Ne rit-on que par jeu ?
Analyse des
termes et problématisation
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On s’interroge ici sur les raisons du rire. Intérêt : le rire est
omniprésent dans nos vies, nous savons de quoi nous rions, nous pouvons
être « un rigolo », passé maître dans l’art de faire rire –
mais nous sommes quotidiennement aveugles aux raisons profondes d’une telle
attitude. Or le rire (du rieur comme du faiseur du rire) est bien une attitude existentielle – une certaine
attitude devant l’existence, un certain rapport que nous entretenons tant avec
nous-mêmes qu’avec le monde. Mais il y a bien sûr de toutes autres
attitudes : le désir, l’angoisse, la peur, la froideur, l’indifférence,
l’attention, le sourire, l’extase… qui sont autant de rapport spécifiques de
l’homme au monde, dévoilant ce dernier sous une modalité singulière (dans
un champ de lecture ou d’interprétation déterminés, sous une tonalité
particulière de vie.) Pourquoi donc rions-nous ? Et – a contrario
– pourquoi excluons-nous parfois ces autres attitudes évoquées
ci-dessus ? Il y aura ainsi à s’interroger sur la nature du choix qui nous
met parfois du côté des rieurs et des faiseurs de rire – choix problématique
cependant en ce que le rire peut bien sembler survenir de façon incontrôlable,
sans que nous n’y puissions rien et donc, par conséquent, peut-être en
apparence des choses-mêmes plutôt que de notre attitude vis à vis d’elle (en
montrant cependant que le réel n’est pas risible en soi mais ne l’est que pour
le rieur - « le comique est dans le rieur et nullement dans l’objet du
rire » (Baudelaire, De l’essence du rire), certains pleurant de ce
qui fait rire les autres, les chiens ne riant pas lorsque nous chutons… - on
pourra montrer que s’il n’y a pas choix conscient et explicite, il y a
néanmoins une attitude spécifique nullement naturelle ni nécessaire qui
exige, pour être comprise, que nous la référions à l’économie de notre
existence – et par économie, j’entends ici, avec Freud, aux gains et aux pertes
psychiques engendrés par les stratégies, le plus souvent inconscientes,
que nous construisons vis à vis de l’existence). Pourquoi rions-nous donc ?
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« Par jeu », répondront certains. Ex. « pourquoi cette
moquerie ? » : « c’était pour rire »,
répondons-nous, c’est à dire « pour jouer », entendu ici que
la référence au rire et au jeu, si l’autre les fait siennes, ont pour but de
désamorcer sa colère, cette dernière provenant du fait qu’il prend « trop
à cœur » cette moquerie, sans esprit de distance, qu’il n’a pas
compris ou pas voulu comprendre que ce « n’était qu’un jeu ».
« Il manque d’humour », disons-nous alors. Et ce manque-là est
une condamnation sociale et morale : on se moque des gens trop sérieux.
Car il faut – socialement parlant – en certaines circonstances, avoir de
l’humour c’est à dire le sens de la dérision et, surtout, de l’auto-dérision.
Dérision – dérisoire : faire apparaître comme « rien » ce
qui, pour une attitude sérieuse et attentive, est comme « tout ».
Ex. savoir se moquer de son propre avarice – l’argent étant le centre du désir
de l’avare – alors que pour le moqueur, dans l’attitude de la moquerie, il
devient dérisoire, sans valeur essentielle pour le désir humain. Deux choses
par là-même à comprendre dans l’attitude du rieur : 1) quel sont les
moteurs et les buts d’un tel « jeu » pris avec le réel ?
2) si cette attitude de jeu est aussi une conquête qu’on exige socialement, et
si elle est parfois refusée (par incapacité de jouer – ou bien, peut-être
parfois et a contrario, très volontairement), n’est-ce pas parce qu’il y a
(parfois ? toujours ?) tout d’abord dans le rire de l’agression verbale, dont le
sens n’est peut-être pas si ludique ni gratuit qu’il n’y paraît ? C’est ce
que soulignait, par exemple, Thomas Hobbes en suivant les fils d’une longue
tradition : « la soudaine glorification de soi est la passion qui
produit ces grimaces qu'on appelle le rire ; elle naît quand on accomplit
soudainement quelque action, dont on tire plaisir, ou quand on aperçoit chez
autrui quelque disgrâce en comparaison de quoi on s'applaudit soudain
soi-même. » (Hobbes, Léviathan). Derrière le jeu peut-être, le
sérieux d’un processus
de domination ou/et de mise au pas social (Bergson) ? N’est-ce pas encore et d’une autre
façon parce que l’attitude du rieur comme du faiseur de rire n’est, du point de
vue de l’économie psychique, pas du tout gratuite, mais au contraire – parce qu’il y va de notre
existence et du sens de notre existence – en réalité très sérieuse ?
Qu’est-ce que je gagne, en effet, à un tel jeu pris avec le réel, quand
celui-ci se met à résonner de mon rire ?
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On ne pourra répondre qu’en serrant de près le rapport du rire au jeu.
Qu’est-ce que le jeu tout
d’abord ? L’attitude du joueur consiste à déréaliser son rapport au monde, en prenant
avec lui une distance
imaginaire : l’enfant qui joue à la voiture avec son assiette sait, par
exemple, parfaitement qu’il ne tient qu’une assiette – il ne rêve pas, il n’est
pas fou - mais, lorsqu’il est pris au jeu, cette assiette cesse par jeu
d’être inscrite dans le monde réel et commun pour devenir un élément du
monde imaginaire duquel il jouit. Pourquoi donc cette jouissance,
jouissance que l’on retrouve au cœur du rieur ? C’est, nous dit Freud,
analysant le cas du petit Hans jouissant de lancer et retirer sans cesse sa
bobine de fil vers lui, que dans le monde imaginaire que se crée le joueur
c’est lui qui
est le maître, faisant revenir à volonté la bobine, symbole de sa mère,
alors que dans le réalité il est entièrement soumis aux allers et retours
imprévisibles de cette dernière, objet premier de son désir et dont l’absence
le fait intensément souffrir. Il y a donc dans le jeu, par la distance de l’imaginaire, comme
une conjuration
du réel et une reprise de main sur une réalité qui, n’étant pas faite pour nos
désirs, nous fait nécessairement souffrir. Aussi n’y a t’il pas de jeu sans désir d’évasion et évasion imaginaire.
Admettre, par conséquent, qu’on ne rit que par jeu ce ne serait ainsi nullement dire que le rire serait
gratuit, « pour rien », acte pur et innocent, sans grande
portée existentielle ni morale, car, le rire serait-il de l’ordre du jeu, on ne joue pas par jeu (c’est à
dire gratuitement) les raisons du jeu étant à rechercher dans un désir d’évasion depuis
une réalité étouffante qui se refuse à nos désirs.
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Qu’est-ce qui unit ainsi le rire et le jeu ? Dans le rire comme le jeu, parce que le rire
suppose tout d’abord une forme de jeu pris avec le réel, le rieur est en position d’exception vis à
vis de ce de quoi il rit – quoiqu’il arrive, je ne risque rien, je suis, en un
sens, extérieur à la forme dramatique réelle qui lui correspond
peut-être : celui qui rit de celui qui tombe, ne tombe pas lui-même ;
celui qui joue au monopoly ne risque aucune perte d’argent. Bergson : le rire
suppose une dédramatisation du monde
– et, par conséquent, de faire du monde (ou de ce champ du monde dont on rit)
un terrain
d’apparences sans profondeurs propres (ex. dans le film C’est
arrivé près de chez vous, si le spectateur rit, par exemple, du meurtre de
la vieille dame opéré par le tueur à gage que les caméras suivent, par
obtention d’un arrêt cardiaque économisant le prix d’une balle, c’est bien tout
d’abord parce qu’il sait que c’est une fiction et qu’ensuite il oublie le drame
de la mort, l’angoisse et les souffrances de la victime). Encore faut-il
cependant distinguer la dédramatisation qui est la condition de ce type de rire
et l’irréalité propre au monde du jeu. Si, en effet, le rire comme le jeu
supposent une distance – un jeu -
pris avec le réel, une irréalisation du rapport ordinaire au monde et,
par-là même, une dédramatisation
du rapport au réel ordinaire (on ne joue qu’en se libérant de la souffrance et
des angoisses ordinaires : celui qui souffre d’une rage de dent n’a guère
le cœur à jouer – c’est que, collé à sa douleur, il ne peut prendre aucune
distance vis à vis d’elle), la réussite du jeu suppose quant à elle une feinte re-dramatisation (jouer
au poker, par exemple, et bien jouer, suppose que nous nous engagions, que
« nous soyons dedans » comme si toute notre destinée y était
engagée). Ce pourquoi : a) le jeu est souvent très sérieux, d’un
sérieux feint et cru cependant (le jeu est un « croire sans y
croire vraiment ») – nous jouons imaginairement une autre existence dans
un temps dense et intense qui est un temps d’aventures ; b) Il y a donc
une forme de ré-engagement dans le
jeu qu’il ne semble pas y avoir dans l’attitude du rieur – le joueur « est
dedans » sans y être fondu (il ne rêve pas, il n’est pas fou) – il
joue le drame et l’engagement ; c) Ce pourquoi alors que le rieur semble (toujours ?
– on va voir dans un instant que ce n’est le cas que d’un type de rire) extérieur à ce
dont il rit (position d’exception), l’attitude du joueur, épousant l’imaginaire
du jeu, semble bien exclure une telle position – on ne rit du jeu que lorsqu’on
s’en sépare (celui qui rit, par ex., des joueurs de poker, les voit de
l’extérieur, caricaturant leur posture,
à mille lieux de la réalité jouée et dramatique que vivent les joueurs) ;
d) Ce pourquoi encore l’esprit du joueur peut sembler moralement
meilleur que celui du rieur (ou d’un certain rieur – cf. + bas) : être
capable de se prendre au jeu suppose, en effet, une forme d’oubli et de don de
soi. L’adulte qui refuse de jouer avec les enfants, « parce que ce
n’est pas sérieux » semble incapable de cette distance, engoncé dans
des préoccupations qui semblent l’accabler et le prendre tout entier. Ce qu’on
aime, a contrario, quand on est joueur, c’est de jouer avec quelqu’un qui y met
du sien, qui « se donne » – et non qui se retient. Ce qu’on
aime c’est la générosité et la spontanéité. C’est
cependant ce qu’un certain rire semble, structurellement, empêcher : parce
que le rieur (ou un certain rieur) est exempt de ce dont il rit, extérieur à
la scène, pur intellect (Bergson) en position de juge, il semble bien dans une
position de supériorité qui,
s’il n’y a de bonté que dans une forme de don de soi, suppose, tout au contraire, une forme de mépris de l’autre et,
dans l’autre sens, de gonflement de l’ego : ainsi, demande Baudelaire,
« qu’y a t’il de si réjouissant dans le spectacle d’un homme qui tombe
sur la glace ou sur le pavé, qui trébuche au bout d’un trottoir, pour que la
face de son frère en Jésus-Christ se contracte d’une manière désordonnée, pour
que les muscles de son visage se mettent
jouer subitement comme une horloge à midi ou un joujou à ressorts ? ».
« On trouvera au fond de la pensée du rieur un certain orgueil
inconscient. C’est là le point de départ : moi, je ne tombe pas ;
moi, je marche droit ; moi, mon pied est ferme et assuré » (De
l’essence du rire). On comprend ainsi comment dans l’économie de la vie
psychique le rire du railleur peut avoir son importance : il manifeste
combien l’ego, dont le désir premier est, selon Freud, d’être le centre-tout,
est par comparaison si supérieur et beau ! Il y aurait donc du mal dans le
rire, et, en
feignant le jeu (« mais enfin, ce n’était que pour
rire ! » - on joue à jouer, mais, en un sens, on ne joue pas du
tout), quelque satisfaction de désirs inavouables.
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Et pourtant, dans La difficulté d’être, Jean Cocteau écrit « la
faculté de rire aux éclats est preuve d'une âme excellente. Je me méfie de ceux
qui évitent le rire et refusent son ouverture. Ils craignent de secouer
l'arbre, avares qu'ils sont de fruits et d'oiseaux, craintifs qu'on s'aperçoive
qu'il ne s'en détache pas de leurs branches. » Et, en effet, de même
que celui qui est incapable de jouer, celui qui est incapable de rire nous
semble singulièrement manquer de spontanéité : il nous semble bien avoir, comme diraient
les rieurs, « quelque chose de coincé au fond de quelque part ».
Si selon le comte de Chesterfield « il n’est rien de si grossier, de si
mal élevé, que le rire audible de sorte que le rire est quelque chose au-dessus
de quoi les gens sensés et bien nés doivent s’élever » (Lettre du
comte de Chesterfield à son fils, 1740), un tel contrôle de soi, selon Cocteau,
semblerait plutôt indiquer une retenue et un manque de générosité qu’une
réelle vertu. Il s’agit essentiellement dans ce refus de rire de se distinguer,
de ne pas se mélanger (avec la foule des rieurs), de garder son quant à soi –
« moi, monsieur, je ne ris pas ». Aussi peut-on imaginer que
de même qu’un tel être se retient de rire, par la même retenue et le même
sérieux, il se retient de jouer – et spécifiquement, par le biais de l’humour,
de se jouer du réel, en prenant par jeu ses distances avec le poids des
conventions et de la réalité.
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Mais si rire semble, par une face, du côté du mal et du manque de générosité,
et si par une autre son absence semble, elle aussi, la marque d’un manque de
générosité, comment résoudre cette contradiction ? D’abord en notant que
le railleur rit généreusement avec les railleurs – et est sans pitié avec ce
dont il se raille. La communauté des railleurs (sinon des rieurs ?) est
une communauté fermée – qui, par essence, exclut ce ou celui dont on se rit.
Ensuite, en posant, qu’il peut parfois, au nom de la vraie générosité qui
perçoit le cœur dramatique d’une réalité, être bon de ne pas rire avec les
rieurs (Ex. du vieillard qui, dans L’enfant sauvage de François
Truffaut, protège l’enfant dont tous les villageois, et les enfants d’abord,
aveugles à sa détresse, se rient et s’amusent. Les nazis, paraît-il, riaient
aussi beaucoup – on perçoit en quel sens il pourrait aussi être bon de ne pas
les suivre). Enfin peut-être en distinguant différentes formes de rire. On
peut, en effet, certes se rire des autres. On peut aussi rire de soi. On peut
enfin « se moquer du monde », soit si on suit cette expression
à la lettre, jouer avec la réalité qui, cesse par jeu de nous enfermer et
contraindre, pour devenir imaginairement le terrain délirant du jeu de notre
esprit. Dans chacun de ces cas, le sens de ce jeu avec le réel que suppose le rire
est à expliciter, le rire n’y ayant assurément pas la même signification morale ni
existentielle.
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Rire des autres. On pourra distinguer deux manières de le faire :
soit, pour exclure autrui et se poser en position d’exception/domination – cf.
rire des belges, des blondes, des trisomiques, des idiots, etc. ; soit,
pour corriger autrui, la position d’exception du rieur n’étant que temporaire,
le temps que l’autre dont on rit retourne dans la communauté des vivants. Le
premier cas s’épuise dans une forme de satisfaction de l’ego (et des egos
rieurs) qui se pense supérieur à et exempt du mal dont il rit (cf. + haut). Le
jeu de la blague qui rend ridicule l’autre, me glorifie à rebours. Le second
cas est plus complexe puisque en apparence « sans méchanceté »
il exclut pour réintégrer. Cf. se moquer du costume, de la coupe, des manières
de quelqu’un. L’ironie socratique vise ainsi, et dans ce cadre, à faire
apparaître la contradiction des beaux parleurs en les rendant ridicules, non
pour se glorifier, mais pour les corriger et qu’ils prennent conscience de leur
non-savoir. Idée de Bergson dans Le rire selon laquelle le rire a une
fonction sociale, celle de réintégrer ceux qui tendent à se séparer et à
oublier le bon sens, soit le sens de l’adaptation et de l’attention à la vie,
dans des attitudes mécaniques ou asociales. Le jeu de la blague ou de la
raillerie aurait ainsi une fonction non gratuite de régulation sociale (tout à
fait compatible avec une pointe d’orgueil individuel).
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Rire de soi. Rire de soi suppose une distance, un jeu pris vis à vis de
nous-mêmes : nous nous voyons et nous nous jugeons comme de l’extérieur. Soit
que je ris de mon propre ridicule bien involontaire. Soit que, comme un acteur,
je suscite le rire sur un personnage irréel que je feins d’être. Dans le
premier cas, le rire peut bien apparaître comme une forme de libération, de
sortie du sérieux de la vie dans lequel mes affects étaient engoncés (j’étais
en colère – j’en ris, « quel idiot ! Ce n’était pas si grave »)
– le jeu pris avec mes désirs et affects qui m’insèrent profondément dans le
réel, semble libération vis à vis de leur puissance, éclairement et prise de
conscience de soi. Dans le second cas, ce jeu d’acteur peut avoir plusieurs
motivations – il s’agit, cependant, toujours de « faire rire la
galerie », soit, en s’assurant une forme de glorification, (capter
le regard des autres, regard à travers lequel je me forge une belle image de
moi) en feignant la modestie (si je vous fais rire de moi, c’est que celui dont
vous riez n’est pas vraiment moi – puisque c’est moi qui détiens les
ficelles) ; soit (et ?), afin d’éviter que l’on se rit de soi,
feindre de se moquer de soi pour se conserver du rire des autres (qui est plus
douloureux).
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Enfin « se moquer du monde ». Non dans le sens courant
de rire des autres, mais de rentrer par jeu dans une forme de délire verbal
dans lequel le réel
devient le terrain de jeu de l’esprit. Notion de « grotesque »
ou de « comique absolu » de Baudelaire dans De l’essence du
rire opposé au « comique significatif » qui suppose
toujours une forme de critique au nom du bon sens (cf. Bergson,
dissertation précédente) : ici l’on sort, tendanciellement, de la référence à
soi, de la critique des autres comme des limites du bon sens pour rentrer dans ce qui est bien plus proche
du caractère généreux, spontané et « engagé par feinte » du
jeu. Ex. du comique de Raymond Devos – par ex. « Caën »,
« le plaisir des sens », « ça n’a pas d’sens »,
« ça fait déguisé »… De quoi y jouit-on et pourquoi,
contrairement à
la plupart des jeux, y rit-on ?
C’est que le monde apparaît désormais « sans dessus-dessous »
- là encore c’est, semble t’il, le rire qui naît du surgissement d’une forme de victoire sur
le monde qui, dans la sphère irréelle des mots, ne nous impose plus sa dure
loi – celui-ci devenant, par feinte, le théâtre de l’absurde. Quel est
donc le sens de ce dernier jeu ? Si le sens du jeu est maîtrise et libération – il en
est bien de même ici. On ne comprendrait pas le désir et le plaisir que nous
prenons à ce jeu si la réalité, dans son implacable nécessité, ne nous
étouffait pas. « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé
d’en pleurer » (Beaumarchais) – le plus haut rire suppose une forme de
désespoir (Jacques Vaché (lettre à André Breton du 29 avril 1917) définissant
l’(h)umour : « je crois que c’est une sensation – j’allais presque dire
un SENS – aussi – de l’inutilité théâtrale (et sans joie) de tout »),
soit un savoir de l’étrangeté radicale de l’homme au monde et de
l’impossibilité du désir de s’y réaliser (ce pourquoi, écrit La Bruyère,
« il faut rire avant d’être heureux de peur de mourir sans avoir
ri »). Mais loin de sombrer dans le désespoir, d’être pris dans
le jeu du monde, celui qui sait rire et « se moquer du monde »
parvient à prendre une distance libératrice : victoire de l’esprit sur le fond d’un savoir de
l’inévitable défaite. Le grand rire, par là même, n’est pas que jeu et
joie – il a toujours, disait Bergson, un arrière-fond amer duquel il vit de se
détacher. Par jeu.
Etape 2 -
Elaboration de la problématique
A)
Formulation du problème : ne rit-on que par jeu, c’est-à-dire, en
suivant le sens immédiat des mots, gratuitement et sans enjeux profonds pour
notre existence, le rire n’étant par là même que le temps d’une parenthèse sans
importance prise avec le réel, OU BIEN y a t’il dans le rire et dans ce qui est
peut-être le jeu même du rire quelque chose comme une stratégie existentielle
d’une portée très profonde, le rire, malgré les apparences, se révélant ainsi
sur un fond de sérieux ?
B)
Risques. 1) Oublier que le rire a des vertus de glorification et de
libération qui allègent et soulagent du poids parfois insoutenable de
l’existence ordinaire ; qu’il a aussi, selon Bergson, une fonction non
gratuite de régulation sociale ; 2) Oublier ce qui semble bien une
certaine spontanéité généreuse du rire – ou de certains rires ? –
manifestant peut-être ce qui semble un pur jeu de l’esprit avec lui-même.
C)
Enjeux : connaître le poids et les raisons profondes du rire dans
l’économie de notre existence, événement sans lequel, au dire de Voltaire, nos
journées sont perdues.
Etape 3 –
Construction du plan
I. L’espace propre de manifestation et d’expression du rire est bien
celui d’un jeu pris avec le réel et les modalités de l’attention sérieuse qui
nous ancrent en lui
a)
Le jeu suppose une déréalisation de notre rapport ordinaire au monde et la
transfiguration de ce dernier en signe sensible de notre imaginaire…
b)
… il est, par là, rupture avec toutes les formes d’attention à la vie qui
nous ancrent dans le sérieux dramatique de l’existence…
c)
… le rire s’inscrit ainsi dans un tel espace imaginaire dédramatisé mais à
la différence de nombreux jeux qui feignent une re-dramatisation aventureuse,
il semble avoir son siège dans l’espace léger et sans profondeur de la dérision
et du dérisoire
Conclusion : se séparant, par jeu, du
drame du réel, le rieur semble ainsi n’être que légèreté, spontanéité et
gratuité.
Transition : mais quel est donc le sens d’un tel
jeu pris avec le réel ? D’une manière analogue au jeu, dont nous ne
comprendrions pas combien nous le recherchons s’il ne nous libérait pas d’une
trop lourde charge, n’y a t’il pas dans ce jeu qu’est le rire quelques
stratégies de libération et de domination, manifestant ainsi qu’on ne rit pas « pour
rire » ?
II. Comme le jeu vise, selon Freud, à se libérer (de) et à maîtriser
imaginairement une réalité douloureuse, le rire manifesterait un processus de
maîtrise ou de domination sur l’autre que soi comme, selon Bergson, de la
société sur soi
a) Le sens du jeu est, selon Freud, de nous libérer
d’une réalité aliénante en en faisant le jeu de notre imaginaire où nous
siégeons en maître…
b) … de la même façon, le rieur s’assure une position
supérieure d’exception et d’exemption du mal dont il rit, qui satisfait
profondément son ego qui, selon Freud encore, souffre continuellement de ne pas
être le « centre-tout »…
c)
… par delà la satisfaction de l’ego, le rire aurait aussi pour fonction de
réinsérer celui qui, par distraction, s’en sépare dans le mouvement vivant de
la société
Conclusion : loin d’être pure et légère gratuité, le rire
semble ainsi appartenir à des stratégies d’existence qui, satisfaisant tant
notre désir de maîtrise que la nécessité d’adaptation sociale, n’ont rien de la
légèreté ni de la gratuité que nous prêtions au jeu.
Transition : mais n’est-ce pas oublier
la forme généreuse de certaines formes du rire dont il est malaisé de
comprendre en quoi elles satisferaient d’une quelconque manière l’impératif
d’adaptation sociale par retour au bon sens ni le désir de supériorité de l’ego
sur les autres ?
III. Le grand rire vise à faire du réel le terrain de jeu
de l’esprit, inversant par jeu et sans en être dupe le rapport ordinaire,
douloureux et désespérant qui fait peut-être le fond de l’existence humaine
a)
Par delà le « comique significatif » (Baudelaire) et les
différentes manières de rire des autres comme de soi, il y a selon Baudelaire
un comique plus haut, « comique (dit) absolu » qui, au
sens propre, « se moque du monde » faisant de l’univers le
théâtre du jeu dont s’amuse notre esprit…
b)
… à la différence peut-être des autres formes de comique, le rire qui
s’engendre d’un tel jeu entretenu avec le réel, semble un rire tissé de pure
générosité, supposant une forme de don de soi dans l’univers des mots, libérée
de l’emprise du réel et de la retenue de l’esprit du sérieux…
c) … il n’en reste pas moins le
fruit d’une stratégie de libération qui se sait dérisoire vis à vis
d’une réalité par essence étouffante, où l’homme en étranger promis à la seule
mort, feint, le jeu d’un instant, d’avoir le dernier mot