L’histoire

 

 

 

Deux sens principaux du mot « histoire »

1) Le devenir historique : a) sens large = tout ce qui arrive dans le temps : histoire du cosmos, de la vie, des hommes…    

                                    b) sens restreint = le devenir humain, soit l’ensemble du passé, du présent et de l’avenir des hommes.

2) La représentation de ce devenir dans un discours : l’histoire que l’on raconte et que l’on fait.

 

Les problèmes philosophiques liés à une telle notion

A) Problèmes liés à l’histoire comme devenir historique :

. Quelle est la place de l’homme dans l’histoire universelle? - Nulle (moment passager) ou essentielle (but de évolution)?

. L’histoire a-t-elle un sens?  - Va-t-elle quelque part, vers un but qui a une valeur (progrès vers le Bien) ou bien n’est-elle que pur non sens, répétition absurde et sans progrès de destructions (guerres) et créations (civilisations)?

. A-t-elle une unité? Peut-on parler de devenir de l’humanité ou bien n’y a-t-il que des séquences séparées, sans liens et autant d’histoires que de civilisations?

. L’histoire a-t-elle un moteur? Se développe t’elle nécessairement selon un principe supérieur (Dieu? la raison?) ou bien les hommes peuvent-ils librement modifier son cours? L’histoire fait-elle les hommes ou sont-ce les hommes qui font l’histoire?

 

L’ensemble de ces problèmes convergent vers le second sens du mot histoire. C’est qu’on ne peut répondre qu’en faisant de l’histoire.

 

B) Problèmes liés à l’histoire comme représentation du devenir dans le discours : l’histoire comme connaissance.

L’histoire comme représentation est un discours que les hommes tiennent sur leur propre devenir. Se pose alors la question de la vérité d’un tel discours (relation représentation / réel) ainsi que celle de sa fonction (à quoi sert-il? – pourquoi faisons-nous de l’histoire?)

.  L’histoire peut-elle être objective et à quel degré? Y a-t-il une science possible de cet objet absent (le passé n’existe plus, on ne peut pas aller voir) qu’est l’histoire humaine – et quelle type de science (différence / science physique par exemple?) ? – ou bien l’histoire n’est-elle qu’une manière pour les hommes de se raconter des histoires sur eux-mêmes (récit fictif)?

.  A quoi sert l’histoire? Y a-t-il des leçons de l’histoire? L’histoire permet-elle d’éclairer l’avenir? De comprendre le présent? Sert-elle un devoir de mémoire?  

 

      On dégagera ici quatre grandes lignes, abordant transversalement quelques unes de ces questions :

Nous commencerons par ancrer l’histoire à la fois comme type spécifique (humain) de devenir et comme connaissance dans l’être même de l’homme, montrant en quel sens on peut dire que ce dernier, être de projet, est le seul animal historique.

Mais une telle perspective ne rend pas compte de l’origine historique de l’histoire entendue ici comme la connaissance du devenir humain. Le dégagement des conditions de l’origine de cette histoire éclairera son but et son statut en opposition aux modèles traditionnels de compréhension du passé (mythes, tradition). Dans sa visée nouvelle et rationnelle de vérité, elle apparaît indissociable de la reconnaissance de la relativité de la tradition - donc de sa mise en cause - ainsi que de la mise en lumière d’autres possibles et sociétés. 

Si, cependant, l’histoire prétend à l’objectivité, quelles sont les conditions et les difficultés propres à son établissement?

Enfin, peut-on et à quelles conditions, penser quelque chose comme un sens de l’histoire humaine?

 

I) L’homme est le seul animal historique

. Tout être existant est un être temporel : une pierre, un vivant, un peuple… sont en constante transformation (pour les vivants : naissance, croissance, altération, mort). Ce qui nous apparaît fixe, stable dans le temps – les chaînes de montagne, les espèces animales, le ciel étoilé… – ne l’est que relativement à notre temporalité : un changement sur mille ans apparaît comme nul à un être qui ne vit que quelques années. Se situant par la pensée à de telles échelles, les scientifiques construisent des modèles nous donnant à penser l’histoire du cosmos (cf. théories du Big Bang) et celle de la vie (théories de l’évolution). Par l’imagination, nous pouvons nous rendre sensibles à ce mouvement perpétuel, à cette temporalité qui emporte toute chose. «Comment toutes choses se transforment les unes dans les autres, acquiers une méthode pour le contempler. Observe chaque chose et imagine-toi qu’elle est en train de se dissoudre, qu’elle est en pleine transformation, en train de pourrir et de se détruire» (Marc-Aurèle).

. Cependant si toute chose est emportée dans le temps, si on peut ainsi faire l’histoire du cosmos ou de la vie - soit le récit ordonné des transformations affectant les existants dans le temps -, reste que l’homme seul a conscience de son histoire. C’est que, constamment changeante, la nature pourtant ne connaît rien de ses changements : «la  nature ne se comprend pas elle-même » écrit ainsi Hegel. Ce qu’il manque à la nature pour pouvoir se comprendre c’est la conscience. C’est évident pour la matière non vivante – une pierre est toute entière extériorité, passive tant dans sa soumission que dans sa résistance aux forces qui la meuvent : elle ne connaît rien de soi, rien du monde et si vous la pincez, elle ne sent rien. C’est que la pierre est une chose et n’a pas la structure d’une subjectivité (intériorité, sensibilité…). A ce titre, dans le temps, la pierre n’est que transformation passive, toujours nouvelle et toujours autre. Au contraire, dès le plus petit niveau du vivant – la cellule – il faut poser quelque chose comme une structure intérieure qui permet d’assurer une continuité dans le temps. L’amibe, par exemple, être unicellulaire se dirige vers la paramécie qu’elle veut digérer, ce qui suppose qu’elle n’est pas toute entière réduite à l’instant présent mais qu’il y a en elle la visée d’un irréel futur (irréel : l’état futur n’existe pas - encore) : contrairement à la pierre qui n’a pas de centre identitaire dans le temps, le mouvement de l’amibe suppose qu’un «pont entre le passé et l’avenir » (Bergson) immédiats s’établisse constamment pour et par elle. Mais si une telle analyse impose de considérer dès le plus petit niveau du vivant l’existence de quelque chose comme une proto-sensibilité (proto = premier) qui est une proto-connaissance de soi (plaisir, douleur) et du monde extérieur (pour se diriger vers la paramécie, l’amibe doit la reconnaître et donc, en un sens, la connaître); il y a, cependant, un abîme entre ce qu’on peut appeler la proto-conscience animale et la conscience humaine. Si l’on prend en effet, un animal très évolué comme le chien (ou même le chimpanzé), qu’est-ce qui le distingue fondamentalement de l’homme? Ce n’est pas le fait d’être sensible à soi, au monde extérieur et de s’y diriger ce qui suppose, avons-nous vu, une première forme de connaissance, c’est la conscience d’un tel état de fait – autrement dit, si l’animal voit bien cet arbre, il ne peut se dire «je vois cet arbre», ce qui suppose de pouvoir questionner cette perception et de se demander, par exemple, de quel type d’arbre il s’agit ou encore de s’interroger sur ce que peut bien, de cet arbre, voir un chien. La conscience spécifique de l’homme c’est une capacité de mise à distance de soi et du monde : seul l’homme, alors même qu’il ne cesse pas d’être ancré dans le présent, peut penser au passé et à son avenir lointain, le sien comme celui des autres. Et cette conscience de l’à-venir est conscience des possibles futurs dans leur contingence (ce qui n’a pas de nécessité, ce qui peut être autre et autrement) – je peux faire ceci ou cela, et rien ne m’y pousse nécessairement. Par quoi, alors que l’animal est poussé dans l’existence par un désir qu’il n’a pas choisi (celui de l’espèce), s’ouvre devant l’homme un avenir à choisir, avenir angoissant puisque – telle est sa liberté constitutive – rien d’autre que lui-même ne peut le déterminer vers une voie ou une autre. Parce qu’il est ainsi le seul être qui peut, par sa conscience, se détacher de l’ancrage dans l’immédiateté de ses désirs et du monde qui l’entoure, pour se souvenir d’un passé, le sien comme celui d’un autre, et anticiper les futurs comme autant de possibles contingents, l’homme seul a une dimension historique. Ainsi que le résume Eric Weil : « seul de tous les êtres que nous connaissons, l’homme a une histoire, en ce sens qu’il a conscience de son passé et, par extension, de celui de la Terre, des animaux, du cosmos : aucun être non humain ne se souvient de ce qui est arrivé à ses aïeux, aucun n’anticipe son avenir, parce qu’aucun n’est doué du langage, c’est-à-dire de pensée, et qu’aucun ne peut parler du possible, de cette toile de fond sur laquelle le réel se détache pour devenir significatif. Il n’y a pas d’histoire pour qui n’est pas capable de dire : cela aurait pu se passer autrement et de comprendre ainsi ce qui s’est passé réellement. L’humanité disparue, il n’y aurait plus d’histoire » - à la fois comme représentation du passé et comme devenir réel puisque la dynamique de l’histoire humaine est indissociable de la structure de la conscience humaine comme être de projet, toute entière dirigée vers un avenir à construire sur la base d’un passé qu’elle retient.

. Au contraire, parce que, faute de conscience, les espèces animales ne retiennent pas (ou très peu – cas des animaux supérieurs tels les chimpanzés) le passé tant individuel que celui de l’espèce, la vie animale est celle d’un cycle quasi-immuable. «Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière (…) » (Pascal). Parce qu’il peut, au contraire, penser et retenir le passé de l’espèce, l’homme peut progresser et l’histoire de l’espèce humaine peut être envisagée – problématiquement - comme celle d’un progrès. « Il [l’homme] est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celle des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. […] De sorte que la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement » (Pascal, préface au Traité du vide). C’est en ce sens qu’un sens de l’histoire – une direction privilégiée orientant l’histoire humaine dans un progrès vers le mieux – peut être envisagée : si, en effet, a) l’homme est un être de projet, se dirigeant vers un avenir qu’il désire meilleur que le présent et b) si les progrès tant individuels que des peuples sont potentiellement retenus dans la « mémoire de l’humanité »… l’histoire de l’espèce humaine ne peut-elle être celle d’un progrès sensé vers le mieux?  (analyse du problème : dernière partie).

 

       L’homme, être doté d’une conscience, est donc le seul animal historique : seul il a conscience du passé comme passé et de l’avenir comme à construire. Mais une telle analyse ne rend pas compte de ce fait singulier que l’histoire comme représentation du passé humain a précisément une histoire : tout se passe, en effet, comme si l’humanité, en l’immense majorité de ses peuples, s’évertuait à nier sa propre historicité.

 

 

II) L’histoire a une histoire : l’opposition tradition / histoire

Le fait massif de l’histoire de l’humanité est que si l’homme a conscience du passé, ce passé est presque toujours un passé illusoire. Autrement dit, en fait d’histoire (ce qui s’est réellement passé) les hommes se racontent des histoires (des récits fictifs se posant en vérité). C’est que l’avènement de la démarche de l’historien suppose cette rupture avec la tradition, inaugurée dans la Grèce des 6-5ème siècle avjc, qu’est la visée rationnelle de la vérité.

. Loin d’être, comme nous le supposions dans la première partie, pure liberté transparente se choisissant elle-même dans l’ordre du projet, la conscience humaine est structurée par la société dans laquelle elle naît. Marx : « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience » : par quoi tant le regard que les projets humains sont pré-structurés par la société, ce pourquoi, par exemple, le fait qu’il faille sacrifier des hommes au dieu Soleil afin de régénérer le monde était indiscuté et indiscutable pour les Aztèques – l’honneur suprême pour un guerrier étant de se donner en sacrifice.

. C’est ainsi que l’immense majorité des sociétés dans l’histoire, loin de s’instituer dans la conscience de la relativité historique de leurs traditions (nos traditions ont une origine historique et donc contingente, il y a d’autres traditions et donc d’autres possibles) se pense et se vit, à travers la conscience des hommes qu’elle forme, comme absolue, éternelle et centre de ce monde. Ainsi que l’écrit Hérodote, le premier historien grec, chaque groupe humain se croit le meilleur au monde, si ce n’est le seul. Hérodote, L’Enquête, I, 134  – sur les Perses : « parmi les autres peuples, ils estiment d’abord, après eux-mêmes toutefois, leurs voisins immédiats, puis les voisins de ceux-là, et ainsi de suite selon la distance qui les en sépare ; les peuples situés le plus loin de chez eux sont à leurs yeux les moins estimables : comme ils se jugent le peuple le plus noble à tout point de vue, le mérite des autres varie pour eux selon la règle en question, et les nations les plus éloignées leur paraissent les plus viles ». Or le corollaire d’une telle conscience de soi c’est une structure religieuse qui pose dans l’éternité les structures de notre monde et de notre société. A la question de notre origine – du monde, de nos valeurs, de nos obligations et interdits, des autres… - le mythe répond par un récit éternisant les structures actuelles (par exemple celle du sacrifice chez les Aztèques : institution nécessaire, indubitable parce qu’ayant une valeur venant des dieux eux-mêmes) en les ancrant dans une histoire incontestable (celle des dieux et des premiers Ancêtres) que les hommes ne peuvent que répéter. A cette compréhension mythique du monde répond la pratique rituelle (chez les chrétiens : les fêtes religieuses, la communion, l’hostie : «ceci est mon corps », la prière…) qui vise précisément à réinscrire les gestes et les pensées dans le modèle incontestable de l’ordre du sacré. Par quoi tout se passe comme si les hommes qui vivent à travers une tradition inquestionnée refusaient le temps en référant tout évènement, toute nouveauté à un passé immuable qui seul leur donne leur sens. Ainsi que l’écrit Mircea Eliade, «c’est le refus de l’homme archaïque de s’accepter comme être historique, son refus d’accorder une valeur à la « mémoire » et par suite aux événements inhabituels (c'est-à-dire : sans modèle archétypal) qui constituent, en fait, la durée concrète. En dernière instance, nous déchiffrons dans tous ces rites et toutes ces attitudes la volonté de dévalorisation du temps (…) Comme le mystique, comme l’homme religieux en général, le primitif vit dans un continuel présent (Et c’est dans ce sens que l’on peut dire que l’homme religieux est un « primitif » ; il répète les gestes de quelqu’un d’autre, et par cette répétition vit sans cesse dans un présent atemporel)» (Le mythe de l’éternel retour).

. Mais parce qu’il y a autant de rites et de mythes que de sociétés et parce que ces sociétés et leurs structures particulières n’ont pas toujours existé, qu’elles ont donc une origine historique - dont c’est le rôle de l’historien que de dater et de comprendre – il faut dire que « toute tradition est oubli de ses origines » (Husserl). Toute tradition est un oubli de la relativité et de la contingence de ses origines et une « momification » (Nietzsche) du passé sous forme d’un présent perpétuel (le sens du monde a été donné à l’origine, rien de véritablement nouveau ne peut arriver). Or c’est précisément une telle conscience de la relativité des traditions qu’apporte le récit historique. Par quoi la condition de possibilité de l’avènement de l’histoire est une rupture vis-à-vis de la tradition.

. La naissance de l’histoire comme récit visant la mise en lumière des passés multiples de l’homme selon la norme de la vérité, soit la fidélité du récit à ce qui a vraiment été est indissociable de l’esprit grec. Ce que vise ainsi l’historien c’est l’objectivité. Or écrire sous la norme de la vérité suppose que l’historien se décentre de sa propre société : c’est ce que fait Hérodote (485 – 425 avjc), approfondissant l’esprit d’Homère qui dans l’Iliade mettait déjà sur un pied d’égalité les Troyens et les Achéens (grecs), en traitant de la même manière l’histoire des barbares et des grecs, le moyen de viser la vérité n’étant plus une conviction liée à la particularité d’une tradition mais la raison (soit l’interrogation et la tentative de réponse rigoureuse selon les lois du discours). Cette norme nouvelle de la vérité est indissociable de cet état d’esprit qui naît en même temps que la démocratie [état politique où c’est le peuple lui-même qui fait sa propre loi] qu’est la prise de conscience progressive que ce sont les hommes qui font leur histoire – non les dieux ou la nature. Or si ce ne sont pas les dieux qui font l’histoire des hommes alors ce qui existe aujourd’hui – nos normes, nos structures sociales – n’a pas toujours existé, pourrait exister autrement et n’existera pas toujours. De là, l’importance nouvelle de l’histoire comme a) moyen de se souvenir de ce qui – faute de dieux - seul importe, les actes héroïques et terribles des hommes et communautés humaines, qui, hors de l’écrit de l’historien, sombreraient dans l’oubli  - « voici l’exposé de l’enquête entreprise par Hérodote d’Halicarnasse pour empêcher que les actions accomplies par les hommes ne s’effacent avec le temps », commence ainsi Hérodote; b) moyen de se connaître soi-même, l’histoire étant ce qui nous a fait tels que nous sommes, avec ces institutions, cette langue, ces relations aux autres… Or une telle fonction de connaissance en s’opposant à une tradition qui tend à figer dans un éternel présent nos institutions et nos manières a une vertu de libération : «comme contraire à la tradition, l’histoire sauvant de l’oubli les origines multiples qui ont été le passé est en vérité libération du présent et ouverture de l’avenir » (Castoriadis). En effet, écrit Raymond Aron, «l’homme n’a vraiment un passé que s’il a conscience d’en avoir un, car seule cette conscience introduit la possibilité du dialogue et du choix. Autrement, les individus et les sociétés portent en eux un passé qu’ils ignorent, qu’ils subissent passivement» (R. Aron, Dimensions de la conscience historique). Sans connaissance du passé les hommes sont comme des aveugles – incapable de saisir d’où viennent leurs institutions, leurs désirs, leurs normes – vivant dans l’illusion qu’ils se sont fait eux-mêmes (cas des modernes) ou de l’éternité des normes de tradition. En ce sens, « l’histoire est la raison ou la conscience réfléchie de l’humanité » (Schopenhauer).

 

       Si la naissance de l’histoire, en opposition avec toute forme de soumission à la tradition, est essentiellement visée de vérité sur le passé humain, qu’en est-il, cependant, de l’objectivité d’un tel discours? Le discours de l’historien peut-il – et à quelles conditions - être objectif?

 

III) L’histoire peut-elle être objective ?

« Un bon historien n’est d’aucun temps ni d’aucun pays ». Cette citation de Fénelon exprime l’idéal d’objectivité de l’historien. Qu’est-ce donc que l’objectivité? Cela désigne 1) un discours adéquat à son objet; 2) la qualité d’esprit du sujet connaissant (l’historien) visant à se démettre de ses positions particulières (religion, position sociale et ethnique…cf. « tu n’es pas objectif »). Or sous ces deux sens particuliers, l’histoire comme recherche de la connaissance objective du passé est en singulière difficulté car (a) son objet - le passé  - n’existe plus – elle doit donc le reconstruire (b) à partir de traces dont le caractère est problématique (c) elles-mêmes sélectionnées et interprétées selon une grille spécifique d’interprétation (d) qui montre l’ancrage de l’historien dans un monde subjectif de normes et de valeurs dont il ne peut, étant homme, réellement se défaire.

 

a) L’objet de l’histoire est un objet absent. : « Il n’y a pas de science qui soit dans des conditions aussi mauvaises que l’histoire. Jamais d’observations directes, toujours des fragments dispersés conservés au hasard : l’historien fait métier de chiffonnier » (Seignobos). Contrairement à la physique, à la biologie (« sciences dures ») ou à la sociologie (science humaine) dont l’objet étudié est présent (telle molécule, tel vivant, tel groupe social…), l’objet de l’histoire est par essence absent. De là l’impossibilité d’expérimenter c'est-à-dire de tester directement ses hypothèses relativement à un objet qui, n’existant plus, ne peut répondre. L’historien est alors condamné à étudier des traces, c'est-à-dire des documents ou vestiges présents, qu’il lui appartiendra d’interpréter afin de reconstruire ce que le passé lui semble avoir été.

 

b) Le problème des traces et documents. L’historien ne peut réfléchir que sur la base du matériel auquel il peut accéder : documents, traces, témoignages… Mais d’où proviennent ces documents? « Par nature, écrit Simone Weil, les documents émanent des puissants, des vainqueurs » (L’enracinement). Une civilisation vaincue ne laisse que très peu de traces : ainsi, par exemple, des Aztèques ou des Gaulois – et les vainqueurs - les espagnols, les romains - viennent substituer leurs traces et leur interprétation (bâtiments, écrits…) à celle des vaincus. Par là « les vaincus disparaissent, ils sont néants » (S. Weil). Ceci laisse apparaître les formidables trous dont l’histoire est tissée : combien de sociétés et civilisations dont nul trace ne restant sont pour nous comme si elles n’avaient jamais été? D’autant que la politique des vainqueurs qui a toujours eu tendance à effacer les anciennes institutions pour leur substituer leur interprétation, a connu, dans les temps modernes une transformation significative avec les régimes totalitaires (nazis et communistes). Il s’agissait, dans ces deux régimes, d’effacer au sens propre du terme des sociétés entières. Primo Lévi, ancien déporté d’Auschwitz, fait ainsi tenir ce discours à un officier SS (adressé aux juifs) : « aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage (…) Nous détruirons les preuves en vous détruisant. L’histoire des Lager, c’est nous qui la dicterons » (Les naufragés et les rescapés). C’est une telle logique de réécriture de l’histoire par élimination des traces que met, à son tour, en lumière Orwell : « si par exemple l’Eurasia ou l’Estasia, peu importe lequel, est ennemi du jour, ce pays doit toujours avoir été l’ennemi, et si les faits disent autre chose, les faits doivent être modifiés. Aussi l’histoire est-elle continuellement récrite » (1984) – et que donnent ci-dessous à voir les transformations effectuées à même les documents par le pouvoir totalitaire :

 

             

Photographie originale prise sur la Place Rouge lors du 2ème anniversaire de la révolution d’Octobre (7 nov. 1919) et photographie retouchée.

 

De là la complexité de la tâche de l’historien qui, s’il veut rendre compte de l’histoire réelle, doit interpréter des documents ne donnant pas leur sens par eux-mêmes (lire, par exemple, ce qu’il y a derrière le discours du vainqueur) et, en quête de traces, combler par des hypothèses les vides de l’histoire.

 

c) La sélection des faits pertinents. «Elaborer un fait, c’est construire. Si l’on veut, c’est à une question fournir une réponse. Et s’il n’y a pas de question, il n’y a que du néant » (L. Febvre). Si l’histoire n’est pas la collecte passive de données c’est d’abord parce que dans la masse de documents dont dispose l’historien il faut sélectionner et qu’on ne sélectionne qu’en fonction d’hypothèses sur leur valeur et leur sens. « Tout le monde consent que Louis XIV soit mort en 1715, Mais il s’est passé en 1715 une infinité d’autres choses observables, qu’il faudrait une infinité de mots, de livres, et même de bibliothèques pour les conserver à l’état écrit. Il faut donc choisir, c’est-à-dire convenir non seulement de l’existence, mais encore de l’importance du fait ; et cette convention est capitale. (...) L’importance est à notre discrétion, comme l’est la valeur des témoignages » (Valéry). Ainsi la mort de Louis XIV prendra une importance variable si l’on pense le caractère déterminant du pouvoir personnel dans l’histoire ou bien la continuité d’une fonction (la royauté) que la mort d’un homme affecte peu ou bien encore que l’histoire effective et profonde se déroule au niveau des structures économico-sociales et de leur lente évolution, toutes grilles interprétatives qui sont autant d’hypothèses sur le mouvement effectif de l’histoire.

 

d) Les valeurs à l’origine du questionnement. Or un tel choix de l’importance et du sens des documents n’est jamais innocent : il scelle l’appartenance de l’historien à un champ de valeurs qui précèdent et déterminent son activité. C’est ainsi que Max Weber dans ses Essais sur la théorie de la science affirme que les questions de l’historien sont à référer non à un point de vue de nulle part – ce que serait une parfaite, mais impossible, objectivité – mais à un individu situé dans une situation socio-historique donnée qui détermine un champs d’intérêts et de valeurs. Ce pourquoi la question des causes et des suites de la révolution française nous semble, à nous européens du 21ème siècle, plus importante que l’évolution des coiffes bigoudènes ou l’histoire politique des Inuits. De même c’est une conscience sensible à l’injustice – et non un pur esprit objectif – qui tissera l’histoire des indiens d’Amérique ou bien des Arméniens anéantis par les pouvoirs. Or c’est à partir d’une telle idée que l’historien va se mettre en quête de (rares) documents pour écrire une autre histoire que l’histoire officielle. D’une façon générale dans les sciences humaines, « l’homme ne saurait être un spectateur de l’homme » (Manent) : alors que l’on peut se situer devant une molécule pour l’étudier, l’attitude de l’historien face à d’autres hommes ou peuples ne peut être une telle objectivité. Le sujet face à moi n’est pas seulement devant moi mais je dois le comprendre « de l’intérieur » – la réalité historique est une réalité gorgée de valeur dont l’historien ne peut faire abstraction y étant lui-même immergé et non en état d’extériorité.

 

Conclusion : quel est donc le sens de l’objectivité en histoire ?

 De telles difficultés intrinsèques à la démarche historique n’annulent nullement mais permettent de situer la validité du propos historique. Il faut pour cela avec Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien, distinguer deux types de vérités, les vérités de fait et les vérités de dévoilement.

Les premières – qui? quand? comment? - sont la base de toute recherche historique. Si leur établissement dépend souvent d’un travail de recouvrement des archives non dénué d’hypothèses (étude des témoignages et de leur recoupement, analyse des sources), la frontière entre le certain, le probable et le possible est, quant à elle, l’objet d’un large consensus chez les historiens. C’est précisément cette soumission mutuelle aux normes de la raison dans la visée de la seule vérité qui trace « la frontière, irréductible entre historiens et fabulateurs », tels ces « négationnistes » qui niaient l’existence, pourtant avérée par de multiples témoignages et traces concordantes, des chambres à gaz.

Mais un tel travail n’est qu’un préalable du travail de l’historien. «Une fois les faits établis, il faut en effet les interpréter, c'est-à-dire, essentiellement, les mettre en relation les uns avec les autres, reconnaître les causes et les effets, établir des ressemblances, des gradations, des oppositions». Or c’est  ici que commence le travail de l’historien comme interprète du sens des situations historiques. Mais c’est aussi ici – puisque l’on interprète et sélectionne à partir de questions qui précèdent l’analyse – que le discours devient non vérifiable sur la base de quelconques documents. Comment vérifier, par exemple, la validité d’une telle proposition : « la révolution française a duré 100 ans» (Furet), une telle hypothèse supposant que de 1789 à l’institution de la troisième république (1870) une même révolution se déploie et se cherche à travers les esprits et les institutions – puisque c’est à partir d’une telle hypothèse que les faits eux-mêmes (les changements de pouvoir, les échecs, les écrits) vont être lus, ordonnés et pouvoir prendre un sens? Cela ne signifie pas pour autant que le discours historique est voué à l’arbitraire : on peut, en effet, dire beaucoup de bêtises sur le sens d’une situation, toute la différence entre un grand historien et un petit étant dans l’élargissement qu’il nous offre de notre compréhension d’un champ de l’histoire. L’hypothèse de Furet, par exemple, éclaire singulièrement l’histoire politique de tout le 19ème siècle français et le sens de nos propres institutions. Il nous semble alors qu’elle dévoile (enlever un voile, une zone obscure) un aspect de notre histoire commune sans que nous puissions cependant démontrer la validité de sa position (comme le ferait le mathématicien). Si l’histoire, telle qu’elle s’écrit, ne saurait ainsi être un discours objectif, unique et incontestable rendant compte en une position de surplomb du réel tel qu’il a été dans son sens définitif, elle est, cependant, le lieu d’une recherche ouverte et d’un dialogue permanent alliant rigueur logique et esprit de finesse pour mettre en lumière des interprétations qui se manifestent à nous comme les signes plus ou moins pertinents de la vérité historique.

 

 

IV) L’histoire a t’elle un sens ?

C’est là, au vu des exigences de sens (cf. I) qui meuvent l’humain, la question essentielle. Qu’est-ce que le sens? Sens = direction (aller vers), signification (vouloir dire quelque chose) et valeur. Que l’histoire ait un sens signifie que loin d’être pur déploiement dans le temps sans unité et sans progrès, phases insensées de création et de destruction (mouvement des civilisations qui naissent et périssent), la totalité de l’histoire humaine peut-être considérée comme un seul mouvement sensé où les efforts des peuples ne sont pas faits en vain mais sont conservés et dépassés dans le mouvement constructeur d’une histoire en progrès. Qu’en est-il donc d’un tel sens?

 

a) Le modèle d’une histoire sensée. Le schéma de la page suivante, inspiré de la philosophie de Hegel, présente un tel sens à l’œuvre dans l’histoire. L’histoire des hommes ne serait alors rien d’autre que le travail par lequel - à travers les luttes et les guerres, les créations et les illusions, les enthousiasmes et les destructions – prenant appui sur les acquis antérieurs, l’homme se libèrerait de ses déterminations et limites (l’homme comme nature = séparé pratiquement (impuissance) et théoriquement (ignorance) du monde et des autres (conflits, peuples séparés et se pensant comme tels)) pour faire advenir en lui-même et dans le monde la dimension spirituelle (l’histoire comme travail de spiritualisation = unification morale et politique des hommes – identiques en tant qu’esprits - dans la conscience de leur unité + maîtrise d’une nature rendue adéquate aux visées de l’esprit humain). Nous ne serions ainsi que la préhistoire de l’humanité véritable : humanité enfin unie et réconciliée.

Question : peut-on lire un tel sens à l’œuvre dans l’histoire humaine?

 

b) Les objections opposées à une telle lecture. A ceci de nombreuses objections s’opposent : que reste t’il, par exemple, des Indiens d’Amérique? Des Arméniens conduits à la mort par le pouvoir Turc? Des millions de morts engendrés par les guerres, de cette foule innombrable de peuples et d’hommes exterminés, anéantis par la force? Dire que l’histoire est sensée c’est dire que quelque chose de leur mort reste comme bénéfice pour les générations qui suivent, qu’ils ne sont pas morts en vain. Une telle perspective, outre le fait qu’elle relativise des morts que rien ne peut moralement compenser, peut à bon droit apparaître comme délirante au regard de ce summum de l’horreur dont a été capable le vingtième siècle. « Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général » (Hegel). Loin d’être ce mouvement ordonné en progrès vers le bien, la phrase de Shakespeare ne résume t’elle pas mieux le sens de l’histoire humaine : « La vie est une histoire racontée par un idiot pleine de bruits et de fureur et qui ne signifie rien » (Macbeth)? En fait de sens, il n’y aurait ainsi dans l’histoire que des illusions, chaque peuple se posant au centre, s’affirmant comme le sens de tout et de tous, puis, comme les autres, disparaissant dans un oubli définitif, son existence n’ayant servi à rien. « L’histoire : cadre où se décomposent les majuscules, et, avec elles, ceux qui les imaginèrent et les chérirent » (Cioran, Visages de la décadence). Les majuscules : Louis XIV, Ramsès, César, Napoléon, Quetzalcóatl, Dieu… autant de sens proposés, autant de sens disparus. L’histoire : mouvement absurde du temps destructeur.

 

c) Penser les conditions d’un sens de l’histoire. Reste qu’une telle vision est, elle aussi, moralement inacceptable : si l’histoire est ainsi, alors elle doit changer! Ce qui reste en nous et qui n’est pas intégré dans cette vision de l’histoire comme déploiement absurde, c’est notre révolte, le « non » que nous opposons aux forces destructrices. Accepter une telle vision de l’histoire passée ne saurait, en effet, engager l’histoire future dans la mesure même où, être libres, nous en sommes potentiellement les acteurs. C’est ainsi que, parce que nous ne pouvons (l’homme comme être de projet), ni ne devons, éliminer la question du sens - soit d’un avenir meilleur tant individuel que collectif - nous sommes dans l’obligation de chercher s’il y a à travers le déploiement de l’histoire humaine, quelques lignes de sens qui peuvent se dégager, lignes à partir desquelles nous pourrions dégager l’horizon d’espoir sous lequel construire un avenir meilleur. Y a-t-il donc sinon un sens du moins du sens dans l’histoire? Or au regard des exigences de a), nous pouvons effectivement lire des lignes constructrices, une dynamique positive qui demande, par la voie politique (voie du dialogue, non plus de la force, naissant de la volonté commune de vivre ensemble dans un monde voulu et non plus subi), à être dégagée de la gangue de non-sens qui la borde afin d’être amplifiée et développée. L’unification des hommes sous une humanité commune est ainsi un fait tendanciel que l’on peut aisément lire à travers l’histoire : des sociétés dispersées en autant de peuples à un monde unifié dans la conscience d’une humanité commune, la ligne est lisible quoique jonchée d’obstacles (fondamentalismes, replis nationalistes, mouvement impersonnel de la marchandisation éliminant comme « improductifs » des pans entiers de l’humanité et creusant les inégalités…). « D’abord l’humanité est apparue en un point. De ce tronc unique, les branches ont ensuite poussé : l’humanité s’est dispersée et a colonisé les différents continents. Pendant tout le temps historique, les milliers de cultures et de sociétés ont vécu à peu près isolées dans l’ignorance réciproque. Depuis quatre siècles, troisième et dernier temps de cette histoire, la science, la technique et l’industrie ont réunifié le monde, rassemblé l’immense famille humaine, fait un tout de ce qui n’était qu’un ensemble. Pour la première fois, l’histoire a une humanité et l’humanité a une histoire » (Godin); la reconnaissance croissante des exigences des droits de l’homme, l’existence de l’ONU après la Société des Nations sont des piliers fragiles et contestés mais néanmoins réels pour lesquels il convient de lutter avec pour horizon l’unification politique de l’humanité permettant de substituer le règne de la justice et de la paix au règne de la violence dont est tissé l’histoire humaine. C’est une telle utopie, dont on peut lire les traces dans l’histoire – sans lesquelles la révolution française, les mouvements démocratiques, l’ONU, la déclaration universelle des droits de l’homme…  n’auraient jamais vu le jour – qu’il faut prendre pour guide de nos espoirs et de nos actions. Ainsi l’action politique, tel le navire visant le port à travers la tempête, pourra t-elle en gardant ferme le cap de l’idéal moral, se diriger lucidement à travers les obstacles, ces zones de non-sens, sans pour autant s’aveugler sur les conditions de sa réalisation ni sans jamais renoncer à rendre le monde sensé.