Premier cours sur la raison

Qu’est-ce que la raison ?

 

 

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Si la philosophie = « amour de la sagesse », sa méthode = la voie rationnelle qui est cheminement conceptuel. La découverte-invention de la raison = le commencement de la philosophie occidentale. Platon sur le fronton de l’Académie : « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». Géométrie = première manifestation d’un ordre rationnel = quelque chose de fabuleux qu’il faut réapprendre à voir ainsi (par delà la banalisation scolaire). Pour cela : refaire et rééprouver la nécessité interne d’une démonstration mathématique (très important : philosopher sur (et uniquement sur) des expériences effectives – c’est le réel qu’il s’agit de penser).

 

 

 

 

 

Qu’est-ce qui est fabuleux dans une telle démonstration (et qu’est-ce donc qu’une démonstration?). Pour le comprendre : opposition au savoir empirique (a) = savoir que nous donne la simple expérience (empeiria = expérience). Accès par la démonstration à un savoir que nulle expérience ne saurait nous donner : un savoir rationnel (b) mettant en lumière des relations éprouvées comme essentielles, nécessaires, universelles et éternelles. Montrons-le en confrontant point par point ces deux types de savoir – mise en lumière d’une série d’oppositions conceptuelles et de leurs implications.

 

1) Savoir historique / savoir rationnel. a) Savoir historique » (Kant) – (attention l’histoire en tant que science humaine ne se réduit pas à un tel savoir) - : « Il se trouve que tous les triangles que j’ai mesurés étaient rectangles ». Pourquoi? « Je ne sais pas » = savoir relatif à une série de constats dans le temps, qui n’est pas faux, mais qui ne connaît pas ses propres raisons d’être. b) Savoir rationnel : je connais les raisons de la proposition « tout triangle… ». Je sais pourquoi il en est ainsi et je connais les raisons de ce que je peux constater (= les raisons de l’expérience).

 

2) Constat (montrer) / Déduction (démontrer). a) Réceptivité (passivité) d’un constat : « c’est ainsi ». Il faut aller voir = se mettre en présence de la chose par les sens (la vue). b) Savoir construit (activité) dans lequel je déduis chacune des propositions de celles qui la précèdent logiquement. Déduction : nul besoin d’aller voir, ni de mesurer : je sais que le triangle ainsi construit sera nécessairement rectangle.

 

3) Contingent / Nécessaire. a) Contingence : il se trouve que ce triangle est rectangle mais ne voyant pas pourquoi, je pense qu’il aurait tout autant pu en être autrement. b) Nécessité : tout triangle tracé selon les conditions susdites sera nécessairement rectangle : il ne peut en être autrement.

 

4) Existence et singularité / essence et universalité. a) Jugement ancré dans la perception de ce qui existe et par là même irréductiblement singulier : tout ce qui existe = ceci (ce triangle-ci = singulier), ici et maintenant. Sphère de validité de mon jugement = limitée à ce qui existe ici et maintenant : impossibilité d’extrapoler pour d’autres lieux et d’autres temps. A la limite : condamné à mesurer tous les triangles rencontrés sans jamais pouvoir dépasser mes constats vers le triangle en général. Mon jugement ne peut être que probable, jamais certain, car sans raisons. b) Jugement portant sur des essences et par là même universel : l’essence c’est ce qu’est le triangle et que donne à saisir sa définition. Or une telle essence est partout et toujours la même, tout triangle existant n’en étant que l’exemplification. Ce que je démontre du triangle vaut ainsi pour tout triangle, partout et toujours = universel.

 

5) Juxtaposition d’une multiplicité sans liens / unification du multiple sous un ordre rationnel. a) Je suis réduit à juxtaposer mes constats sans qu’aucun lien rationnel ne me permette de comprendre la liaison entre le - et tel -  cercle et le - et tel - triangle : perception de l’objet comme une multiplicité sans unité : à côté de ; b) Par la démonstration je saisis la relation intrinsèque entre les parties du triangle et celles du cercle. Le multiple (ce qui se donne séparément de : tel angle, tel rayon, telle droite…) est unifié dans un ordre rationnel nécessaire qui le comprend (saisit, unifie et ordonne en liant).

 

6) Sensible / intelligible. Sensible = ce qui se donne à la sensibilité (sensation (i) et sentiment (ii)). Intelligible : ce qui se donne à la raison.

i) a) Sensation : le triangle perçu est un certain triangle ayant une couleur, une épaisseur, une texture, une taille… particulières. Par là aucun triangle perçu par les yeux n’est le triangle : le triangle le mieux tracé a encore une épaisseur ; au microscope c’est un chaos sans ordre. b) Une essence ne se constate pas par les sens : le triangle est invisible aux yeux (tout comme un nombre tel « 2 ») = tissé de lignes sans épaisseurs = pures (de matière sensible) relations intelligibles. C’est par l’intelligible que le sensible prend un sens (je le comprends  : ordre, unité, liaison – reconnaissance des essences : reconnaître un triangle c’est déjà saisir dans une demi-lumière des relations qui dépassent la singularité sensible de qui est simplement là, ici et maintenant) : la démonstration vise ainsi à purifier ce mélange de sensible et d’intelligible qu’est la perception pour ne considérer que les pures relations intelligibles selon l’ordre de la raison (cf. sur ce point, Descartes et l’exemple du morceau de cire, Méditation métaphysique seconde).

ii) a) Sentiment : j’ai le sentiment de la vérité – et par exemple, que tous les triangles inscrits dans les cercles comme ci-dessus seront rectangles. Comment le sais-tu si tu ne les vois pas? « C’est mon sentiment » (immédiat). Hegel : « Tout ce qui existe dans le sentiment est entièrement subjectif et ne peut se manifester que d’une manière subjective. Si quelqu’un dit : c’est mon sentiment, un autre a un droit égal à lui répondre : ce n’est pas le mien ; l’on se met ainsi hors du terrain commun » (La raison dans l’histoire). b) L’accès à l’intelligible suppose une mise à distance du sentiment par la mise en demeure de rendre raison de soi. Médiation (détour, distance) de la raison opposée à l’immédiateté du sentiment. Le sentiment de vérité qui naît de la démonstration n’est plus conviction subjective incapable de rendre raison de soi mais certitude rationnelle dont on peut exposer les raisons. Parce qu’une telle certitude se manifeste comme un roc inébranlable (nécessité et universalité) faisant corps avec ma puissance de penser (construit par moi), l’épreuve d’un tel sentiment est indissociablement celui d’une joie nouvelle. Spinoza : « La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection » (Ethique, III, déf. 2) : passage d’un état inférieur du savoir à un état supérieur : perfection croissante, joie.

 

7) Temporel / éternel. a) Le savoir historique - donc temporel - tel celui de celui qui s’évertuerait, toute sa vie durant, à mesurer tous les triangles qu’il rencontre et à en dresser la liste est un savoir dont la validité ne pourrait – au mieux – dépasser la parcelle infime de temps (et d’espace : qu’en est-il en Chine? Et sur Mars ?) qu’est sa vie. b) J’accède à une dimension qui ne dépend plus du temps, une dimension hors du temps = éternelle. Quand (et où?), en effet, une telle proposition est-elle devenue vraie? Quand (et où?) ne sera-t-elle plus vraie? Vraie de toujours, pour toujours et partout.

 

Insistons sur ce point : alors qu’en tant qu’être existant, je suis cet individu singulier, irréductible à tout autre, situé dans un ici et maintenant insubstituables, né dans telle culture, ayant telle langue, tels parents, telle histoire singulière, dont la vie ne dure qu’une parcelle infime de temps, dont le corps ne tient qu’une partie ridicule de l’espace, qu’ainsi mes jugements semblent ne pas devoir dépasser la sphère de ma singularité (ce que je dis ne vaudrait que pour moi dans les limites de ma perception singulière), il y a en moi une faculté, un pouvoir de connaissance qui me permet d’accéder à ce qui vaut partout et toujours. C’est proprement fabuleux – il faut, à nouveau, s’en étonner : une telle découverte de la raison et de ses pouvoirs propres est le point de départ de la philosophie occidentale ouvrant, allons-nous voir, la voie d’une recherche et d’un espoir sans précédents.

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 


8) Relativité / universalité. a) Relativité : lorsque nous abordons les jugements empiriques des hommes de tous lieux et de toute époque c’est à un véritable kaléidoscope d’opinions que nous sommes confrontés. Pluralité de dieux dont les noms, l’histoire, le pouvoir, le peuple d’élection sont irréductibles et incommensurables ; confrontation des athées et des croyants, des matérialistes et des idéalistes, des poètes et des scientifiques, des gens de droite et des gens de gauche… le beau, le juste et le vrai que chacun revendique (= comme un absolu) semble bien ainsi n’être que relatifs à la subjectivité, aux goûts, à la culture de chacun – sans qu’aucune mesure commune soit seulement possible. b) Second sens du mot universel (1er = partout, toujours) = pour tous. Au contraire, lorsque j’effectue la démonstration, l’épreuve que je fais de la nécessité des suites de mes pensées ne se réduit pas pour moi en un sentiment propre à moi et incommunicable : à celui qui me dit que la démonstration ne vaut que pour moi, mais que, pour lui, elle est fausse, je pense pouvoir affirmer qu’il ne s’agit pas ici de choix, que la validité de la démonstration ne dépend pas de la relativité de ses opinions et sentiments subjectifs, et que, pour peu qu’il fasse appel à sa raison, il devrait lui-même reconnaître la nécessité de ces propositions. Autrement dit : «Dite en ouolof ou en tamoul, qu’importe, par les peuples du monde qui, par elle, raisonnent, la géométrie écrit une langue universelle » (M. Serres). Malebranche : « Si la raison que je consulte n’était la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes est une raison universelle ».

 

9) Séparation des hommes ou fusion dans le groupe / communauté de raison. a) Constat : les hommes sont séparés par leurs goûts, leur manières de voir, leur cultures. Lorsqu’il y a unité au sein d’un même groupe = communion autour d’idées communes qui font autorité, défendues, par exemple, par une classe de prêtres et que nul ne saurait mettre en question. L’unité = alors une fusion de l’individu dans le groupe = la plus totale aliénation puisque l’individu ne se sait pas aliéné. Corollaire d’une telle unité : séparation / autres cultures – autres normes, autres dieux – avec lesquels nul dialogue n’est possible. De là au mieux l’indifférence, au pire les guerres et autres conflits. Alternative : violence ou fusion. b) Lorsque je démontre une proposition, je « rentre en moi-même » c'est-à-dire que par un acte de volonté, je mets de côté ce qui me semble, ce que je ressens, ce qu’on m’a dit ainsi que toute autorité pour me concentrer sur les seules raisons. Je suis seul face à un problème exerçant mon insubstituable pouvoir de penser. Or, tel est le paradoxe : au plus profond de moi-même, dans la séparation d’avec tous, je découvre l’universel soit ce qui vaut partout, toujours et pour tous. Alain : « tout seul universellement ». Ce que je découvre ainsi, indissociable de mon pouvoir le plus personnel de penser = une universalité, soit une communauté de raison avec autrui, quelle que soit sa patrie, sa couleur ou ses dieux. Marc-Aurèle : «Si l’intelligence est commune à tous, la raison, qui fait de nous des êtres raisonnables, nous est aussi commune ; et si cela est vrai, la raison qui nous prescrit ce qu’il faut faire ou ne pas faire nous est aussi commune. Si cela est vrai, nous sommes concitoyens ; si cela est vrai, nous sommes membres d’un même Etat ; et si cela est vrai, le monde est comme une cité »

Ceci ouvre une autre relation que force ou fusion. Si les hommes = dotés d’une raison, par delà les hiérarchies imposées par toutes les sociétés, nous sommes fondamentalement égaux – exemple de Socrate qui dans le dialogue de Platon, Le Ménon, à rebours des hiérarchies de la société esclavagiste interroge un jeune esclave pour que celui-ci construise par sa seule raison une relation géométrique universelle. Le lien qui s’établit ainsi entre les hommes = un lien libre, une raison ne pouvant s’imposer par force ni par autorité mais s’engendrant au sein de la pensée solitaire de chacun, « citadelle intérieure » dont nul ne peut forcer l’acquiescement : je ne peux qu’attendre celui-ci de l’autre et dialoguer avec lui pour le convaincre s’il m’importe avant tout que nous soyons d’accord et que cet accord ne soit pas celui non libre d’un âne qui hoche la tête mais l’accord libre d’un être de raison.

 

Où l’on saisit l’espoir des philosophes : s’il existe une telle langue universelle, la raison, langue inscrite en chacun de telle façon que, se séparant de toute autorité, tout homme puisse y accéder, alors on peut espérer que – en cheminant hors du champ universel mais vide de significations humaines de la mathématique – par un dialogue conséquent guidé par la raison, les hommes s’accordent sur des vérités universelles – sur le Vrai, le Bien, le Beau – qui leur permettent de dépasser le conflit et la séparation violente de chacun avec chacun, de chaque peuple avec chaque peuple, dans l’unité libre et harmonieuse d’un monde commun. Tel est l’espoir originel qui guide tout entier la philosophie d’un Platon : par la raison humaine trouver ce Foyer dont nous avons vu qu’il était à l’horizon de tous nos désirs.

 
 

 

 

 

 

 

 

 


Bilan - conclusion

1) Qu’est-ce que la raison? La raison est une faculté de connaissance présente en puissance en tout homme qui a) interroge son objet en lui posant les questions « qu’est-ce que ? » et « pourquoi ? » ; b) construit des réponses déterminées selon des relations nécessaires et universelles ; c) est en quête de l’unité rationnelle (systématique) de son objet et, à la limite, de la compréhension de la totalité du réel (le scientifique et l’équation du monde) : le désir  d’unité systématique est son moteur et son but. Kant : c’est une Idée (non – encore? – actuelle / = concept) régulatrice (qui sert de règle à la recherche).

 

2) La raison et son horizon universel est présupposée par tout homme dès qu’il se met à parler – exemple : quelqu’un : « les pauvres devraient travailler »; on m’oppose : « il n’y a pas de travail » puis un autre : « mieux vaudrait les libérer de l’obligation absurde de travailler pour vivre ». Ces trois énoncés ne sont pas séparés : l’un ne peut simplement juxtaposer l’autre dans la mesure où chacun ne se prétend pas affirmation singulière (idiote : idio signifiant singulier en grec) et sans fondement mais proposition vraie et, par là, universelle et justifiée. De là le fait que chacun entre en dialogue et cherche à prouver la validité de son propos – reconnaissant par là la nature dialectique de sa proposition. Nous devrions ainsi tous nous entendre – ainsi que le font (presque toujours) les mathématiciens. Mais ce n’est pas le cas. Ex. de la division droite/gauche, croyants/athées, rationalistes/voyants… : dialogues avortant dans des conflits d’opinions paraissant insolubles. C’est que : a) la raison est plus souvent instrument au profit des passions que moyen de recherche lucide et éclairée de la vérité (Hobbes) – cf. avoir raison et avoir raison de quelqu’un (être dans le vrai / le paraître = vaincre); b) si la raison est en puissance (potentiellement) en tout homme, elle ne l’est pas en acte (effectivement et totalement) : bien que tous prétendent penser correctement, peu savent utiliser leur raison – c’est qu’il faut apprendre à penser, et pour cela la former par l’exercice, ainsi que se construit le savoir-faire mathématique tout ainsi que sportif. Platon = le long chemin de sortie de la caverne. c) enfin, et peut-être – mais nous ne le saurons qu’après avoir cherché – il n’y a peut-être pas de raison dernière et universelle permettant d’unifier l’ensemble des discours dans un ordre nécessaire : rien ne dit a priori qu’a notre désir d’unité le réel puisse répondre… Reste, cependant et avant tout, ce de quoi nous partons, point de départ solide : l’exigence d’universel présente en toute parole qui prétend au vrai.

 

3) « De tout cela on doit conclure, non pas, en vérité, qu’il ne faut apprendre que l’arithmétique et la géométrie, mais seulement que ceux qui cherchent le droit chemin de la vérité ne doivent s’occuper d’aucun objet dont ils ne puissent avoir une certitude égale à celle des démonstrations de l’arithmétique et de la géométrie» (Descartes, Discours de la méthode) – tout au moins, convient-il d’essayer par le concept d’apporter la lumière de la raison (afin d’y voir clair et de pouvoir s’y s’orienter) dans ce magma flou et ténébreux qu’est le monde de - et pour - l’homme.  

 

a La dissertation de philosophie vise ainsi à s’élever de l’opinion (doxa) à la vérité, dans un discours enchaînant les raisons selon des relations de nécessité. Philosopher c’est ainsi s’élever de l’immédiat (« c’est évident »), contingent (« c’est comme ça »), multiple (« il y a ceci mais aussi cela » : juxtaposition), sensible (« ça se voit ») – soit de la doxa en laquelle toutes nos pensées naissent (car « nous avons été enfants avant que d’être hommes » (Descartes)) – à l’ordre rigoureux de relations nécessaires (concept).

 

 

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