Autour de la notion de goût
Ratatouille de Pixar et le goût des autres d'Agnès Jaoui

(voir scène de Ratatouille : SQ1le goût des autres : SQ1, SQ2, SQ3)



Pour aller directement à la lecture des scènes-mêmes 
. Le goût des autres (1) - Castella rendant des livres "pas terribles" à Clara
. Le goût des autres (2) - Castella blaguant au milieu de quelques "gens de goût" qui se foutent de lui (1  -   2)
. Le goût des autres (3) - Clara avertissant Castella qu'il se fait manipuler
. Ratatouille : le petit rat éduquant son frère à goûter


Plan de ce texte
Introduction
Des obstacles premiers à l'idée d'une hiérarchie des goûts
Questions et problèmes autour de cette idée
La position de ces problèmes au coeur du goût des autres
Les vertus de la distance - l'historien et le sociologue
Critique de l'esprit objectif appliquée à la notion de goût - avec Nietzsche et Bergson
A propos d'une scène de Ratatouille - hiérarchie et éducation des goûts
Bilan provisoire et derniers développements




    Afin d'en venir à l'analyse de ces quelques scènes issues respectivement du goût des autres d'Agnès Jaoui et de Ratatouille des studios Pixar, scènes dont la juxtaposition nous aidera à mettre en lumière tant la légitimité que les difficultés propres liées à l'idée d'une hiérarchie des goûts et, avec elle, d'une nécessaire et problématique éducation du goût, commençons par décortiquer l'évidence de ce qui n'est en apparence qu'une toute autre pensée, la règle selon laquelle " des goûts et des couleurs, on ne discute pas " (c'est à dire on ne doit pas discuter) - quoique selon Nietzsche, on ne fasse que ça (et il s'agira aussi de comprendre pourquoi).


Des obstacles à l'idée d'une hiérarchie des goûts ou pourquoi est-il si difficile d'entendre que l'on a "mauvais goût"

    " Des goûts et des couleurs, on ne discute pas ". Règle de tolérance qui a pour vertu propre d'éliminer la guerre. Il n'en est pas moins évident qu'elle sert d'alibi à celui qui la professe pour le laisser croupir dans la sphère fermée de sa médiocrité. Au fond ne signifie t'elle pas une forme de contrat : "j'accepte de ne pas te juger, quelque désir profond que je puisse en avoir (mais je ne t'en dis rien, sauf si tu me pousses), tu dois donc faire de même "; forme de contrat où, par bonté, nous prenons premièrement sur nous-mêmes, afin de donner à l'autre et aux autres l'exemple hautement moral d'un comportement tolérant ?  Mais pourquoi donc, au fond, de telles précautions ? Pourquoi est-il si dangereux de discuter des "goûts et des couleurs" ? Pourquoi donc un tel risque de guerre pour ce qui n'est finalement rien d'autre qu'un goût ?

    N'est-ce pas, parce que, ressentons-nous effectivement, notre goût c'est nous ? Nietzsche, ne disait-il pas que pour savoir à qui l'on a affaire, par delà son métier, sa famille, etc. il fallait directement aller voir ce qu'il aime, désire et hait, soit ses goûts et dégoûts, à travers lesquels se manifesteraient les qualités profondes de la personne par delà les apparences qu'on lui prête et qu'il veut se donner ? " Les jugements de valeur que porte un homme trahissent quelque chose de la structure de son âme, disent ce qu'elle considère comme ses conditions d'existence, ses nécessités particulières " (Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 268). Et, en effet, par delà les signes encore quelque peu extérieurs qui servent à nous caractériser et à nous définir, quelle que soit, par ailleurs, leur puissance dans l'image que nous donnons de nous-mêmes aux autres et à nous-mêmes - signes sociaux du métier, de la famille, de la richesse ou la notoriété - la révélation de nos goûts n'expose t'elle pas dangereusement sur la place publique ce que nous sommes (ou pensons être) au fond ? Il y a toujours un risque à dire ce qu'on aime : on commence par tâter le terrain, et puis on se lance, tant est puissant notre désir d'une véritable rencontre (qui n'est peut être rien d'autre que celui d'une expansion du moi). C'est alors le moment où nous sommes à nu et, par là, immensément vulnérables à la critique de l'autre qui a, en ses mains, un très puissant pouvoir : celui de ravaler l'image à laquelle nous nous identifions le plus profondément au néant. 

Quelques exemples :
     - A : " Je suis flic "; B : " Je n'aime pas les flics "; C : " Tu sais j'ai fais ce métier un peu par accident, etc. ". Autrement dit : celui que tu juges ici et que tu n'aimes pas, ce n'est pas moi, le vrai moi est ailleurs, non dans cette fonction. " Par accident" c'est-à-dire qui n'a rien à voir avec mon essence propre et profonde. Ce qui signifie encore : "si, par delà les signes extérieurs, tu me connaissais vraiment, tu m'aimerais comme je m'aime, c'est certain - car je suis quelqu'un de très bien". Et, sous le règne de l'amour-propre, aussi pourri que nous puissions être, nous sommes toujours quelqu'un de bien. Repérons cependant ici la naissance de ce qu'on appelle un " froid " et dévoilons-en quelque peu les ressorts mécaniques (sur le modèle de l'Ethique de Spinoza). Selon moi, au sein de cette discussion - en venant de me dire qu'il "n'aimait pas les flics" - l'autre vient non de me nier tout entier, mais une partie seulement de moi-même. Reste qu'il ne l'aurait pas fait sans une secrète haine contre cette partie de moi ou, disons pour le moment, contre une idée qui est liée à moi et qui, selon la profondeur de cette liaison (de l'accident pur au lien essentiel) m'affecte plus ou moins de façon négative. En effet, si, selon Spinoza, nous nous efforçons d'affirmer de l'objet que nous avons en haine tout ce que nous imaginons lui devoir causer de la tristesse, et d'en nier tout ce que nous imaginons lui devoir causer de la joie." (Ethique, III, Proposition 26) - nous percevons derrière la négation de l'autre ("je n'aime pas les flics") de la haine, sans encore, pour le moment savoir quel est l'objet précis de cette haine (les flics ou nous, ou les deux). Ainsi en va t'il pour nous, qui, étant affecté de façon négative, prenons intérieurement notre revanche en le niant à son tour selon le degré de notre affection ("quel connard, etc.", pensons-nous peut-être) (car " celui qui se représente la destruction de ce qu'il hait sera saisi de joie " et l'appelation "connard" est, en suivant Freud, un tel meurtre métaphorique). Le jeu d'insultes plus ou moins masquées qui peut rapidement naître de tout cela - et qui peut, parfois, chez les plus primitifs, se terminer en coups - tourne tout autour de ces lois spinozistes (conjuguées à celle ci-dessus) : "quand l'âme imagine des choses qui diminuent la puissance d'agir du corps, elle s'efforce, autant qu'il est en elle, de rappeler d'autres choses qui excluent l'existence des premières. (Ethique, III, proposition 13). Ou bien encore à nouveau : " Nous nous efforçons d'affirmer de l'objet que nous avons en haine tout ce que nous imaginons lui devoir causer de la tristesse, et d'en nier tout ce que nous imaginons lui devoir causer de la joie." (idem, proposition 26). L'art de l'insulte consiste ainsi tout entier à évoquer, en imagination puis en paroles à l'adresse de l'autre, dont on imagine l'affection propre et la diminution de puissance - c'est à dire la tristesse - du fait de cette affection, des idées qui "excluent l'existence" de ce qui a diminué notre propre sentiment de puissance : les paroles visant à poser l'inexistence de l'autre, sa nature inférieure, l'origine malpropre de ses pensées, etc. permettent ainsi, en effaçant quelque peu l'idée de l'importance de leur cause et redorant par là-même le blason de notre moi, de retrouver en partie ce sentiment de puissance que l'insulte de l'autre avait fait diminué. J'abrège ici - et je renvoie pour tout cela à Spinoza, Freud et surtout Schopenhauer (L'art de l'insulte et l'art d'avoir toujours raison)
    - Evidemment si nous nous identifions plus profondément à cette image, c'est à dire si nous faisons ce métier par goût, cette remarque est une profonde offense qui équivaut à notre propre destruction (et non à celle d'un accident ou d'un caractère secondaire) dans la représentation de l'autre. De là une haine d'autant plus forte que ce que nous aimons le plus - à savoir nous-mêmes - est nié dans la représentation et le discours de l'autre - haine directement proportionnelle au poids que nous donnons à son opinion.

Illustration de cette idée à travers la lecture d'une scène issue du Goût des autres  (voir scène)
    Clara, actrice de théâtre (jouée par Anne Alvaro), donne des leçons d'anglais à Castella (joué par Jean-Pierre Bacri), un industriel plein d'argent qui, au regard des normes de Clara, celles des lettrés, a une bien faible culture. Ayant déjà eu l'occasion de fréquenter Castella, qui, lui, est tombé amoureux d'elle, elle sait très bien qu'aucune relation d'amour n'est possible entre eux : Castella vit dans un monde grossier et prosaïque si éloigné du sien que, malgré l'attachement qu'il lui porte et qui fait par là-même qu'il ne lui est pas radicalement antipathique (
car écrit à nouveau Spinoza : "Celui qui imagine qu'il est aimé d'une certaine personne, et croit ne lui avoir donné aucun sujet d'amour, aimera à son tour cette personne" (idem, proposition 41) - nous trouvons spontanément sympathiques les gens qui nous trouvent sympathiques, et qui, par exemple, rient à nos blagues et antipathiques, ceux qui nous trouvent antipathiques), elle sait qu'aucun véritable partage n'est possible entre eux. Une grande amitié comme un grand amour supposent au moins l'illusion d'une reconnaissance mutuelle du plus profond de l'être de l'autre, de ce qui fait vivre et vibrer sa personne, c'est-à-dire de ses "goûts", reconnaissance dont Clara sait Castella totalement incapable. "Dans toute amitié, dans tout amour, écrit Nietzsche, on refait cette même expérience sinon ni l'une ni l'autre ne dure, dès que l'on découvre que sous les mêmes mots l'un des deux met d'autres pensées, d'autres sentiments, d'autres aspirations, d'autres craintes que son partenaire " (Par delà le Bien et le mal, § 268) - et tel est, en effet, Castella pour Clara, qui ne comprend rien de rien aux phrases qu'elle profère. L'opinion de Castella ne vaut donc pas grand chose à ses yeux. Tout ne semblait pas joué pourtant puisque Clara lui avait prêté quelques livres à lire, livres dont nous savons qu'elle les aime beaucoup. Or un tel prêt suppose évidemment quelque espoir de sa part : que Castella, qui, quoique rustre et inculte, s'est montré sensible à sa pièce, puisse s'ouvrir aussi à d'autres mondes plus fins et évolués ; que, par cette ouverture, lui et elle, d'une quelconque façon, serait-ce celle du maître et de son élève, puisse se rejoindre quelque peu. C'est un tel espoir, à vrai dire de bien peu de poids, qui est de suite anéanti lorsque Castella lui rend les livres en lui disant avoir lu respectivement quatre et dix pages et ne pas avoir pu finir, parce qu'au final "c'est pas terrible". Castella venait, en effet, de réveiller quelque peu son espoir, en lui annonçant qu'il allait lui rendre ces livres : " ah vous les avez lu, déjà !? ", avait-elle répondu. Exclamation signe d'étonnement : il serait donc autre qu'elle ne le pensait. La chute évidemment dément ce court espoir. Et Castella remettra ça avec la musique - dernier étonnement de Clara, l'industriel semblant reconnaître un air de musique classique alors qu'il ne fait que chanter celui d'une publicité certainement entendue à la télévision ("Juanita, banana"). Ces deux facteurs mêlés - étonnement déniaisé, espoir anéanti - expliquent, en partie, la colère rentrée de Clara envers Castella (nous haïssons tout ce qui s'oppose à nos désirs - seraient-ils peu intenses, ce qui fait alors une petite haine, soit un léger désir de détruire ce qui s'est opposé au déploiement de ma propre puissance (pour Clara : un monde qui vibre avec elle et autour d'elle au rythme de la haute culture)). Mais cette dernière colère s'explique encore bien davantage par le fait qu'en jugeant "pas terrible" les livres aimées par Clara, ce sont ses goûts, c'est-à-dire elle que Castella, sans aucunement s'en apercevoir, vient de détruire en la ravalant à la médiocrité, selon l'équation  " ces livres ne sont pas terribles = vos goûts ne sont pas terribles = vous n'êtes pas terrible". Le peu d'estime qu'elle porte à Castella vient cependant tempérer l'importance de cette remarque dans son imagination et, par là quelque peu, sa haine envers lui. Ne négligeons pas non plus dans la déception de Clara de tout autres facteurs dont nous montrerons l'importance plus bas : car ce n'est pas seulement elle, que Castella vient d'anéantir c'est tout autant un certain univers, celui de ses livres, et à travers eux, celui de ce qu'on appelle la haute culture, qui, dans le monde prosaïque, matérialiste et superficiel où elle vit, n'a que fort peu de prise sur une humanité dont Castella, capitaliste inculte qui a cependant le pouvoir de l'argent auquel, pour survivre, la culture entière doit se prostituer, est le représentant. L'imagination va ainsi de suite à l'universel et plus qu'une insulte envers sa personne, la remarque de Castella est peut-être bien pensée par Clara comme le symptôme haïssable d'une époque. Et, il se peut effectivement que l'appel à la culture dont il est ici question, soit tout autre chose (ou tout au moins non réductible à) qu'un simple alibi derrière lequel se cache l'amour-propre blessé. Nous essayerons plus loin d'analyser à quelles conditions.

    On comprend en tout cas pourquoi, mettant en jeu notre amour-propre, soit, selon Rousseau, la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes lue à travers le prisme du jugement supposé ou/et effectif des autres (sur cette notion, voir mon analyse de la "déconnection" dans La belle verte de C. Serreau), il est souvent très sage d'éviter toute discussion portant sur nos goûts et de la reléguer sur un sujet indifférent où nous ne sommes pas, où nous ne nous dévoilons pas - évitant ainsi de nous lancer dans cette guerre de chacun contre chacun, qui selon Thomas Hobbes, sous-tend les relations humaines. Car pour l'amour-propre, il s'agit essentiellement de se représenter roi ("sa majesté le moi", comme l'appelle Freud) - mais de roi, cependant, il ne peut y avoir qu'un. La tolérance, si elle empêche ainsi tant la passion, laquelle ne se nourrit que de profondeurs, qu'avec elle, la constitution de véritables amitiés, a bien cependant cette vertu inestimable d'empêcher que ne s'allume le foyer de la guerre - qui est toujours une guerre entre deux royautés.

 Question et problèmes autour de l'idée d'une hiérarchie des goûts
Mais enfin est-il tout de même vrai que Castella a " mauvais goût " - de telle façon que nous serions en droit d'établir une claire hiérarchie des goûts, posant Castella, du point de vue de la finesse des sens, des désirs et de l'esprit, en bas d'une échelle au sommet de laquelle siègent les gens d'esprit, et parmi eux Carla et la troupe d'artistes qui l'accompagnent ? Pour le dire de façon simple, s'agit-il d'un "mauvais goût" ou bien d'un "autre goût" (le goût d'un autre), ainsi que veut le faire admettre la tolérance ambiante, reprenant à son compte l'adage populaire selon lequel "des goût et des couleurs, etc.", on ne doit discuter, sous peine d'établir une hiérarchie entre les hommes posée a priori comme illégitime ? Mais affirmer cela, n'est-ce pas, à son tour, confondre tant la morale que le droit - qui, refusant les hiérarchies, exigent assuremment une position d'égal à égal avec celui qui est mon prochain - avec une autre dimension qui leur est, peut-être, étrangère, celle du goût, soit de la qualité relative de l'esprit, des désirs et des sens ? Comment cependant clairement les distinguer si, par delà toute chosification et abstraction, la morale s'adresse à la personne et si le goût est l'expression de la personne-même dans le plus concret de son existence charnelle ? En égalisant tous les hommes dans une égale injonction de respect et de sacrifice pour tous et pour chacun, demandant, par exemple, à Mozart de sacrifier sa vie pour le premier passant venu en situation de détresse, le règne de la morale, ainsi que le voulait Nietzsche, n'est-il pas, dès lors, celui-même des médiocres ? D'un certain point de vue, en effet - et il s'agira de peser hors de toute "moraline" (Nietzsche)(comme anti-pensée) ce point de vue - en imaginant que Mozart ait dû se sacrifier pour sauver la pauvre vie d'un clochard alcoolique ou bien d'un vieillard qui avait peu à vivre, ou bien peut-être même encore d'un chat en danger de mort, et que, par ce sacrifice, ce soit tout l'édifice de son oeuvre qui ait manqué à l'humanité, aurait-il dû le faire ? Et de quel point de vue ? La vie de quiconque, à la limite vie pure sans aucune qualité, est-elle donc si sacrée que l'on doive lui sacrifier la très haute richesse de mondes vivants singuliers ?
Nous voilà ainsi au coeur d'un bel imbroglio qu'il va nous falloir tenter de démêler. Trois questions sont ici à régler : 1) peut-on effectivement parler d'une hiérarchie des goûts ?; 2) une telle hiérarchie n'est-elle pas essentiellement, ou ne peut-elle pas être, l'alibi d'une illégitime et immorale domination de quelques-uns sur tous ?; 3) comment donc lier ou délier morale et hiérarchie des egos ?

La position de ces problèmes au coeur du goût des autres (
SQ2, SQ3)
Car, en effet, à visionner le goût des autres, le spectateur que je suis ne peut pas ne pas être immédiatement saisi par une foule de sentiments peut-être contradictoires - et qu'il s'agira de réfléchir :
a) que, tout d'abord, Castella, a effectivement très mauvais goût - mauvais goût qui transparaît dans ses blagues scatologiques et graveleuses, sa manière primaire d'être et de juger ;
b) que les artistes qui l'entourent - excepté Clara - sont, au moins à ce moment précis du film (
SQ2) des êtres moralement abjects, qui, bien malgré eux consternés par la grossiéreté involontaire de Castella, procèdent eux volontairement, et par esprit de groupe, à une mise à mort symbolique de ce dernier en se moquant ensemble de lui sans qu'il ne puisse rien en comprendre - moquerie qui équivaut à une décision d'exclusion de leur communauté ou une mise à mort (car "vous n'existez plus pour nous" = "vous n'existez plus", "vous n'existez pas");
c) qu'aucune des personnes présentes autour de la table ne peut contrôler son jugement sur un Castella qui apparaît à tous, y compris le spectateur, comme assez consternant : raconter des blagues déjà (un artiste invente !), puis autour de la "merde" et du "vomi", de plus, ou dire à Clara qu'elle ferait mieux de faire de la "comédie" parce que c'est plus vendeur... manifeste une singulière grossiéreté et un manque de goût;
d) qu'il n'y a pas ici pour Castella d'excuse baudelairienne possible. Si, en effet, selon ce dernier, "ce qu'il y a d'enivrant dans le mauvais goût, c'est le plaisir aristocratique de déplaire" - Castella lui, croît plaire et ne sait pas du tout qu'il déplaît, désire s'insérer dans la communauté et non se poser au-dessus, ne maîtrise rien du jeu mais est le jouet des autres;
e) qu'avant sa mise à mort symbolique, les lettrés qui l'entourent mettent globalement les formes pour accueillir Castella - formes de politesse, voile nécessaire de la morale - formes qui cependant cachent, pour la plupart un profond mépris (excepté encore une fois Clara dont les sentiments, très proches de ceux du spectateurs (au moins de celui que je suis) sont plus contradictoires et nuancés) : le regard du jeune artiste, apparemment doté d'un bel amour-propre teinté d'orgueil et de rebellion sur fond de dépression, et à qui Castella achètera ses oeuvres, est terrible - dans le dos de ce dernier, il signifie par son mépris une véritable condamnation à mort, condamnation qui deviendra effective quelques minutes plus tard (b);
f) que Castella, enfin, quoique grossier et lourdaud, est le seul être sincère et sympathique au sein de cette société d'intellectuels peut-être bien sans amitié (à nuancer bien entendu : il y a, semble t'il, une réelle amitié entre Antoine Bachelet et Clara, et une forme d'amour entre ce dernier et le jeune artiste) où chacun, peut-on penser (mais ici j'extrapole), juge chacun et, tout ainsi que dans l'excellent film Ridicule (SQ1, SQ2, SQ3), cherche à se positionner vis à vis des autres par de bons mots et la démonstration de la justesse de son goût. Au sein de cette société de loups, Castella n'est-il pas analogue à un enfant qui, crevant de solitude, cherche très sincèrement à avoir des amis ? Il y sera déchiqueté.

    Mais c'est surtout ici, et dans tout ce film, le regard de Clara qui est intéressant. C'est que tout est fait, semble t'il, pour qu'avec notre goût de spectateurs habituels et moyens du 21ème siècle des films d'Agnès Jaoui - nous nous identifiions fortement à elle : avec elle nous éprouvons comme très mauvais, grossier et inculte, le goût de Castella; avec elle, par conséquent, nous ne pouvons ni discuter à coeur ouvert avec lui, ni rire spontanément à ses blagues graveleuses; avec elle, nous éprouvons le désir de rompre toute relation avec l'industriel, et tout à la fois, son malaise d'être désiré par lui, malaise qui lui fait conserver d'assez froides distances, distances que l'intérêt interdit, à son tour et cependant, d'étendre jusqu'à la séparation puisque son métier d'actrice ne lui permet pas de vivre et qu'elle doit, par ailleurs, donner des leçons d'anglais - ici à Castella; et, avec elle surtout, nous éprouvons ce singulier conflit contre soi-même, consistant à la fois à ne pouvoir s'empêcher de mépriser Castella et à se devoir cependant de respecter un homme qui a pour lui une évidente sincérité et une absence de malignité; car Clara, ici, apparaît comme la seule figure morale parmi tous ces intellectuels artistes : si, contrairement aux autres, elle ne feint ni sourires ni fausses politesses, tout juste celles nécessaires pour entretenir une relation distante (ce qui, pour ma part, bien habitué à mettre les formes, me sépare quelque peu d'elle - car il y a, me semble t'il, quelque devoir à faire semblant), elle ne supporte ni l'humiliation que font subir ses relations artistes à Castella (elle, seule, ne rit pas, le rire supposant ici tout à la fois distance, supériorité et "anesthésie du coeur" (Bergson))(SQ2), ni la manière désagréable que Castella a de parler au marchand de fleurs qui insiste un peu trop pour lui vendre une rose (SQ1), ni enfin ce qu'elle pense être une manipulation de Castella par son ami Antoine Bachelet, manipulation dont elle se sent en partie responsable puisqu'à ses yeux entièrement motivée par le désir de Castella de lui plaire, à elle Clara, en achetant les oeuvres de ses amis (SQ3); à ce sentiment moral s'ajoute évidemment celui de ne pas vouloir être redevable envers un individu qui, en donnant à ses amis lui donne aussi à elle - car on sait bien, en effet, que le don oblige et signifie l'entrée dans une relation qui échappe à la forme froide du seul contrat marchand. Or c'est et ce n'est que sous la forme d'un tel type de contrat - sans amitié, ni amour - qu'elle accepte d'approcher Castella.

   Jusqu'à cette scène tout du moins (SQ3). Car, en effet, ce qui était pour elle un mouvement globalement moral, en partie motivé par la culpabilité, mouvement par lequel elle devait ramener Castella à la claire conscience de la réalité - le fait qu'elle ne l'aime pas, que ce n'est pas la peine d'acheter des oeuvres à ses amis pour lui plaire, enfin, qu'il se fait manipuler par Bachelet qui profite de ses sentiments pour elle afin de lui soutirer de l'argent - se révèle dans le film la pire insulte qui soit. Loin d'avoir acheté ces oeuvres pour conquérir la reconnaissance de Clara, Castella, dans le film, l'a fait simplement "par goût" pour les oeuvres de l'artiste. Or c'est ce qui semblait impossible à Clara - comme à nous d'ailleurs - de telle façon que, toute à sa honte, elle ne sait quoi lui répondre : oui, il est vrai, qu'elle - et nous avec elle - le jugeait tellement grossier et bas, tellement étranger au monde élevé de la haute culture, qu'il était pour elle totalement impossible - inenvisagé, inenvisageable - qu'il puisse jamais s'éprendre des oeuvres d'un artiste (et comment est-ce possible d'ailleurs ? - cela aussi serait à discuter). Coup d'épée dans l'amour-propre de Castella : voilà ce que je suis pour les autres et donc voilà ce que je suis (tant l'image que les autres ont de nous, et, par excellence celle de ceux qu'on admire devient le miroir à travers lequel on se mire soi-même, en régime d'amour-propre) : un pauvre type au goût de primitif, quelqu'un de fini et de défini, pour qui on a tracé les limites du possible, les limites du pensable, évidemment bien bas. C'est bien ce que Clara, bien malgré elle, lui dit : elle, si sensible et si attachée à ne pas faire souffrir les autres, vient de planter un coup de couteau dans le coeur d'un humain ! Elle ne sait plus quoi dire - il n'y a d'ailleurs rien à dire, plus rien à rattraper - et s'en va, rongée par la honte et la culpabilité. Cette image qu'elle a désormais d'elle-même, elle va alors vouloir la transformer, et il n'y a pas d'autre moyen pour qu'elle se réconcilie avec elle-même que d'amener Castella à lui pardonner. La forme du contrat maintenant rompu, Carla est en dette avec Castella, prémisses de nouvelles et véritables relations dont le film ne dit mot... On se demande cependant ce qu'ils vont bien pouvoir se dire et si le film, en en restant là, ne résoud pas à peu de frais la question de la relation possible entre deux individus aux goûts si différents, un peu comme les mauvais contes, qui ne disent rien des scènes de ménage suivant le prétendu bonheur du mariage et les nombreux enfants...

    J'ai bien conscience ici, en ayant suivi la ligne du goût des autres d'avoir voyagé à travers mais de ne pas avoir véritablement répondu à mes premières questions - celle de l'existence d'une hiérarchie des goûts, ici ressentie mais non, s'il se peut, démontrée; celle du lien entre la morale et cette hiérarchie; celle enfin d'un rapport de domination, par hypothèse arbitraire (toute domination, ne l'est pas forcément, cf. + bas) cachée derrière l'idée de hiérarchie des goûts. Prenons donc cette dernière question à bras le corps - cette pensée d'un "arbitraire culturel", vecteur de domination, est une idée phare de la sociologie de Pierre Bourdieu. Suivons-là un instant.

Les vertus de la distance - l'historien et le sociologue
    Que se passe t'il de loin - à distance ? La distance : l'esprit d'objectivité qui se détache des points de vue particuliers et tente de saisir les choses en vérité, abstraction faite du caractère relatif ou perspectiviste de tous ces points de vue. Flaubert : " qu'est-ce donc que le mauvais goût ? C'est invariablement le goût de l'époque qui nous a précédés. Tous les enfants ne trouvent-ils pas leur père ridicule ? ". Pour dire cela, il faut penser très loin de soi - c'est à dire faire abstraction de nos propres goûts et nous saisir comme le ferait un pur oeil sans aucun goût, un être inexistant comme le futur enfant à partir duquel déjà il faut se juger soi. Et, en effet, de loin, du haut de la montagne nous voyons des gens qui se battent et qui se disent, chacun pour l'autre, qu'ils ont raison. Allons plus haut encore et, par delà les générations, enjambons les civilisations : ce qui est bon goût ici serait affreux là-bas, "vérité au-delà des pyrénées, erreur en deça" disait Pascal reprenant les paroles de Montaigne. La sociologie relève de ce regard là. Et le mérite essentiel d'un tel type de regard, contre toute idée de naturalité des goûts, est de nous montrer hors de toute contestation possible, que les goûts sont inventés.
    Dès lors une science est possible qui analyse la manière dont, par l'éducation, ces inventions s'insérent à travers les corps, les regards, les affects et les désirs des hommes, de telle façon que formant leur goût - soit leur relation affective au monde à travers ce qu'ils vont aimer et détester, ce qui va les toucher et les faire vibrer - ce qui a pour origine un imaginaire social singulier devient tout ainsi qu'une nature en chacun. Si, en effet, "la coutume est notre seconde nature" (Montaigne), c'est qu'en s'insérant en nous, en formant ce que nous sommes, cette dernière n'est plus vue dans son caractère de création singulière. Nous voyons désormais toutes choses à travers elle, jugeant "mauvaises" ou "bonnes" les choses elle-mêmes alors que ce jugement est relatif à la culture singulière au sein de laquelle nous avons été formé. Lorsqu'alors l'univers social et les coutumes sont transformées par l'histoire, il est dès lors logique que le "mauvais goût" soit celui "de "l'époque qui nous a précédés" - et que, tout aussi, aveuglement, le bon soit le nôtre.
    En ajoutant à cela l'idée d'origine rousseauiste puis marxiste selon laquelle loin d'être des communautés unitaires, les sociétés de l'histoire sont, pour l'immense majorité d'entre elles, des sociétés divisées et hiérarchisées, sociétés qui, pour maintenir leur cohésion, doivent construire la fiction d'une hiérarchie justifiée de quelque manière en nature, on peut comprendre comment l'institution, par l'éducation, de goûts différenciés au sein d'une même société peut signifier celle d'une hiérarchie des personnes. Telle est selon Pierre Bourdieu la fonction de domination symbolique qu'il attribue à l'art dans le monde occidental présent : " la principale fonction de l'art est d'ordre social, écrit-il en effet. La pratique culturelle sert à différencier les classes et les fractions de classe, à justifier la domination des unes par les autres " (Les règles de l'art). C'est très exactement ce qui se passe dans la deuxième scène choisie ici du goût des autres : le "mauvais goût" de Castella - soit le goût de la classe populaire, représenté aussi par Agnès Jaoui à travers d'autres personnages du film - par ailleurs nous le verrons, riche capitaliste, signifie son exclusion du cercle de ces intellectuels-artistes. Castella est hiérarchiquement inférieur - et son incapacité à comprendre ce qui se dit autour de lui (et notamment de la méchante moquerie dont il fait l'objet), par la honte engendrée de son propre manque de culture (honte manifeste dans la parole par laquelle il fait croire, maladroitement, qu'il connaît tel auteur prétendu comique,  - et qui ne l'est pas du tout), doit signifier non seulement pour lui-même mais aussi pour les autres, son infériorité dans la hiérarchie culturelle et son exclusion de la petite communauté. Terrible violence symbolique, aurait dit Bourdieu, qui ne fonctionne qu'avec le consentement tacite des dominés qui intériorisent eux-mêmes les valeurs des dominants - et dont la honte ici, par exemple, est un beau symptôme (puisque l'on a honte que devant un regard qui a valeur pour nous). Le point est, certes, plus compliqué puisqu'ici Castella, dominé culturellement, est un dominant du point de vue économique et qu'à ce titre il exerce une forme de pouvoir qui expliquent les courbettes d'Antoine Bachelet à son égard - pauvre, il aurait été immédiatement expulsé.
   
    Le point de vue classique de l'historien comme du sociologue, point de vue de distance, a donc, avons-nous dit, l'immense vertu de nous montrer à la fois la nature inventée des goûts et la manière dont ils peuvent fonctionner en tant que mode de domination.

    Cela signifie t'il cependant que le goût se réduise à cela ? Que le goût soit inventé ne signifie pas nécessairement que toutes ces inventions se valent. Et qu'il puisse donner lieu à des formes de domination ne le condamne que si de telles dominations sont illégitimes, ce qui n'est peut-être pas le cas de toutes. Commençons ici par le premier point en suivant le fil de Nietzsche. 

Critique de l'esprit objectif appliquée à la question du goût - avec Nietzsche et Bergson
     S'étant élevé "
 au-dessus de la mer infinie des opinions humaines " (Rousseau, Emile), étant sorti de la caverne (Platon, République, VI et VII) dans laquelle est enfermée par ignorance l'humanité, se plaisant à « occuper ces hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie » (Lucrèce, De la nature), tel Démocrite, surplombant le port d'Athènes et riant de l'absurde activité des hommes, le philosophe s'est dégagé de la bigarrure irrationnelle et mouvante de la vie afin de la voir objectivement, en position de surplomb et d'extériorité, et de pouvoir la juger. Cette peinture de Friedrich ne dessine t'elle pas exactement la figure du philosophe et de son idéal ? Et, en effet, pour ce qui nous concerne ici, celui qui tente par la pensée de s'extraire tant de l'histoire que de sa société singulière perçoit très bien en quelle mesure les goûts sont inventés alors même que les hommes, plongés dans l'illusion, les pensent naturels et se battent pour eux.


Friedrich, le voyageur au-dessus des nuages

        Développer sur toutes choses une telle position d'extériorité surplombante afin de les voir en vérité, tout comme le voyageur perçoit mieux l'ensemble de la ville lorsqu'il s'élève dans les montagnes et se détache du mouvement désordonné et bruyant de la rue, tel est l'idéal de l'esprit objectif - ce qu'on appelle "être objectif". Un tel esprit, qui est une conquête, suppose une singulière ascèse : se dégager par la pensée du point de vue singulier, soit de notre "goût" spontané, en lequel nous sommes immédiatement et affectivement ancrés, afin de prendre ce dernier goût, à distance, tout ainsi que s'il était  le goût d'un autre. Telle semble être la définition même de l'ouverture d'esprit - tant vantée. Nous allons voir cependant que les choses ne sont pas si simples que cela et que l'idée d'"ouverture d'esprit" est, au fond, ambigüe. Car il y a une manière de s'ouvrir l'esprit qui équivaut à une fermeture. Montrons-le.

            Si, en effet, la distance me permet de voir globalement et de loin, soit, apparemment de voir tout, elle est aussi, remarquons-le, ce qui m'empêche de percevoir les détails. Du haut de la montagne, le voyageur de Friedrich ne perçoit ainsi qu'une mouvance informe  : mer ou nuages à travers lesquels toute singularité se dilue et se perd. Ainsi en est-il de la vie de la ville depuis une certaine hauteur : des points ci et là se meuvent, des fourmis au travail. Et, depuis cette hauteur, le rire de Démocrite. Le rire de Démocrite : des humains, hommes et femmes, qui courent auprès d'un objet d'amour comme auprès d'une divinité et qui, quelques temps plus tard, partout et toujours, se battent à coup de vaisselle sale; des individus qui briguent une jolie place et qui une fois arrivés, l'instant d'après, courent vers une autre, etc. Tout cela est vrai - nul doute que les choses se passent le plus souvent ainsi. Mais qu'avons-nous compris ? Parce qu'ils sont, en effet, tous les deux le produit de cette distanciation vis à vis de l'épreuve singulière que fait la vie d'elle-même, comme l'avait profondément noté Bergson, le rire est comme la science, le fils de l'intelligence, soit de cet "esprit objectif" dont nous venons de parler. Toute la critique de Bergson cependant consiste à mettre en cause la nature présumée d'un tel regard. Loin d'être, en effet, un regard neutre, un "point de vue de nulle part" comme dirait Thomas Nagel, le regard de l'intelligence est un regard neutralisant, dont l'abstraction qui ouvre une certaine vue est contemporaine d'une perte de vue ou d'une fermeture. Que perd ainsi, que ne voit pas, que ne sent pas, le spectateur qui, par exeple, rit devant les maladresses de Jean-Claude Dus ? Ce que le film, par la distanciation effectuée vis-à-vis de la vie intérieure de Dus ne nous donne pas à éprouver et qu'a contrario, avons-nous montré, l'extension du domaine de la lutte met au centre de son propos, à savoir l'horreur éprouvée d'une vie solitaire et sans amour. Si Dus apparaît ridicule et si, bien au-delà, l'amour lui-même dans sa quête désespérée peut-être pour le regard d'un Schopenhauer quelque chose de l'ordre du comique, ce n'est peut-être pas parce que, par delà les illusions de l'acteur, il le serait en lui-même, mais peut-être bien surtout parce que le regard objectivant ne peut pas voir certaines réalités qui, structurellement, en effet, lui échappe sans les déformer et les trahir en leur donnant une structure objective c'est à dire mécanique. L'objet des Données immédiates de la conscience de Bergson est ainsi de montrer dans quelle mesure notre intelligence en tentant de penser le temps propre affectif de la vie intérieure et, avec lui, la liberté est condamnée à les manquer. Restait cependant à comprendre l'origine de cette intelligence qui manque ici son propre objet - ce sera fait grâce à L'évolution créatrice.

        Au sein de cette dernière, Bergson comme Nietzsche à travers son oeuvre, chacun à leur manière, essaient de construire la généalogie de ce prétendu "regard de vérité" - regard de l'intelligence, qui est le fond ordinaire et impensé des sciences et de la philosophie la plus commune - généalogie grâce à laquelle ils font tous deux apparaître la nature dérivée et engendrée d'un tel regard qui se prétend total en vertu d'une illusion constitutive déjà dénoncée par Kant dans La critique de la raison pure. Pour Bergson, par exemple (comme pour Nietzsche), l'intelligence est issue de la vie et de la nécessité de bien agir pour vivre - ce pourquoi elle n'est évidemment pas le propre de l'homme mais le fruit d'un certain développement inhérent à une ligne singulière d'évolution créatrice. Aussi les formes de l'intelligence - ses catégories spatialisantes fondamentales - épousent-elles structurellement les nécessités pratiques de l'action. Ce pourquoi elles ne sont pas faites pour penser la puissance dont elles sont issues à savoir la vie mais le monde de la matière afin de le manipuler et de pouvoir s'y orienter efficacement. Aussi la mouvance, la singularité et la continuité de la durée intérieure échappent-elles au regard de l'intelligence qui, pour que le vivant se meuve efficacement dans le réel, doit, au contraire, fixer, généraliser et déterminer son objet (
pour plus de détails voir ma lecture de La conscience et la vie de Bergson). Ceci explique pourquoi l'intelligence est aveugle à des réalités qui, structurellement, lui échappe. Ainsi peut-on être un très bon homme de science et être totalement dénué de goût. Le goût est, en effet, la manière singulière et sensée, affectivement déterminée, dont un vivant se rapporte au réel - or, en se détachant a priori, de la singularité et de l'affect, l'intelligence peut ainsi bien manquer ce qu'elle prétend pourtant cerner à savoir la réalité-même du goût, de la même façon que celui, tel mon dentiste, qui se trouve en position de distance vis-à-vis de ma souffrance n'en perçoit qu'une ombre irréelle et détachée ("je ne vois rien donc vous n'avez pas mal" - y a t'il affirmation plus absurde ?).

    Suivons Nietzsche sur un tel terrain. La distinction entre l'épreuve réelle à la première personne du goût et la pensée extérieure du goût de l'autre - ou de mon propre goût comme goût d'un autre - équivaut, à mon sens, à ce que Par delà le bien et le mal, considère comme étant l'opposition entre connaissance ésotérique et connaissance exotérique :
 
    "La distinction entre l'ésotérique et l'exotérique, autrefois adoptée par les philosophes indous, grecs, perses et musulmans, partout où l'on croyait à une hiérarchie et non pas à l'égalité de fait ou de droit, cette distinction ne repose pas autant qu'on le croit sur le fait que le philosophe exotérique reste à l'extérieur et doit tout voir, évaluer, mesurer et juger du dehors et non du dedans; l'essentiel, c'est qu'il voit les choses d'en bas; le philosophe ésotérique les voit d'en haut" (Par delà le bien et le mal, § 30).
    Non seulement, en effet, la position à distance de l'intelligence, et avec elle, celle de l'homme de science, serait une position qui se situant à l'extérieur de son objet n'en saisirait que l'ombre, la surface ou l'apparence extérieure - mais une telle position serait, de plus, à l'opposé des plus profondes croyances de l'"esprit-objectif", une vision d'"en bas". Qu'est-ce à dire ? Que celui qui fait de l'esprit-objectif un idéal ou son principal regard est un homme qui, du point de vue de l'existence, aussi agaçant que cela puisse être pour nos oreilles formées au doux chant de l'égalité, est hiérarchiquement inférieur. Hiérarchiquement inférieure à quoi ? Au "bon goût" de ceux dont les pouvoirs réels sont capables d'éprouver de l'intérieur telle réalité - à laquelle l'autre n'a tout simplement pas les capacités de se hausser. Point absolument nodal sur lequel il me faut m'arrêter avant de continuer la lecture de Nietzsche : il me faut montrer que goût signifie puissance; que puissance signifie ouverture singulière à de nouvelles réalités et, enfin, qu'il y a des niveaux ou degrés de puissance qui sont autant de degré d'ouverture à des strates singulières de la réalité. Allons-y donc avec Ratatouille.

A propos d'une scène de Ratatouille - hiérarchie et éducation des goûts
De quoi s'agit-il ici ? Dans cette séquence, Rémi, le héros-cuisinier du dessin-animé, retrouve son frère Emile qu'il pensait ne jamais revoir, en train de manger une "sorte d'emballage" dans la cuisine du restaurant "chez Gusto". Rémi va alors tenter d'éduquer son frère au goût. Ce qui m'intéresse dans une telle séquence, c'est :
a) que l'idée d'une hiérarchie des goûts y est incontestable et évidente pour tous;
b) que l'existence d'une telle hiérarchie implique l'exigence d'une éducation;
c) qu'une telle éducation débute avec la nécessité de rompre avec l'immédiateté pulsionnelle-gloutonne pour se concentrer sur le goût en lui-même ("tu mâches doucement et tu te concentres sur le goût"). Ce qui est souvent, au départ, pour le moins amer et difficile (" les vrais problèmes sont d'abord amers à goûter, le plaisir viendra à ceux qui auraont vaincu l'amertume" (Alain, Propos sur l'éducation), 
faute de capacités actuelles de voyager encore dans ce qui choque le goût présent. Voilà ce qu'en dit Nietzsche :

" Il faut apprendre à aimer - Voici ce qui nous arrive dans le domaine musical : il faut avant tout apprendre à entendre une figure, une mélodie, savoir la discerner par l'ouïe, la distinguer, l'isoler et la délimiter en tant qu'une vie en soi : ensuite il faut de l'effort et de la bonne volonté our la supporter, en dépit de son étrangeté, user de patience pour son regard et pour son expression, de tendresse pour ce qu'elle a de singulier; - vient enfin le moment où nous y sommes habitués, où nous l'attendons, où nous sentons qu'elle nous manquerait, si elle faisait défaut; et désormais elle ne cesse pas d'exercer sur nous sa contrainte et sa fascination jusqu'à ce qu'elle ait fait de nous ses amants humbles et ravis, qui ne conçoivent de meilleure chose au monde et ne désirent plus qu'elle-même, et rien qu'elle-même. - Mais ce n'est pas seulement en musique que ceci nous arrive : c'est justement de la sorte que nous avons appris à aimer tous les objets que nous aimons maintenant. Nous finissons toujours par être récompensés pour notre bonne volonté, notre patience, notre équité, notre tendresse envers l'étrangeté, du fait que l'étrangeté peu à peu se dévoile et vient s'offrir à nous en tant que nouvelle et indicible beauté : - c'est là sa gratitude pour notre hospitalité. Qui s'aime soi-même n'y sera parvenu que par cette voie : il n'en est point d'autre. L'amour aussi doit s'apprendre " (Gai savoir, § 334).

d) que l'idée de hiérarchie des goûts implique des puissances inégales - Emile est relativement impuissant à goûter et à rentrer ainsi dans des mondes plus fins et différenciés du goût;
e) qu'indissociable de la puissance, c'est-à-dire des pouvoirs propres de goûter (c'est à dire, on va le voir, d'explorer, de différencier, d'analyser) se déploient tout à la fois un monde singulier (figuré par les dessins mouvants et colorés, sortes de danses de formes et couleurs), monde qui se déploie autour du goûteur et  plus ou moins riche selon la puissance propre du goût de chacun, et un plaisir spécifique - de telle façon que le plaisir que prend Emile à goûter certains mets est, pour lui, équivalent à manger du "polystyrène" alors que Rémi, lui, y trouve une source extraordinaire de plaisirs singuliers et différenciés.
f) que le voyage à travers de tels mondes, ouvrent aux individus l'imagination de possibilités d'exploration et d'invention à la mesure de leur puissance propre de goûter ("maintenant imagine toutes les saveurs qu'il y a dans le monde, toutes les possibilités de combinaisons que personne n'a jamais essayé" - l'autre, Emile, ne peut pas y arriver).
g) enfin, que cette puissance inégale de goûter se manifeste dans le vocabulaire poétique et précis de Rémi - opposé à celui d'Emile qui, incapable de finesse et de distinction, n'a pas "la moindre idée" de ce qu'il mange.

Or ces relations-là - puissance propre / monde singulier / imagination singulière de nouveaux possibles / plaisir spécifique que nous verrons indissociables aussi bien d'un monde social commun, le monde de la culture - sont si inextricablement mêlées et cette intrication est si importante pour la compréhension de l'existence qu'il convient d'en déployer la logique. Voici, sur ce point, un texte fondamental de Karl Marx, issu des manuscrits de 1848 :

"C’est la musique qui éveille le sens musical de l’homme ; pour l’oreille qui n’est pas musicienne, la musique la plus belle n’a aucune signification, n’est pas un objet, car mon objet ne peut être que la confirmation d’une maîtrise propre à mon être. L’objet sera pour moi tel que ma maîtrise est pour soi comme faculté subjective, car le sens qui correspond à cet objet s’étendra aussi loin que s’étend mon sens : voilà pourquoi les sens de l’homme social sont autres que ceux de l’homme non social. C’est seulement grâce à l’épanouissement de la richesse de l’être humain que se forme et se développe la richesse de la sensibilité subjective de l’homme : une oreille musicienne, un œil pour la beauté des formes, bref, des sens capables de jouissance humaine, des sens s’affirmant comme maîtrise propre à l’être humain."


On en retiendra pour notre affaire :
1) Le lien établi entre "l'objet" perçu et la "maîtrise propre à mon "être" de telle façon que "l'objet sera pour moi tel que ma maîtrise est pour soi comme faculté subjective". Ce qui signifie que la chose réellement rencontrée - tel met par exemple - ne devient ce qu'elle est pour moi, à savoir un objet senti et perçu ayant une texture et signification singulière qu'en fonction de ma "maîtrise propre" c'est à dire de mes pouvoirs ou puissances singulières de lecture. Pour Emile, rappelons-le, faute d'une puissance évoluée de goûter la variété des mets, le monde qui s'ouvre devant Rémi n'existe pas pour lui. Ce pourquoi étant à l'extérieur de ce monde, il en a, comme on le notait avec Nietzsche plus haut, une connaissance exotérique - ne percevant que les effets comportementaux de la nourriture sur Rémi - sans pouvoir éprouver ce qu'il éprouve de l'intérieur (ce qui signifie pour lui avoir une "connaissance ésotérique").
2) Le lien établi par Marx entre développement de la puissance du sujet et jouissance. Parler de plaisir et de peine de façon abstraite, cela n'a guère de sens comme le notait déjà Aristote dans l'Ethique à Nicomaque et Nietzsche après lui. Car ce qu'il s'agit de penser c'est la qualité spécifique du plaisir en question, qualité en réalité indissociable de la singularité du monde propre rencontré - la jouissance à entendre Tata Yoyo n'est pas la même que celle de celui qui est capable d'entendre le requiem de Schnittke - monde qui, lui encore, est le reflet de ma puissance de pouvoir le constituer et y accéder. Celui qui ne prend donc pas plaisir à une activité - qui ne la goûte pas - est peut-être bien ici quelqu'un qui est - au moins à ce moment - incapable de la goûter. Et on conviendra que seul peut être juge celui qui a les capacités de juger.
3) Ensuite le lien établi par Marx entre la Culture, de nature sociale, et la puissance individuelle. Sans la tradition culinaire française dont les livres de Gusto sont une expression singulière, Rémi n'aurait, en réalité, jamais été cuisinier. Sans la musique, de même, et telle forme culturelle de musique, ainsi que le dit Marx, il n'y aurait pas de musiciens.
4) Enfin, en développant quelque peu, l'idée que les puissances propres de l'individu qui l'ouvrent à un monde singulier de signification-jouissance, l'ouvrent à un monde qui ne se réduit pas cependant à lui-même mais le dépasse et a ainsi une réalité, en un certain sens, indépendante de lui, réalité commune et publique. Marx dit, en effet, l'oeil ouvre à "la beauté des formes" - beauté, d'une certaine façon, en soi et donc pour tous - et non au simple sentiment subjectif d'une beauté propre. Ce pourquoi, disait Kant, " i
l serait ridicule que quelqu'un, s'imaginant avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet (l'édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l'on soumet à notre appréciation) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau ce qui ne plaît qu'à lui. Beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme et de l'agrément; personne ne s'en soucie ; toutefois lorsqu'il dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction; il ne juge pas seulement pour lui, mais pour autrui, et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses. C'est pourquoi il dit : la chose est belle ; et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l'adhésion des autres, loin de compter sur leur adhésion parce qu'il a constaté maintes fois que leur jugement s'accordait avec le sien. Il les blâme s'ils jugent autrement, et leur dénie un goût qu'ils devraient cependant posséder d'après ses exigences; et ainsi on ne peut dire: « A chacun son goût ». Cela reviendrait à dire : le goût n'existe pas, il n'existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l'assentiment de tous. » " (Critique de la faculté de juger). Quant à la nature de cette réalité publique qu'est l'oeuvre, s'il est très compliqué d'analyser son mode de réalité propre, au moins manifeste t'elle qu'elle n'est pas une ombre tant, de façon dérivé, dans l'accord intersubjectif des gens de goût (ce à quoi la ramène au final Kant - qui, selon Nietzsche, n'a jamais rencontré une oeuvre de sa vie - et voit ici les choses de l'extérieur : connaissance exotérique d'un homme de peu de goût) que, directement, dans la résistance qu'elle oppose à nos interprétations, résistance qui se manifeste dans le dialogue entre nos puissances propres de lecture et d'interprétation et l'obscure réalité d'une oeuvre qui à la fois se laisse saisir et nous échappe encore par quelques profondeurs - chacun sait ainsi que l'on peut dire des choses très profondes ou bien totalement à côté de la plaque sur une oeuvre d'art.


Bilan provisoire et derniers développements

1) Le goût
comme manière singulière et sensée, affectivement déterminée, dont un vivant se rapporte à et juge de la valeur du réel selon son amour et sa haine semble bien être l'expression la plus profonde de la personne.

2) Ce pourquoi l'idée d'une hiérarchie des goûts est si violente pour l'amour-propre (cet amour pour l'image de nous-mêmes telle qu'elle est réfractée par ce que nous imaginons être les valeurs du champ social et le regard des autres) qui ne veut pas se voir situer en-dessous des autres.

3) De fait alors, tendanciellement, pour l'amour-propre ce sont les autres qui ont "mauvais goût" - manière tout à la fois de se situer au centre et au-dessus que contrepartie d'une impuissance réelle à percevoir-concevoir ce qui nous dépasse (cf. plus bas).

4) L'idée selon laquelle "des gouts et les couleurs, on ne discute pas " vise ainsi tant à protéger l'amour-propre de chacun de celui des autres en enfermant chacun dans sa médiocrité qu'à éviter la violence pouvant naître d'une guerre des goûts.

5) Si cependant, discuter des goûts, "on ne fait que ça" (Nietzsche), c'est probablement tant parce que :
a) le goût n'est, en lui-même, pas clos sur soi, ouvrant sur ce que nous pensons être une réalité qui dépasse l'épreuve singulière que j'en fais - le monde du vin et de tel vin, le monde de la peinture, de tel peintre et tel peinture, etc.;
b) que l'épreuve que nous faisons de cette réalité éprouvée comme indépendante de moi implique que tous doivent pouvoir la reconnaître;
c) que la solitude et l'incommunication réelles sont sources de souffrance, le plus profond des désirs de l'homme appelant une communion qui n'est jamais aussi puissante que lorsqu'elle s'institue autour des êtres les plus profondément aimés.
d) que, de façon moins glorieuse, l'amour-propre appelle reconnaissance de sa sagacité, reconnaissance que réalise partiellement la constitution de cercles fermés de connaisseurs donnant l'illusion collective d'exister par opposition aux autres dominés et rejetés dans la déchéance du "mauvais goût".

6) L'illusion constitutive du goût consiste cependant à ne pas percevoir sa propre nature socialement et historiquement inventée : les vertus centrale de l'esprit de distance ou "objectivité" sont de nous donner à saisir qu'il ne saurait y avoir de goût naturel, tout goût étant culturellement déterminé. Si toute société tend ainsi à méconnaître la nature inventée de ses normes de goût, l'existence de telles normes peut être un facteur central de domination sociale - pour l'amour-propre de chacun d'un côté (cf. 5.d), de classe de l'autre et conjointement, la hiérarchie sociale se continuant et se justifiant à travers celle de normes de goûts auxquelles les différentes classes de la société n'ont pas également accès.

7) Que les goûts soient inventés et source de domination ne signifie pas pour autant nécessairement que tous les goûts se valent et, parallélement, que toute forme de domination liée au goût soit illégitime.

8) Le regard à la source de telles thèses (l'arbitraire du goût - la domination illégitime), le " regard objectif ", loin d'être le pur oeil de la vérité, point de vue de nulle part, est une forme singulière de notre perception, dont Nietzsche comme Bergson ont fait la généalogie au sein même du développement de la vie. Originellement inventé par la vie afin de maîtriser et dominer la matière, un tel regard dont la structure est faite pour l'efficacité d'une action, est, par essence, incapable de saisir en elle-même l'épreuve affective que la vie fait du monde n'en percevant ainsi qu'un reflet extérieur et sans réalité propre.

9) Ce pourquoi, explique Nietzsche, l'oeil de la connaissance objective étant un oeil vivant et cette connaissance une activité de la vie, la vie du savant, soit de celui qui tente de faire prévaloir sur toutes choses le point de vue objectif, apparaît comme une vie à l'extérieur de soi, sans véritable goût ni consistance propre (
Par delà le bien et le mal, § 206 et § 207). Visant à faire de son regard l'oeil de tous et personne, le savant n'est ainsi tendanciellement personne (cf. par ex. le héros des Particules élémentaires de Houellebecq). En ce sens, du point de vue tant de l'existence que de la perception des mondes, l'existence du savant - devant qui "tout est égal" - est une vie dégradée :

" Accepterions-nous vraiment de laisser ainsi se dégrader l'existence jusqu'à un servile exercice de calcul, à une vie casanière de mathématicien ? Qu'on se garde avant tout de vouloir la dépouiller de son caractère ambigu : c'est là, Messieurs, ce qu'exige le bon goût, surtout le goût du respect, ce qui dépasse votre horizon ! (...) Une interprétation "scientifique" du monde, telle que l'entendez, resterait par conséquent l'une des plus stupides, c'est à dire l'une des plus pauvres en significations de toutes les interprétations imaginables (...). Mais un monde essentiellement mécanique serait un monde essentiellement absurde. Mettons que l'on n'estime la valeur d'une musique que d'après la quantité d'éléments susceptibles d'être comptés, calculés, réduits en formules, - pareille estimation "scientifique" de la musique, combien absurde ne serait-elle pas ! Qu'en aurait-on retenu, compris, reconnu ! Rien, strictement rien de ce qui fait essentiellement de la "musique"!..." (Le gai savoir, § 373).

10) Ce qu'il faut, en effet, reconnaître c'est que la qualité et l'intensité propre du goût signe l'intensité et la qualité d'une existence. Goût - puissance propre - mondes singuliers qui s'ouvrent devant ceux qui en ont la puissance - qualité d'une jouissance singulière et mondes sociaux de la culture, ainsi que le pressent Karl Marx, sont inextricablement imbriqués de telle façon que plus la puissance singulière de goûter se déploie, plus s'ouvrent devant celui-là de mondes singuliers et inédits -
" A mesure que croissent l'acuité de sa perception intellectuelle et l'ampleur de sa perspicacité, l'homme voit s'élargir autour de lui l'espace et l'horizon; son univers s'approfondit, des étoiles nouvelles, des énigmes et des images nouvelles se présentent sans cesse à sa vue " (Par delà le bien et le mal, § 57)plus la joie s'accroît (signe de puissance c'est-à-dire de perfection croissante selon Spinoza) et plus l'existence a de goût, de singularité et de consistance.

11) Seul peut donc comprendre une réalité, celui qui, en ayant la puissance, le peut de l'intérieur. De telle façon que son goût ne saurait valoir celui qui, de moindre puissance, n'a pas le pouvoir d'y goûter. Aussi comprend t'on, peut-être, que, dans son ordre propre (celui de la musique, de la cuisine, etc.) il puisse être légitimement le maître des autres.

12) En suivant la définition de Pascal de la tyrannie - (
"La tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre"), l'amour-propre ne devient-il pas précisément tyrannique lorsqu'il profite d'une supériorité effective dans un ordre singulier pour l'étendre à la totalité (un professeur qui méprise ou insulte ses élèves, des intellectuels qui, dans le goût des autres, se moquent d'un Castella inculte, etc. ) ?

13) Encore faudrait-il savoir ce qu'il reste : qu'est-ce que la personne en dehors de ses goûts c'est-à-dire de la réalité de sa puissance propre d'exister - de telle façon que l'on puisse légitimemement donner des limites à la maîtrise des uns sur les autres ? Une virtualité peut-être - et l'on conçoit ainsi pourquoi toutes les chances doivent être données à la possibilité de s'éduquer c'est-à-dire d'exister de façon consistante - une vie, une liberté et un amour-propre en tout cas dont il faudrait interroger les raisons et limites de leur éventuel respect ou subordination. Questions ouvertes ici de la morale et du droit.

14) Ce qui permet ainsi de parler d'une hiérarchie des goûts c'est la relation établie entre puissance, goût et ouverture de mondes de telle façon que, dans une perpective donnée, l'impuissant ne connaît pas, faute de hauteur suffisante, le monde qui se déploie autour de l'être plus puissant que lui. Mais comment maintenant, établir de telles hiérarchies si, comme le dévoile le regard du savant, les mondes sont inventés et, peut-être, irréductibles ? Autant de civilisations autant de normes de goûts, autant d'interprétations et lectures, autant de mondes irréductibles (cf. 6).

" Je pense que nous sommes aujourd'hui éloignés tout au moins de cette ridicule immodestie de décréter à partir de notre angle que seules seraient valables les perspectives à partir de cet angle. Le monde au contraire nous est redevenu "infini" une fois de plus : pour autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu'il renferme une infinité d'interprétations." (Nietzsche, Gai savoir, § 374)

15) Tous ces mondes cependant et selon Nietzsche, ne sauraient se valoir :
 
 " Une fois encore le grand frisson nous saisit : - mais qui aurait envie de diviniser, reprenant aussitôt cette ancienne habitude, ce monstre de monde inconnu ? Qui s'aviserait d'adorer cet inconnu désormais en tant que le "dieu inconnu"? Hélas, il est tant de possibilités non divines d'interprétations inscrites dans cet inconnu, trop de diableries, de sottises, de folies d'interprétation - notre propre humaine, trop humaine interprétation, que nous connaissons..." (Gai savoir, § 374).

Si tous les goûts et les mondes qui les suivent sont inventés, si, plus largement, toutes les civilisations sont des inventions ce sont aussi, pour nous, des propositions singulières d'existence. Or, par structure potentiellement ouvert, nous pouvons juger de telles propositions de vie à l'aune de la puissance, de la richesse de monde et de la qualité de la joie qu'elles rendent possibles - puissances, richesses et qualités à éprouver de l'intérieur par la longue et lente plongée dans un monde propre singulier qui s'ouvre devant nous. Et ainsi, par exemple, le film Ghost dog (SQ1, SQ2, SQ3) de Jim Jarmusch, mettant en scène la conversion d'un jeune noir des banlieues américaines à l'éthique difficile des samouraïs, par le contraste entre la prestance et la maîtrise de celui-ci qui se fait appeler Ghost dog et la nullité de l'époque et des "caïds" qui l'entourent, nous permet-il de juger quelque peu de la piètre qualité de quelques propositions d'existence de la culture contemporaine au regard de la grandeur inactuelle et décallée de la vie d'un samouraï. 

16)
Encore pour pouvoir voyager dans de tels mondes, comparer, évaluer et choisir, faut-il pouvoir le faire : la tâche qui incomberait à une culture idéale ne consisterait-elle pas alors à rendre possible pour chacun de tels voyages intérieurs en quête de la meilleure existence, soit de la vie de meilleur "goût" ? Quelles en seraient les conditions ?

"Le goût est naturel à tous les hommes, mais ils ne l’ont pas tous en même mesure, il ne se développe pas dans tous au même degré, et, dans tous, il est sujet à s’altérer par diverses causes. La mesure du goût qu’on peut avoir dépend de la sensibilité qu’on a reçue ; sa culture et sa forme dépendent des sociétés où l’on a vécu. Premièrement il faut vivre dans des sociétés nombreuses pour faire beaucoup de comparaisons. Secondement il faut des sociétés d’amusement et d’oisiveté ; car, dans celles d’affaires, on a pour règle, non le plaisir, mais l’intérêt. En troisième lieu il faut des sociétés où l’inégalité ne soit pas trop grande, où la tyrannie de l’opinion soit modérée, et où règne la volupté plus que la vanité ; car, dans le cas contraire, la mode étouffe le goût ; et l’on ne cherche plus ce qui plaît, mais ce qui distingue. " (Rousseau, Emile)

Première condition : "vivre dans des sociétés nombreuses" - le voyage comme condition de formation du goût - voyage physique dans d'autres sociétés, voyage par contact avec les autres, étrangers, qui m'entourent, voyage intérieur par la fréquentation des oeuvres comme sédiment d'une existence vivante d'une certaine hauteur. Le voyage ici comme sort