La culture – la liberté

 

 

 

 

Différents sens du mot « culture » dans le vocabulaire courant

 

On parle des pages « culture » d’un journal ; d’un être « cultivé » ; de la culture physique ; de la culture technique ; de l’agri-culture ; de la pluralité des cultures engendrant parfois un « choc des cultures », du respect des différences « culturelles », etc. On peut ainsi distinguer trois grands sens du mot culture.

 

a) La « culture » des « pages culture » ou de l’ « individu cultivé » : domaine intellectuel de la connaissance désintéressée entendue couramment comme un luxe de la vie. On lui oppose le domaine corporel (ou manuel) utilitaire de la nécessité. A l’être cultivé, on oppose l’inculte : celui qui manque de culture en ce premier sens. On se le représente caricaturellement comme une grosse brute quasi animale au regard vide prononçant des sons quasi inaudibles, réduite donc à son corps et ses besoins élémentaires inéduqués (boire, manger et forniquer). Le terme culture suppose ainsi une opposition problématique – celle entre l’esprit et le corps (le « matériel »), la culture et la nature, le domaine de la spiritualité (le luxe non nécessaire) et le domaine de la nécessité (ce qui s’impose à nous).

 

b) Nous sommes ici loin de « l’agri-culture » ou de la « culture physique » ou « technique ». L’agriculture est la culture de la terre, la culture physique ou technique celle du corps par la constitution de savoirs-faire. Dans les deux cas, culture signifie travail d’humanisation et de transformation de la nature – soit de ce qui est donné (la terre naturelle, le corps naturel). On conçoit donc un conflit latent entre le sens a) et le sens b). Il y a une culture du et des corps, culture matérielle – qui n’a cependant pas droit aux « pages culture » des journaux. Pourquoi ?

 

c) Enfin, dernier sens : le sociologue appelle culture l’ensemble des idées, des savoirs faire et des pratiques d’un peuple donné. La culture caractérise l’humanité à la différence de l’animalité. Ainsi, comme il y a une « culture des jeunes », y a-t-il une culture française, marocaine, italienne, etc. De là le « choc des cultures » - comme s’il y avait une tendance particulière de toute culture à se clore sur soi dans des formes mortes et figées posées comme absolues – et les guerres de l’histoire. De là encore l’appel problématique au « respect des différences culturelles » (mais faut-il tout tolérer (l’excision, la peine de mort, l’infériorisation des femmes, etc.) ?).

 

Ce qui fait l’unité de ces trois sens c’est une commune opposition à la nature (entendue comme a) corps brut de la brute quasi-animale ; b) donné, corps ou matière non travaillé ; c) domaine de l’animalité). Afin de comprendre le sens de la culture (qu’est-ce que c’est ? quel est son but ? que doit-elle être ?), on commencera donc par élucider cette opposition.

 

 

I) A la différence de l’animal enfermé dans la nature l’homme est un être de cultures

Lien aux notions du programme : la liberté.

 

1) A la différence de l’animal qui n’est que nature, l’homme est un animal culturel

 

« L’animal fait un avec la nature, l’homme fait deux » écrit Vercors dans son roman Les animaux dénaturés. Qu’est-ce à dire ?

 

Pour le comprendre, mettons-nous un instant à l’école de Garfield…

 

     

 

 

 

. Qu’est-ce que ces vignettes qui opposent le comportement de Jon face à la vie à celui du chat Garfield mettent en lumière ? Tout simplement le fait que la vie ne pose problème qu’à Jon et nullement à Garfield. Qu’est-ce que vivre pour Garfield, et plus largement pour les animaux ? C’est suivre le mouvement répétitif et sans progrès de leurs besoins : chasser pour manger – déféquer - dormir – et manger à nouveau, etc. Comme tous les animaux Garfield semble s’en satisfaire puisqu’il ne cherche pas une seule seconde à mettre cette existence en question. Or ces besoins qui orientent et guident son existence, Garfield ne les a jamais choisis : provenant de l’espèce en lui, ils sont naturels en ce sens qu’ils sont produits par cette immense puissance, la nature, qui traverse son corps et qui semble le guider. Obéissant spontanément, sans question et sans distance, à la nature en lui, Garfield – l’animal – fait effectivement « un avec la nature ». Le sens de la vie – son orientation (les croquettes), sa signification (manger) et sa valeur (croquettes = bien ; chien = mal) – pour Garfield c’est tout simplement d’obéir sans en prendre aucunement conscience à la nature en lui.

. Toute autre est l’existence de l’homme. Pour Jon vivre comme Garfield (c’est à dire dans l’Eden ou le paradis terrestre) c’est l’enfer. Vivre sans progrès, de façon répétitive, selon le cycle des seuls besoins naturels, Jon ne le supporte pas : il s’ennuie et s’interroge, angoissé, sur le sens de la vie. Preuve qu’une telle vie, la vie naturelle d’un être naturel, ne fait pas sens pour lui. Tel est précisément l’homme : désormais incapable de vivre de sa seule vie naturelle ou biologique, il lui faut de surcroît que sa vie ait un sens, c’est à dire une autre direction, une autre valeur et signification que celle, naturelle et, pour lui, a-sensée (sans sens), de la réalisation de ses seuls besoins. Voilà en quoi, selon Vercors, « l’homme fait deux avec la nature » : il contemple sa vie, s’en détache par la pensée, la juge et désire, dans la liberté, en faire quelque chose. C’est aussi pourquoi, lorsque, parfois dans l’opulence et la pleine santé, il juge sa vie insupportable, il est le seul animal qui peut se suicider. Se suicider c’est à dire refuser son corps et sa vie naturels au nom d’un sens absent. L’homme est donc bien un « animal dénaturé » : « animal » puisqu’issu de la nature, ayant un corps et des besoins qui naissent en lui sans lui, « dénaturé » cependant puisque la réponse à la question de savoir comment et pourquoi vivre ne se trouve plus dans la nature ; à la différence de l’animal, l’homme doit donc l’inventer.

. Et, de fait, le paléontologue parmi les restes anciens repère la présence humaine à la triple trace de ces artifices que sont l’art, les sépultures et les objets techniques. Des artifices c’est-à-dire : des productions d’un savoir-faire (l’art de…) élaborées par la pensée (et non fait au hasard) et ayant une signification pour notre imagination (et non seulement pour notre ventre). Ainsi les sépultures signifient-elles tant une conscience de la mort qu’un désir de la conjurer (se mettre en sécurité vis à vis d’elle) par la création de rites religieux. Les objets techniques, peut-être, un désir de liberté par la maîtrise de la nature. Les ornements et traces dont on ne perçoit pas l’utilité immédiate et qu’on réfère à « l’art », tout au moins un désir, à élucider, d’humaniser et de donner sens au monde. Quel que soit cependant leur sens précis et spécifique, au moins est-il certain qu’en tant qu’œuvres de culture, sépultures, objets techniques et traces artistiques ont un sens, c’est à dire signifient ou veulent dire quelque chose – alors qu’une pierre sur le bord du chemin ou un os rongé par un chien, pur objet de la nature, ne veulent en eux-mêmes rien dire. Or ce que disent les cultures, à travers les récits racontés et, verrons-nous, inscrits dans les corps, l’espace et le temps de nos vies, c’est précisément le sens établi qu’a et que doit avoir la vie pour être une vie humaine. De là une possible première définition de la (ou des) culture(s) : les cultures sont l’ensemble des réponses que les hommes donnent à la question humaine du comment et pourquoi vivre, c’est-à-dire à la question du sens de la vie ou de la bonne orientation de et dans l’existence.

 

2) La culture se pluralise en cultures qui forment notre « seconde nature » (Montaigne)

 

. Mais ces questions ne sont (presque) jamais explicitement posées. Tout se passe, en effet, comme si toute culture, hors les moments de crise (guerre, invasion, crise interne), était effectivement une réponse à la question du « comment et pourquoi vivre » sans que, pour autant, les hommes éduqués en elle ne se posent explicitement la question du sens de la vie ni ne prennent conscience du caractère inventé ou artificiel de ces réponses. Ce qu’il s’agit, en effet, de comprendre c’est que les cultures dans leur multiplicité irréductible s’inscrivent dans les corps, les désirs et les pensées des hommes de telle manière qu’elles leur apparaissent naturelles, leur artificialité y étant invisible et méconnu. Montrons-le en analysant ce qui, à nous-mêmes, semble naturel et non artificiel (inventé).

.  Il y a, en effet, des pratiques humaines que nous vivons et pensons « naturelles » c’est à dire comme allant de soi et ayant une valeur. Il va, par exemple, pour nous de soi de dormir la tête sur un objet mou, de manger tels plats et avec une fourchette, de ne pas prêter sa femme au voisin, de parler de telle manière, de croire ne pas avoir d’accent, d’embrasser dans l’amour, etc. Lisons, cependant le texte suivant de Lucien Malson, écrit d’après les travaux des ethnologues (hommes de science qui étudient les peuples étrangers) :

 

L’homme reçoit du milieu, d’abord, la définition du bon et du mauvais, du confortable et de l’inconfortable. Ainsi le Chinois va-t-il vers les œufs pourris et l’Océanien vers le poisson décomposé. Ainsi pour dormir, le pygmée recherche t’il la meurtrissante fourche de bois et le japonais place t’il sous sa tête le dur billot. L’homme tient aussi de son environnement culturel une manière de voir et de penser le monde. Au Japon, où il est poli de juger les hommes plus vieux qu’ils ne paraissent, même en situation de test et de bonne foi, les sujets continuent de commettre des erreurs par excès. On a montré que la perception, celle des couleurs, celle des mouvements, celle des sons – les Balinais se montrent très sensibles aux quarts de tons par exemple – se trouve orientée et structurée selon les modes d’existence. L’homme emprunte enfin à l’entourage des attitudes affectives typiques. Chez les Maoris, où l’on pleure à volonté, les larmes ne coulent qu’au retour du voyageur, jamais à son départ. Chez les Eskimos, qui pratiquent l’hospitalité conjugale, la jalousie s’évanouit comme à Samoa ; en revanche, le meurtre d’un ennemi personnel y est considéré normal, alors que la guerre – combat de tous contre tous, et surtout contre des inconnus – paraît le comble de l’absurde ; la mort ne semble pas cruelle, les vieillards l’acceptent comme un bienfait et l’on se réjouit pour eux. Dans les îles d’Alor le mensonge ludique est tenu pour naturel : les fausses promesses à l’égard des enfants sont le divertissement courant des adultes. Un même esprit de taquinerie se rencontre dans l’île de Normanby où la mère, par jeu, retire le sein à l’enfant qui tête. La pitié pour les vieillards varie selon les lieux et les conditions économico-sociales : certains Indiens, en Californie, les étouffaient, d’autres les abandonnaient sur les routes. Aux îles Fidji, les indigènes les enterraient vivants. Le respect des parents n’est pas moins soumis aux fluctuations géographiques. Le père garde droit de vie et de morts en certains lieux du Togo, du Cameroun, du Dahomey ou chez les Négritos des Philippines. En revanche, l’autorité paternelle était nulle ou quasi nulle dans le Kamtchatka précommuniste ou chez les aborigènes du Brésil. Les enfants Tarahumara frappent et injurient facilement leurs ascendants. Chez les Eskimos – encore eux – le mariage se fait par achat. Chez les Urabima d’Australie un homme peut avoir des épouses secondaires qui sont les épouses principales d’autres hommes (…) La sensibilité dite « masculine » ici, peut-être, ailleurs une caractéristique « féminine » comme chez les Tchambuli, par exemple, où la femme, dans la famille, domine et assume le rôle de direction.                                                                                                                                                                     

                                  Lucien Malson, Les enfants sauvages

 

. Que faut-il en conclure ? Que ce qui, dans d’autres sociétés nous choque, nous dégoûte, nous paraît anormal ou étrange – dormir sur une bûche, ne pas être jaloux, frapper ses parents, manger des œufs pourris, parler de telle façon, etc. - est vécu par les hommes qui s’y trouvent comme la norme (ce qui est normal et qui a valeur) tout aussi naturellement que nous trouvons normal de dormir, par exemple, la tête sur un objet mou. Aux yeux de l’étranger, nous sommes ainsi tout autant étranges et anormaux que lui nous apparaît ! A moins de prendre arbitrairement notre propre culture comme la seule bonne et vraie nous devons donc en conclure que nous vivons comme évident, « naturel », immédiat et éternel ce qui n’est en vérité qu’une réalité culturelle artificielle et historique variable dans le temps et l’espace. Une culture – c’est-à-dire un ensemble de pratiques et d’idées normées socialement et historiquement déterminées – est ainsi inscrite, invisible, dans notre chair, nos perceptions, nos pensées et nos désirs. Nous percevons, sentons, pensons et désirons à travers le prisme de structures et de schémas sociaux que nous avons incorporés. Aussi, notant la puissance formatrice de la culture sur les hommes, Montaigne pouvait-il écrire: « la coutume est notre seconde nature » (Essais) – par quoi il faut entendre que par delà notre identité biologique d’être humain – la «première nature» – la coutume, inventée et artificielle, s’inscrit en nous pour devenir comme naturelle (spontanée, immédiate, évidente, allant de soi).

 

3) Par l’éducation la culture donne forme humaine à l’animal humain et le rend capable de liberté

 

. Si la culture est en tout homme imprégnant ses pensées, ses gestes, ses affects et ses désirs il faut dire que la culture met en forme l’homme. Mettre en forme c’est, en effet, comme le sculpteur avec la terre informe, ordonner, donner sens et structure. En dehors de la société, écrit, en effet, Aristote, l’homme est un « dieu ou un monstre » (Politique). Un dieu c’est à dire : un être autosuffisant, n’ayant pas besoin des autres, ni, par conséquent, d’éducation. Le monstre, au contraire, c’est celui qui est dif-forme, l’a-normal ou le « sans-norme » qui n’a pas été (bien) formé. Tel est effectivement l’homme en dehors de la société. Soient, en effet, les enfants dits « sauvages » - tel Victor de l’Aveyron, au début du 19ème siècle, ayant survécu seul dans la forêt et retrouvé par les hommes vers l’âge de douze ans. Au contraire du mythe de Tarzan qui, bien que non éduqué par les hommes, lui, est pleinement un homme, Victor n’a pas forme humaine. Qu’est-ce à dire ? Il marche à quatre pattes ; il est nu et sale ; son visage est inexpressif et il ne suit personne des yeux ; il ne parle pas et ne s’exprime pas ; tous ses mouvements suivent ses besoins naturels ; il ne connaît ni l’amour, ni la jalousie, ni l’injustice… Autrement dit : malgré son anatomie humaine, la forme du corps et de l’esprit de Victor sont celles d’un animal.

. A contrario, par l’éducation, la société met en forme l’enfant humain : elle forme et norme son corps, sa stature, sa manière de penser, de ressentir et de désirer. Pas un geste, pas une expression de l’homme qui ne parle et ne signifie désormais pour lui et pour les autres : un sourire comme un bras qui retombe signifient une pensée que, chez les êtres de notre propre culture, nous comprenons immédiatement – alors que les mouvements incontrôlés du petit d’homme n’ont, au départ, pas de sens. De là d’ailleurs l’art du pantomime qui, sans une parole, raconte par ses gestes une histoire qui nous est immédiatement compréhensible (ce qui n’est guère le cas pour nous du théâtre No japonais, pour ceux qui en ont fait l’expérience). Ce que fait donc essentiellement la culture c’est de donner une structure et un sens publics et communs aux mouvements chaotiques, privés et asociaux du petit bébé pour qui - étranger catapulté sur terre et venant quasiment d’une toute autre planète (cf. II.3) - les autres et le monde social n’existent premièrement pas. Ainsi peut-on dire qu’en donnant forme humaine et sociale aux petits d’hommes, les cultures font sortir le bébé humain de l’animalité et, leur donnant par les mots communs une distance sur eux-mêmes, les rendent capables de pratique libre (cf. III.2.vi et vii) et de pensée commune, de maîtrise de soi et de liberté.

 

4) Aucun retour à l’immédiateté inconsciente de la vie naturelle n’est plus pour l’homme possible

 

. Mais si la coutume est une seconde nature (vécue dans la spontanéité et l’immédiateté comme si c’était naturel) y en a-t-il une première qui soit encore humaine ? C’est ce que l’on pourrait imaginer en tentant de séparer une nature humaine biologique – celle du corps - de la culture qui se surimpose à une telle nature (l’esprit, le sens). C’est ce qui est, cependant, dans l’immense majorité des cas impossible : le corps biologique de l’individu social est culturellement formé, la culture est ancrée dans le corps de l’homme. Montrons-le à nouveau à travers la lecture d’un texte du philosophe Maurice Merleau-Ponty :

 

« L’usage qu’un homme fera de son corps est transcendant à l’égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme » (Merleau – Ponty, Phénoménologie de la perception).

 

 

. Si, la culture est inventée, si elle est artificielle, ne pouvons-nous, en effet, en jetant l’artifice, revenir à la pure nature ? C’est bien, en effet, ce que désirent, par exemple, les hippies, jetant cravates et cartes de crédit au profit d’une vie jugée plus naturelle faite de feu de camps, de chèvres et de chansons ; ou bien les naturistes, éliminant leur vêtements comme autant de masques artificiels de leur vraie (et pure) nature ; ou bien encore ceux qui, critiquant le langage affecté de certains, en appellent à une manière plus spontanée et naturelle de parler, etc. Mais si de tels désirs manifestent peut-être le désir positif de se libérer de normes oppressantes, il n’y a cependant pas, montre Merleau-Ponty, d’homme naturel (et donc plus naturel qu’un autre) auquel on pourrait revenir – sinon à redevenir (ce qui est impossible, sauf lobotomie) animal aveugle et stupide. Il n’y a, en effet, pas un geste, pas une fonction, pas un désir qui ne soit, en l’homme, détourné de son sens simplement biologique.

. Pensons, par exemple, à la sexualité qu’on veut inscrire dans la seule biologie parce que commune à l’animal et nous. Elle se double toujours chez l’homme d’une mise en scène dotée d’une signification imaginaire (d’un film si l’on veut) propre à un milieu culturel donné : « embrasser dans l’amour » comme dit Merleau-Ponty n’est nullement naturel, cela n’existe pas dans certaines cultures, cela change de sens selon les lieux et les personnes (et donc, l’acte étant matériellement le même, selon le « film imaginaire » que l’on s’en fait) ; nul doute cependant que ce n’est pas un geste instinctif mais un acte intensément signifiant engageant l’imagination d’un rapport particulier à l’autre. Mais, inversement, de telles conduites ne sont pas des conduites purement spirituelles : elles s’ancrent – ô combien ! - dans le corps.

. Autre exemple : boire de l’eau, acte qui semble pourtant, là encore, naturel et animal. Pourtant, écrit Descartes : « De l’eau toujours de l’eau ; mais elle a toujours aussi un autre goût, quand on la boit à la source même, plutôt que dans une cruche ou à la rivière » (Lettre à Beeckman, 17 oct. 1630). Le goût d’une eau identique est ainsi différent. Etonnement : le goût nous semble adhérent à la chose-même, immédiat, sans lien à tout imaginaire. En réalité notre plaisir ou déplaisir est indissociablement tissé de l’imaginaire de significations (la Pureté, la Nature…). Ou encore : boire après un autre, dans un verre sale, dans le verre de l’aimée, seul ou avec d’autres etc. Loin d’être un pur contact matériel entre deux corps matériels, l’acte de boire de l’eau a une signification imaginaire. L’eau, comme tendanciellement toutes choses pour l’homme, est ainsi pour lui le symbole incarné d’un autre monde (autre que le monde purement matériel, que la nature muette) que la matérialité du contact humain vient éveiller en son esprit et projeter sur la nature. Il faudrait dire ainsi que nous buvons, mangeons, parlons, faisons l’amour, etc. en poètes (mais il y a, bien sûr, de mauvais poètes). C’est d’ailleurs ce que dit Holderlin : « l’homme habite en poète sur cette terre » - c'est-à-dire transforme la matérialité muette du monde en significations (imaginaires, spirituelles).

. Ce qu’il faut donc concevoir avec l’homme c’est que tous ses gestes et conduites sont du sens (de l’esprit)  incarné ou bien, c’est la même chose, du corps spiritualisé. L’entrée dans l’humanité signe ainsi, selon Merleau-Ponty, la sortie de la simplicité et de l’immédiateté de la vie animale et l’entrée dans l’équivocité (interprétable, variable, modifiable, donnant à penser) d’un monde imaginaire culturel de la signification qui double maintenant irréductiblement sa vie.

 

 

Résumé : A la différence de l’animal enfermé dans une nature qu’il reproduit quasi-invariablement, l’homme est un être culturel. La culture est, au sens large, la strate imaginaire collective et publique de sens par laquelle l’homme double, transforme et oriente sa vie naturelle. Elle fait tellement corps avec nous que nous ne la voyons pas. C’est notre « seconde nature » (Montaigne), nature paradoxalement artificielle dissociant quasiment les hommes en humanités différentes. Aucun retour à la (première) nature c'est-à-dire à l’immédiateté aveugle de la vie animale n’est cependant possible : l’homme est un animal qui ne peut vivre qu’au travers d’artifices c'est-à-dire d’inventions imaginaires non naturelles - il a à inventer sa vie sans modèle préalable. Telle est sa liberté et son fardeau propre

 

 

Transition : mais cette même culture qui libère l’homme de l’aveuglement animal et le rend capable de liberté, en formant par millions des individus qui, à nos yeux du moins, répétant sans critique des gestes et pensées ancestrales, paraissent rien moins que libres, n’est-elle pas aussi et paradoxalement une source d’aliénation (c’est-à-dire de servitude, de non-liberté, d’éloignement de l’homme vis à vis de lui-même, de ce qu’il est peut-être vraiment) ?

 

 

 

 

II. La culture qui libère l’homme de l’animalité, l’enferme aussi dans des modèles figés.

Lien aux notions du programme : la croyance, la liberté.

 

1) Les cultures tendent à se clore en s’absolutisant et enfermant les hommes dans des chaines invisibles 

 

. Si les cultures libèrent l’homme du cercle clos privé de l’animalité et lui ouvrent les yeux sur un monde réfléchi et commun ; si, en donnant par l’éducation aux hommes les moyens culturels de développer leur corps et leur esprit, d’agir humainement, de penser et de se penser, les cultures sont la condition même de la liberté humaine (ce sans quoi il n’y a pas de liberté concevable, cf. I.3), il faut à nouveau souligner (I.2) que les hommes sont cependant aveugles aux schémas culturels qui, par cette même éducation, s’imprègnent dans leur chair, leurs désirs et pensées. Ainsi, avons-nous vu (cf. I.2), notre propre culture nous est-elle invisible. Elle est devenue, disait Montaigne, notre « seconde nature ». Tout se passe ainsi comme si en formant et « formatant » les corps et les esprits, les créations artificielles et relatives (relatives à l’imagination où elles ont leur source ; relatives encore parce qu’il y a d’autres cultures qui lui sont irréductibles) que sont les cultures se posaient à travers nous comme naturelles (et non artificielles) et absolues (et non relatives). Et, de fait, dans l’histoire humaine, la quasi-totalité des cultures se posent explicitement comme les seules bonnes et vraies.

. Telle est, par excellence, l’institution religieuse de la société qui, là encore, forme l’essentiel de l’histoire humaine. Inconscients de la nature relative et inventée de leur propre culture, les hommes posent à la source de cette dernière une puissance absolue et incontestable à laquelle ils doivent obéissance. Telle est la fonction de Dieu, des Dieux ou des Ancêtres mythiques. Par-là même, convaincus d’être ancrés dans le vrai et le bien qu’ils doivent servir, les hommes qui sont finalement la seule source réelle de ces puissances imaginaires auxquelles ils vouent leur vie apparaissent paradoxalement comme les marionnettes ou les jouets malgré eux de ces puissances imaginaires. Etre aztèque au 15ème siècle, par exemple, signifie croire que ce monde, le cinquième, est voué comme les autres à périr et ainsi être astreint à devoir régénérer le soleil mourant par le don sacrificiel du sang. Etre chrétien, originellement, signifie croire qu’un Dieu nous aime, est venu par le sacrifice de son fils racheter l’humanité perdu, que la fin du monde est proche qui jettera les uns dans l’Enfer et entraînera les autres vers le Paradis, et qu’il faut ainsi, pour accéder à ce dernier, agir dans l’imitation des actes purs du Christ. Etre musulman, enfin, croire que le Coran est la parole même de Dieu révélée au prophète Mohamed dont il faut, par une vie conforme au livre ainsi que par la guerre sainte (le djihad) assurer l’expansion et la domination, etc., etc. Et de fait encore une fois cela fonctionne : par millions, à toutes les époques de l’humanité, des hommes éduqués dans ce qui n’est à nos yeux de modernes que l’arbitraire (parce que sans fondement autre qu’imaginaire) d’une culture parmi d’autres, se lèvent et se battent pour défendre ou propager ce qu’ils prennent pour la vérité et le bien absolus. Par là même, dans l’histoire, les sociétés apparaissent comme des machines à produire, par millions, des individus destinés à les servir et rendus inconscients de leur chaînes invisibles par le « formatage » éducatif de leur corps, de leurs désirs et de leur pensées.

. Ce qui est vrai des sociétés dites « fermées » l’est encore des sociétés dites « ouvertes ». Selon Bergson puis Karl Popper, les premières – qui forment l’essentiel de l’histoire humaine (cf. ci-dessus) - posant leur idées et normes comme vraies, bonnes et absolues se ferment ainsi à toute idée nouvelle et à toute autre société. De là une histoire lente, un rythme de vie sociale à tendance répétitive qui freine tant qu’il se peut l’apparition du nouveau et de l’inédit, toute la société étant tendanciellement arque boutée vers la répétition des modèles vénérables posés comme immuables. Dans de telles sociétés, l’éducation ne vise nullement la libre pensée mais, faite d’apprentissage par cœur et d’obéissance, vise explicitement à faire des hommes les servants d’une vérité posée comme absolue.

. Les « sociétés ouvertes », a contrario, sont des sociétés qui se veulent et prétendent libres. Conscientes de la relativité de leurs normes, elles disent et savent que ce sont les hommes qui font les normes et non les dieux. Aussi sont-elles ouvertes au changement comme aux autres cultures desquelles elle prétendent s’enrichir. L’éducation y vise alors explicitement à faire des esprits libres et maîtres d’eux-mêmes. Mais si, incontestablement, nos sociétés modernes participent partiellement d’une telle ouverture, il serait cependant illusoire de penser que nous sommes effectivement et totalement de telles « sociétés ouvertes ». Il s’agit bien plus d’un idéal, partiellement actif et pour lequel, peut-être (cf. III), il s’agit de lutter – non d’une réalité franche et définitive. Comme dans toute culture, nous n’en continuons pas moins, aussi libres et ouverts que nous nous prétendions, à vivre comme évidentes et naturelles des réalités artificielles et ainsi, peut-être, à nous croire libres alors même que nous obéissons à des idées et des normes potentiellement aliénantes (cf. cours d’introduction). Qu’est-ce qui explique, par exemple, le fait que par millions les individus se jettent sur les nouvelles Nike, les nouveaux portables et tous les nouveaux gadgets, immédiatement achetés, dès lors qu’ils sont produits ? Que, de l’autre côté, sans qu’aucune critique ne se lève et dénonce l’absurdité d’une telle course à la croissance, des milliards de vie soient gâchées, exploitées et aspirées par la grande machine sociale pour produire de semblables babioles qui, non contentes de condamner l’humanité à une vie de travail harassant, à voir l’état morose de l’humanité riche, ne donne pas un gramme du bonheur promis (cf. cours sur le bonheur) ? Que l’on considère comme naturelles et globalement bonnes, les réalités du marché, de la propriété, de l’entreprise, de l’argent, des banques, de la bourse, du salariat, de la croissance, de l’Etat, de la représentation politique, des médias, de la publicité, etc. alors même que de telles réalités sont des inventions historiques qui n’ont pas toujours existé et qui sont peut-être aliénantes… tout cela manifeste que, modernes prétendus et se prétendant libres, sans analyse critique des formes sociales qui continuent de s’imposer à nous, nous sommes à notre tour peut-être les jouets de puissances anonymes qui nous dominent et manipulent à notre insu.

. Concluons donc en réaffirmant ceci que toute culture, y compris la nôtre, tend ainsi à se clore sur elle-même en se posant comme la norme absolue du vrai et du bien, oubliant par ce fait sa nature inventée et enfermant les hommes qu’elle a formé et normé dans ses chaînes invisibles (dont ils n’ont pas conscience).

 

2) Elles s’instituent ainsi par opposition aux autres cultures rejetées dans la barbarie

 

. Or la conséquence d’une telle clôture sur soi est inéluctablement la négation de l’autre : si, en effet, nos idées, pratiques et normes sont, à notre regard, les seules bonnes et vraies, tout ce qui en tant qu’autre conteste cette prétention est, au pire, à éliminer et, au mieux, à mettre à la marge et à négliger. C’est ce qu’explique ce texte de Claude Lévi-Strauss :

 

« I1 semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu’elle est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale (...).

L’attitude la plus ancienne, et qui repose sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », etc. Autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquel1e on vit. » 

 

Lévi-Strauss, Race et histoire

 

. L’attitude la plus commune consiste ainsi à rejeter l’autre. Tout se passe ainsi comme si, selon Carl Schmitt, la tendance de l’immense majorité des groupes humains consistait à s’instituer et à se souder sous l’opposition « ami / ennemi ». Nous, à l’intérieur d’un, voire de petits cercles fermés concentriques (de telle famille d’abord, puis de tel village, ensuite « lozériens » puis « français » et « européens »…) dont la hiérarchie de valeur tient à la proximité au centre, sommes les justes et les véridiques, les véritables « êtres humains » (ainsi s’appellent eux-mêmes, par exemple, les indiens dans le film Little Big Man) – les autres, à l’extérieur de ce cercle clos, sont les étrangers, dangereux et étranges mais aussi immédiatement et presque toujours, posés comme inférieurs. « Ils ne sont pas de chez nous » signifie originellement et tendanciellement encore chez, par exemple, le français moyen vis à vis de l’américain qui se sert dans le frigo ou de l’arabe qui, selon lui, parle trop fort à vingt centimètres de son nez, ou bien dans tel village de Lozère vis à vis des parisiens « qui ne savent pas conduire »… : « ce sont des gens qui ne savent pas vivre comme il faut » – c’est à dire comme un véritable être humain doit vivre pour être dans la vérité et le bien. Aussi l’autre, loin d’être l’étranger que la morale exige d’accueillir pour lui ouvrir son foyer, est-il bien souvent et selon les lieux et les temps, un « gars pas de chez nous », un  « sauvage », un « barbare », un « primitif » mais aussi un « raton », un « sale feuj », un « négro », un « bosh », un « nyakoué », un  « mangeur de grenouilles », un « parigo », etc.

. De là ces attitudes de rejet qui font, au pire, les guerres de l’histoire lorsqu’une culture vise la domination des autres et sa propre expansion (telle une partie de la tradition chrétienne – les croisades, l’inquisition, la colonisation - comme musulmane – le djihad – ou bien encore nazie) et qui, au mieux, consistent à se replier sur soi en posant l’autre, étrange et inférieur, à la marge. Tout se passe ainsi comme si toute culture, de façon analogue à une sorte d’organisme, tendait à se constituer et à se reproduire en se fermant sur elle-même et, en son sein comme à l’extérieur, en excluant l’autre qui, par sa simple existence, conteste sa prétention à être seule bonne et vraie. Ainsi l’aveuglement à la relativité et à la nature inventée (issue d’un imaginaire) de sa propre culture est-il à la fois synonyme d’aveuglement (puisque nous ne savons pas ce qu’est vraiment notre culture et, par là même, celle de l’autre) et d’immoralité puisque ce qui est peut-être la vraie morale exige d’accueillir l’étranger, de lui ouvrir le cercle fermé de son foyer, ce qui nécessite sûrement de reconnaître cette vérité que sur cette Terre nous sommes tous des étrangers (cf. I.1 ; III.2) ayant à construire par nous-mêmes l’édifice d’une culture sans le soutien d’aucune nature ni d’un quelconque dieu.

 

3) Le désir humain d’un monde sensé trouve son compte dans cette cloture et cette exclusion

 

. Mais pourquoi une telle tendance des cultures à la fermeture sur elles-mêmes et à l’exclusion de l’autre trouve t’elle chez les hommes un tel retentissement ? Pourquoi non content de simplement obéir, les hommes s’investissent–ils si profondément dans leur culture, allant même parfois (et souvent dans l’histoire) jusqu’à leur sacrifier leur vie (cf. par exemple les modernes kamikazes qui, au nom de qu’il croit être Allah, se font exploser sur les places de marché) ? Cette attitude, nous dit Lévi-Strauss, « repose sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue ». Quels sont donc ces fondements psychologiques si solides ?

. Pour le comprendre, en suivant les sentiers de Freud (l’inventeur de la psychanalyse), on peut très rapidement brosser l’histoire de notre esprit c’est à dire de notre rapport au monde :

 

Etapes de constitution de notre rapport au monde

Monde approprié = « autre mien »

Mauvais monde = « autre étranger »

Clôture primordiale quasi-autistique d’un être autosuffisant.

Pas encore de monde extérieur à soi : « je = tout = plaisir »

« A l’origine le moi contient tout, ultérieurement il sépare de lui un monde extérieur » (Freud)

 

Pas encore de monde extérieur à soi : « je = tout = plaisir »

Brisure de la clôture

Nous sommes deux.

« Le bon sein ». La bonne mère – le bon lait… = le bon monde

« Le mauvais sein ». La mauvaise mère = le mauvais monde

Nous sommes trois.

Interdit de fusion, reconnaissance de l’interdit et de sa place dans la structure familiale.

 

Identification – création de l’idéal du moi : le père tout-puissant aimé et pris pour idéal : ouverture de nouvelles relations prises dans un nouvel horizon (futur) du monde.

 

Complexe d’Œdipe : « Le père haï et expulsé ». Re-centration sur la mère. Expulsion du corps étranger.

Nous sommes plusieurs et ma famille est une famille parmi d’autres dans l’espace social.

 

Investissement du monde social, de ses valeurs et de ses buts,  de ma définition (rôle, situation) sociale.

 

Reflux vers le monde clos familial. Les autres = angoisse et peur.

 

Il y a plusieurs sociétés, irréductibles à la mienne.

 

Cosmopolitisme : « citoyen du monde ».

Séparation de l’ami (nous = les bons, les justes) / ennemi = l’étranger, l’infidèle – selon une pluralité de cercles concentriques (le village, la patrie, la religion, la race…).

Je ne suis rien dans le grand univers.

???? pb du sens de la vie ????

Accepter la mortalité

La mort, le néant de nos vies = horreur et angoisse.

= « l’immonde » (ce qui ne peut faire monde)

 

. Lisons rapidement (en caricaturant un peu l’affaire) ce tableau : le bébé humain dans le ventre de maman ne connaît que le plaisir sur la source duquel il est comme branché. Il est, tout comme Adam dans le mythe de l’Eden, aveugle, innocent mais comblé, dans une sorte de paradis utérin. En un sens, rien d’autre n’existe pour lui-même que lui-même : il ne connaît pas sa mère comme un individu extérieur, ayant des désirs et des intérêts propres, ni son père, ni bien entendu le théorème de Pythagore ou le drame des fluctuations de la bourse. Qu’est-ce alors que naître ou « venir au monde » ? C’est, pourrait-on dire, tout d’abord, premièrement et de façon récurrente (répétitive et sans fin) s’en prendre plein la figure, tant on n’en finit jamais, comme nous allons le voir, de « venir au monde ». Le monde est, en effet, en lui-même extérieur et indifférent à nos petits désirs et plaisirs : j’ai beau désirer la lune ou bien, un peu plus gravement, ne pas mourir, la lune ne viendra pas et je serai, un jour ou l’autre, anéanti. Or bébé veut tout et être tout, il veut que le monde tourne autour de lui comme son soleil et lui apporte le plaisir absolu qu’il a peut-être connu dans le ventre de maman. C’est exactement, comme le notait déjà Platon, un petit « tyran », si le tyran est celui qui veut soumettre le monde et les autres à la loi de son désir privé. De là la déception, nécessaire, inéluctable : le lait ne vient pas ; maman n’est pas là. Puis : papa me sépare de maman ; puis c’est le petit frère, etc. Et puis, un peu plus tard : Alex a une meilleure note ou un meilleur poste que moi, etc. Lorsque le lait ne vient pas, lorsque maman n’est pas là, lorsque que tel me bouscule dans l’escalier du lycée ou a une meilleure note que moi, bref, lorsque quoi que ce soit s’oppose au mouvement de mon désir, c’est la haine qui apparaît : le désir de détruire ce qui s’oppose à moi. Voilà pourquoi Freud écrit cette phrase fondamentale : « la haine est plus ancienne que l’amour » (Freud). Si, en effet, venir au monde c’est nécessairement s’en prendre plein la figure, on comprend que le premier mouvement envers le monde soit la haine. Qu’est-ce alors que « grandir » ? C’est apprendre à accepter et aimer ce que nous avons premièrement haï (haine qui selon Freud n’est jamais totalement éteinte). Ainsi, par exemple, acceptons-nous et aimons-nous en partie ce petit frère qui nous a séparé de la mère ; ce père qui, pour les garçons, de rival haï devient un idéal (« je veux être comme papa ») ; la concurrence de la classe qui toujours douloureuse en ce qu’elle m’expulse de la position centrale que j’avais dans la famille, peut être investie comme espace positif et aimé, etc. L’amour, selon Freud, est donc toujours second. Il faut suivre ce mouvement en spirale fait de haine et d’amour qui s’appelle grandir. Il s’agit à chaque fois de recréer autour de soi et pour soi un nouveau monde intégrant partiellement des éléments de la réalité qui, autrefois, m’expulsaient de ma position de centre (le sein qui ne vient pas, papa, le petit frère, puis, plus généralement, les autres mais aussi les mots et les choses qui résistent…). Tout se passe ainsi comme si la bulle primordiale qui formait notre monde et dont nous étions le centre se dilatait de telle façon qu’elle intègre maintenant des éléments du monde extérieur, tout d’abord étranges, étrangers et douloureux en ce qu’ils s’opposent à mon premier désir, comme éléments sensés c’est à dire que j’accepte, investis au moins partiellement et auxquels je donne une certaine valeur positive. Le monde est alors un monde bien à nous, où nous avons une place et qui a un sens. Jusqu’où cependant ce mouvement qui s’appelle grandir devrait-il se déployer ? Jusqu’à cette reconnaissance dernière de la mort comme ultime loi du réel. Mais comment faire nôtre, comment désirer et investir ce qui anéantit le sens même du « nôtre », du désir et de l’amour – ce qui semble donc ainsi un non-sens absolu ? Ce qui signifie : comment donner à notre vie un sens si tout ce que nous faisons est destiné à mourir ? C’est une formulation possible du problème du sens de la vie (que l’on étudiera pour lui-même dans le cours sur le Bonheur). Dans l’histoire, cependant, les cultures et les hommes qu’elles forment ne vont jamais jusque là. Tout se passe, en effet, comme si les cultures offraient en compensation des douleurs liées à la nécessité de renoncer (à être le centre tout-puissant) un sens fort dans lequel les plus profonds désirs de l’homme vont pouvoir s’investir. C’est ce que fait par excellence l’institution religieuse de la société (qui forme, rappelons-le, l’immense majorité des sociétés dans l’histoire) en posant l’existence d’un sens dernier (« croire en dieu signifie voir que le monde a un sens » (Wittgenstein)), en relativisant la mort (l’essentiel demeure), en nous posant au centre des préoccupations d’un ou des dieu(x), et en divisant, enfin, le monde en élus et ennemis (nous = les premiers). Ces mondes clos que sont les cultures, sorte d’immense bulles fermées sur elles-mêmes et quasi-imperméables à l’autre, sont ainsi des mondes sécurisés, denses et pleins que les petits d’hommes vont pouvoir investir en retrouvant, au moins partiellement, en eux une place, un sens et une sécurité que la naissance au monde leur avait fait perdre. On comprend ainsi, par là, la force immense de la croyance : si les hommes tiennent tant à leur culture c’est qu’elle est un rempart contre le non-sens et l’absurde de la mort et de la solitude glacées au sein des espaces infinis (Pascal – « le silence de ces espaces infinis m’effraie »). Le problème immense et central est qu’une telle sécurité retrouvée se fait tendanciellement au détriment de la liberté, de la vérité (cf. II.1) et de la justice (cf. II.2).

 

 

Résumé : la même culture qui libère l’homme de l’animalité aveugle en lui donnant une forme humaine tend aussi à l’enfermer dans des formes et des normes figées aveugles à leur caractère relatif et inventé. Les cultures tendent, en effet, à se penser comme nature, c'est-à-dire à absolutiser et à éterniser leur forme imaginaire, en se coupant de leur origine dans une création sans modèle et du reste de l’humanité ainsi rejeté dans l’erreur de la barbarie. Si elles satisfont ainsi le désir des individus de se vivre au centre du monde dans un univers de sens absolu – ce qui, selon Freud et Nietzsche, expliquerait suffisamment l’emprise et la force de résistance de la croyance - elles le font cependant dans l’illusion et le conflit ouvert ou latent.

 

Transition : si la culture est bien la condition nécessaire de la liberté et de l’humanité, et si les cultures dans l’histoire sont, de fait, tendanciellement et le plus souvent, des cultures aliénées et aliénantes reposant sur la méconnaissance de soi, l’enchaînement rigide des actes et des pensées et l’injustice envers les autres, peut-on penser – et comment ? - quelque chose comme une bonne culture remédiant aux insuffisances des cultures historiques ?

 

 

III)  La bonne culture est à continuer et à construire : c’est la culture ouverte de la liberté

Lien aux notions du programme : la liberté, le bonheur, la justice, la vérité.

 

1) La question de la bonne culture s’impose au nom de la vérité, de la justice et de la liberté, dans un contexte de globalisation

 

Pourquoi la question de la bonne et de la meilleure culture s’impose t’elle à nous ? Réponse : au nom de la vérité, de la justice et de la liberté.

 

i) Au nom de la vérité : nous avons vu, en effet, que toute culture se prétend fondée dans la vérité et, par là-même, seule juste et bonne. Ceci est évidemment vrai des cultures à fondement religieux qui se prétendent venues de ou des dieux – ces derniers incarnant tant le Bien que le Vrai, soit la source absolue - et à imiter - de la réalité et de la valeur des choses et des êtres. Mais c’est aussi vrai des cultures modernes qui se prétendent libérées de l’institution religieuse rigide de la société (cultures prétendument « ouvertes », cf. II.1). A travers nos représentations, le monde occidental capitaliste se juge lui-même comme installé dans la vérité et comme la source de tout bien et valeur. Jugés comme archaïque, fondés sur des traditions aliénantes et dépassées, les pays pauvres de la planète sont a contrario dits « sous-développés » - ce qui signifie leur infériorité du point de vue de la norme qu’ils doivent viser et atteindre, la nôtre, celle du développement (grossièrement : croissance économique et donc développement du cycle production-marchandisation-consommation, droits de l’homme et démocratie représentative). Mais si toute société se juge ainsi comme seule fondée sur des représentations vraies, de telles prétentions sont-elles fondées ? Si toute culture est inventée, une culture peut-elle être dite plus « vraie » ou « naturelle » qu’une autre ? Ce n’est peut-être pas impossible mais en quel sens ? L’enjeu est essentiel car si, comme tout un chacun, je prends spontanément pour vraie la représentation que se fait d’elle-même ma propre société, sans pouvoir aucunement la justifier raisonnablement, je me découvre plongé dans une illusion qui signifie la servitude de mon existence (iii) et l’injustice de ma position (ii).

 

ii) Au nom de la justice : là encore, toute société dans l’histoire se prétend fondée en justice. C’est au nom de vérité et de la justice – non seulement de la seule puissance - que ce sont déployées les croisades, l’Inquisition, et, partiellement, la colonisation et ses vagues d’évangélisation. C’est au nom de la justice – et non de la puissance – que le djihad islamique engage à la guerre envers les infidèles afin de répandre au travers du monde la bonne et juste parole de Dieu. Et c’est aussi au nom de la justice que, contre les liens hiérarchiques traditionnels (entre l’homme et la femme, les adultes et les enfants, et, par exemple, en Inde, Brahmanes et Intouchables…) il y a revendication et lutte pour l’expansion de la reconnaissance des droits de l’homme. Mais ce qu’on repère aisément dans les deux premiers exemples comme le masque illusoire d’une puissance arbitraire sous l’apparence de justice (repérage que des films tels Little Big Man (1971), Mission (1986), Danse avec les loups (1990), Le nouveau monde (2005), etc., accompagnant et amplifiant le sentiment de culpabilité de la conscience occidentale sur l’injustice de sa propre histoire ont rendu largement populaire) n’est-il pas aussi vrai de notre dernier exemple ? Car, disent en effet certains, les droits de l’homme qu’on prétend universels et fondés en vérité dans la nature humaine, qu’on oppose par là même aux pratiques et liens forts des communautés traditionnelles (condamnation de l’excision, par exemple, par lequel le mythe originel s’inscrit dans le corps des femmes ; condamnation du voile, de la lapidation des femmes adultères, etc.) ne sont-ils pas les droits du seul homme occidental ? Droits inventés et relatifs à une culture donnée dont l’expansion nierait et détruirait le lien fort et la beauté propre des cultures locales et qui, dans une forme d’impérialisme culturel, sous l’apparence infondée de justice, viserait son seul déploiement sur Terre ? S’il nous importe d’être juste – ce que tous prétendent - nul ne peut éviter la question de savoir ce qu’est et ce que peut-être une culture juste sous le risque de prendre pour justice ce qui n’est que puissance aveugle.

iii) Au nom de la liberté : si, enfin, la question de la bonne culture se pose, c’est au nom de la liberté. Obéir à des normes dont je ne connais pas le fondement c’est, en effet, avons-nous vu, obéir en aveugle. Mettre en lumière cet aveuglement c’est faire prendre conscience de chaînes, autrefois invisibles, dont je n’avais pas conscience et réveiller le désir de liberté, autrefois endormi dans nos pratiques spontanées et nos évidences (cf. cours d’introduction). Or de fait, nous devons choisir. L’homme, avons-nous vu (cf. I.1), est un animal libéré de l’instinct et des réponses naturelles : il doit choisir sa vie et le sens de sa vie sans que nulle nature ne puisse répondre pour lui. Ce choix se déploie sur au moins quatre niveaux. C’est d’abord un choix personnel : si la culture est l’ensemble des réponses – visées, pratiques et idées – qu’un peuple donne à la question du sens de la vie (pourquoi vivre ? que faire de nos vies limitées ?, cf. I.1), s’impose à moi la question d’une culture (quel contenu et visée dois-je donner à ma vie ? de quoi dois-je la nourrir pour qu’elle se développe ? et dans quelle direction ?) qui soit une culture libre (qu’est-ce qu’une culture qui, sans être obéissance passive à des forces anonymes et invisibles en moi, soit véritablement ma culture, la culture de ma liberté ?). C’est ensuite un choix lié à la responsabilité familiale : comment éduquer ses enfants ? quelle culture dois-je leur inculquer ? et comment de telle façon que cette dernière nourrisse leur liberté sans aucunement l’aliéner ? C’est, à un autre niveau, un choix politique : « vivre ensemble » dans une société donnée impose de répondre à la question de savoir sous quelles valeurs, normes et contenus communs nous devons vivre – et, par exemple, quelle école donner à nos enfants ? quels programmes télévisés à la population (que faut-il interdire ? que faut-il promouvoir ? et pourquoi ?). Ne pas répondre à cette question – en laissant s’installer le laisser-faire (n’importe quelles valeurs, n’importe quels programmes par n’importe qui) – c’est sous l’apparence de la liberté de choix laissé à chacun, i) laisser libre cours au pouvoir de manipulation des puissants (les grands médias, de fait, appartiennent à de grandes puissances financières ; et, la culture, devenant tendanciellement (et partiellement) une industrie et une marchandise est une source de profit engageant le développement de toutes les séductions et manipulations possibles des esprits) ;  ii) oublier que l’on ne peut choisir que ce que l’on est capable de choisir (un petit enfant préférera une pizza ou un steak-frite au plat subtil cuisiné par un grand chef ; une oreille non éduquée Tata Yoyo à Mozart, etc.) et qu’une éducation à la liberté doit, peut-être, viser la formation et le développement du pouvoir de choisir. Ce choix politique local (propre à une société donnée) devient aujourd’hui tendanciellement un choix politique global : à l’heure de la globalisation, où, chaque peuple est tendanciellement mis en réseau mondial, aucune culture ne pouvant plus prétendre ignorer l’autre et les autres, se pose à nouveau la question globale du comment vivre-ensemble c’est-à-dire de la bonne culture pour laquelle lutter et à promouvoir. La culture dominante de la consommation, du coca-cola et de Mac Donald’s ? Les valeurs chrétiennes ou musulmanes ? Faut-il encore se refermer sur soi-même, se déconnecter du mouvement mondial – comme le préconisent certains adeptes du retour aux sources ? Là encore refuser de réfléchir et choisir c’est se faire le complice des puissances dominantes qui, sous l’apparence de justice, de vérité voire de liberté, font passer leur domination de fait pour une universalité (valable partout, toujours et pour tous) de droit.

 

2) Le sens profond de la culture est dans la création d’un monde riche de la liberté où, porté par le meilleur de la tradition, l’homme serait enfin pleinement chez soi 

 

Quelle est – et quelle doit donc être - la bonne culture, celle que nous devons promouvoir et pour le développement de laquelle nous devons nous battre ? Autrement dit, quel est le sens véritable de la culture, le sens c’est à dire la direction vraie (ce que, par delà, la diversité historique des cultures, vise essentiellement le mouvement culturel), la signification profonde et la valeur propre de la culture ?

 

Pour le comprendre et l’interpréter convenablement, reprenons l’ensemble de nos analyses :

 

i) L’homme avons-nous vu, pour vivre, se sépare des réponses naturelles (instinctives) propres aux autres animaux.

ii) Il a à inventer c’est à dire à imaginer sa vie, toute pratique humaine étant l’union indissociable d’un mouvement physique et d’une signification imaginaire qui lui donne son sens (sens = ce qu’elle veut dire, sa direction et son poids propre).

iii) Cette invention ne saurait être individuelle : l’homme est un animal qui ne peut vivre que dans une société qui, en donnant, par l’éducation, une forme commune et publique à ses pratiques et idées, le rend capable de liberté. Avant d’être le fait et le choix d’un individu, la culture est donc la strate imaginaire collective et publique de sens par laquelle l’homme double, transforme et oriente sa vie naturelle c’est à dire donne un sens, social et commun, à la vie.

 

Voici donc les faits incompressibles et indépassables qui définissent toute culture.

 

Mais voilà maintenant que ce qui est originellement libération vis à vis des réponses antérieures, ouverture et création d’un nouveau monde et rapport au monde, se retourne en clôture, répétition et servitude. Car, en effet,

 

iv) A travers les hommes qu’elles mettent en forme, les cultures tendent à se figer en pratiques et idées dont l’essentiel de la vie sociale vise la répétition – oubliant que l’être humain à la différence des animaux se définit peut-être par cette liberté consistant à inventer et donc renouveler constamment sa vie (i et ii).

v) Elle tendent ainsi à se poser comme autant d’absolues, de plein pied dans la Vérité, sur le modèle d’un Bien extérieur à elles-mêmes – oubliant ainsi leur nature inventée et donc relative, et l’absence de fondement naturel ou divin à ce qu’elles posent illusoirement comme étant universellement le Vrai et le Bien.

vi) Ainsi se séparent-elles, en l’oubliant, de leur source réelle dans l’imagination.

vii) Et des autres cultures (réelles, possibles) rejetées dans l’erreur et la barbarie.

 

Selon Bergson, la logique qui consiste pour les espèces vivantes produites par la dynamique de l’évolution à se fermer sur elles-mêmes, à cesser, une fois produites, de se transformer et, du fait de cette séparation, à rentrer en conflit avec les autres (prédateur / proie) se retrouve ainsi dans les sociétés humaines. Tout se passe donc comme si  les cultures, comme les espèces, n’étaient que les sédiments d’un dynamisme vivant qui les traverse et les dépasse. Pour retrouver le sens profond de la culture ne faut-il pas alors remettre la culture sur ses rails, rails dont, selon leur tendance propre, elle se séparent constamment ? C’est ce que proposent tant Bergson que Hegel : dissoudre et dépasser les formes figées, fermées et conflictuelles que sont les cultures, dans le dynamisme vivant où elles ont leur source et leur être véritable.

 

Mais quel est donc ce dynamisme, ce sens profond qui traverse les cultures et qui, par delà leur séparation de fait, les unit ? C’est pour Bergson comme pour Hegel, le dynamisme du bonheur et de la liberté. Expliquons-nous :

 

i) A la différence de l’animal, l’homme se définit originellement, avons-nous vu, comme liberté ayant à inventer sa vie. Un horizon s’ouvre donc devant lui : l’horizon d’un monde à construire, d’un sens à imaginer et à réaliser.

 

ii) Mais n’ayant pas dans la nature (en lui et en dehors de lui) de réponse à la question de savoir comment et pourquoi vivre, l’homme peut se définir tout aussi originellement comme un étranger sur la terre –  il est, en effet, le seul être à ne pas être chez lui dans la nature, dans son corps animal, au sein de ses besoins qui l’ennuient (cf. Jon et Garfield, I.1) et sur cette terre naturelle non travaillée où il ne trouve pas l’objet incertain de ses désirs.

 

iii) Voilà pourquoi, selon Hegel, le mouvement propre de l’homme, originellement insatisfait, consiste à transformer, dépasser et travailler la nature en vue de construire un monde où, satisfait, il serait enfin pleinement chez soi. Ce mouvement forme précisément la dynamique de la culture qui, à travers, l’invention de formes nouvelles (réseaux singuliers de pratiques, de relations, de techniques et de représentations) vise la construction d’un monde qui soit comme une maison pour l’homme.

 

iv) S’il y a cependant dynamique de la culture – et non pleine réussite immédiate ainsi que s’en donnent illusoirement l’image les diverses cultures, figées et closes dans leurs prétendues perfections - c’est que, selon Hegel, ces solutions à la quête d’un chez soi que sont les diverses cultures sont en elles-mêmes, et malgré leurs prétentions, insuffisantes.

 

 Pourquoi et dans quelle mesure sont-elles « insuffisantes » ? Première insuffisance qui apparaît comme une première contradiction interne : alors même qu’elle prétendent à la vérité les cultures de l’histoire se méconnaissent dans leur réalité (artificielle, créée) ; de là la crise insurmontable que forme pour elles l’apparition de l’autre (conquérant, par exemple) lorsqu’on ne peut ni le désintégrer ni le mettre de côté. Deuxième insuffisance : de la même manière que l’autre a une toute autre conception du vrai, il en a une toute autre du bien ; de là la possibilité d’une guerre au nom de valeurs posées comme autant d’absolus. Troisième insuffisance unifiant les deux premières : les cultures reposent sur l’arbitraire d’une division entre les hommes (autochtone/étranger selon l’opposition intérieur / extérieur, cf. II.b – mais aussi à l’intérieur : noble / gueux ; Brahmanes / Intouchables ; capitaliste / prolétaires, etc.), division prétendument justifiée en nature (donc vraie et bonne). De cet arbitraire naît la possibilité de lutte interne, possibilité devenant effective lorsque, sous l’influence de quelque choc de l’histoire, l’arbitraire est démasqué. De ces trois contradictions que l’effective rencontre des sociétés rend pleinement sensible (alors qu’auparavant elles restaient endormies dans la clôture et la répétition) naît l’exigence d’un dépassement de l’opposition dans une conception tendanciellement universelle (non plus particulière) du bien et du vrai, conception unissant les hommes au lieu de les diviser. Enfin, dernière insuffisance : si, comme le pose Hegel, l’homme est un être de désir (et non plus, comme l’animal, seulement de besoin – la différence entre les deux se manifeste par les oppositions : cycle répétitif / quête de nouveau ; objet défini et naturel / pas d’objet défini ; signification biologique / quête d’un objet ayant une signification imaginaire), si le désir est cette tension déjà entrevue (cf. iii) visant la quête et la construction d’un véritable chez soi et si, comme nous pouvons l’induire de sa perpétuelle insatisfaction, le désir humain est essentiellement infini (sans limites) et désir de l’infini (de ce qui, sans limites, le comblerait entièrement) – on comprend qu’il ne saurait se satisfaire entièrement ni essentiellement des formes figées et toujours limitées de la culture qui sont la nourriture qui s’offre à son désir. De là, encore une fois, un dynamisme qui explique en partie le bouleversement interne tendanciel des formes de la culture dont, par delà les répétitions, est aussi faite l’histoire.

 

v) Pourquoi cependant cette insuffisance des premières formes de la culture est-elle inéluctable ? Pour le comprendre, admettons, par exemple, que, le premier, je désire chanter (et c’est bien ainsi qu’il a du, d’une façon ou d’une autre en être, puisque ce sont les cultures qui ont inventé les manières humaines de chanter, comme d’ailleurs de danser, cuisiner, etc. sans modèle préalable). Le premier chant, analogue à un cri, sera une catastrophe. Pourquoi ? Parce qu’à la vague représentation et au vague désir que j’ai de chanter ne répond aucune maîtrise de ma voix. De là un échec, au moins relatif, et, au regard du désir encore vague de chanter, une insatisfaction. La nature – ici ma gorge, mes lèvres et l’air – résiste à mon désir. Qu’est-ce alors qu’apprendre à chanter ? C’est, par le travail sur ma voix, c’est à dire mon corps naturel, apprendre à maîtriser ce dernier – ce qui signifie connaître par la pratique les résistances propres de ce corps afin d’en épouser les contours pour en faire l’objet de notre volonté. Aux mouvements au hasard de ma glotte et de l’air, le travail sur ma voix qui est à la fois apprentissage des résistances propres des sons naturels et tentative de maîtrise, substitue des mouvements coordonnés et maîtrisés. Ce mouvement d’humanisation du son naturel est précisément la dynamique de la culture. Celui qui ainsi travaille sa voix se cultive non dans le sens ordinaire et second où il amasserait une quantité d’informations dans sa tête mais dans le sens profond où il oppose au corps naturel et naturellement impuissant, une maîtrise, c’est à dire une puissance (capacité de…) croissante. En ce sens, la culture mesure exactement la puissance ou la liberté d’un être : un être (relativement) inculte est, dans son domaine, un incapable (incapable de distinguer Tata Yoyo de tel Requiem, tel grand plat d’un Big Mac, telle grande pensée de la télé ambiante – et, indissociablement, incapable de faire ou refaire ces musiques, plats et pensées – s’il est vrai que l’on ne comprend jamais bien que ce que l’on est capable de (re)faire). Un incapable donc un être relativement non libre (si être libre c’est, en un premier sens, être capable de faire ce que je veux ou de réaliser mes désirs) mais aussi un être malheureux c’est à dire qui, dans notre exemple, ne sent pas chez lui dans sa voix (et plus largement se sent étranger à son propre corps). Au contraire, le mouvement de la culture c’est à dire de la maîtrise et de la création (création puisque nous ne savons pas exactement où nous allons avant d’y être parvenu) de soi est source de joie : « la joie, écrit Spinoza, est, en effet, le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection » - ce que nous éprouvons lorsque, davantage capables, nous nous sentons plus grands. Ce pourquoi l’être cultivé – dans son domaine propre, qu’il soit mécanicien, ébéniste, chanteur, danseur ou mathématicien – a) trouve sa joie, et sent qu’il « se réalise », dans une activité où, dans la mesure où il n’est pas enfermé dans des tâches répétitives,  progresse sa maîtrise ; b) a accès, de façon croissante, à des mondes inconnus de l’impuissant (le mécano perçoit tout autre chose dans les moteurs que moi ; le mathématicien dans un théorème, etc.) ; c) ouvre dans ces mondes des brèches pour, comme sur un tremplin, décocher la flèche de nouvelles créations. Aussi peut-on percevoir, que pour l’individu, le mouvement de la culture, c’est à dire de l’humanisation de la nature, signifie identiquement celui du bonheur et de la liberté.

 

  Nous pouvons, dès lors, comprendre en quel sens les premières formes de la culture sont insuffisantes. Tout se passe, en effet, comme si sur le mouvement de la flèche qui, dans notre exemple, ouvre les mondes musicaux, chaque culture était un arrêt. La réussite d’une culture donnée consiste, en effet, à inventer une forme déterminée et inédite de musicalité. Par l’éducation, cette forme musicale s’insérera dans les corps, et, devenant habitude, se fera en eux « seconde nature », les rendant capables des mouvements coordonnés propres à comprendre cette forme et à construire sur elle. C’est en ce sens d’ailleurs que toute culture en élevant l’homme, et le rendant capable de…, le libérant de sa première et solitaire impuissance est synonyme de liberté (cf. I.c). Mais tout se passe dans cet exemple comme si les cultures tendaient à se figer dans leurs réussites propres, comme si, ici, cette forme musicale épuisait désormais toute musique possible – fermant ainsi tout avenir pour une autre musique et ainsi tout espace de rencontre, d’enrichissement et de progrès mutuel (de là la position de telle forme musicale comme la seule bonne et véritable et la fermeture aux autres). On conçoit ainsi que la bonne culture serait, au contraire, celle qui n’arrête pas le mouvement et ouvre un avenir pour de nouveaux mondes dans lesquels puisse croître et exploser le désir, la liberté et la joie.

 

vi) Quel rapport la bonne culture doit-elle cependant entretenir avec les formes culturelles du passé c’est à dire avec la tradition ? Répéter ces formes comme un petit perroquet ainsi que le veut un certain mode traditionnel d’éducation c’est, en formatant rigidement les corps et les esprits et ainsi leur fermant toute possibilité d’avenir, méconnaître le sens véritable de la culture qui est, selon Hegel encore, la liberté. Ne faut-il donc pas, a contrario, pour être libre, mettre à bas la tradition et toute tradition – couper toutes les racines, comme autant de chaînes, afin d’être, sans entraves, pleinement libre ? C’est ce que suggère un mouvement qui, tendanciellement et depuis au moins la Révolution française pour exploser au 20ème siècle, traverse notre histoire. En voici la formule : « du passé faire table rase » pour, dans tous les domaines de la vie, inventer un monde nouveau. Or si une telle exigence manifeste le désir positif de se libérer du carcan des formes du passé pour ouvrir un avenir pour des formes nouvelles, elle repose cependant sur une mauvaise interprétation de la nature de la culture et de son passé propre. C’est que, avons-nous vu, la culture du passé n’est pas seulement un carcan, elle est aussi une conquête et une libération. Mauvaise lorsqu’elle se fige et sclérose toute invention. Bonne lorsqu’elle sert de sol, de tremplin ou de nourriture à de nouvelles conquêtes. C’est ainsi que la musique de Mozart, aussi révolutionnaire soit-elle, n’est pas pensable hors du sol nourricier de la musique classique qui lui est antérieur ; telle invention mécanique hors de la longue pratique et culture des moteurs ; tel nouveau pas de danse jazz hors de la tradition classique où cette danse s’enracine, etc. Apprendre les formes anciennes (et, par exemple la danse classique pour faire du jazz) c’est-à-dire s’éduquer par le long travail de formation et d’élévation jusqu’à elle n’est nullement un carcan si ces formes du passé, comme d’antiques conquêtes, sont des chemins nécessaires pour le développement de ma propre liberté. Aussi peut-on soutenir qu’il n’y a pas de bonne et vraie révolution, c’est à dire de création et d’élévation, sans un profond respect du meilleur de la tradition. Et, a contrario, la meilleure manière d’être fidèle à son maître, c’est de le dépasser et, sans qu’aucunement ne se taise le profond respect que nous avons pour lui, de le contester si par ce biais nous réalisons le plus de liberté que sa pratique visait. Ainsi nous enracinant dans le mouvement vivant de la culture qui est celui même de la création et de la liberté prenons-nous appui sur les formes du passé pour, comme sur d’indispensables médiations (chemin, moyens), nous acheminer vers de plus grandes hauteurs. Celui qui prétend s’en passer au nom d’une prétendue liberté est voué à rester en deçà de ces formes et des possibilités de maîtrise et d’invention qu’elles offrent. Ainsi de ces chanteurs ou peintres du dimanche qui, dans le meilleur des cas, répètent à leur insu ce que d’autres ailleurs ont créé depuis longtemps déjà. Le cas le plus dramatique pour la culture et la liberté n’est cependant pas celui-là. Lorsque, se détachant du long effort que nécessite l’éducation de nos puissances, la culture prétend, avec le capitalisme, devenir marchandise, c’est le sens même de la culture et, par là même, la liberté qui sont- mis en péril. Qu’une « industrie culturelle » (Adorno) produise par million des musiques, des films, de la littérature quasi-immédiatement et sans aucun effort assimilable et compréhensible, comme elle produit des hamburgers, n’est dramatique que dans la seule mesure où c’est l’unique nourriture qu’absorbe une part immense de la population. La conséquence est immédiate : sans un long travail d’éducation de soi par l’élévation vers le meilleur des formes de la culture passée, cette nourriture qui me fait croître et me rend capable de créer, l’individu moderne est condamné à l’impuissance et à l’ennui (cf. cours sur le bonheur). A cela s’oppose radicalement une culture de la liberté.

 

vii) Nous pouvons maintenant synthétiser les lignes de ce qu’est et doit être la bonne culture, celle qui, selon Bergson, est le sens vrai de toute culture, pour laquelle ensuite nous devons nous battre et que, au nom de la vérité, de la justice, de la liberté et du bonheur nous devons continuer :

 

C’est une culture ouverte tant sur les autres cultures dont elle se nourrit 

Que sur l’avenir et la création.

Qui suppose tant le respect du meilleur des formes du passé et d’ailleurs qui lui servent de nourriture et de tremplin

Que le développement d’une attitude critique et révolutionnaire envers ces dernières, les autres et soi-même.

Ce qui suppose une prise de conscience de la nature artificielle et auto-créée de la culture de l’humanité

Et, par une éducation émancipatrice, la visée de constitution d’une communauté d’êtres libres et créateurs, capables d’enrichir de leur existence et de leur création le monde de tous et de chacun.

Enfin, pour terminer, la défense des droits de l’homme non au nom d’une culture particulière, mais de cette vérité qu’est la capacité créative de l’homme qui définit sa liberté et de cette conviction selon laquelle la justice exige que, contre toutes les formes d’oppression, tout homme ait droit à pouvoir devenir ce que, selon ses possibilités propres, il peut être (les pouvoirs dans l’histoire à travers manipulation et exploitation empêchant le plus souvent la développement et la réalisation de l’homme).

 

 

 

Conclusion générale – résumé

 

I. A la différence de l’animal enfermé dans une nature qu’il reproduit quasi-invariablement, l’homme est un être culturel. La culture est, au sens large, la strate imaginaire collective et publique de sens par laquelle l’homme double, transforme et oriente sa vie naturelle. Elle fait tellement corps avec nous que nous ne la voyons pas. C’est notre « seconde nature » (Montaigne), nature paradoxalement artificielle. Aucun retour à la (première) nature c'est-à-dire à l’immédiateté aveugle de la vie animale n’est cependant possible : l’homme est un animal qui ne peut vivre qu’au travers d’artifices c'est-à-dire d’inventions imaginaires non naturelles - il a à inventer sa vie sans modèle préalable. Telle est sa liberté et son fardeau propre.

 

II. Mais cette même culture qui le libère de l’animalité aveugle en lui donnant une forme humaine tend aussi à l’enfermer dans des formes et des normes figées aveugles à leur caractère relatif et inventé. Les cultures tendent, en effet, à se penser comme nature, c'est-à-dire à absolutiser et à éterniser leur forme imaginaire, en se coupant de leur origine dans une création sans modèle et du reste de l’humanité ainsi rejeté dans l’erreur de la barbarie. Si elles satisfont ainsi le désir des individus de se vivre au centre du monde dans un univers de sens absolu – ce qui, selon Freud et Nietzsche, expliquerait suffisamment l’emprise et la force de résistance de la croyance - elles le font cependant dans l’illusion et le conflit ouvert ou latent.

 

III. C’est donc au nom des valeurs de la vérité (vivre dans le vrai, ce que tous prétendent), de la liberté (vivre sans être déterminé par des forces aveugles en étant maître de soi) et de la justice (vivre dans le respect et l’ouverture à l’autre sans le réduire à nos propres schémas et égoïsmes), que se pose nécessairement la question de la bonne culture. La mondialisation de fait, rapprochant tant par le désir que la force les peuples au profit d’une culture dominante, les mouvements de résistance s’opposant à l’uniformisation culturelle et tendant parfois vers un particularisme intégriste, manifestent l’urgence d’une telle question. Qu’est-ce donc qu’une bonne culture ? Si, selon Hegel, la culture est l’ensemble des médiations par lesquelles l’homme se libère de l’immédiateté naturelle aveugle en la travaillant et en l’humanisant, c’est dans le sens d’un devenir de bonheur et de liberté, dans un monde où l’homme serait désormais chez soi, qu’il faut penser cette dernière. La bonne culture est ainsi celle qui rend possible pour l’individu le développement d’un maximum de puissance, de richesse de monde et d’ouverture vers un avenir de création. Autant dire qu’elle n’existe pas : elle est à faire et donc, si l’on se bat pour elle, à venir. Ce qui ne signifie aucunement le rejet de toute tradition. Bien au contraire, dégagée de ses formes mortes et répétitives, la tradition est le tremplin nécessaire de toute création. Ce pourquoi, si le sens de la culture est le bonheur et la liberté, il faut comprendre qu’être fidèle à la tradition c’est nécessairement la dépasser. Ainsi, contre toute uniformisation, peut-on idéalement penser une pluralité des chemins culturels de la liberté convergeant dans l’unité plurielle d’une humanité constituée de cultures et d’individualités créatrices et ouvertes.

 

   Si les cultures sont bien l’ensemble des réponses à la question du sens de la vie pour l’homme, quelle meilleure réponse, par-delà les réponses illusoires qui jonchent l’histoire des hommes, que la visée et la promesse d’une culture ouverte universelle du bonheur et de la liberté ?