la manifestation de ma volonté raisonnable libre vis-à-vis de mes pulsions contre ma nature animale pulsionnelle (Kant). Alors que la contrainte s’impose (force, nature), je m’impose (à ma nature) l’obligation morale.

Vouloir fonder le droit sur la force c’est donc tenter de me forcer à vouloir et à respecter la loi. Mais le respect et l’obéissance volontaire ne s’imposent pas par la force : le bandit sur la route peut bien me forcer à lui donner ma bourse, il ne peut faire en sorte que j’approuve de surcroît. De là le «galimatias inexplicable» de l’idée d’un « droit du plus fort ». Si c’est le plus fort qui est de droit alors le droit change avec les rapports de force et, dès lors, pourquoi parler encore de droit, de justice et de devoir ? Pourquoi pas simplement la force toute nue ?

Parce que, paradoxalement, la force nue est faible : «le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ». La force, en effet, est par essence relative. On n’est jamais fort absolument, mais toujours relativement à d’autres forces. De là la fragilité de la force qui est, par essence, provisoire : un coup d’Etat, un complot, une révolte ont tôt fait de renverser un pouvoir qui ne tient que par la force. Fragilité des dictatures : le tyran doit dormir, vieillit et ni l’espace ni le temps ne sont jamais suffisamment quadrillés pour empêcher la possibilité d’un retournement des rapports de force. Au contraire, un pouvoir légitime n’est-il pas, par essence, durable? Cf. stabilité relative des régimes républicains / dictatures : le pouvoir auquel on adhère ne se maintient-il pas par la force de cette adhésion (et de là, moins de répressions / omniprésence de la force militaire dans les régimes à tendance tyrannique) ? A la limite, un pouvoir totalement légitime : durée infinie ? A contrario les grèves, manifestations, les contestations… = marques de l’absence de légitimité d’une partie du pouvoir (signe de bribes de tyrannie = domination d’une volonté particulière/intérêt commun  ou bien – propos des pouvoirs en place – irrationalité de tels mouvements). Si tyrannie = totalité du pouvoir et de son ancrage institutionnel : Révolution cf. 1789. On comprend de là la volonté des forts de masquer leur force derrière l’apparence de justice = gage de durabilité. Cf. texte de Pascal : « ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » [nb : opposition à la thèse défendue ici : Pascal pense la justice impuissante – et, de fait, une justice sans garantie de la force (police, armée) n’est-elle pas impuissante? Qui respectera

la loi, serait-elle juste, s’il n’y a pas menace ? Des êtres raisonnables assurément puisque reconnaissant sa légitimité et se contraignant par devoir et sans menace à lui obéir. Pourquoi alors la force? Parce que les hommes ne sont pas tous et entièrement des êtres raisonnables, parce que l’homme est scindé entre une part raisonnable et une part égoïste pulsionnelle. De là la nécessité du bâton (la police et les peines) au service même du droit. Si donc la force ne fait pas droit, elle peut, au service du droit, être force légitime].

La transmutation de la force en justice étant impossible, c’est sur le plan irréel mais cependant efficace de la représentation, c'est-à-dire des images et des mots que l’on a transformé la force en droit. Le tyran le sait bien : il faut pour durer masquer la force (cf. Le prince de Machiavel). Alors le roi n’est pas (en représentation) ce qu’il est réellement : ce tyran meurtrier issu d’une obscure lignée qui se perd dans l’animalité mais Louis XIV, nom propre qui éclaire le monde, issu d’Adam, de droit divin, roi lumineux doté d’attributs fantastiques, bras même de la Justice… C’est à cette vaste mise en scène (pouvoir et mise en scène comme représentation fantasmatique de l’unité du peuple : cf. rôle de la télévision et des médias… d’où l’enjeu de médias libres) qui a pour but de masquer l’arbitraire de la force sous le vêtement usurpé du droit que participent les théories paternalistes dénoncées par Rousseau dans le chapitre II : il s’agit là encore, par l’apparence des mots – rhétorique du pouvoir - de déguiser l’arbitraire et l’absence du droit par le beau mot de Justice.

Dès lors, écrit Rousseau, «ma question primitive revient toujours » : quel est le fondement véritable du droit?

Nous savons, cependant que ce n’est ni la nature, ni la force (dont nous connaissons maintenant l’identité à cette première : nature = contingente et arbitraire nécessité = rapports de force) qui peuvent être un tel fondement. Il n’y a pas de droit, avons-nous reconnu, hors sa reconnaissance par une volonté libre.

 

 

 
B) Fausse légitimité fondée sur la convention

 

Le peuple aime les tyrans cruels et incapables. Or vous êtes un tyran cruel et incapable.

 Malheureusement, le peuple ne vous perçoit pas de cette façon : il vous perçoit à 94, 7 %

comme un « gros patapouf sympa»

 

Chapitre IV : De l’esclavage

Partie 1 : § 1 à 6 : l’abdication de la liberté ne peut être l’objet d’une convention

Si le droit ne peut être fondé sur la nature, c’est sur la convention = comme le fruit d’un accord entre les volontés que l’on doit le fonder. Ne sera dit juste, ne sera de droit, que ce qui est le produit d’un tel accord (consentement bilatéral). Mais quelles en sont les conditions? Car c’est sur une telle convention, un tel accord passé entre parties que certains théoriciens (Grotius) entendent justifier la soumission du maître à l’esclave et du roi au peuple : s’il y a eu contrat consenti par les deux parties, n’y a-t-il pas alors justice ? Rousseau va démonter leur argumentation : il ne s’agit pas d’un véritable contrat. Quelles sont les conditions d’un véritable contrat ? Un contrat est un échange qui suppose l’intérêt réciproque et l’acquiescement volontaire à ses conditions (cf. contrat d’assurance : échange volontaire fondé sur l’intérêt réciproque d’une somme d’argent contre un service). Dire comme Grotius que le peuple comme l’esclave échange sa liberté contre la nourriture que lui fournit le maître ou le roi est absurde puisque c’est lui qui la produite (de plus, de fait, les rois n’ont cure de la nourriture du peuple : il s’agit de faire la guerre et donc de le ponctionner par les impôts) : il n’y a donc pas d’échange (unilatéral et non réciproque), on ne peut donc vouloir être esclave.

Reste un second type d’échange (§3) : le peuple échangerait sa liberté contre la sécurité. Or cet échange là a toutes les apparences de la rationalité : le peuple obtient bien quelque chose qu’il n’avait pas auparavant et à quoi il a intérêt (la sécurité, l’ordre public), le Roi – s’il doit respecter les termes du contrat – doit limiter sa puissance en ne contrevenant pas à la sécurité du peuple. Pour la sécurité, l’ordre public, il faut apparemment que l’on renonce à la liberté : le droit de tout faire (privé) mais aussi à la liberté politique de contester la loi (débats, liberté de la presse, manifs…) = facteur de désordre : il faudrait donc échanger la liberté contre la sécurité pour ne pas vivre dans l’insécurité du désordre (cf. absence de lois et de répressions = tous les coups sont permis, vols, meurtres…= loi de la jungle. Ex : Western). De là – et pour le bien du peuple - la matraque des CRS, « forces de l’ordre ». Au nom de quoi, Rousseau dénonce t’il un tel contrat ? Premièrement : le peuple est surveillé par les forces du roi mais qui surveillera le roi ? Le roi est garant de l’ordre public mais cet ordre a tôt fait de devenir désordre à son tour : guerres, répressions, vexations aléatoires = la réalité d’un pouvoir royal illimité. Supposer le roi raisonnable et n’agir que pour l’ordre public c’est oublier que le roi est un homme (et de plus un «puissant») rongé par les passions qui, sans freins, peuvent se déployer. De là notamment la guerre, fruit du désir de puissance : mais si le peuple a échangé sa liberté contre la sécurité (tranquillité), cette sécurité-là ne lui est pas donnée mais la guerre et l’arbitraire : contrat de dupe.

Supposons, cependant – et c’est le second point – qu’un tel contrat soit respecté. Peut-on échanger sa liberté contre la tranquillité (supposée acquise) et qu’est-ce qu’un tel échange pour l’homme ? Rousseau : « qu’y gagnent-ils si cette tranquillité même est leur misère ? » En quoi la tranquillité peut-elle être une misère ? C’est que renoncer à la liberté c’est déchéance et perte de dignité. Rousseau par un tour rhétorique fait appel à notre sentiment de dignité (par quoi nous nous estimons nous-mêmes) : « on vit tranquille dans les cachots » - nous ressentons en nous un mouvement de révolte, un refus du cachot, par quoi nous voulons, serait-ce au détriment de la tranquillité, être libre : la dignité de l’homme c’est, être de volonté, d’être maître de soi et non, comme l’animal, le jouet de forces de la nature = être le sujet volontaire qui dirige sa vie et non être dirigé. Rousseau réveille ici par ses mots une puissance qu’il suppose (il parie donc sur elle). Qu’est-ce qu’en effet que choisir la «tranquillité» ? Tranquillité = tranquillitas en latin et ataraxie en grec. Sénèque, De la tranquillité de l’âme : la tranquillité c’est l’absence de trouble qu’il assimile au bonheur. Ce qui est cause de trouble c’est, selon lui, le mouvement infini de notre désir qui sans cesse nous porte en avant et nous déçoit toujours. De là, pour être heureux (adéquat à soi et à ses visées), une renonciation par raison à cette force désirante : repli sur soi, loin du monde et ses affaires, loin du corps désirant et de ses troubles. Mais, ainsi qu’il fut souvent reproché aux stoïciens, une telle absence de trouble ne s’apparente t’elle pas à la mort ? Et, en effet, l’ataraxie collective, l’absence de « troubles politiques », l’absence de débats et de conflits, ne s’apparente t’il pas à l’absence de vie ? Texte de Montesquieu : « pour règle générale, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un Etat qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n'y est pas (…) si l'on y voit de l'union, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts ensevelis les uns auprès des autres ». On le verra plus loin (chapitre V) c’est qu’il n’y a ici ni citoyen, ni peuple mais un simple agrégat, un tas de membres morts reclus dans leur vie privée. Au contraire, l’exercice effectif de la liberté politique, en ce que chaque individu est l’irréductible dépositaire d’une raison qu’il ne peut exercer qu’à la première personne dans l’ouverture conflictuelle (mais sans violence) aux raisons d’autrui, ouverture rendue possible par l’existence d’un espace public de dialogue (Assemblée, comités, presse…), n’est-il pas nécessairement tension, conflit, mouvement et vie? Aussi, comme le dit Montesquieu, «comme des dissonances, dans la musique, concourent à l'accord total. Il peut y avoir de l'union dans un Etat où on ne croit voir que du trouble» non l’union figée d’un corps mort mais l’union vivante de citoyens en dialogue – unis au moins sur les règles qui substituent à la violence l’espace public du dialogue. En opposant la Sparte figée à la bouillonnante Athènes, Thucydide (Histoire de la guerre du Péloponnèse, 5ème siècle av.J.C) ne montrait-il pas comment le chaos apparent de la ville d’Athènes, cette dynamique fulgurante, source tant de tensions que de créations dans tous les domaines de la vie, était intimement liée à cette liberté politique qu’elle accordait à ses citoyens (participation effective à l’élaboration des lois, espaces multiples de dialogue) ? Au contraire, les utopies et les systèmes totalitaires ne visent-ils pas à substituer à cette dynamique de la liberté, une «société froide», l’union figée et morte d’un «bonheur» au repos ? Reclus sur leur «vie privée» garanti par un pouvoir extérieur et tutélaire, c’est le monstre d’un Etat lubrifiant des vies séparées sans heurts ni accrocs dans le sommeil politique de chacun que Tocqueville (De la démocratie en Amérique) voyait à l’horizon de nos démocraties (et que peint Huxley, dans Le meilleur des mondes). [Troquer la liberté contre un bonheur privé : problème de l’opposition entre bonheur et liberté. Quel bonheur ? Le bonheur peut-il être privé ? Peut-on être heureux dans la servitude ?]

Quatrième § : « Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable ». Pourquoi ? Se donner gratuitement c’est ici abdiquer sa propre liberté. Or c’est là chose impossible (absurde=illogique) : je ne peux volontairement renoncer à vouloir. Tant que je veux, je ne renonce pas. Quand j’ai renoncé, je ne veux plus. Dans un contrat ce à quoi je peux renoncer ce n’est pas à ma liberté (volonté libre comme source de l’action) mais à telle ou telle action. Mais cette renonciation suppose que je la veuille et sa durée sera celle-là même de cette volonté. Je ne peux par contrat décider d’abdiquer ma liberté et de ne plus vouloir car ce que j’échange n’est pas une chose (qui ne dépend plus de moi, une fois vendu, qui m’est extérieure) mais moi-même. C’est pourquoi un contrat n’est pas le fruit d’une volonté ponctuelle mais continuelle : dès lors que je ne veux plus, je résilie mon contrat. Cf. le contrat de mariage : il ne tient que parce que je le veux, quand je ne le veux plus : divorce. Le contrat qui me ferait renoncer à ma liberté à vie n’est pas un contrat puisque suite à ce contrat ma volonté n’intervient plus : ce n’est pas un contrat puisqu’un contrat peut être à tout instant résilié.

Cinquième § : Un contrat n’engage que l’individu unique qui contracte et non ses descendants. Dans l’hypothèse où un tel contrat de soumission serait valable pour un individu (ce qui n’est pas) il ne l’est pas pour ceux qui ne l’ont pas choisi : un père n’est pas propriétaire de ses enfants, chaque homme est une volonté libre. De là la critique de la monarchie héréditaire et la perpétuation d’un pouvoir que d’autres ont (par hypothèse) choisi pour nous. Sixième § : reprise et synthèse des arguments précédents. a) On ne peut (sans folie ou mauvaise foi (Sartre)) et on ne doit (devoir, dignité) renoncer à sa liberté. b) Le contrat supposé est un faux contrat : rappel de la nécessité d’un échange et d’un consentement bilatéral des volontés en présence.

C’est ton premier pillage ?

(dessins de Voutch)

 

 

Partie 2 : § 7 et suiv.: examen d’un prétendu droit d’esclavage fondé dans la guerre sur le droit de tuer

Grotius : l’esclavage serait légitime en situation de guerre car il serait fondé sur un contrat. De même un chef / son peuple conquis à la guerre : se comporter comme le maître/esclave. Contrat = échange liberté contre vie. Semble un contrat : il y a bien échange et intérêt des deux parties. Mais sur quoi est-il fondé ? Sur un prétendu droit de tuer. Or, hors la guerre, il n’y a plus de droit de tuer. Dans la guerre = légitime défense, quand ma vie est menacée (à  comprendre : deux individus libres – hors état de guerre - conviendraient d’un tel droit). Mais il n’y a pas de droit de vie et de mort hors la guerre : quand il y a un vainqueur, la guerre est terminée. Absence de droit de tuer : impossibilité de fonder un droit à l’esclavage sur un droit inexistant. Là encore c’est la force qui se pare du mot «droit » pour tenter de légitimer son pouvoir mais le contrat supposé est, encore une fois, illégitime : du «je peux» te tuer on passe à «j’ai le droit» de te tuer = sophisme.

 

Conclusion : de tels pseudo-contrats : façons rhétoriques de masquer l’arbitraire du pouvoir de fait = la force

 

II) Transition : le problème du fondement du droit que toutes ces théories n’ont pas examiné

 

Chapitre V : Qu’il faut toujours remonter à une première convention

Erreur des théoriciens antérieurs (§ 2) : supposent que le peuple puisse se soumette à un maître avant même d’étudier ce qu’est un peuple. Qu’est-ce donc qu’un peuple? Un peuple n’est pas une multitude, c’est une société = association. Une multitude, au contraire, c’est une somme d’éléments épars, rassemblés par une force extérieure à laquelle ils sont passivement soumis. Une multitude c’est un tas, une simple juxtaposition spatiale : ex. tas de feuilles, déchets dans la poubelle. Or une fois la force extérieure évanouie, le tas se désassemble : les déchets sans la poubelle pour les contenir : à droite, à gauche selon les forces en présence. Ainsi des esclaves rassemblés par la force du maître : ils sont soumis (passivité) à la force extérieure du maître qui les unit et sont sans liens les uns vis-à-vis des autres. Au contraire, un peuple n’est pas une multitude : c’est une association d’hommes unis par la volonté (activité) de vivre ensemble : ils ne sont pas unis (voix passive) par la force mais ils s’unissent. Dans le tas le principe d’unité est à l’extérieur et les éléments indifférents les uns vis-à-vis des autres (sans autre relation que spatiale : espacement et contiguïté), une association : les éléments y sont chacun avec les autres en rapport (volonté de), ils partagent en commun leur volonté d’être ensemble et leur identité de membre de la société (citoyen). A la différence d’une multitude dont le principe d’ordre est à l’extérieur et régit passivement les éléments, une société s’organise en se forgeant ses propres règles. Elle n’est pas soumise mais régie = par des règles et des lois acceptées par tout un peuple de façon à rendre effective la volonté de vivre ensemble. De là : si on est un peuple parce qu’on est simplement soumis à des mêmes lois et règlements, on n’est pas un peuple mais une multitude. Ainsi toutes les frontières ne délimitent pas un peuple : il y a dans un même Etat des peuples qui ne veulent pas vivre ensemble (tout Etat n’est pas un Etat-nation = Etat fondé sur la volonté unitaire de vivre ensemble). Ex : les nationalistes corses, les conflits des ex. pays de l’Est unifiés de l’extérieur par les forces communistes. L’opposition multitude / peuple renvoie à deux conceptions de la politique : la première au despotisme, la seconde à la république. Une multitude c’est, en effet, une totalité additive ou mécanique alors qu’une société est un corps politique = totalité organique.

Totalité additive : le tout = somme des parties. Ne fonctionne pas de façon autonome mais comme une machine – assemblage, juxtaposition mécanique de parties – en étant mu de l’extérieur (la force) – et ne se fabrique pas elle-même. A l’opposé une totalité organique (corps) : le tout n’est pas une somme de parties (on ne peut pas créer la vie par sommation de parties : cf. Frankenstein : il faut le miracle d’un principe de vie donné par ailleurs pour faire vivre le monstre qui sans cela est sans vie, simple juxtaposition d’organes), chaque partie singulière (organe) participe de la vie du tout et le tout assure à chaque partie sa vie : il y a action réciproque et unité organique des différentes parties (le tout est en chacun, chacun est dans le tout). Qu’est-ce qui assure cette unité organique d’un peuple qui fait qu’il est un corps politique? La volonté de vivre ensemble, la volonté d’être un peuple. C’est le principe de vie interne du peuple indissociable de son être peuple : un peuple n’est peuple que soutenu par la volonté de l’être, interne à chacune de ses parties. Au contraire, un corps politique mort c’est ce qui reste une fois cette volonté évanouie ou usée : règles de fonctionnement, bâtiments publics, lois… comme autant d’éléments juxtaposés et démembrés de la machine politique qui ne fonctionnent plus sans la vie que leur donne le souffle du peuple. De là l’échec de la transposition de formes politiques telle une démocratie représentative là où manquent les conditions de leur efficience : un peuple conçu comme volonté effective de vivre ensemble, cf. Afrique;

 fonctionnement politique défectueux des ex. pays de l’Est… Un peuple ce n’est donc pas un donné, un fait, c’est une volonté vivante et actuelle de vivre ensemble.

C’est pourtant ce qu’il ne semble pas : un peuple, l’historien ne le définit-il pas par son histoire, comme le produit involontaire d’un processus historique? Certes, mais les conditions historiques sont des conditions (ce sans quoi il n’y a pas : ex. l’unification des langues, le rapprochement culturel…) mais non des causes (ce qui produit) : il n’y a pas de peuple sans une reprise active et volontaire des données de l’histoire (De là le pb de l’Europe : sur quoi la fonder ? Sur l’histoire ? Sur la volonté de vivre ensemble ? Doit-on supposer ou construire cette volonté ? Et dans quelle mesure en avons-nous les moyens ? Sans parler de l’idée de « faire le Monde» - au sens politique – qui interroge en retour l’idée d’Europe : à quelle fin l’Europe ? Quel lien / Monde ? = un pas vers (réaliser l’humanité politique)? Ou un pas contre (se protéger) ?). 

Synthèse : Une tyrannie = absence de vie politique (mort politique), absence de peuple = agrégation d’éléments extérieurs les uns aux autres par une force extérieure (le tyran) = un troupeau (modèle animal) = esclaves. Absence de vie publique : tous les intérêts sont privés / une république (res publica =chose publique) : unité vivante du peuple voulant être peuple – intérêt commun - et exerçant effectivement le pouvoir législatif (choisissant les lois organisant leur propre être-ensemble).

Deuxième § : Erreur de Grotius : il ne sait pas ce qu’est un peuple et le confond avec une multitude. Or, note Rousseau, avant d’analyser si un peuple peut se donner à un roi – et de quelle manière - il convient d’analyser son préalable = la constitution même du peuple comme peuple. Le contrat que supposait Grotius par lequel une multitude se soumettait à un chef manquait les conditions mêmes d’une telle réunion. Si cette réunion est une agrégation forcée alors il n’y a pas de contrat, puisque la volonté en est absente – on a affaire à une multitude unie de l’extérieur par la force du chef ; s’il doit y avoir contrat entre le chef et le peuple (si le pouvoir du roi doit être fondé sur l’intérêt réciproque du roi et des gouvernés et donc sur leur volonté commune), il faut que quelque chose comme la volonté du peuple existe préalablement. Mais qu’est-ce qu’une telle volonté et que suppose t’elle?

Troisième § : Le contrat étant (hypothétiquement) supposé entre le peuple et le roi – il faut donc que le peuple existe et qu’il ne soit pas qu’un mot réunissant de l’extérieur une multitude (ainsi qu’il l’est dans le discours des grands : fiction d’une unité inexistante mais permettant de légitimer faussement la violence cf. « au nom du Peuple… »). Si donc on réunit la population (une multitude) dans une salle de vote et qu’on demande à tous de choisir le chef qui les dominera, qu’est-ce qui peut bien engager celui qui a voté pour un autre de suivre l’opinion majoritaire ? Lui ne veut pas de ce chef, qu’est-ce qui va bien pouvoir l’y attacher de telle façon qu’il s’y soumette volontairement ? «Où serait (…) l’obligation pour le petit nombre de se soumettre au choix du grand, et d’où cent qui veulent un maître ont-ils le droit de voter pour dix qui n’en veulent point ? ». Il faut au préalable que la totalité des volontés soit d’accord sur la règle majoritaire : s’il n’y a pas accord sur une telle règle, le résultat du vote ne saurait engager celui qui ne veut pas cette règle. Le point est important : le peuple, avons-nous vu, est une association fondée sur la volonté de vivre ensemble ; il est donc constitué d’une pluralité de volontés s’unissant volontairement : si une volonté refuse une telle association, elle ne fait donc pas partie du peuple. Dès lors l’engagement volontaire d’une partie de la population ne saurait engager la partie qui refuse un tel engagement : ils ne peuvent qu’y être forcés mais, sans volonté de leur part, ce n’est pour eux nullement un devoir. On saisit l’enjeu : la règle démocratique de la majorité n’est-elle pas un despotisme du plus grand nombre sur la minorité – despotisme car forçant le petit nombre qui ne veut pas de la loi à s’y soumettre (alors que le plus grand, lui, veut la loi) ? Pour qu’une telle règle ne soit pas despotique, il y a une condition : qu’il y ait unanimité sur une telle règle, c'est-à-dire que tous la veuillent. Une élection légitime doit donc être telle que la totalité des individus la veuillent, non nécessairement dans son résultat mais dans son principe. Voila ce qui unit fondamentalement la droite et la gauche aujourd’hui : malgré les divergences politiques, accord fondamental et premier sur le principe majoritaire et les institutions qui servent de cadre au débat public. Par quoi je peux, si je veux la règle majoritaire, obéir volontairement et sans contrainte à son résultat, fut-il contraire à mes opinions. Il s’agit ici d’une obéissance légitime (parce que je la veux) et non forcée (bien que la force publique soit aussi là, mais légitime, pour contrecarrer les oppositions aux principes de la République : de là vient, bien entendu, la question : qu’en est-il de celui qui refuse l’association – et est-ce possible?). C’est une telle condition d’unanimité qu’oublie Grotius : s’il doit y avoir débat public et délibération, le préalable c’est que tous adhèrent aux principes et aux règles de tels débats – sans quoi ils ne sont nullement engagés par le résultat. Le préalable de toute convention politique légitime c’est la République, c'est-à-dire l’existence d’un peuple.

Dès lors le problème à résoudre est celui-ci : comment une multitude devient-elle un peuple? Par le contrat social.

 

III) La théorie rousseauiste de la légitimité

 

Chapitre VI : le pacte social, définition du fondement de la légitimité

Il s’agit ici du centre de l’exposé dont les chapitres VII et VIII ne font que dégager les conséquences. Nous savons désormais que l’avènement du peuple est un acte de volonté (et non forcé) qui suppose l’unanimité des contractants. Quels en sont les conditions et le moteur effectif?

Premier § : Rousseau part d’une fiction (« je suppose ») qui est l’état de nature. Qu’est-ce qu’un tel état ? C’est l’imagination de ce que serait la vie humaine sans la société, la culture et les lois – fiction car nul homme ne vit et n’a vécu ainsi (pas d’homme sans culture) mais fiction hautement intéressante en ce qu’elle nous permet de penser, par opposition à l’animalité, tant la spécificité de l’homme que la nécessité des lois. Le discours sur l’origine de l’inégalité avait pour but d’éclairer le passage d’un tel état de nature où l’homme n’est encore qu’un animal à l’état civil par la construction d’un discours hypothétique. Ce § s’y réfère explicitement. Sans lois et sans police pour les faire respecter, la vie de l’homme a l’état de nature a tôt fait d’être insupportable : rien ne garantit sa sécurité, il est soumis aux passions de tous, sa vie et ses biens sont à tout instant menacés engendrant «le plus horrible état de guerre». De là un pacte fomenté par les riches (cf. texte) : jouant sur l’intérêt commun à la sécurité (la vie, premier des biens), ils convainquirent chacun de la nécessité d’un pouvoir supérieur garantissant la paix. Mais c’est, affirme Rousseau, un véritable contrat de dupe : si les pauvres gagnent, en effet, la sécurité ce qu’ils gagnent aussi c’est la transformation de l’inégalité de fait – produit arbitraire de purs rapports de force – en inégalité de droit (=ici légal, défendu par les forces de l’ordre, et se prétendant légitime). Au contraire, les riches gagnent tant la sécurité que la protection par la loi, sous l’apparence de la justice, des biens accaparés sur une terre qui, à l’état de nature, appartient à tous et n’appartient à personne : leur possession de fait devient propriété (= légale et protégée, cf. chap. IX). L’inégalité, pur fait, produit arbitraire de l’histoire, pur effet de rapports de force, devient, par ce pacte de dupe, inégalité garantie par la force de la loi et masquée sous l’ambiguïté des mots « droit » et « justice ». Actualité d’une telle critique : à qui appartient la Terre? La loi répond en donnant des titres de propriété, garantissant la légalité de la simple possession – réponse : à une poignée de firmes. Qu’est-ce d’autre sinon l’illégitime (sur la nature et les limites de cette illégitimité de la propriété, cf. chap. IX) transformation du fait en droit = « le droit du plus fort » ? C’est pourquoi Rousseau entend substituer à ce pacte illégitime, un pacte de droit. Le pacte social, avons-nous reconnu, est un pacte nécessaire : nécessité des lois pour survivre hors état de guerre (en ce sens nul ne peut, en raison, s’y soustraire). Certes, mais quelles lois - de telle façon qu’elles soient justes? (légitimité et sûreté)  Rousseau entend ici substituer au faux contrat fomenté par les riches, un contrat légitime fondant la société.

Second § : Utilisation d’un modèle mécanique (physique) pour expliquer le passage des individus formant une multitude en conflit dans l’état de nature à l’union en un peuple par le pacte social. Modèle mécanique : chaque individu peut-être défini par une force, elle-même quantifiée (intensité), force ayant une direction particulière (ex : force musculaire ayant pour direction l’objet possédé par le voisin). Dans l’état de guerre de tous contre tous, les forces s’opposent et se contrecarrent : le plus fort gagne mais il faut retrancher de son gain la force qu’on lui a opposé (F = F2 – F1) – finalement, par le jeu des forces contradictoires qui se soustraient les unes les autres un tel état aboutit à un état de misère insupportable (où le fort d’un instant n’est nullement assuré de sa position de demain). De là, dit Rousseau, la nécessité «d’unir» les forces (« l’union fait la force ») : au lieu que les forces s’opposent et ainsi se soustraient, faire qu’elles s’additionnent = agrégation (Ex : au lieu de s’opposer pour obtenir un fruit, unir les forces pour en produire davantage : ici tout le monde est gagnant). Mais l’addition ne suffit pas, il y faut encore – second point – direction. L’addition seule c’est addition sans sens donné et donc indifféremment pour toute finalité : par exemple, addition des forces (et non conflit) au profit d’un despote. L’addition seule, sans direction, c’est addition aveugle.

 

La guerre : opposition et soustraction de forces

 

Rubens, Le combat des amazones

 

L’agrégation des forces sans conscience de la direction : unité aveugle

 

 Extrait de Full métal Jacket de Kubrick

 

Diriger les forces unies c’est leur donner consciemment un sens, une direction, une finalité = décider de la direction de notre destin commun = transformer l’agrégation des forces en association en vue d’un « seul mobile » (= seul but). C’est non seulement s’unir mais savoir pourquoi, dans quelle finalité on s’unit : être maître tant de notre union que de la direction de notre vouloir commun. Troisième point : «faire agir nos forces de concert ». Métaphore musicale : harmonie (cf. texte de Montesquieu). Chaque instrumentiste participe à l’élaboration du tout : la visée = commune (le morceau) et la pratique = une partition particulière. Au contraire, si chacun joue ce qu’il désire = cacophonie (soustraction de sonorité : on n’entend rien ; on n’entend plus que celui qui joue le plus fort). Concert = régulation de chaque volonté (ordre) en vue d’un but commun = la direction.

Troisième et quatrième § : comment faire pour qu’en unissant nos forces nous ne perdions pas notre liberté? Or il n’y a de légitimité que consentie = fondée sur la liberté : il faut donc penser une synthèse de l’unité (le peuple) et de la pluralité (volontés individuelles) de telle façon que l’unité soit voulue par chaque volonté. Formulation du problème : «trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste ainsi aussi libre qu’auparavant ».

1) Première interprétation : compréhension libérale. Le problème est redoutable : si je m’unis aux autres c’est à dire si nous mettons nos forces en commun (agrégation) sous une unique direction (association) afin d’agir en harmonie, je ne peux apparemment « faire ce que je veux », je dois obéir à la direction commune (le tout) – comment dire alors que j’obéis à moi-même (si j’obéis à un autre : le tout)? C’est ainsi que ce qui nous force le plus souvent à obéir aux lois de l’Etat (cf. infractions routières, impôts) c’est souvent une menace extérieure : ce que je veux (aller vite, ne pas payer d’impôts) s’oppose à la direction du tout (ralentir, payer des impôts). Si donc j’obéis c’est par contrainte (prudence : chapitre III). Mais je n’obéis pas à moi-même car obéir à soi-même c’est faire ce que je veux – or ce que je veux c’est précisément ici désobéir à la loi (aller vite, ne pas payer d’impôts). De là le second problème : rester «aussi libre qu’auparavant», c’est ce qui semble impossible. Si être libre c’est faire ce que je veux et si auparavant, c'est-à-dire avant les lois et la contrainte de l’Etat, cette liberté (naturelle) était illimitée en principe quoique limitée en fait (par la force des autres), la nécessité d’obéir à un but commun me contraint nécessairement à suivre une direction commune qui n’est pas la direction que j’aurais naturellement prise. Dire que je suis aussi libre qu’auparavant, c’est donc apparemment se payer de mots : certes, par le pacte social, je gagne la sécurité (garantie par les lois et les forces de l’ordre) – et je préfère la sécurité accompagnée de contraintes, à la liberté naturelle inefficace car accompagnée du risque permanent de la mort – en ce sens je veux (je choisis effectivement) l’état social; mais je préférerais – chose que je reconnais impossible – ma liberté naturelle (non contrainte par les lois) et la protection des lois. L’état social semble ainsi la garantie d’une liberté limitée me permettant de me protéger contre tous : il est ce qui permet à ma liberté d’être effective (et non impuissante). Alors on comprend très bien en quel sens on peut dire qu’on obéit à soi-même et qu’on est libre dans l’état social : je veux effectivement cet état social car je comprends par raison qu’il est nécessaire pour garantir ma liberté. On opposera alors la volonté éclairée de raison au désir, force aveugle qui me pousse en avant : je veux alors contre mon désir. Certes, mais c’est ici pour mieux le réaliser (être le maître, accaparer) : j’ai, en effet, tout intérêt, quand l’occasion se présentera et dans les interstices de la loi à affirmer ma liberté naturelle (conçue comme spontanéité accaparatrice et assimilatrice). Dans une telle logique, il s’agit donc de limiter au possible le rôle de l’Etat de façon à ce qu’il soit, et qu’il ne soit que, le garant des libertés individuelles – conception à laquelle se rattache le premier membre de la phrase de Rousseau : « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé ». Cette conception = la conception libérale de l’Etat (Etat minimum, Etat simple garant de l’ordre). Si donc on fait de la politique, c’est négativement – on préférerait s’en passer – pour empêcher tant que individus privés abusent de leur pouvoir, que le pouvoir étatique soit utilisé dans un but de puissance – et certes, avons-nous vu, c’est bien là la position la plus courante de l’Etat dans l’histoire; par quoi, il convient effectivement de se protéger d’un tel arbitraire.

Notes complémentaires sur : «trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé». Surgit ici, cependant, un sérieux problème : pour qu’un tel contrat ait un sens, il faut nécessairement que les individus possèdent des biens, sinon pourquoi contracteraient-ils pour garantir les biens des autres ? Or c’est – cf. Discours sur… - ce qui n’est pas puisque certains ont tout alors que d’autres n’ont rien (ou presque) : situation qui est plus que jamais la nôtre d’une inégalité fondamentale des richesses. Dès lors un tel contrat ne revient-il pas à la situation du faux contrat que dénonçait Rousseau plus haut, un tel contrat entérinant l’inégalité des richesses en transformant en propriété (de droit) ce qui n’était qu’arbitraire possession ? Il y aurait ici un impensé de la part Rousseau – peut-être motivé par une certaine volonté de «réalisme» (cf. : si le contrat doit être possible, il faut qu’il soit – de fait – accepté par les riches). Mais la profonde inégalité des possessions est-elle compatible avec l’unité d’un peuple (cf. Rousseau, livre I, chap. IX et livre II, Chap XI). Les riches et les pauvres ne vivent-ils pas dans deux mondes (division : les riches mettent en commun leurs forces / les pauvres de même : conflit. Cf. Marx = lutte des classes) séparés et sans liens – ou plutôt par ce seul lien que les premiers exploitent les seconds (domestiques, ouvriers) aux fins de leurs besoins : comment la conscience d’une unité politique pourrait-elle bien naître d’une telle disparité ? A ceci s’ajoute que les conditions de l’émergence d’un peuple (par définition unifié) sont tant une liberté des volontés (chapitre V) que leur éducation (capacité à penser par soi-même) – conditions qui nécessitent qu’une partie de la vie des citoyens soit libérée de la nécessité économique (ce qui, bien entendu, est infiniment loin d’être aujourd’hui le cas) et, par conséquent, une certaine répartition plus équitable des biens. A défaut l’Etat a toute chance de n’être que cet Etat minimal garant, certes, de la liberté des personnes mais tout autant de l’inégalité sociale.

2) Deuxième interprétation. Une telle conception, protectrice et négative, de l’Etat n’est pourtant pas la conception de Rousseau. Rappelons les termes du problème : ««trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste ainsi aussi libre qu’auparavant ». Si dans l’union à tous je n’obéis qu’à moi-même, c’est que la volonté générale (la direction commune du corps social) est ma volonté ou – c’est la même chose – que je veux la volonté générale. Alors, bien entendu, si ma volonté est la volonté générale je n’obéis qu’à moi-même (aux buts que je me fixe) et je suis, en ceci, libre. Dire que je veux la volonté générale, cela ne signifie pas ici (conception libérale) que je la veux pour réaliser – par ailleurs – mes désirs (égoïstes par nature) mais que je la veux pour elle-même. Cela signifie t’il que je dois faire taire ma volonté et fusionner avec celle du corps social ? Non car alors la volonté générale ne serait plus ma volonté – j’aurais perdu ma liberté comme capacité à me diriger moi-même = modèle de la soumission aveugle d’un individu au groupe (fascismes, totalitarisme : agrégation aveugle des forces). Il faut donc – c’est le point à comprendre – qu’en toute conscience et liberté, éclairé par la raison – et ceci donc à la première personne - ma volonté soit volonté générale – sans quoi c’est ma liberté qui est perdue (la maîtrise volontaire de moi-même). Alors je ferais véritablement corps avec le peuple comme mouvement unitaire volontaire – ce n’est alors rien d’autre que de se penser et de penser les autres comme citoyens. Est-ce possible ? Et à quelles conditions ?

Cinquième § : les conditions du contrat (les clauses) sont ce sans quoi le contrat est nul. Elles sont, nous dit Rousseau, tacites = sous-jacentes, non dites. De même que le contrat est un contrat tacite, de même les clauses : tacite, cela veut dire que la multitude ne s’est jamais effectivement réunie pour décider de devenir un peuple. Contracter ce n’est ici rien d’autre que participer activement à la vie politique dans la visée de la volonté générale c'est-à-dire du bien commun – nul besoin, en effet, de signer, nul besoin de papier, l’action même de participer et de viser le bien commun suppose un tel contrat tacite. Le contrat social n’est rien d’autre que l’acte permanent de contracter = un engagement continu (comme le mariage). Mais, note Rousseau, si les clauses sont violées alors le contrat devient nul : sous-entendu si l’action politique réelle contrevient aux clauses du contrat, clauses pour lesquelles j’ai renoncé à ma liberté naturelle (tout faire sans limites), je n’ai alors nul devoir d’obéir à des lois injustes (et injustes parce que contrevenant aux clauses par lesquelles seules la justice comme produit de la convention prend sens) : je peux me révolter = j’en ai le droit. Ainsi par exemple des résistants / régime de Vichy, illégitime parce que s’imposant de l’extérieur aux volontés individuelles, démises de leur pouvoir législatif.

§ 6, 7 et 8 : quelles sont, plus précisément ces clauses? « L’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté » : en quoi est-ce ici la condition du contrat social? Il faut premièrement comprendre qu’une telle aliénation totale est le don par l’individu de tous ses droits à la communauté : tous ses droits, cela signifie ici, tous ses droits naturels (=hors du contrat) = droit d’user de ma force comme je l’entends au gré de mes désirs (droit qui n’est, en réalité qu’une puissance de fait). Si, en effet, l’individu gardait par devers lui le droit d’utiliser comme il l’entend sa force, alors la sécurité – qui suppose l’union des forces – ne serait pas assurée (je pourrais au gré de mes pulsions utiliser ma force contre autrui) et, donc, le contrat, qui vise l’unité, nul. Aliéner ses droits à la communauté signifie reconnaître que mes droits – ce que j’ai légitimement le droit de faire - sont définis par la loi et non par l’arbitraire de mes désirs et pulsions individuels : aliéner tous ses droits signifie ainsi abolir le despotisme (renonciation de chacun à la possibilité d’être au-dessus du droit – c'est-à-dire du droit commun). Par quoi, l’égalité est supposée comme une condition du contrat : tous doivent également contracter pour que la renonciation à l’usage égoïste de la force ne se fasse pas au détriment de quelques-uns mais au profit de tous.

Alors « chacun se donnant à tous ne se donne à personne » - puisque les conditions sont strictement égales pour tous les contractants et que nul ne saurait se soustraire au contrat. Mais cependant – et c’est le second point - ce qui n’est pas et ne peut pas être aliéné c’est le moteur même du contrat qui est toujours ici supposé, à savoir la liberté. C’est toujours volontairement que je souscris au contrat, c’est volontairement que j’accepte de donner à la communauté tous mes droits naturels en échange de droits civils maintenant légitimes – la liberté, la liberté de ma volonté, est donc, par principe inaliénable puisqu’elle est la source continue de la validité du contrat. Ce qu’il faut ainsi comprendre c’est que cet acte de renoncer à mes droits naturels est un acte de liberté (un acte volontaire) par lequel je décide librement – et sous la condition d’une égale acceptation par tous – de devenir membre de la communauté, du corps politique, citoyen du peuple. Alors l’Etat ne m’est plus extérieur : l’Etat (légitime) c’est nous, soit la force du peuple en acte s’autodéterminant c'est-à-dire tissant par soi-même les fils de son destin.

Harmonie : union et direction commune des volontés en volonté générale

David, Le serment du jeu de paume (1791)

 

 

Lecture des images

 

Mode de relation humaine : un certain rapport de force, un certain rapport des volontés à l’unité sociale.

 

Rubens : conflit. Caractère chaotique des mouvements et des formes : enchevêtrement ; absence de point central focalisant le regard (unité) = autant de volontés individuelles qui se contrecarrent, s’empêchent, se brisent les unes sur les autres. Opposition et soustraction des forces.

 

Full Metal Jacket : agrégation des forces : unification. Présence d’une force unitaire de frappe (en puissance).  Unité : perspective, ordre. Mais soumission aveugle (absence d’individualité et de conscience = uniformes (identiques)) à une finalité extérieure (le chef). Fusion de l’individu/groupe.

 

David : harmonie (unité) d’individualités (visages et attitudes différenciés). Unité de forces et de direction  (les bras, la perspective). L’élan collectif résulte de chaque volonté particulière : c’est l’unité en acte du peuple, synthèse consciente et volontaire des volontés individuelles = figuration du contrat social dans une unanimité non fusionnelle (conscience de soi et des finalités communes).

 

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§ 9 : Termes du pacte social : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale : et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ». Qu’est-ce que la volonté générale? Distinguons trois types de volonté : la volonté particulière, la volonté corporatiste et la volonté générale. Volonté particulière : lorsque je prends en compte mon seul intérêt personnel = égocentrique (centré sur moi). Volonté corporatiste : fait intervenir plusieurs individus qui ont les mêmes intérêts (veulent la même chose). Union = plus de force, plus de pression. Ex : association commerciale, syndicats. Volonté générale : volonté d’un individu quand il prend en compte l’intérêt général. L’intérêt général = un intérêt (ce qui est bien pour le tout, ce qui est un bien commun) et non un sacrifice (ce n’est pas s’oublier) = mon intérêt en tant que je me considère non comme un tout (égocentrisme) mais comme la partie d’un tout = un citoyen de ce tout qu’est le peuple. Or, en tant qu’individus nous sommes traversés par ces trois volontés. Cf. un agriculteur dont l’Etat décide de construire une autoroute sur ses champs. Volonté particulière : refus d’une telle construction (intérêt = mon champ = argent). Volonté corporatiste : peut s’allier avec les autres agriculteurs afin de former un groupe de pression (défendre en groupe les intérêts particuliers communs). Volonté générale : se décentre de sa position d’agriculteur (=position particulière et en concurrence (opposition, séparation) sur l’échiquier économique), de ses passions (Diderot : la volonté générale = « un acte pur de l’entendement dans le silence des passions ») qui m’attachent à un objet particulier (son champ pour l’agriculteur) et, en tant que citoyen, s’interroge sur la légitimité d’une telle construction : qu’en est-il du point de vue de l’intérêt général ? Je sais que je dois vouloir la volonté générale (en tant que je suis citoyen et que je vise le bien commun) mais cette dernière je ne la connais pas : s’engage alors un processus de réflexion (Est-ce vraiment utile? Prise en compte du point de vue des autres = dialogue ; question de l’environnement ; de l’esthétique ; de l’utilité économique ; des méfaits engendrés pour les paysans…). Ce processus de réflexion est identiquement un processus de dialogue tant avec soi (« Penser c’est dialoguer avec soi-même » (Platon)) qu’avec les autres. De là l’enjeu fondamental tant d’une éducation (apprendre à penser par soi-même), d’une information (pouvoir de collecter les données du problème : rôle de la presse et des médias), d’un espace public de discussion et de temps nécessaire au dialogue par lequel seul, des individus qu’on suppose ici mus par l’idée de volonté générale (de bien commun), décentrent leur volonté particulière et cherchent chacun pour soi-même et avec tous, par la raison, l’intérêt général. Le terme de ce processus comme expression de la volonté générale c’est la loi, règle de mise en ordre de la société selon le bien commun.

Trois points à considérer ici : 1) Nous sommes très souvent tiraillés entre ces volontés : le conflit intérieur est le signe de l’existence de ces volontés contradictoires (cf. chap. VII, § 6). 2) La discussion politique effective est très loin d’une telle visée d’impartialité : le bien commun est dans tous les discours et, rarement visible dans les intentions. Le jeu de la rhétorique politique est le plus souvent une manière de cacher une volonté particulière ou corporatiste (riches/classe moyenne/pauvres, par exemple) derrière le masque de la référence au bien commun. La lutte des partis semble bien plus une lutte entre systèmes corporatistes visant partialement l’intérêt d’une partie de la population que dialogue - sans passions-  en vue de l’intérêt général et du peuple tout entier. C’est ce qu’on peut d’ailleurs interpréter d’après la note du dernier paragraphe de ce chapitre : confondant un bourgeois (défini par son intérêt privé, sa volonté égoïste commune à sa classe) et un citoyen (membre du corps politique = le peuple), on ne peut que confondre volontés particulières et volonté générale ; et concevoir ainsi la politique comme une lutte sans violence des forces en place pour défendre leurs intérêts privés. Mais, comme le notait Kant, l’hypocrisie est l’hommage que le vice rend à la vertu : le masque de l’intérêt général par lequel on cache la partialité d’un discours manifeste au moment même où il la nie la reconnaissance de la valeur d’une telle visée. Imaginons un homme politique qui dirait cette vérité : « je suis riche et je défendrais la cause des riches en trompant le reste de la population ! ». Il sait très bien qu’il ne le peut et qu’il doit avancer masqué (pour peu que la lucidité lui fasse prendre conscience de son masque car pour prendre conscience encore faut-il se décentrer c'est-à-dire réfléchir – entrer en dialogue avec soi-même sans mauvaise foi). 3) Mais le fait d’une réalité politique le plus souvent étrangère à la visée effective du bien commun n’annule ni la valeur, ni la légitimité d’une telle recherche. Le réaliste c’est celui qui prend acte du fait et renonce à le changer – il coopère ainsi avec la réalité la plus abjecte et manifeste par là même son amour d’un fait qu’il prétend rejeter («ce serait beau, mais… » : le «mais » = on jette l’idéal à la poubelle pour sacraliser l’ordre des choses). L’idéaliste, lui aussi, voit bien le réel mais ce réel ne le satisfait pas : de là le fait qu’il ne renonce jamais tant à l’idée qu’à la visée d’une transformation du réel pour le rendre conforme à l’Idée et, ici, à l’Idée de Justice. Texte de Kant : le contrat social est une Idée régulatrice de la pratique, c'est-à-dire une Idée qui doit nous guider pour construire un état politique juste. C’est grâce aux idéalistes que l’Idée de Justice (ou identiquement du contrat social) peut arriver à s’incarner – certes peut-être toujours imparfaitement – dans la réalité politique. 1789 = un pas vers l’idéal – condamné par tous les « réalistes » de l’époque. Faire que la République existe = le peuple en acte, c’est la responsabilité de chacun puisque le peuple n’existe qu’à travers la volonté d’incarner la volonté générale, c'est-à-dire d’être citoyen.

 

Vocabulaire (chap. VI, dernier §) : République = corps politique naissant de l’union volontaire de tous en un peuple par le pacte social. Deux dimensions : Etat quand le corps politique est passif (formé de sujets = qui obéissent) c’est-à-dire soumis à la législation édictée par le Souverain (seconde dimension) = le peuple législateur (formé de citoyens comme volontés participant à la formation de la loi).

 

Chapitre VII – IX : Explications et implications de la théorie du contrat social

 

Bilan et développements - chap. VI, VII et  VIII

. Source du contrat social : refus de l’arbitraire politique, des rapports de force (définissant un état de fait) qui se prétendent droit.

. La loi s’impose aux hommes de telle manière qu’elle les contraint à obéir : dans quelle mesure une telle contrainte peut-elle être légitime = de droit – par quoi elle deviendrait obligation à obéir – et non simple acte de prudence?

. Rousseau : elle ne peut l’être que si je veux une telle contrainte, si j’accepte librement (c'est-à-dire hors la pression de toute force) de m’y soumettre.

. Dans quelle mesure et sous quelles conditions puis-je donc vouloir la loi et son ordre contraignant / ma liberté naturelle (tout faire sans freins)?

. Premièrement : en réfléchissant (par le biais de la raison : faculté qui pèse et calcule, anticipe, prévoit / par quoi je me sépare de l’immédiateté de mon désir) sur les conséquences d’un état sans lois (guerre), je m’aperçois que les lois et des lois contraignantes pour tous = nécessaires pour me permettre de réaliser mes fins naturelles (désirs). Je veux donc de telles lois = ici logique égoïste de calcul (Hobbes, Léviathan).

. Mais pour que des individus posés premièrement comme indépendants et pouvant tout les uns sur les autres, décident de se soumettre à la loi - c'est-à-dire de renoncer à leur liberté naturelle – il faut des conditions. Le contrat social est l’énoncé de ces conditions.

. Il faut tout d’abord qu’unanimement (nécessité pour que le contrat vaille pour tous (cf. critique de Grotius) – et il ne peut valoir que s’il est librement accepté = voulu) les contractants renoncent à leur liberté naturelle. Alors chacun contracte avec tous : un contrat est établi par lequel les contractants renoncent à leur liberté naturelle au profit d’une liberté civile définie par le contrat : ils ne sont plus alors ces individus isolés dotés de volontés sans freins, des egos irréductibles et séparés, mais des citoyens = des individus en co-relation (relation de contrat) qui se définissent par leurs droits civils. Par là, les individus se définissent dans une autre dimension : la dimension du droit. L’ordre du droit substitue ainsi à la contingence et à l’arbitraire des situations (= l’ordre de la nature et du fait) - un ordre de raison, reconnu et voulu par tous : le droit est relation volontaire entre des sujets libres.

. Le pacte social institue ainsi l’ordre d’une loi commune à laquelle nous nous soumettons volontairement : le premier terme du contrat, condition de toute loi ultérieure, est ainsi l’obéissance à la loi (= se mettre « sous la direction de la volonté générale »).

. Cela signifie t’il pour autant se soumettre à toute loi? N’y a-t-il pas des lois injustes – auxquelles je pourrais me soustraire? On pourrait vouloir limiter la loi et son champ d’application / considération extérieure (cf. constitution et droits de l’homme : la loi n’a pas le droit de…). On opposerait ainsi l’ordre de la loi et l’ordre du droit (point de départ de Rousseau). Certes, mais au nom de quoi une telle opposition? Au nom du droit, c'est-à-dire du contrat social (qui fonde le droit c'est-à-dire la légitimité de la loi) : aussi ne peut-on opposer au contrat social et aux lois légitimes qu’il crée un droit quelconque à la désobéissance. Il faut donc aller au fondement d’une telle opposition : une loi injuste c’est une loi qui contrevient aux termes du contrat social. Mais d’où vient la possibilité d’une telle loi? D’une disjonction entre celui qui fait la loi / celui qui est censé y obéir = ex. disjonction entre le roi / le peuple. L’Etat (ici comme pouvoir effectuant et dirigeant les lois - et non selon la définition – passive - de Rousseau) apparaît alors comme extérieur et étranger : le Souverain (=celui qui édicte les lois), différent ici du peuple, peut alors et doit être limité/ termes du contrat social.

. Mais une telle conception ne va pas encore assez loin : la disjonction peuple / souverain doit être dépassée. Qu’est-ce, en effet, qu’un tel souverain extérieur au peuple ? Cela signifie t’il un individu extérieur au pacte social (qui engage chacun envers tous et substitue à l’usage libre de la force la soumission volontaire de tous au droit) ? Mais si c’est le cas, je n’ai nul devoir d’obéissance envers un tel individu extérieur au contrat : je ne dois, en effet, obéissance qu’aux lois naissant du pacte social. Qui tisse ainsi ces lois ? = le peuple par définition légitime. Le seul souverain légitime c’est donc le peuple : les lois édictées par le peuple sont ainsi toujours légitimes : le souverain n’est pas et ne peut-être extérieur au pacte social, il est son produit sans cesse recommencé.

. Si donc le souverain limite sa propre action ce ne peut-être qu’une autolimitation : la constitution (par quoi certaines lois peuvent être « anticonstitutionnelles ») est toujours révisable puisque c’est le souverain = le peuple qui en est la source (Chap. VII, 2ème §).

. On comprend ainsi que si j’obéis à la loi édictée par le peuple (union volontaire et sans cesse continuée des volontés individuelles unies par la visée du vivre-ensemble), je n’obéis qu’à moi-même – puisque c’est, par définition, librement et volontairement que je me fais citoyen c'est-à-dire membre du corps politique. « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (chapitre VIII) = définition de l’autonomie.

. De là la compréhension de la phrase : «on le forcera à être libre » (chap. VII, dernier §). Si, en effet, un individu refuse d’obéir à la loi édictée par la volonté générale (légitime, par définition), c’est à lui-même (en tant que volonté générale) qu’il refuse d’obéir. Or une telle désobéissance marque la disjonction entre sa volonté particulière et sa volonté générale, soit entre sa sensibilité égoïste et sa raison. « On le forcera à être libre » signifie alors : on forcera son être égoïste naturel à se soumettre à la raison, raison qui est, en droit, la sienne – même si, de fait, il ne la reconnaît pas (aveuglement par le désir, folie, emportement…). Le travail de l’éducation (chap. VIII) est précisément de faire en sorte que le petit animal égocentré qu’est l’homme s’éveille à la raison et puisse substituer à une liberté naturelle qui n’est que licence pulsionnelle (spontanéité), la direction d’une loi librement choisie à la lumière de la raison. Si donc individuellement l’individu pour être libre doit obéir à sa raison (auto / nomie : obéir à la loi que je me donne), politiquement, c’est à la volonté générale qu’il doit – en tant qu’être double, nature et raison, sujet et citoyen, volonté particulière et volonté générale – obéir. La volonté générale n’est rien d’autre alors que ma volonté en tant que membre du corps politique - auquel j’appartiens par l’acte raisonné de ma liberté. L’autonomie politique c’est donc : a) pour chacun l’obéissance à la loi qu’en tant que membre du peuple (citoyen) je m’impose b) pour le peuple : le fait de s’autodiriger, soit d’obéir à sa propre volonté.

. La volonté générale c’est donc précisément la volonté du peuple en tant qu’elle naît de l’union volontaire en un tout de chaque membre, acte du souverain (le peuple) par lequel ce dernier organise (et dirige) par la loi l’ordre social, produit d’une histoire que nul n’a premièrement choisie. La volonté générale est ainsi le moteur qui permet à la liberté collective des hommes de reprendre les fils d’un destin, fruit de l’histoire et de l’arbitraire des rapports de force, afin de le soumettre aux fins d’une raison visant le bien commun.

 

Conclusion : les principes = ici mis en place. La pierre de touche de la légitimité est posée.

Doit suivre ensuite une discussion sur les modalités pratiques d’une telle institution du peuple par lui-même. Comment faire pour que la volonté générale informe le réel ? Par le biais de quelles institutions ? Quelles sont les conditions (pratiques, historiques) d’une telle direction du peuple par lui-même ? Quels en sont les obstacles ?

 

Chapitre VIII : De l’état civil

Il s’agit dans ce chapitre de montrer ce que l’homme devient et peut devenir dans l’état civil. Deux sens à ce dernier terme : il s’agit tantôt de cette période qui succède à l’état de nature par l’institution de lois injustes; tantôt, au contraire, de celle qui est consécutive au Contrat social. Alors qu’une institution injuste de la société, si elle fait cependant de l’homme autre chose qu’une bête, en le rendant capable de raison, peut faire de lui un être abject, une institution juste par le biais d’une éducation à la liberté peut en faire un homme développé, libre et puissant, ne se soumettant qu’à ce que la puissance de sa propre raison lui dicte, un être moral et un citoyen enfin.

Premier §. Rousseau oppose ici globalement état civil et état de nature, soit ici humanité et animalité = culture et nature. Un tel passage, irréversible (« pour jamais ») – l’homme n’est dorénavant plus un simple animal -  engendre de profonds changements en l’homme. Alors que l’animal est guidé par l’instinct = ancré dans la nature et sa nature pulsionnelle, sans possibilité de contrôle ni distance, l’homme, parce qu’il a désormais conscience de lui-même et conscience des autres, parce qu’il peut s’opposer à ses propres désirs, les maîtriser et les contrôler peut se conduire selon la justice. Parce qu’il a conscience de lui-même et peut se contrôler, parce que acteur libre, il devient ainsi responsable de lui-même, ses actions deviennent susceptibles de moralité – soit d’un jugement selon le Bien et le Mal, jugement qui n’a aucun sens pour un être dépourvu de distance à soi (animal). Passage de l’animalité à l’humanité : du simple appétit (pulsions = passivité et inhérence à soi) à la considération du droit (considération par la raison de ce que j’ai le droit de faire – quels que soient, par ailleurs, mes appétits) ; de l’impulsion physique (idem) à la voix du devoir (possibilité d’entendre ce qu’il faut faire et de se sentir obligé malgré mes désirs). Alors que l’animal est clos sur lui-même, ne voit que lui-même, n’agit que pour lui-même (ancrage sans distance dans ses propres pulsions) sans possibilité de se raisonner et de penser aux autres, le petit homme socialisé doit rapidement apprendre à se considérer du point de vue des autres et à guider sa conduite selon le droit et la raison sans plus agir selon la seule inconscience de ses pulsions (« penchants » – ce vers quoi spontanément, naturellement je penche).

Que gagne ainsi l’homme à sortir de l’animalité ? Il perd certes certains avantages – cf. second § - mais s’élève spirituellement de telle façon que nul ne voudrait véritablement retourner à l’état de bête : qui voudrait, par exemple, passer sa vie à brouter l’herbe ou à renifler les crottes de ses congénères ? Lorsque l’homme envie l’animal c’est soit en y plaçant une part d’humanité (la paix du chat et le sentiment de la liberté ou bien le Carpe Diem…), soit en oubliant ce à quoi il devrait renoncer en renonçant à son humanité : sa conscience, sa liberté, sa finesse, les valeurs auxquelles il tient, l’amour, la musique…  Le passage de la nature à la culture (état civil) est, parce qu’on ne voudrait en toute conscience pour rien au monde y retourner (tout au moins définitivement), un « instant heureux » qui marque une élévation, l’élévation du corps naturel à la spiritualité : passage de l’animalité stupide (comparer l’intelligence animale avec celle d’un humain moyen) et bornée (limitée = quasi absence de nouveauté, d’invention, d’imagination) à la conscience de l’homme évolué. « Ses facultés s’exercent et se développent » : facultés = aptitudes, pouvoir de = puissances – puissances du corps et de l’esprit (savoir-faire) : perception, imagination, raisonnement, mémoire mais aussi nage, musique… / à comparer à la relative non évolutivité des facultés animales. « Ses idées s’étendent » : conception de l’infini, de l’éternel et de la totalité / animal réduit à la perception quasi-immédiate. « Ses sentiments s’ennoblissent » : poétisation des sentiments, invention de l’amour en ses milles nuances, développement de l’amitié / ancrage des affects animaux dans le corps. « Son âme toute entière s’élève » : ce mouvement qui est passage de la nature à la culture est perfectionnement et spiritualisation.

Reste cependant, note Rousseau, que l’homme peut être bien pire que plus sauvage des bêtes – sous un ordre injuste, en effet, entouré de violence, éduqué sous d’iniques et barbares principes, l’homme peut se dégrader bien en deçà de la bête. Et de fait, les violences de l’histoire sont de culture et non de nature – massacres, arrachage des enfants du ventre de leur mère, bestialité, torture, viols… ne sont pas concevables hors la conscience de la souffrance de l’autre dont l’homme seul sait jouir. Telle est l’affreuse réalité de l’histoire – sous l’état civil antérieur au contrat si la moralité et le droit sont désormais possibles (l’homme = être conscient), c’est l’injustice, le malheur, la violation du droit et l’inégalité qui règnent parmi les hommes. De là l’enjeu de principes politiques justes – d’un état civil régi par le contrat – instituant une éducation à la liberté des hommes visant le développement de leur spiritualité, sens même de la culture (cf. Hegel, cours Le sens de la vie, I, conclusion).

Second §. Mise en balance de la liberté naturelle et de la liberté civile (contrat social) : l’homme perd « sa liberté naturelle et son droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre » – le chien peut gambader où il le désire, ronger tous les os et sauter sur toutes les chiennes accessibles. Il est la spontanéité même de l’instinct se déployant à travers des obstacles physiques : telle est la « liberté naturelle » dont parle Rousseau – liberté en ce sens que les désirs ne sont pas empêchés par des devoirs, des lois, des raisons. Cette forme de liberté comme réalisation des pulsions (faire ce qu’on désire) est pourtant limitée par a) les capacités = forces propres de l’individu (vitesse, puissance physique, ruse…) ; b) de l’extérieur, par la résistance des autres forces de la nature (les prédateurs, les autres membres de l’espèce, la résistance des proies…). Pourquoi Rousseau parle ici t’il d’un « droit » naturel « illimité » ? Que de fait, puisque sans frein intérieur, la liberté naturelle n’ait pas d’autres limites que celles du désir – est un fait = constatable = les animaux font ce qu’ils désirent, limités par les seules forces - pourquoi parler ici de « droit » ? Ne confondons-nous pas ici le droit et la force (chapitre III) ? Rousseau désigne ici un état antérieur à la parole et à la conscience : parler de « droit » ne signifie donc pas ici la forme publique qu’il a en son essence (publique : lorsque je parle de mes droits, je suppose que l’autre doit le reconnaître – il ne s’agit pas d’une affirmation privée – cf. communauté de la parole). Mais, du fait qu’aucune norme, aucune loi ne peut s’opposer au déploiement du désir, le mot « droit » désigne ici l’absence d’interdits et de normes – hors du champ de l’interdit et de l’obligation, « il a bien le droit de… », en ce sens qu’aucun droit (ici public – aucune norme, aucune loi) ne peut s’opposer à ses mouvements, à ses désirs – mais seulement la force. Aussi ne jugeons-nous (droit, morale) pas nos animaux mais nous les punissons (force). Reste qu’en toute rigueur cependant on ne peut parler ici de « droit » (parce qu’impliquant la référence à une norme) à l’état de nature – il ne s’agit que du fait d’une puissance privée sans frein intérieur : un droit naturel ça n’a donc pas de sens – le droit ne naît qu’avec la parole et l’état civil.

Or c’est une telle « liberté naturelle » sans frein que l’homme perd en rentrant dans l’état civil. Que gagne t’il donc, en échange ? Dans la réalité historique (état civil antérieur au contrat) – qui est celle de la domination arbitraire –  l’homme perd sa liberté naturelle et gagne le droit (ici : la loi - injuste) de se taire et le devoir d’obéir (droit et devoir qui sont, avons-nous vu, de faux droits et de faux devoirs – mais qui sont efficaces par la seule croyance des hommes en leur caractère normatif – aussi les hommes se prosternent-ils devant des dieux et des maîtres…). On comprend ainsi qu’en d’autres lieux, Rousseau fasse l’éloge de la liberté animale – le cheval capturé se battant pour sortir de ses fers… - quand les hommes dans les fers lèchent les bottes des puissants. Reste cependant que l’état civil parce qu’il instaure la parole et la référence au droit rend possible un état civil juste régi par le contrat. Ce que gagne alors celui qui vit dans un état civil juste (ce que vise, en ces lignes, Rousseau) c’est une liberté civile et la propriété de ses biens (sur la propriété et les problèmes qui lui sont liés, cf. chap. IX). La liberté naturelle parce qu’elle est privée n’a pour limite que la force individuelle et l’opposition des autres forces. Or c’est, avons-nous vu, l’opposition des forces engendrant la guerre de tous contre tous qui rend très souhaitable (par pur calcul) le contrat social. Sans droit et sans loi, la liberté de chacun est menacée par celle de tous les autres, la possession (le fait d’avoir) par le désir des autres = insécurité et guerre. C’est premièrement d’un tel état incertain et angoissant que le contrat social libère les contractants : l’homme acquiert une liberté civile reconnaissant désormais la volonté des autres, la justice de la loi et des forces légitimes qui la maintiennent, en autolimitant par raison sa « liberté naturelle ». C’est alors la force de tous unifiée en volonté générale (publique) qui garantit et défend, par la justice de la loi, sa sécurité, sa propriété et sa liberté civile.

Troisième §. Reste que l’on pourrait préférer – cf. analyse du chap. VI, § 3-4 – jouir de la liberté naturelle tout en ayant les avantages de la liberté civile (protection par la loi). C’est le cas de Gygès (Cf. cours sur la morale, Platon, La République). Le contrat social serait donc un pis-aller (je veux les lois pour réaliser mes désirs – mais je préférerais ne pas me limiter bien que je reconnaisse que c’est impossible). La pleine liberté est ainsi ici assimilée au déferlement des désirs. Mais peut-on appeler liberté ce qui n’est pas maîtrisé, pesé, jugé par un être conscient et maître de soi ? La spontanéité de la liberté naturelle pose, en effet, Rousseau parce qu’elle survient comme surviennent les pulsions est une forme d’esclavage. Si je crois que je suis libre c’est que les forces de la nature sont ici les forces de ma nature, intérieures à mon corps avec lesquelles je coïncide – je ne me sens donc pas contraint. Mais peut-on dire libre l’alcoolique qui désire son énième verre ? L’enfant qui désire son jouet ? Ou le plus grand cette fille ? Parce qu’ils surviennent en moi sans qu’un « je » les ai pesés, maîtrisés et librement choisis, celui qui se soumet au déferlement de ses désirs n’est pas un être libre, mais, l’analogue de l’animal esclave de ses pulsions. La « liberté naturelle » dont parle ainsi Rousseau est enchaînement à la nature.

A contrario en acquérant la conscience de lui-même (dualité interne), en pouvant se maîtriser et se choisir selon des fins clairement réfléchies auxquelles il adhère par la force de sa raison, l’homme acquiert une « liberté morale » - soit la liberté de pouvoir se guider selon des valeurs librement consenties à la lumière de la raison. Qui est donc le plus libre de celui qui refuse de violer parce qu’il considère par raison la liberté de l’autre et ne voudrait pas qu’on fasse de même à sa place (liberté morale) ? Ou de celui qui viole sans considération d’autrui (liberté naturelle) ? Parce qu’elle est maîtrise consciente de soi et possibilité de se choisir en raison, la liberté morale est la vraie liberté : « car l’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». « On n’est pas (plus) des bêtes », tout de même…

 

Tableau résumant le chapitre VIII

 

Chapitre IX : Du domaine réel (propriété des choses et des biens)

Question centrale de la propriété et de l’inégalité économique : la question de la justice sociale = de l’égalité et de l’inégalité légitimes opposées à la simple inégalité économique de fait garantie par la loi. Rappel : le faux contrat du discours sur l’origine de l’inégalité : la loi institutionnalise un ordre de fait en transformant l’usurpation, produit de l’arbitraire de rapports de force historiques en rapports juridiques garantis par la loi. Mais un tel ordre de la loi ne fait pas pour autant droit. Sur quoi peut donc se fonder une égalité ou une inégalité de possession de telle façon qu’elle devienne égalité ou inégalité de droit = légitime = juste?

Premier §. Rappel du chap. VI, § 6 : le passage de l’état naturel à l’état civil implique l’aliénation totale des biens et de la personne à l’Etat = redéfinition juridique de chacun en tant que sujet de droit – pour que ma possession de fait devienne ainsi propriété (définie juridiquement) c'est-à-dire reconnue par tous en tant que légitime il faut que je soumette ce que j’ai au jugement de tous – jugement dont je ne suis pas le maître mais auquel je participe en tant que citoyen. Cela signifie donc que ce que je peux légitimement posséder est défini par la volonté générale. C’est ce qui est impliqué lorsque je dis «j’ai le droit de posséder ceci » : on suppose que l’autre doit reconnaître ce droit et donc la définition commune et raisonnable d’un tel droit – dans le cas contraire il faudrait se contenter d’avoir sans prétendre en plus légitimer une telle possession par le droit. Mais – chp. III – la force est faible sans le droit : il faut donc que la force se pare du manteau du droit. D’où dans les faits ce mélange obscur de fait et de droit qu’est la loi effective : la propriété garantie par la loi se prétend juste. L’est t’elle et à quelles conditions? Il faut pour bien comprendre la réponse de Rousseau distinguer non pas deux mais trois termes : la possession (le pur fait d’avoir), la propriété en tant que définie par la loi de fait (les titres de propriété garantis par la force publique = le droit de fait. Ex : je détiens ce château par héritage et c’est conforme à la loi) : cette dernière n’est du point de vue de la justice pas nécessairement propriété légitime ; car – troisième terme – la propriété légitime est propriété reconnue par tous selon les termes du contrat social (en tant qu’unanimement approuvée sans contrainte par la seule raison humaine). Or Rousseau dans ce premier § semble poser que la propriété ne peut sous aucune condition être propriété légitime. Pourquoi donc ? Premier point : du point de vue de la loi de fait, la reconnaissance de la possession est un fait public qui transforme juridiquement la possession en propriété – puisque c’est le souverain qui définit la propriété, celle-ci lui est donc intégralement soumise (c’est la loi qui dit ce qui m’appartient, ce qui suppose : a) une appropriation collective par le souverain ; b) une éventuelle redistribution… cf. le pouvoir des pouvoirs publics de m’exproprier – marquant la nature publique de ma propriété). Pour autant une telle «possession publique» n’est pas propriété légitime (Rousseau dit « propriété »). Cela ne laisse pas d’être paradoxal puisque Rousseau affirmait plus haut que l’état civil transformait la possession en propriété – et que, par hypothèse, la collectivisation des biens est ici conforme au modèle du Contrat Social : la propriété devrait ainsi être par définition légitime. Rousseau sous-entend ainsi que même redéfinie par le souverain de droit (le peuple) la possession devient certes propriété en tant que définie par la loi mais que cette propriété ne saurait être une propriété légitime. Qu’est-ce qui dans la nature de la possession empêche sa transformation en propriété légitime? Essentiellement le fait que la possession est de nature exclusive : détenir un bien et particulièrement un bien foncier c’est exclure autrui de la possession (et donc de l’usage) de ce bien (quatrième §) (et donc allons-nous voir, de la possibilité de vivre). Or sur quoi est fondé une telle appropriation ? Sur « le droit de premier occupant ». Rousseau va montrer qu’un tel droit n’est pas un véritable droit, mais, là encore, un coup de force qui se prétend légitime et se pare du vêtement du droit. L’illégitimité d’une telle référence au droit est manifeste dans les rapports existants entre plusieurs pays : hors un droit international garanti par l’existence d’une force publique supranationale (fondée sur un contrat social à l’échelle planétaire), ce qui est défini juridiquement comme propriété par l’Etat voisin à l’intérieur de ses frontières n’est pour un autre Etat que possession de fait – et ce ne sont que les rapports de force qui empêchent l’appropriation par l’autre des terres du premier. Cf. le destin des pays sans force armée : le Tibet face à la Chine, l’impérialisme européen... Les frontières sont le produit historique d’appropriations de fait excluant par la force d’autres hommes et peuples de la possession et de l’usage des terres primitivement communes à l’humanité. 

Quatrième §. « Le droit de premier occupant » n’est qu’une modalité du droit du plus fort car, en un premier sens, tout aussi arbitraire et illégitime. Image d’un tel faux droit : Nunez Balboa, conquistador espagnol, qui s’approprie les Terres d’Amérique latine en y posant son pied. Ainsi des rois de l’histoire. Discours sur l’origine de l’inégalité : «Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la Terre n’appartient à personne […] ». Le fait que ce droit soit reconnu par les hommes et qu’il devienne dans l’histoire propriété juridique ne signifie donc pas la légitimité d’un tel fait. L’histoire est, de ce fait et à nouveau, ce processus obscur où la force se transmute (illégitimement) en droit (puisque la propriété y est, de fait, reconnue et défendue). Si on demande ainsi aux Etats et aux individus, l’origine de leur propriété, c’est à d’obscurs rapports de force que l’on sera ramené. Ainsi de Robert, le jardinier dans l’Emile, qui exproprie Emile ayant planté des fèves dans son champ, renvoyant pour toute justification le fait de sa propriété à l’héritage de son père : mais d’où vient donc a) la première possession b) la règle de l’héritage ? D’une première appropriation, d’un premier rapport de force, de hasards historiques – ayant pour caractéristique d’exclure autrui de l’usage primitivement commun. Prise dans ce processus d’appropriation, l’histoire est ainsi une guerre perpétuelle pour la possession et l’extension (individus, Etats). Conséquence : la Terre est quadrillée. Emile : «Il n’y a plus guère de terre en friche […] et toutes les terres que vous voyez son occupées depuis longtemps ». Le fait que la Terre soit quadrillée par des enclos et des frontières engendre une injustifiable (puisque née de la seule force) inégalité économique entre les hommes : a) Emile exclu du champ de Robert : «mais moi je n’ai point de jardin». Robert : «que m’importe ». Réponse donc : pas de chance, mais c’est ainsi – cynisme des lois qui garantissent sous leur ordre l’arbitraire d’un pur état de fait. Conséquences : la Terre divisée en propriétaires et non propriétaires, en riches et en pauvres selon les rapports de force historiques. b) Mais si une telle division est injustifiable c’est parce qu’elle fait dépendre la vie des hommes de son arbitraire : ce de quoi est privé Emile c’est, en effet, de la possibilité de vivre sans dépendance vis-à-vis d’autrui (voire de vivre tout simplement lorsque nul n’a besoin de nous – cas de tous ces inadaptés à l’ordre économique, cf. dans notre pays, annexe de M. Onfray, et bien plus encore dans le reste du monde). Or comme il faut vivre, celui qui n’a rien (le prolétaire) doit vendre (au « prix du marché », c'est-à-dire des rapports de force en vigueur) sa force de travail à celui qui possède (cf. Discours sur l’origine de l’inégalité). De là l’exploitation de l’homme par l’homme – exploitation garantie par la loi (puisque, par exemple, la propriété de telle grande firme dans les mains de quelques actionnaires est garantie par la loi qui la défend de toute tentative d’appropriation par les travailleurs). On comprend ainsi cette dénonciation de l’Etat, « instrument de l’exploitation du travail salarié par le capital » par Engels : «il est, dans la règle, l’Etat de la classe la plus puissante, de celle qui domine du point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe dominée » (L’origine de la famille, de la propriété, de l’Etat).

Or – ainsi que nous l’avons longuement vu - la duplicité de la loi est qu’elle se prétend juste, les droits effectifs se référant pour être légitimes à leur reconnaissance par la volonté générale. Peut-on en prenant une telle référence au sérieux (la justice) penser un modèle de propriété qui – sans être absolument juste, ce qui est selon Rousseau, par principe impossible (exclusion et propriété) – puisse néanmoins être plus juste (ou moins injuste), de sorte qu’il soit possible de transformer les rapports économiques conformément à l’Idée de justice qui sert de référence à la loi? Autrement dit : peut-on faire que l’Etat soit autre chose qu’un instrument de domination?

Retour sur les deuxième et troisième § : Rousseau est ici pragmatique : si le sage peut renoncer pour lui-même à la propriété (un tel renoncement concerne l’individu et a une valeur morale), ce serait être fou de penser qu’un peuple puisse devenir un peuple de sage (« prendre les hommes tels qu’ils sont », préambule). Rousseau prend donc acte du fait de la propriété. Qu’est-ce qui rend ce fait totalement illégitime (cas de Nunes Balboa) ? Le fait qu’une telle appropriation est sans limite et sans référence au besoin et au travail. Ce que cherche en effet Nunes Balboa et ainsi de tous ceux qui cherchent à s’étendre ce n’est nullement à vivre, mais c’est à satisfaire leur amour-propre (cf. I.a). D’une manière générale, montre Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, le moteur de la possession n’est nullement le besoin - limité au corps - mais l’image vaine de sa propre puissance, mouvement par principe illimité puisque jamais satisfait (cf. cours sur le désir). Or la conséquence du désir de puissance c’est la division riches/pauvres. Mais – et tel est le point d’ancrage de la critique - une telle volonté de puissance ne se dit pas elle-même telle qu’elle est pour elle-même – le riche ne se contente pas d’avoir, il parle et se justifie ; et la loi effective, en tant que forgée par la parole des hommes, suppose une telle justification. Quelle est la nature de cette justification ? Il suffit d’ouvrir un manuel d’économie pour avoir la réponse (Marx : l’économie politique est la justification idéologique des rapports de force) : le mérite et donc le travail. Rappelons que selon l’économie néo-classique (modèle dominant dans les sciences sociales) chaque individu est supposé détenir des biens à la mesure de son travail et de sa productivité. Or une telle référence est un piège si on la prend véritablement au sérieux – aussi ne la prend t’on qu’à-demi au sérieux, juste assez pour justifier l’ordre existant - car elle délégitime la quasi-totalité de nos possessions. Si conformément au modèle de la légitimité qu’est le contrat social, on suppose, en effet, des individus réunis en un peuple et cherchant la juste répartition des biens entre les hommes (conforme à la volonté générale), le « droit de premier occupant » ne saurait être un « vrai droit » - c'est-à-dire reconnu tel par une telle assemblée hypothétique - qu’en tant qu’il est limité au « nécessaire ». Pour que la propriété soit reconnue par une telle assemblée, il faut, en effet, qu’elle ne lèse personne – soit qu’elle ne soit pas un instrument de domination mais simple moyen nécessaire de vie (quoique qu’absolument parlant il n’y ait rien ici de nécessaire puisqu’on peut très bien imaginer un partage des fruits de la Terre sans propriété – ce que fait Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité et ici-même, § 7). Aussi, parce que la terre et les biens sont limités et parce que l’appropriation est exclusive, trois conditions (3ème §) limitent une telle appropriation : a) le fait « que ce terrain ne soit encore habité par personne » - ce qui n’est, avons-nous vu, plus le cas, tout terrain étant déjà occupé b) la limitation de la quantité de terres et de biens appropriés au besoin par essence limité de l’individu c) le fait que l’individu travaille la terre possédée. Aussi est-ce le fait qu’il travaille pour vivre et ainsi transforme à partir de sa propre force pour ses propres besoins le donné matériel qui peut rendre justifiable l’appropriation (quoique non absolument légitime, cf. ci-dessus). Nous pouvons ainsi mesurer la distance qui sépare de telles conditions limitatives de la propriété de la réalité historique où la plupart des possédants possèdent bien au-delà de leurs besoins et ne travaillent pas leur terre mais la font travailler – par ceux qui devraient ainsi, selon la justice (relative), en être les propriétaires : la terre aux paysans, les entreprises aux travailleurs… il y a tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle mondiale beaucoup de travail à faire.

 

Plus précisément, nous pouvons établir selon les principes rousseauiste de la justice sociale une forme de hiérarchie :

a) Puisque nul être ne saurait souscrire pleinement au contrat si les termes du contrat ne lui permettent pas de vivre décemment et sans dépendance (position de domination, ce qui ne signifie pas sans lien) vis-à-vis d’un autre, toute forme d’appropriation privée qui exclut cette possibilité (mainmise sur la totalité des moyens de production ou des biens de consommation par une oligarchie d’individus) est illégitime. Moyens de production et biens de consommation doivent alors être contrôlés par la puissance publique et les biens distribués de façon à rendre possible la première condition.

b) Dans la mesure où la première condition est remplie, le travail assurant la légitimité de la possession, c’est aux travailleurs et aux collectifs de travailleurs que le produit du travail doit appartenir – et non à une couche d’exploitants improductifs (ce qui est effectivement le cas presque partout et à l’échelle mondiale).

c) Enfin, acceptation de la propriété individuelle dans la mesure où elle ne porte pas préjudice aux deux dernières conditions.

 

Notons sur ce point encore que la pleine justice de tels principes ne peut avoir une validité qu’à l’échelle mondiale : le premier principe serait-il appliqué à l’intérieur de nos frontières, que, faute de contrat social à l’échelle mondiale, le paysan du tiers-monde en serait, par exemple, exclu. N’ayant pas souscrit au contrat, il ne peut le reconnaître comme une norme qui l’oblige.           

  … Ne vous disais-je pas plus haut que ceux qui veulent se battre pour la justice avaient encore bien du pain sur la planche… ?

 

 

 

 

Conclusion : le modèle rousseauiste de justice sociale implique ainsi un remodelage des rapports de propriété entre les hommes (dont l’Etat, notamment par l’imposition, doit être l’instrument) – idée dont Rousseau n’est pas dupe du caractère profondément idéaliste mais idée qui, en tant qu’elle est présente de façon sous-jacente au sein même du discours qui la dénie (le riche se prétend juste et se garantit de la loi, loi qui n’a de légitimité qu’à se référer à son institution par le peuple, peuple qui légitime une telle loi sous la condition du respect des termes du contrat social) est doté de la force même de la parole humaine : très faible en ce que la parole ne peut rien contre la force, très forte en ce qu’elle se réfère à un horizon commun de justification dont la force ne peut se passer, horizon à partir duquel elle peut seule être parole légitime; horizon que la force doit, tout à la fois, poser et cacher dans une duplicité qui ne peut pas se dire et qui, c’est sa faiblesse, doit sans cesse avancer masquée.

 

Conclusion générale.

. L’idée de contrat renvoie à un difficile problème : comment concevoir l’Etat de telle manière que l’homme puisse être pensé comme libre ? Comment, en somme, conjuguer la liberté de l’homme avec l’obéissance à la loi, sans laquelle il n’y a pas de vie sociale paisible ? Comment intégrer dans la communauté politique les libertés individuelles, sans que cette intégration se fasse de façon inégalitaire, les uns jouissant de droits dont les autres sont privés ?

 

. Le contrat social de Rousseau n’est ni descriptif ni explicatif, mais normatif. Il s’agit de déduire a priori les fondements de l’autorité légitime, en distinguant le droit du fait. Ainsi Rousseau a-t-il montré qu’on ne peut penser sans contradiction l’idée d’une servitude volontaire, que l’ordre de fait n’a pas de légitimité naturelle mais qu’il est fondé sur des conventions, qu’il est du coup impossible de concevoir un droit d’esclavage et de fonder par là même le droit sur la force. De sorte qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes.

 

. Les trois finalités de la vie en société sont la sécurité des personnes, celle des biens (garantie de la propriété – problématique, on l’a vu et non absolument nécessaire), ainsi que la liberté. La société issue du pacte social n’est pas une simple association d’individus, unis en vue de la préservation de leurs intérêts égoïstes. La société est une communauté de citoyens qui sont tous membres du corps social et qui ont en vue le bien commun. La notion de corps a un sens organique. Le pacte social n’est pas un pacte d’aliénation, par les individus, de leur liberté au profit de quelque entité politique que ce soit. La liberté est inaliénable; elle est à la fois le fondement et la finalité de la communauté politique : s’autodéterminer, être collectivement nos propres maîtres sans obéir à des puissances illégitimes = déf. de l’autonomie politique.

 

. Dans le contrat social, en effet, les associés échangent leur liberté naturelle contre la liberté civile fondée sur la loi. Le pacte social préserve la liberté des contractants car c’est avec eux-mêmes qu’ils contractent, et non avec un autre. Chaque membre de la société à venir contracte avec lui-même dans la mesure où il est déjà membre du corps social en formation, du tout dont il fait déjà partie. Rousseau distingue donc l’homme en tant qu’il est un individu privé, avec ses intérêts égoïstes, et le citoyen, sujet et membre de l’Etat, qui n’obéit qu’à l’intérêt commun et à la volonté générale. L’opposition brute entre l’un et l’autre doit se réduire par les bienfaits même de l’état civil (chapitre VIII) à travers l’éducation à la liberté – le sentiment de ma liberté devenant d’autant plus intense que je suis entouré d’être libres (communauté de citoyens en dialogue). L’égoïsme asocial n’est donc pas une fatalité ni une donnée immuable de la nature humaine : bébé peut devenir grand, libre et puissant (cf. Le sens de la vie, II)

 

. Le lien social n’est donc pas autre chose que ce qui forme le bien commun et qui constitue la volonté générale qui est souveraine et à laquelle nul ne saurait échapper. Celui qui désobéit à la volonté générale se place de lui-même en dehors du corps politique et rompt le pacte. Il doit être exclu de la cité et  sera contraint, « on le forcera à être libre ». Si être libre, c’est n’obéir qu’à soi-même, ce n’est rien d ‘autre qu’agir conformément à ce que la raison dicte. Dès le moment où, en vertu de la réciprocité du pacte, tous concourent à égalité à la formation de la volonté générale, il est dès lors raisonnable de vouloir que tous obéissent à cette volonté générale, quelle que soit l’opinion particulière que chacun puisse avoir sur telle ou telle question.

 

. La puissance légitime est celle par laquelle un peuple se forme comme tel. La démocratie, c’est-à-dire l’organisation autonome du peuple décidant de son propre destin, est alors l’essence même de toute organisation politique légitime à l’aune de laquelle doivent être jugés les régimes politiques de fait, ce qui légitime par ailleurs le soulèvement du peuple contre les régimes tyranniques.

 

. Application aux formes politiques contemporaines : que cette démocratie, cependant, ne soit encore qu’une idée, très partiellement réalisée, que nous ayons sur ce point encore beaucoup de travail à faire… c’est ce que donne à penser cet extrait de Rousseau dans le livre III du Contrat social : « Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle; ce n'est point une loi. Le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement: sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde » (Livre III, 15). La situation du peuple anglais de l’époque de Rousseau est exactement la nôtre : nous serions politiquement libres une fois tous les cinq ans lorsque nous votons pour nos représentants et rentrerions dans la servitude pour le reste du temps – soumission à des lois que nous n’avons ni choisies ni faites, impossibilité de révoquer nos délégués. A ce titre le philosophe Castoriadis, défenseur d’une démocratie radicale, rappelle que dans la démocratie directe grecque des 6-5ème siècle avjc les différents délégués étaient à tout instant révocables par le peuple lui-même. Encore rappelle t’il qu’une telle liberté d’un jour tous les cinq ans est, chez nous, on ne peut plus fictive du fait de : a) de la limitation des choix et des options par des partis en présence ; b) de l’absence d’éducation politique du peuple, qui suit alors, pour la plupart, sans réflexion propre les grandes lignes oligarchiquement (oligarchie : domination par un petit groupe) décidées des partis et des idéologies dominantes – éducation dont la principale condition est d’avoir du temps libre hors du celui du travail (en Grèce ancienne, là encore, la cité avait institué une paye pour tout citoyen assistant et participant aux débats politiques). Dès lors lorsque le parlement ou le président prétendent parler au nom du peuple, ne se paye t’on pas singulièrement de mot ? Car ceux qui parlent – petite oligarchie au sommet de l’Etat - ont désormais – pour une période donnée – les quasi-plein pouvoirs (modulés certes par les mécontentements sociaux, mécontentements qui, cependant, sont rarement politiques c'est-à-dire mus par la conscience citoyenne de l’unité politique et la volonté de développer un projet commun). Ces constats nous ouvrent à cette grande tâche – à partir de laquelle seule un peuple pourra se dire libre et ses institutions justes : réaliser la démocratie en la développant à travers tout le corps social et jusque dans l’entreprise… Ce n’est pas là la tâche d’un seul homme, c’est celle de tout un peuple qui, pour cela, doit vouloir être libre. Si la privatisation de l’homme contemporain, son intérêt exclusif pour la consommation privée de biens qui suppose l’acceptation de l’ordre oligopolistique capitaliste mondial, son désintérêt pour la chose publique… ont de quoi laisser sceptique sur la réalisation d’une telle tâche… une telle Idée reste, cependant, invincible au fait, car ne serait-elle jamais réalisée qu’elle ne serait pas moins principe de la justice, soit la norme véritable de tout droit. Se battre et militer pour elle vaut donc par soi-même, quelle qu’en soit l’issue, le combat manifestant la dignité d’hommes libres qui ne veulent pas être dominés mais s’autodiriger.

 

Si donc le contrat social n’est pas un fait c’est une Idée (Kant) = un modèle supérieur au fait servant de guide et d’idéal pour notre pratique, de boussole pour nous orienter à travers le champs politique. Irréductible au fait, cette Idée :

cependant travaille notre propre histoire en tant qu’= agie par des hommes qui parlent et se justifient. 1789, le développement de la base électorale (du suffrage censitaire au suffrage universel ; du suffrage des hommes au suffrage mixte) ainsi que celui des droits sociaux – acquis au prix de luttes au nom de la justice – marquent la présence agissante d’une telle Idée à travers notre histoire (sans qu’il n’y ait là, cependant, de nécessité – cf. la désaffection contemporaine pour la politique - tout dépend de la volonté des hommes – irréductible et incontrôlable  – de vouloir être libres) ;

doit travailler l’histoire pour que cette dernière ait un sens. Le contrat social n’est rien d’autre qu’un horizon – pour lequel nous devons lutter, que nous devons développer à l’intérieur de nos frontières, à l’échelle de l’Europe et à l’échelle mondiale.

Le Contrat social définit l’horizon de rapports justes entre les hommes, horizon à partir duquel l’humanité pourrait devenir maîtresse d’elle-même en substituant la liberté et la raison à l’arbitraire abject des rapports de force dont est tissée l’histoire.

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Textes complémentaires

« QU’EST-CE QUE LE DROIT ?

Cette question pourrait bien mettre le jurisconsulte dans l’embarras, à moins qu’il ne veuille tomber dans la tautologie ou, au lieu de présenter une solution universelle, renvoyer à ce que veulent les lois en un quelconque pays à une quelconque époque, autant que ce défi auquel on le provoque embarrasse le logicien : qu’est-ce que la vérité ? Ce qui est de droit, c'est-à-dire ce que disent ou ont dit les lois en un certain lieu et à une certaine époque, il peut bien l’indiquer ; mais quant à savoir si ce qu’elles voulaient était également juste et quel est le critère universel on peut reconnaître en général le juste aussi bien que l’injuste, celui lui reste caché s’il n’abandonne pas pour un temps ces principes empiriques, s’il ne cherche pas la source de ces jugements dans la simple raison (quoique ces lois puissent parfaitement lui servir en cela de fil conducteur) afin d’établir le fondement d’une législation positive possible » (Kant, Métaphysique des mœurs, 1796).

 

«Je vois, par exemple, que deux fois deux font quatre, et qu'il faut préférer son ami à son chien ; et je suis certain qu'il n'y a point d'homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l'esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu'il y ait une Raison universelle qui m'éclaire, et tout ce qu'il y a d'intelligences. Car si la raison que je consulte, n'était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une raison universelle. Je dis : quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu'un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu'elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la raison universelle que tous les hommes consultent.» (Malebranche)

 

« Si l’intelligence est commune à tous, la raison, qui fait de nous des êtres raisonnables, nous est aussi commune ; et si cela est vrai, la raison qui nous prescrit ce qu’il faut faire ou ne pas faire nous est aussi commune. Si cela est vrai, nous sommes concitoyens ; si cela est vrai, nous sommes membres d’un même Etat ; et si cela est vrai, le monde est comme une cité » (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même).

 

 (Les Lois de la cité à Socrate :)  « Voyons, qu’as-tu à reprocher à nous et à l’État pour entreprendre de nous détruire ? Tout d’abord, n’est-ce pas à nous que tu dois la vie et n’est-ce pas sous nos auspices que ton père a épousé ta mère et t’a engendré ? Parle donc : as-tu quelque chose à redire à celles d’entre nous qui règlent les mariages ? les trouves-tu mauvaises ? — Je n’ai rien à y reprendre, dirais-je. — Et à celles qui président à l’élevage de l’enfant et à son éducation, éducation que tu as reçue comme les autres ? Avaient-elles tort, celles de nous qui en sont chargées, de prescrire à ton père de t’instruire dans la musique et la gymnastique ? — Elles avaient raison, dirais-je. — Bien. Mais après que tu es né, que tu as été élevé, que tu as été instruit, oserais-tu soutenir d’abord que tu n’es pas notre enfant et notre esclave, toi et tes ascendants ? Et s’il en est ainsi, crois-tu avoir les mêmes droits que nous et t’imagines-tu que tout ce que nous voudrons te faire, tu aies toi-même le droit de nous le faire à nous ? Quoi donc ? Il n’y avait pas égalité de droits entre toi et ton père ou ton maître, si par hasard tu en avais un, et il ne t’était pas permis de lui faire ce qu’il te faisait, ni de lui rendre injure pour injure, coup pour coup, ni rien de tel ; et à l’égard de la patrie et des lois, cela te serait permis ! et, si nous voulons te perdre, parce que nous le trouvons juste, tu pourrais, toi, dans la mesure de tes moyens, tenter de nous détruire aussi, nous, les lois et ta patrie, et tu prétendrais qu’en faisant cela, tu ne fais rien que de juste, toi qui pratiques réellement la vertu ! Qu’est-ce donc que ta sagesse, si tu ne sais pas que la patrie est plus précieuse, plus respectable, plus sacrée qu’une mère, qu’un père et que tous les ancêtres, et qu’elle tient un plus haut rang chez les dieux et chez les hommes sensés ; qu’il faut avoir pour elle, quand elle est en colère, plus de vénération, de soumission et d’égards que pour un père, et, dans ce cas, ou la ramener par la persuasion ou faire ce qu’elle ordonne et souffrir en silence ce qu’elle vous ordonne de souffrir, se laisser frapper ou enchaîner ou conduire à la guerre pour y être blessé ou tué ; qu’il faut faire tout cela parce que la justice le veut ainsi ; qu’on ne doit ni céder, ni reculer, ni abandonner son poste, mais qu’à la guerre, au tribunal et partout il faut faire ce qu’ordonnent l’État et la patrie, sinon la faire changer d’idée par des moyens qu’autorise la loi ? Quant à la violence, si elle est impie à l’égard d’une mère ou d’un père, elle l’est bien davantage encore envers la patrie. » Que répondrons-nous à cela, Criton ? que les lois disent la vérité ou non ? » (Platon, Criton).

 

« Justice, force. - Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et, pour cela, faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort, soit juste. La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pascal, Pensées, 298)

 

«La raison du plus fort est toujours la meilleure ; Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Un Agneau se désaltérait Dans le courant d’une onde pure. Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure, Et que la faim en ces lieux attirait. – Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Dit cet animal plein de rage : Tu seras châtié de ta témérité. – Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté Ne se mettre pas en colère ; Mais plutôt qu’elle considère Que je me vas désaltérant Dans le courant, Plus de vingt pas au-dessous d’elle ; Et que par conséquent, en aucune façon, Je ne puis troubler sa boisson. – Tu la troubles ! reprit cette bête cruelle ; Et je sais que de moi tu médis l’an passé. – Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ? Reprit l’Agneau. Je tête encore ma mère. – Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! – Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens ; Car vous ne m’épargnez guère, Vous, vos bergers et vos chiens. On me l’a dit : il faut que je me venge. Là-dessus, au fond des forêts, Le loup l’emporte, et puis le mange, Sans autre forme de procès. » (La Fontaine, Fables)

«Un prince doit s'efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de fidélité à ses engagements, et de justice ; il doit avoir toutes ces bonnes qualités mais rester assez maître de soi pour en déployer de contraires, lorsque cela est expédient. Je pose en fait qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus, parce que l'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité et de la religion. Il doit être d'un caractère facile à se plier aux différentes circonstances dans lesquelles il peut se trouver. En un mot, il lui est aussi utile de persévérer dans le bien, lorsqu'il n'y trouve aucun inconvénient, que de savoir en dévier, lorsque les circonstances l'exigent. Il doit surtout s'étudier à ne rien dire qui ne respire la bonté, la justice, la bonne foi et la piété ; mais cette dernière qualité est celle qu'il lui importe le plus de paraître posséder, parce que les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par aucun des autres sens. Tout homme peut voir ; mais il est donné à très peu d'hommes de savoir rectifier les erreurs qu'ils commettent par les yeux. On voit aisément ce qu'un homme paraît être, mais non ce qu'il est réellement; et ce petit nombre d'esprits pénétrants n'ose contredire la multitude, qui d'ailleurs a pour elle l'éclat et la force du gouvernement. Or, quand il s'agit de juger l'intérieur des hommes, et surtout celui des princes, comme on ne peut avoir recours aux tribunaux, il ne faut s'attacher qu'aux résultats; le point est de se maintenir dans son autorité; les moyens, quels qu'ils soient, paraîtront toujours honorables, et seront loués de chacun. Car le vulgaire se prend toujours aux apparences, et ne juge que par l'événement. » (Machiavel, Le prince).

 

«Il m'est arrivé maintes fois d'accompagner mon frère ou d'autres médecins chez quelque malade qui refusait une drogue ou ne voulait pas se laisser opérer par le fer et le feu, et là où les exhortations du médecin restaient vaines, moi je persuadais le malade, par le seul art de la rhétorique. Qu'un orateur et un médecin aillent ensemble dans la ville que tu voudras : si une discussion doit s'engager à l'assemblée du peuple ou dans une réunion quelconque pour décider lequel des deux sera élu comme médecin, j'affirme que le médecin n'existera pas et que l'orateur sera préféré si cela lui plaît.          
 Il en serait de même en face de tout autre artisan : c'est l'orateur qui se ferait choisir plutôt que n'importe quel compétiteur ; car il n'est point de sujet sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne puisse parler devant la foule d'une manière plus persuasive que l'homme de métier, quel qu'il soit. Voilà ce qu'est la rhétorique et ce qu'elle peut.» (Platon, Gorgias)

 

«Pour règle générale, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un Etat qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n'y est pas.
 Ce qu'on appelle union dans un corps politique, est une chose très équivoque : la vraie est une union d'harmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu'elles nous paraissent, concourent au bien général de la société ; comme des dissonances, dans la musique, concourent à l'accord total. Il peut y avoir de l'union dans un Etat où on ne croit voir que du trouble ; c'est-à-dire une harmonie d'où résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par l'action des unes, et la réaction des autres.       
 Mais, dans l'accord du despotisme (...), c'est-à-dire de tout gouvernement qui n'est pas modéré, il y a toujours une division réelle. Le laboureur, l'homme de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne sont joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance : et, si l'on y voit de l'union, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts ensevelis les uns auprès des autres.» (Montesquieu, De l’esprit des lois)

 

 «C’est ainsi que les plus puissants et les plus misérables, se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre : c’est ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle, et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. Il s’élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres. La société naissante fit place au plus horrible état de guerre : le genre humain avili et désolé ne pouvant plus retourner sur ses pas ni renoncer aux acquisitions malheureuses qu’il avait faites et ne travaillant qu’à sa honte, par l’abus des facultés qui l’honorent, se mit lui-même à la veille de sa ruine.

Epouvanté d’un mal si nouveau, à la foi riche et misérable, il ne désire que fuir l’opulence, et ce qu’il avait souhaité naguère, il le hait (Ovide).

           Il n’est pas possible que les hommes n’aient fait enfin des réflexions sur une situation aussi misérable, et sur les calamités dont ils étaient accablés. Les riches surtout durent bientôt sentir combien leur était désavantageuse une guerre perpétuelle dont ils faisaient seuls tous les frais et dans laquelle le risque de la vie était commun et celui des biens particulier […] Destitué de raisons valables pour se justifier, et de forces suffisantes pour se défendre ; écrasant facilement un particulier mais écrasé lui-même par des troupes de bandits, seul contre tous, et ne pouvant à cause des jalousies mutuelles s’unir avec ses égaux contre des ennemis unis par l’espoir commun du pillage, le riche, pressé par la nécessité, conclut enfin le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l’esprit humain ; ce fut d’employer en sa faveur les forces mêmes de ceux qui l’attaquaient, de faire ses défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d’autres maximes, et de leur donner d’autres institutions qu lui fussent aussi favorables que le droit naturel lui était contraire.

           Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins l’horreur d’une situation qui les armait tous les uns contre les autres, qui leur rendait leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, et où nul ne trouvait sa sûreté ni dans la pauvreté ni dans la richesse, il inventa aisément des raisons spécieuses pour les amener  à son but : « Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent exception de personne ; et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l’association, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une concorde éternelle. »

           Il en fallut beaucoup moins que l’équivalent de ce discours pour entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d’ailleurs avaient trop d’affaires à démêler entre eux pour pouvoir se passer d’arbitre, et trop d’avarice et d’ambition, pour pouvoir longtemps se passer de maîtres. Tous coururent au-devant de leurs fers, croyant assurer leur liberté ; car avec assez de raison pour sentir les avantages d’un établissement politiques, ils n’avaient pas assez d’expérience pour en prévoir les dangers ; les plus capables de pressentir les abus étaient précisément ceux qui comptaient d’en profiter, et les sages mêmes virent qu’il fallait se résoudre à sacrifier une partie de leur liberté à la conservation de l’autre, comme un blessé se fait couper le bras pour sauver le reste du corps.

           Telle fut, ou dut être, l’origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère » (Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, 1755)

«... Ce contrat (appelé contractus originarius ou pactum sociale) en tant que coalition de chaque volonté particulière et privée dans un peuple en une volonté générale et publique (visant à une législation d'ordre uniquement juridique), il n'est en aucune façon nécessaire de le supposer comme un fait (et il n'est même pas possible de le supposer tel), tout comme s'il fallait avant tout commencer par prouver par l'histoire qu'un peuple, dans les droits et les obligations duquel nous sommes entrés à titre de descendants, avait dû un jour accomplir réellement un tel acte et nous en avoir laissé, oralement ou par écrit, un avis certain ou un document, permettant de s'estimer lié à une constitution civile déjà existante. C'est au contraire une simple Idée de la raison, mais elle a une réalité (pratique) indubitable, en ce sens qu'elle oblige tout législateur à édicter ses lois comme pouvant avoir émané de la volonté collective de tout un peuple, et à considérer tout sujet, en tant qu'il veut être citoyen, comme s'il avait concouru à former par son suffrage une volonté de ce genre. Car telle est la pierre de touche de la légitimité de toute loi publique. Si en effet cette loi est de telle nature qu'il soit impossible que tout un peuple puisse y donner son assentiment (si par exemple elle décrète qu'une classe déterminée de sujets doit avoir héréditairement le privilège de la noblesse), elle n'est pas juste.» (Kant, Métaphysique des mœurs).