Deux sens principaux du mot
« histoire »
1) Le devenir historique :
a) sens large = tout ce qui arrive dans le temps : histoire du cosmos,
de la vie, des hommes…
b) sens restreint = le devenir humain, soit l’ensemble du passé, du
présent et de l’avenir des hommes.
2) La représentation
de ce devenir dans un discours : l’histoire que l’on raconte et que l’on
fait.
Les problèmes philosophiques
liés à une telle notion
A) Problèmes liés à
l’histoire comme devenir historique :
. Quelle est la place de
l’homme dans l’histoire universelle? - Nulle (moment passager) ou
essentielle (but de évolution)?
. L’histoire a-t-elle un
sens? - Va-t-elle quelque part, vers
un but qui a une valeur (progrès vers le Bien) ou bien n’est-elle
que pur non sens, répétition absurde et sans progrès de destructions (guerres)
et créations (civilisations)?
. A-t-elle une unité? – Peut-on parler de devenir de
l’humanité ou
bien n’y
a-t-il que des séquences séparées, sans liens et autant d’histoires que de civilisations?
. L’histoire a-t-elle un
moteur? Se développe t’elle nécessairement selon un principe supérieur (Dieu?
la raison?) ou bien les hommes peuvent-ils librement modifier son
cours? L’histoire fait-elle les hommes ou sont-ce les hommes qui
font l’histoire?
L’ensemble de ces problèmes
convergent vers le second sens du mot histoire. C’est qu’on ne peut répondre
qu’en faisant de l’histoire.
B) Problèmes liés à
l’histoire comme représentation du devenir dans le discours : l’histoire
comme connaissance.
L’histoire comme
représentation est un discours que les hommes tiennent sur leur propre devenir.
Se pose alors la question de la vérité d’un tel discours (relation
représentation / réel) ainsi que celle de sa fonction (à quoi sert-il? –
pourquoi faisons-nous de l’histoire?)
. L’histoire peut-elle être objective et à quel degré? Y a-t-il
une science possible de cet objet absent (le passé n’existe plus, on ne peut
pas aller voir) qu’est l’histoire humaine – et quelle type de science
(différence / science physique par exemple?) ? – ou bien l’histoire
n’est-elle qu’une manière pour les hommes de se raconter des histoires sur
eux-mêmes (récit fictif)?
. A quoi sert l’histoire? Y a-t-il des leçons de l’histoire? L’histoire
permet-elle d’éclairer l’avenir? De comprendre le présent? Sert-elle un devoir
de mémoire?
On dégagera ici quatre
grandes lignes, abordant transversalement quelques unes de ces questions :
Nous commencerons par ancrer
l’histoire à la fois comme type spécifique (humain) de devenir et comme
connaissance dans l’être même de l’homme, montrant en quel sens on peut
dire que ce dernier, être de projet, est le seul animal historique.
Mais une telle perspective ne
rend pas compte de l’origine historique de l’histoire entendue ici comme la connaissance
du devenir humain. Le dégagement des conditions de l’origine de cette histoire
éclairera son but et son statut en opposition aux modèles traditionnels de
compréhension du passé (mythes, tradition). Dans sa visée nouvelle et rationnelle
de vérité, elle apparaît indissociable de la reconnaissance de la
relativité de la tradition - donc de sa mise en cause - ainsi que de la mise en
lumière d’autres possibles et sociétés.
Si, cependant, l’histoire prétend
à l’objectivité, quelles sont les conditions et les difficultés propres à son établissement?
Enfin, peut-on et à quelles conditions,
penser quelque chose comme un sens de l’histoire humaine?
I) L’homme est le seul
animal historique
. Tout être existant est un
être temporel : une pierre, un vivant, un peuple… sont en constante
transformation (pour les vivants : naissance, croissance, altération,
mort). Ce qui nous apparaît fixe, stable dans le temps – les chaînes de
montagne, les espèces animales, le ciel étoilé… – ne l’est que relativement à
notre temporalité : un changement sur mille ans apparaît comme nul à un
être qui ne vit que quelques années. Se situant par la pensée à de telles
échelles, les scientifiques construisent des modèles nous donnant à penser
l’histoire du cosmos (cf. théories du Big Bang) et celle de la vie (théories de
l’évolution). Par l’imagination, nous pouvons nous rendre sensibles à ce
mouvement perpétuel, à cette temporalité qui emporte toute chose. «Comment
toutes choses se transforment les unes dans les autres, acquiers une méthode
pour le contempler. Observe chaque chose et imagine-toi qu’elle est en train de
se dissoudre, qu’elle est en pleine transformation, en train de pourrir et de
se détruire» (Marc-Aurèle).
. Cependant si toute chose
est emportée dans le temps, si on peut ainsi faire l’histoire du cosmos
ou de la vie - soit le récit ordonné des transformations affectant les
existants dans le temps -, reste que l’homme seul a conscience de son
histoire. C’est que, constamment changeante, la nature pourtant ne connaît
rien de ses changements : «la
nature ne se comprend pas elle-même » écrit ainsi Hegel. Ce
qu’il manque à la nature pour pouvoir se comprendre c’est la conscience.
C’est évident pour la matière non vivante – une pierre est toute entière
extériorité, passive tant dans sa soumission que dans sa résistance aux forces
qui la meuvent : elle ne connaît rien de soi, rien du monde et si vous la
pincez, elle ne sent rien. C’est que la pierre est une chose et n’a pas la
structure d’une subjectivité (intériorité, sensibilité…). A ce titre, dans le
temps, la pierre n’est que transformation passive, toujours nouvelle et
toujours autre. Au contraire, dès le plus petit niveau du vivant – la cellule –
il faut poser quelque chose comme une structure intérieure qui permet d’assurer
une continuité dans le temps. L’amibe, par exemple, être unicellulaire se
dirige vers la paramécie qu’elle veut digérer, ce qui suppose qu’elle n’est
pas toute entière réduite à l’instant présent mais qu’il y a en elle la visée
d’un irréel futur (irréel : l’état futur n’existe pas - encore) :
contrairement à la pierre qui n’a pas de centre identitaire dans le temps, le
mouvement de l’amibe suppose qu’un «pont entre le passé et l’avenir »
(Bergson) immédiats s’établisse constamment pour et par elle. Mais si une telle
analyse impose de considérer dès le plus petit niveau du vivant l’existence de
quelque chose comme une proto-sensibilité (proto = premier) qui est une
proto-connaissance de soi (plaisir, douleur) et du monde extérieur (pour se
diriger vers la paramécie, l’amibe doit la reconnaître et donc, en un sens, la
connaître); il y a, cependant, un abîme entre ce qu’on peut appeler la
proto-conscience animale et la conscience humaine. Si l’on prend en effet, un
animal très évolué comme le chien (ou même le chimpanzé), qu’est-ce qui le
distingue fondamentalement de l’homme? Ce n’est pas le fait d’être sensible à
soi, au monde extérieur et de s’y diriger ce qui suppose, avons-nous vu, une première
forme de connaissance, c’est la conscience d’un tel état de fait –
autrement dit, si l’animal voit bien cet arbre, il ne peut se dire «je vois
cet arbre», ce qui suppose de pouvoir questionner cette perception et de se
demander, par exemple, de quel type d’arbre il s’agit ou encore de s’interroger
sur ce que peut bien, de cet arbre, voir un chien. La conscience spécifique de
l’homme c’est une capacité de mise à distance de soi et du monde :
seul l’homme, alors même qu’il ne cesse pas d’être ancré dans le présent, peut
penser au passé et à son avenir lointain, le sien comme celui des autres.
Et cette conscience de l’à-venir est conscience des possibles futurs dans leur
contingence (ce qui n’a pas de nécessité, ce qui peut être autre et autrement) –
je peux faire ceci ou cela, et rien ne m’y pousse nécessairement. Par quoi,
alors que l’animal est poussé dans l’existence par un désir qu’il n’a pas
choisi (celui de l’espèce), s’ouvre devant l’homme un avenir à
choisir, avenir angoissant puisque – telle est sa liberté constitutive – rien
d’autre que lui-même ne peut le déterminer vers une voie ou une autre. Parce
qu’il est ainsi le seul être qui peut, par sa conscience, se détacher de
l’ancrage dans l’immédiateté de ses désirs et du monde qui l’entoure, pour se
souvenir d’un passé, le sien comme celui d’un autre, et anticiper les futurs
comme autant de possibles contingents, l’homme seul a une dimension historique.
Ainsi que le résume Eric Weil : « seul de tous les êtres que nous
connaissons, l’homme a une histoire, en ce sens qu’il a conscience de son passé
et, par extension, de celui de la Terre, des animaux, du cosmos : aucun être
non humain ne se souvient de ce qui est arrivé à ses aïeux, aucun n’anticipe
son avenir, parce qu’aucun n’est doué du langage, c’est-à-dire de pensée, et
qu’aucun ne peut parler du possible, de cette toile de fond sur laquelle le
réel se détache pour devenir significatif. Il n’y a pas d’histoire pour qui
n’est pas capable de dire : cela aurait pu se passer autrement et de comprendre
ainsi ce qui s’est passé réellement. L’humanité disparue, il n’y aurait plus
d’histoire » - à la fois comme représentation du passé et comme devenir
réel puisque la dynamique de l’histoire humaine est indissociable de la
structure de la conscience humaine comme être de projet, toute entière dirigée
vers un avenir à construire sur la base d’un passé qu’elle retient.
. Au contraire, parce que,
faute de conscience, les espèces animales ne retiennent pas (ou très peu –
cas des animaux supérieurs tels les chimpanzés) le passé tant individuel que
celui de l’espèce, la vie animale est celle d’un cycle quasi-immuable. «Les
ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans
qu’aujourd’hui, et chacune forme cet hexagone aussi exactement la première fois
que la dernière (…) » (Pascal). Parce qu’il peut, au contraire, penser
et retenir le passé de l’espèce, l’homme peut progresser et l’histoire de
l’espèce humaine peut être envisagée – problématiquement - comme celle d’un
progrès. « Il [l’homme] est dans l’ignorance au premier âge de
sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire
avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses
prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances
qu’il s’est une fois acquises, et que celle des anciens lui sont toujours
présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. […] De sorte que la suite des
hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un
même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement »
(Pascal, préface au Traité du vide). C’est en ce sens qu’un sens de
l’histoire – une direction privilégiée orientant l’histoire humaine dans un
progrès vers le mieux – peut être envisagée : si, en effet, a) l’homme est
un être de projet, se dirigeant vers un avenir qu’il désire meilleur que le
présent et b) si les progrès tant individuels que des peuples sont
potentiellement retenus dans la « mémoire de l’humanité »…
l’histoire de l’espèce humaine ne peut-elle être celle d’un progrès sensé vers
le mieux? (analyse du
problème : dernière partie).
L’homme, être doté d’une conscience, est donc
le seul animal historique : seul il a conscience du passé comme passé et
de l’avenir comme à construire. Mais une telle analyse ne rend pas compte de ce
fait singulier que l’histoire comme représentation du passé humain a
précisément une histoire : tout se passe, en effet, comme si
l’humanité, en l’immense majorité de ses peuples, s’évertuait à nier sa
propre historicité.
II) L’histoire a une
histoire : l’opposition tradition / histoire
Le fait massif de l’histoire
de l’humanité est que si l’homme a conscience du passé, ce passé est presque
toujours un passé illusoire. Autrement dit, en fait d’histoire (ce qui s’est
réellement passé) les hommes se racontent des histoires (des récits fictifs se
posant en vérité). C’est que l’avènement de la démarche de l’historien suppose
cette rupture avec la tradition, inaugurée dans la Grèce des 6-5ème
siècle avjc, qu’est la visée rationnelle de la vérité.
. Loin d’être, comme nous le
supposions dans la première partie, pure liberté transparente se choisissant
elle-même dans l’ordre du projet, la conscience humaine est structurée par la
société dans laquelle elle naît. Marx : « ce n’est pas la
conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur
existence sociale qui détermine leur conscience » : par quoi tant
le regard que les projets humains sont pré-structurés par la société, ce
pourquoi, par exemple, le fait qu’il faille sacrifier des hommes au dieu Soleil
afin de régénérer le monde était indiscuté et indiscutable pour les Aztèques –
l’honneur suprême pour un guerrier étant de se donner en sacrifice.
. C’est ainsi que l’immense
majorité des sociétés dans l’histoire, loin de s’instituer dans la conscience
de la relativité historique de leurs traditions (nos traditions ont une origine
historique et donc contingente, il y a d’autres traditions et donc d’autres
possibles) se pense et se vit, à travers la conscience des hommes qu’elle
forme, comme absolue, éternelle et centre de ce monde.
Ainsi que l’écrit Hérodote, le premier historien grec, chaque groupe humain se croit
le meilleur au monde, si ce n’est le seul. Hérodote, L’Enquête, I, 134
– sur les Perses : « parmi les autres peuples, ils estiment
d’abord, après eux-mêmes toutefois, leurs voisins immédiats, puis les voisins
de ceux-là, et ainsi de suite selon la distance qui les en sépare ; les
peuples situés le plus loin de chez eux sont à leurs yeux les moins
estimables : comme ils se jugent le peuple le plus noble à tout point de
vue, le mérite des autres varie pour eux selon la règle en question, et les
nations les plus éloignées leur paraissent les plus viles ». Or le
corollaire d’une telle conscience de soi c’est une structure religieuse qui
pose dans l’éternité les structures de notre monde et de notre société. A la
question de notre origine – du monde, de nos valeurs, de nos obligations et
interdits, des autres… - le mythe répond par un récit éternisant les structures
actuelles (par exemple celle du sacrifice chez les Aztèques : institution
nécessaire, indubitable parce qu’ayant une valeur venant des dieux eux-mêmes)
en les ancrant dans une histoire incontestable (celle des dieux et des premiers
Ancêtres) que les hommes ne peuvent que répéter. A cette compréhension mythique
du monde répond la pratique rituelle (chez les chrétiens : les fêtes
religieuses, la communion, l’hostie : «ceci est mon corps »,
la prière…) qui vise précisément à réinscrire les gestes et les pensées dans le
modèle incontestable de l’ordre du sacré. Par quoi tout se passe comme si les
hommes qui vivent à travers une tradition inquestionnée refusaient le temps
en référant tout évènement, toute nouveauté à un passé immuable qui seul leur
donne leur sens. Ainsi que l’écrit Mircea Eliade, «c’est le refus de l’homme
archaïque de s’accepter comme être historique, son refus d’accorder une valeur
à la « mémoire » et par suite aux événements inhabituels
(c'est-à-dire : sans modèle archétypal) qui constituent, en fait, la durée
concrète. En dernière instance, nous déchiffrons dans tous ces rites et toutes
ces attitudes la volonté de dévalorisation du temps (…) Comme le mystique,
comme l’homme religieux en général, le primitif vit dans un continuel présent
(Et c’est dans ce sens que l’on peut dire que l’homme religieux est un « primitif » ;
il répète les gestes de quelqu’un d’autre, et par cette répétition vit sans
cesse dans un présent atemporel)» (Le mythe de l’éternel retour).
. Mais parce qu’il y a autant
de rites et de mythes que de sociétés et parce que ces sociétés et leurs
structures particulières n’ont pas toujours existé, qu’elles ont donc une
origine historique - dont c’est le rôle de l’historien que de dater et de
comprendre – il faut dire que « toute tradition est oubli de ses
origines » (Husserl). Toute tradition est un oubli de la relativité
et de la contingence de ses origines et une « momification »
(Nietzsche) du passé sous forme d’un présent perpétuel (le sens du monde a été
donné à l’origine, rien de véritablement nouveau ne peut arriver). Or c’est
précisément une telle conscience de la relativité des traditions qu’apporte le
récit historique. Par quoi la condition de possibilité de l’avènement de
l’histoire est une rupture vis-à-vis de la tradition.
. La naissance de l’histoire
comme récit visant la mise en lumière des passés multiples de l’homme selon la
norme de la vérité, soit la fidélité du récit à ce qui a vraiment été
est indissociable de l’esprit grec. Ce que vise ainsi l’historien c’est l’objectivité.
Or écrire sous la norme de la vérité suppose que l’historien se décentre
de sa propre société : c’est ce que fait Hérodote (485 – 425 avjc),
approfondissant l’esprit d’Homère qui dans l’Iliade mettait déjà sur un pied
d’égalité les Troyens et les Achéens (grecs), en traitant de la même manière
l’histoire des barbares et des grecs, le moyen de viser la vérité n’étant
plus une conviction liée à la particularité d’une tradition mais la raison
(soit l’interrogation et la tentative de réponse rigoureuse selon les lois du
discours). Cette norme nouvelle de la vérité est indissociable de cet état
d’esprit qui naît en même temps que la démocratie [état politique où c’est le
peuple lui-même qui fait sa propre loi] qu’est la prise de conscience
progressive que ce sont les hommes qui font leur histoire – non les dieux
ou la nature. Or si ce ne sont pas les dieux qui font l’histoire des hommes
alors ce qui existe aujourd’hui – nos normes, nos structures sociales – n’a
pas toujours existé, pourrait exister autrement et n’existera pas toujours.
De là, l’importance nouvelle de l’histoire comme a) moyen de se souvenir
de ce qui – faute de dieux - seul importe, les actes héroïques et terribles des
hommes et communautés humaines, qui, hors de l’écrit de l’historien, sombreraient
dans l’oubli - « voici l’exposé de l’enquête entreprise par
Hérodote d’Halicarnasse pour empêcher que les actions accomplies par les hommes
ne s’effacent avec le temps », commence ainsi Hérodote; b) moyen de
se connaître soi-même, l’histoire étant ce qui nous a fait tels que nous
sommes, avec ces institutions, cette langue, ces relations aux autres… Or une
telle fonction de connaissance en s’opposant à une tradition qui tend à figer
dans un éternel présent nos institutions et nos manières a une vertu de
libération : «comme contraire à la tradition, l’histoire sauvant de
l’oubli les origines multiples qui ont été le passé est en vérité libération du
présent et ouverture de l’avenir » (Castoriadis). En effet, écrit
Raymond Aron, «l’homme n’a vraiment un passé que s’il a conscience d’en
avoir un, car seule cette conscience introduit la possibilité du dialogue et du
choix. Autrement, les individus et les sociétés portent en eux un passé
qu’ils ignorent, qu’ils subissent passivement» (R. Aron, Dimensions de
la conscience historique). Sans connaissance du passé les hommes sont comme
des aveugles – incapable de saisir d’où viennent leurs institutions, leurs
désirs, leurs normes – vivant dans l’illusion qu’ils se sont fait eux-mêmes
(cas des modernes) ou de l’éternité des normes de tradition. En ce sens,
« l’histoire est la raison ou la conscience réfléchie de l’humanité »
(Schopenhauer).
Si la
naissance de l’histoire, en opposition avec toute forme de soumission à la tradition,
est essentiellement visée de vérité sur le passé humain, qu’en est-il,
cependant, de l’objectivité d’un tel discours? Le discours de l’historien
peut-il – et à quelles conditions - être objectif?
III) L’histoire peut-elle
être objective ?
« Un bon historien
n’est d’aucun temps ni d’aucun pays ». Cette citation de Fénelon exprime
l’idéal d’objectivité de l’historien. Qu’est-ce donc que l’objectivité?
Cela désigne 1) un discours adéquat à son objet; 2) la qualité d’esprit du
sujet connaissant (l’historien) visant à se démettre de ses positions
particulières (religion, position sociale et ethnique…cf. « tu n’es pas
objectif »). Or sous ces deux sens particuliers, l’histoire comme
recherche de la connaissance objective du passé est en singulière difficulté
car (a) son objet - le passé -
n’existe plus – elle doit donc le reconstruire (b) à partir de traces dont le
caractère est problématique (c) elles-mêmes sélectionnées et interprétées selon
une grille spécifique d’interprétation (d) qui montre l’ancrage de l’historien
dans un monde subjectif de normes et de valeurs dont il ne peut, étant homme,
réellement se défaire.
a) L’objet de l’histoire
est un objet absent. : « Il n’y a pas de science qui soit dans des
conditions aussi mauvaises que l’histoire. Jamais d’observations directes,
toujours des fragments dispersés conservés au hasard : l’historien fait
métier de chiffonnier » (Seignobos). Contrairement à la physique, à la
biologie (« sciences dures ») ou à la sociologie (science humaine)
dont l’objet étudié est présent (telle molécule, tel vivant, tel groupe
social…), l’objet de l’histoire est par essence absent. De là l’impossibilité d’expérimenter
c'est-à-dire de tester directement ses hypothèses relativement à un objet qui,
n’existant plus, ne peut répondre. L’historien est alors condamné à étudier des
traces, c'est-à-dire des documents ou vestiges présents, qu’il lui appartiendra
d’interpréter afin de reconstruire ce que le passé lui semble
avoir été.
b) Le problème des traces
et documents. L’historien ne peut réfléchir que sur la base du matériel
auquel il peut accéder : documents, traces, témoignages… Mais d’où
proviennent ces documents? « Par nature, écrit Simone Weil, les
documents émanent des puissants, des vainqueurs » (L’enracinement).
Une civilisation vaincue ne laisse que très peu de traces : ainsi, par
exemple, des Aztèques ou des Gaulois – et les vainqueurs - les espagnols, les
romains - viennent substituer leurs traces et leur interprétation (bâtiments,
écrits…) à celle des vaincus. Par là « les vaincus disparaissent, ils
sont néants » (S. Weil). Ceci laisse apparaître les formidables trous
dont l’histoire est tissée : combien de sociétés et civilisations dont nul
trace ne restant sont pour nous comme si elles n’avaient jamais été? D’autant
que la politique des vainqueurs qui a toujours eu tendance à effacer les
anciennes institutions pour leur substituer leur interprétation, a connu, dans
les temps modernes une transformation significative avec les régimes
totalitaires (nazis et communistes). Il s’agissait, dans ces deux régimes,
d’effacer au sens propre du terme des sociétés entières. Primo Lévi, ancien
déporté d’Auschwitz, fait ainsi tenir ce discours à un officier SS (adressé aux
juifs) : « aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage
(…) Nous détruirons les preuves en vous détruisant. L’histoire des Lager, c’est
nous qui la dicterons » (Les naufragés et les rescapés). C’est
une telle logique de réécriture de l’histoire par élimination des traces que
met, à son tour, en lumière Orwell : « si par exemple l’Eurasia ou
l’Estasia, peu importe lequel, est ennemi du jour, ce pays doit toujours avoir
été l’ennemi, et si les faits disent autre chose, les faits doivent être
modifiés. Aussi l’histoire est-elle continuellement récrite » (1984)
– et que donnent ci-dessous à voir les transformations effectuées à même les
documents par le pouvoir totalitaire :
Photographie originale prise sur la Place
Rouge lors du 2ème anniversaire de la révolution d’Octobre (7 nov.
1919) et photographie retouchée.
De là la complexité de la
tâche de l’historien qui, s’il veut rendre compte de l’histoire réelle, doit interpréter
des documents ne donnant pas leur sens par eux-mêmes (lire, par exemple, ce
qu’il y a derrière le discours du vainqueur) et, en quête de traces,
combler par des hypothèses les vides de l’histoire.
c) La sélection des faits
pertinents. «Elaborer un fait, c’est construire. Si l’on veut, c’est à
une question fournir une réponse. Et s’il n’y a pas de question, il n’y a que
du néant » (L. Febvre). Si l’histoire n’est pas la collecte passive de
données c’est d’abord parce que dans la masse de documents dont dispose
l’historien il faut sélectionner et qu’on ne sélectionne qu’en fonction
d’hypothèses sur leur valeur et leur sens. « Tout le monde consent que Louis
XIV soit mort en 1715, Mais il s’est passé en 1715 une infinité d’autres choses
observables, qu’il faudrait une infinité de mots, de livres, et même de
bibliothèques pour les conserver à l’état écrit. Il faut donc choisir,
c’est-à-dire convenir non seulement de l’existence, mais encore de l’importance
du fait ; et cette convention est capitale. (...) L’importance est à notre
discrétion, comme l’est la valeur des témoignages » (Valéry). Ainsi la
mort de Louis XIV prendra une importance variable si l’on pense le
caractère déterminant du pouvoir personnel dans l’histoire ou bien la
continuité d’une fonction (la royauté) que la mort d’un homme affecte peu ou
bien encore que l’histoire effective et profonde se déroule au niveau des
structures économico-sociales et de leur lente évolution, toutes grilles
interprétatives qui sont autant d’hypothèses sur le mouvement effectif de
l’histoire.
d) Les valeurs à l’origine
du questionnement. Or un tel choix de l’importance et du sens des documents
n’est jamais innocent : il scelle l’appartenance de l’historien à un champ
de valeurs qui précèdent et déterminent son activité. C’est ainsi que Max Weber
dans ses Essais sur la théorie de la science affirme que les questions
de l’historien sont à référer non à un point de vue de nulle part – ce que
serait une parfaite, mais impossible, objectivité – mais à un individu situé
dans une situation socio-historique donnée qui détermine un champs d’intérêts
et de valeurs. Ce pourquoi la question des causes et des suites de la
révolution française nous semble, à nous européens du 21ème siècle,
plus importante que l’évolution des coiffes bigoudènes ou l’histoire politique
des Inuits. De même c’est une conscience sensible à l’injustice – et non un pur
esprit objectif – qui tissera l’histoire des indiens d’Amérique ou bien des
Arméniens anéantis par les pouvoirs. Or c’est à partir d’une telle idée que
l’historien va se mettre en quête de (rares) documents pour écrire une autre
histoire que l’histoire officielle. D’une façon générale dans les sciences
humaines, « l’homme ne saurait être un spectateur de l’homme »
(Manent) : alors que l’on peut se situer devant une molécule pour
l’étudier, l’attitude de l’historien face à d’autres hommes ou peuples ne peut
être une telle objectivité. Le sujet face à moi n’est pas seulement devant moi
mais je dois le comprendre « de l’intérieur » – la réalité historique
est une réalité gorgée de valeur dont l’historien ne peut faire abstraction y
étant lui-même immergé et non en état d’extériorité.
Conclusion : quel est
donc le sens de l’objectivité en histoire ?
De telles difficultés intrinsèques à la démarche historique n’annulent
nullement mais permettent de situer la validité du propos historique. Il faut pour
cela avec Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien, distinguer deux
types de vérités, les vérités de fait et les vérités de dévoilement.
Les premières – qui? quand?
comment? - sont la base de toute recherche historique. Si leur établissement
dépend souvent d’un travail de recouvrement des archives non dénué d’hypothèses
(étude des témoignages et de leur recoupement, analyse des sources), la
frontière entre le certain, le probable et le possible est, quant à elle,
l’objet d’un large consensus chez les historiens. C’est précisément cette
soumission mutuelle aux normes de la raison dans la visée de la seule vérité
qui trace « la frontière, irréductible entre historiens et fabulateurs »,
tels ces « négationnistes » qui niaient l’existence, pourtant avérée
par de multiples témoignages et traces concordantes, des chambres à gaz.
Mais un tel travail n’est
qu’un préalable du travail de l’historien. «Une fois les faits établis, il
faut en effet les interpréter, c'est-à-dire, essentiellement, les mettre en
relation les uns avec les autres, reconnaître les causes et les effets, établir
des ressemblances, des gradations, des oppositions». Or c’est ici que commence le travail de l’historien
comme interprète du sens des situations historiques. Mais c’est aussi ici –
puisque l’on interprète et sélectionne à partir de questions qui précèdent
l’analyse – que le discours devient non vérifiable sur la base de quelconques documents.
Comment vérifier, par exemple, la validité d’une telle proposition : « la
révolution française a duré 100 ans» (Furet), une telle hypothèse supposant
que de 1789 à l’institution de la troisième république (1870) une même
révolution se déploie et se cherche à travers les esprits et les institutions –
puisque c’est à partir d’une telle hypothèse que les faits eux-mêmes (les
changements de pouvoir, les échecs, les écrits) vont être lus, ordonnés et pouvoir
prendre un sens? Cela ne signifie pas pour autant que le discours historique
est voué à l’arbitraire : on peut, en effet, dire beaucoup de bêtises sur
le sens d’une situation, toute la différence entre un grand historien et un
petit étant dans l’élargissement qu’il nous offre de notre compréhension
d’un champ de l’histoire. L’hypothèse de Furet, par exemple, éclaire
singulièrement l’histoire politique de tout le 19ème siècle français
et le sens de nos propres institutions. Il nous semble alors qu’elle dévoile
(enlever un voile, une zone obscure) un aspect de notre histoire commune sans
que nous puissions cependant démontrer la validité de sa position (comme
le ferait le mathématicien). Si l’histoire, telle qu’elle s’écrit, ne saurait ainsi
être un discours objectif, unique et incontestable rendant compte en une
position de surplomb du réel tel qu’il a été dans son sens définitif, elle est,
cependant, le lieu d’une recherche ouverte et d’un dialogue permanent alliant rigueur
logique et esprit de finesse pour mettre en lumière des interprétations qui se
manifestent à nous comme les signes plus ou moins pertinents de la vérité
historique.
IV) L’histoire a t’elle
un sens ?
C’est là, au vu des exigences
de sens (cf. I) qui meuvent l’humain, la question essentielle. Qu’est-ce que le
sens? Sens = direction (aller vers), signification (vouloir dire quelque chose)
et valeur. Que l’histoire ait un sens signifie que loin d’être pur déploiement dans
le temps sans unité et sans progrès, phases insensées de création et de
destruction (mouvement des civilisations qui naissent et périssent), la
totalité de l’histoire humaine peut-être considérée comme un seul mouvement
sensé où les efforts des peuples ne sont pas faits en vain mais sont conservés
et dépassés dans le mouvement constructeur d’une histoire en progrès. Qu’en
est-il donc d’un tel sens?
a) Le modèle d’une
histoire sensée. Le schéma de la page suivante, inspiré de la philosophie
de Hegel, présente un tel sens à l’œuvre dans l’histoire. L’histoire des hommes
ne serait alors rien d’autre que le travail par lequel - à travers les luttes
et les guerres, les créations et les illusions, les enthousiasmes et les
destructions – prenant appui sur les acquis antérieurs, l’homme se libèrerait
de ses déterminations et limites (l’homme comme nature = séparé
pratiquement (impuissance) et théoriquement (ignorance) du monde et des autres
(conflits, peuples séparés et se pensant comme tels)) pour faire advenir en
lui-même et dans le monde la dimension spirituelle (l’histoire comme travail de
spiritualisation = unification morale et politique des hommes – identiques en
tant qu’esprits - dans la conscience de leur unité + maîtrise d’une nature
rendue adéquate aux visées de l’esprit humain). Nous ne serions ainsi que la
préhistoire de l’humanité véritable : humanité enfin unie et réconciliée.
Question : peut-on lire
un tel sens à l’œuvre dans l’histoire humaine?
b) Les objections opposées
à une telle lecture. A ceci de nombreuses objections s’opposent : que
reste t’il, par exemple, des Indiens d’Amérique? Des Arméniens conduits à la
mort par le pouvoir Turc? Des millions de morts engendrés par les guerres, de
cette foule innombrable de peuples et d’hommes exterminés, anéantis par la
force? Dire que l’histoire est sensée c’est dire que quelque chose de leur mort
reste comme bénéfice pour les générations qui suivent, qu’ils ne sont pas morts
en vain. Une telle perspective, outre le fait qu’elle relativise des morts que
rien ne peut moralement compenser, peut à bon droit apparaître comme délirante
au regard de ce summum de l’horreur dont a été capable le vingtième siècle. « Lorsque nous considérons ce
spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous
voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout
aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant
les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait
produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations
sans nom des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la
pensée de la caducité en général » (Hegel). Loin d’être ce mouvement ordonné en
progrès vers le bien, la phrase de Shakespeare ne résume t’elle pas mieux le
sens de l’histoire humaine : « La vie est une histoire racontée
par un idiot pleine de bruits et de fureur et qui ne signifie rien » (Macbeth)?
En fait de sens, il n’y aurait ainsi dans l’histoire que des illusions, chaque
peuple se posant au centre, s’affirmant comme le sens de tout et de tous, puis,
comme les autres, disparaissant dans un oubli définitif, son existence n’ayant
servi à rien. « L’histoire : cadre où se décomposent les
majuscules, et, avec elles, ceux qui les imaginèrent et les chérirent »
(Cioran, Visages de la décadence). Les majuscules : Louis XIV,
Ramsès, César, Napoléon, Quetzalcóatl, Dieu… autant de sens proposés, autant de
sens disparus. L’histoire : mouvement absurde du temps destructeur.
c) Penser les conditions
d’un sens de l’histoire. Reste qu’une telle vision est, elle aussi,
moralement inacceptable : si l’histoire est ainsi, alors elle doit
changer! Ce qui reste en nous et qui n’est pas intégré dans cette vision de
l’histoire comme déploiement absurde, c’est notre révolte, le « non »
que nous opposons aux forces destructrices. Accepter une telle vision de
l’histoire passée ne saurait, en effet, engager l’histoire future dans la
mesure même où, être libres, nous en sommes potentiellement les acteurs. C’est
ainsi que, parce que nous ne pouvons (l’homme comme être de projet), ni ne
devons, éliminer la question du sens - soit d’un avenir meilleur tant
individuel que collectif - nous sommes dans l’obligation de chercher s’il y a à
travers le déploiement de l’histoire humaine, quelques lignes de sens qui
peuvent se dégager, lignes à partir desquelles nous pourrions dégager l’horizon
d’espoir sous lequel construire un avenir meilleur. Y a-t-il donc sinon un
sens du moins du sens dans l’histoire? Or au regard des exigences
de a), nous pouvons effectivement lire des lignes constructrices, une
dynamique positive qui demande, par la voie politique (voie du dialogue, non
plus de la force, naissant de la volonté commune de vivre ensemble dans un
monde voulu et non plus subi), à être dégagée de la gangue de non-sens qui la
borde afin d’être amplifiée et développée. L’unification des hommes sous une
humanité commune est ainsi un fait tendanciel que l’on peut aisément lire à
travers l’histoire : des sociétés dispersées en autant de peuples à un
monde unifié dans la conscience d’une humanité commune, la ligne est lisible
quoique jonchée d’obstacles (fondamentalismes, replis nationalistes, mouvement
impersonnel de la marchandisation éliminant comme « improductifs »
des pans entiers de l’humanité et creusant les inégalités…). « D’abord
l’humanité est apparue en un point. De ce tronc unique, les branches ont
ensuite poussé : l’humanité s’est dispersée et a colonisé les différents
continents. Pendant tout le temps historique, les milliers de cultures et de
sociétés ont vécu à peu près isolées dans l’ignorance réciproque. Depuis quatre
siècles, troisième et dernier temps de cette histoire, la science, la technique
et l’industrie ont réunifié le monde, rassemblé l’immense famille humaine, fait
un tout de ce qui n’était qu’un ensemble. Pour la première fois, l’histoire a
une humanité et l’humanité a une histoire » (Godin); la reconnaissance
croissante des exigences des droits de l’homme, l’existence de l’ONU après la Société
des Nations sont des piliers fragiles et contestés mais néanmoins réels pour
lesquels il convient de lutter avec pour horizon l’unification politique de
l’humanité permettant de substituer le règne de la justice et de la paix au
règne de la violence dont est tissé l’histoire humaine. C’est une telle utopie,
dont on peut lire les traces dans l’histoire – sans lesquelles la révolution
française, les mouvements démocratiques, l’ONU, la déclaration universelle des
droits de l’homme… n’auraient jamais vu
le jour – qu’il faut prendre pour guide de nos espoirs et de nos actions. Ainsi
l’action politique, tel le navire visant le port à travers la tempête, pourra t-elle
en gardant ferme le cap de l’idéal moral, se diriger lucidement à travers les
obstacles, ces zones de non-sens, sans pour autant s’aveugler sur les
conditions de sa réalisation ni sans jamais renoncer à rendre le monde sensé.