Lecture partielle d’Heidegger, Gagarine et nous d’E. Levinas

 

 

1) Le texte

  Il serait urgent de défendre l’homme contre la technologie de notre siècle. L’homme y aurait perdu son identité pour entrer comme un rouage dans une immense machinerie où tournent choses et êtres. Désormais, exister équivaudrait à exploiter la nature ; mais dans le tourbillon de cette entreprise qui se dévore elle-même, ne se maintiendrait aucun point fixe. Le promeneur solitaire qui flâne à la campagne avec la certitude de s’appartenir, ne serait, en fait, que le client d’une industrie hôtelière et touristique livré, à son insu, aux calculs, aux statistiques, aux planifications. Personne n’existerait pour soi.

 Il y a du vrai dans cette déclamation. La technique est dangereuse. Elle ne menace pas seulement l’identité des personnes. Elle risque de faire éclater la planète. Mais les ennemis de la société industrielle sont la plupart du temps réactionnaires. Ils oublient ou détestent les grands espoirs de notre époque. Car jamais la foi en la libération de l’homme n’était plus forte dans les âmes. Elle ne tient pas aux facilités que les machines et les sources nouvelles d’énergie offrent à l’enfantin instinct de la vitesse ; elle ne tient pas aux beaux jouets mécaniques qui tentent la puérilité éternelle des adultes. Elle ne fait qu’un avec l’ébranlement des civilisations sédentaires, avec l’effritement des lourdes épaisseurs du passé, avec le palissement des couleurs locales avec les fissures qui lézardent toutes ces choses encombrantes et obtuses auxquelles s’adossent les particularismes humains. Il faut être sous-développé pour les revendiquer comme raisons d’être et lutter en leur nom pour une place dans le monde moderne. Le développement de la technique n’est pas la cause – il est déjà l’effet de cet allégement de la substance humaine, se vidant de ses nocturnes pesanteurs.

  Je pense à un prestigieux courant de la pensée moderne, issu d’Allemagne et qui inonde les recoins païens de notre âme occidentale. Je pense à Heidegger et aux heideggériens. On voudrait que l’homme retrouve le monde. Les hommes auraient perdu le monde. Ils ne connaîtraient plus que la matière dressée devant eux, objectée en quelque façon à leur liberté, ils ne connaîtraient que des objets.

  Retrouver le monde, c’est retrouver une enfance pelotonnée mystérieusement dans le Lieu, s’ouvrir à la lumière des grands paysages, à la fascination de la nature, au majestueux campement des montagnes ; c’est courir un sentier qui serpente à travers champs ; c’est sentir l’unité qu’instaure le pont reliant les berges de la rivière et l’architecture des bâtiments, la présence de l’arbre, le clair-obscur des forêts, le mystère des choses, d’une cruche, des souliers éculés d’une paysanne, l’éclat d’une carafe de vin posée sur une nappe blanche. L’Etre même du réel se manifesterait de derrière ces expériences privilégiées, se donnant et se confiant à la garde de l’homme. Et l’homme, gardien de l’Etre, tirerait de cette grâce son existence et sa vérité.

 La doctrine est subtile et neuve. Tout ce qui, depuis des siècles, nous apparaissait comme ajouté par l’homme à la nature, luirait déjà dans la splendeur du monde. L’œuvre d’art – éclat de l’Etre et non pas invention humaine – fait resplendir cette splendeur anté-humaine. Le mythe se parle dans la nature elle-même. La nature est implantée dans ce langage premier qui, en nous interpellant, fonde seulement le langage humain. Il faut que l’homme puisse écouter et entendre et répondre. Mais entendre ce langage et y répondre, ne consiste pas à se livrer à des pensées logiques érigées en système de connaissances, mais à habiter le lieu, à être là. Enracinement. On voudrait reprendre ce terme ; mais la plante n’est pas assez plante pour définir l’intimité avec le monde. Un peu d’humanité éloignerait de la nature, beaucoup d’humanité nous y ramènerait. L’homme habiterait la terre plus radicalement que la plante qui n’en tire que les sucs nourriciers. La fable que dit le langage premier du monde suppose des liens plus fins, plus nombreux et plus profonds.

  La voilà donc l’éternelle séduction du paganisme, par delà l’infantilisme de l’idolâtrie, depuis longtemps surmonté. Le sacré filtrant à travers le monde – le judaïsme n’est peut-être que la négation de cela. Détruire les bosquets sacrés – nous comprenons maintenant la pureté de ce prétendu vandalisme. Le mystère des choses est la source de toute cruauté à l’égard des hommes.

  L’implantation dans un paysage, l’attachement au Lieu, sans lequel l’univers deviendrait insignifiant et existerait à peine, c’est la scission même de l’humanité en autochtones et en étrangers. Et dans cette perspective la technique est moins dangereuse que les génies du Lieu.

La technique supprime le privilège de cet enracinement et de l’exil qui s’y réfère. Elle affranchit de cette alternative. Il ne s’agit pas de revenir au nomadisme aussi incapable que l’existence sédentaire, de sortir d’un paysage et d’un climat. La technique nous arrache au monde heideggérien et aux superstitions du Lieu. Dès lors une chance apparaît : apercevoir les hommes en dehors de la situation où ils sont campés, laisser luire le visage humain dans sa nudité. Socrate préférait à la campagne et aux arbres la ville où l’on rencontre les hommes. Le judaïsme est frère du message socratique.

 Ce qui est admirable dans l’exploit de Gagarine, ce n’est certes pas son magnifique numéro de Luna Park qui impressionne les foules ; ce n’est pas la performance sportive accomplie en allant plus loin que les autres, en battant tous les records de hauteur et de vitesse. Ce qui compte davantage, c’est l’ouverture probable sur de nouvelles connaissances et de nouvelles possibilités techniques, c’est le courage et les vertus personnelles de Gagarine, c’est la science qui a rendu possible l’exploit et tout ce que, à son tour, cela suppose d’esprit d’abnégation et de sacrifice. Mais ce qui compte peut-être pardessus tout, c’est d’avoir quitté le Lieu. Pour une heure, un homme a existé en dehors de tout horizon – tout était ciel autour de lui, ou, plus exactement, tout était espace géométrique. Un homme existait dans l’absolu de l’espace homogène.

  Le judaïsme a toujours été libre à l’égard des lieux. Il resta ainsi fidèle à la valeur la plus haute. La Bible ne connaît qu’une Terre Sainte. Terre fabuleuse qui vomit les injustes, terre où l’on ne s’enracine pas sans conditions. Que le Livre des Livres est sobre dans ses descriptions de la nature ! – " Pays où coulent le miel et le lait. " – Le paysage se dit en termes alimentaires. Dans une phrase incidente : " C’était alors la saison des premiers raisins " (Nombres 13-20) luit un instant une grappe qui mûrit sous la brûlure d’un soleil généreux.

  Oh ! tamarin que planta Abraham à Beer-Cheba ! L’un des rares arbres " individuels " de la Bible et qui surgit dans sa fraîcheur et dans sa couleur pour charmer l’imagination au milieu de tant de pérégrination, à travers tant de déserts. Mais attention ! Le Talmud redoute peut-être que nous ne nous laissions prendre à son chant sous le vent du Midi et que nous n’y cherchions le sens de l’Etre. Il nous arrache à nos rêves : Tamarin est un sigle ; les trois lettres qu’il faut pour écrire son nom en hébreu sont les initiales de Nourriture, de Boisson et de Logis, trois choses nécessaires à l’homme et que l’homme offre à l’homme. La terre est pour cela. L’homme est son maître pour servir les hommes. Restons maîtres du mystère qu’elle respire. C’est peut-être sur ce point que le judaïsme s’éloigne le plus du christianisme. La catholicité du christianisme intègre les petits et touchants dieux familiers, dans le culte des saints, dans les cultes locaux. En la sublimant, le christianisme maintient la piété enracinée, se nourrissant des paysages et des souvenirs familiaux, tribaux, nationaux. C’est pourquoi il conquit l’humanité. Le judaïsme n’a pas sublimé les idoles, il a exigé leur destruction. Comme la technique, il a démystifié l’univers. Il a désensorcelé la Nature. Il heurte par son universalité abstraite imaginations et passions. Mais il a découvert l’homme dans la nudité de son visage.

In. Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, deuxième édition refondue et complétée, Paris, Albin Michel, 1976, pp. 299-303.

 

2) Lecture critique

Notions en jeu : technique, art, morale, sujet, culture, langage, religion, raison, réel, existence

I   La technique et ses critiques « classiques » : le danger planétaire

« Il serait urgent de défendre l’homme contre la technologie de notre siècle ». Une thèse est posée – celle d’une opposition entre l’homme et la technologie telle que la technologie mettrait en cause l’humanité de l’homme : caractère totalitaire de l’affirmation : tout homme – toute technologie (non certaines). Qu’est-ce donc que la technologie ?

La technique. Appartient tout d’abord au genre de la technique –  = comme technique, essentiellement un moyen. Toute technique = ensemble articulé de moyens en vue d’accomplir certaines fins (cf. technique de la course pour aller vite… ; couple technique du maniement du couteau et de l’objet technique « couteau » pour mieux couper…). La technique = ensemble des moyens permettant de maîtriser (pouvoir, puissance) et d’humaniser la nature en réalisant des fins humaines. Ex : l’agriculture (néolithique) – maîtrise (relative) des semences, du temps (prévision, calendrier), de l’occupation des sols, du métal (faucille), de la pierre (meules) ; du bois (araire) ; de la terre (poteries, céramiques) ; de la conservation (stockage)…

Etonnement. Comment une technique – moyen pour l’homme – pourrait-elle se retourner contre ce dernier ? Levinas parle de la «technologie de notre siècle ». Qu’est-ce que la technologie ? En quoi celle de notre siècle (ici le 20ème) est-elle particulièrement dangereuse pour l’homme?

Technique subjective – objets techniques : outils, machines. La technologie appartient au genre général de la technique. Différencions dans le genre technique – les techniques subjectives, des objets techniques. Technique subjective = incorporées en un sujet par l’habitude sous forme d’enchaînements automatiques. Cf. la technique de la marche, du judoka, du rhéteur (beau parleur)… Ces techniques sont en nous autant de pouvoirs subjectifs de (capacités) = savoir-faire… Les objets techniques = séparés de l’homme, non incorporés. Ex. un couteau, une montre, un ordinateur… Parmi les objets techniques on peut différencier les outils des machines. L’outil (marteau, pinceau) est un prolongement spécialisé de la main ou du corps de l’homme, dépendant direct de sa volonté (moyennant l’apprentissage de techniques subjectives). La machine (montre, ordinateur, machine-outil…) est un ensemble de mécanismes combinés fonctionnant- en partie et plus ou moins - de manière indépendante (automatisme) par rapport à l’action humaine.

Technologie. Dans un tel cadre, qu’est-ce que la technologie ? Cela désigne au sens strict, la science des techniques, soit le savoir sur les techniques. Mais dans le sens courant = ensemble des objets et mécanismes issus de la «techno-science» = alliance contemporaine de la connaissance scientifique et de l’industrie comme agent de transformation du monde. Cette industrie = essentiellement mue par le capitalisme – ce mouvement d’auto-accroissement du capital - Marx : A–M-A’ : investissement (A - argent) dans l’achat de marchandises (M - machines, force de travail) dans le but d’accroître le capital investi (A’ > A)… et ainsi sans fin : « accumulez, accumulez, c’est la Loi et les Prophètes » (Marx) [Loi, Prophètes : références bibliques – ici : argent = le nouvel absolu, le nouveau dieu]. Se différencie de l’artisanat (essais et tâtonnement, tradition / raison et calcul; échelle + petite / échelle mondiale; évolution – rapide / croissance exponentielle dynamisée par la visée de puissance et de profit) – conséquences : de plus en plus de pouvoir d’action et de traitement de l’information ; un monde d’automatismes (machines) se substitue aux anciens savoirs faire (techniques subjectives) et à l’utilisation des outils. Cette technologie (centrale nucléaire, voiture, télévision, chauffage, téléphones, ordinateur…) tisse - de plus en plus - de multiples réseaux au sein de notre milieu de vie. Ex d’un tel réseau : voiture – pompe à essence – pétrole – importation – bateaux, réseaux ferrés – conception via ordinateurs – centrale nucléaires – stratégies de marketing et de publicité… la panne (cf. crise du pétrole) fait apparaître le réseau (ou dans la voiture ou l’ordinateur – dégradation d’une pièce). La « technologie de ce siècle » désigne ainsi un moment particulier de ce développement de la techno-science, moment où apparaissent de nouveaux dangers. Mais quel type de dangers ?

Deux types de dangers. Danger le plus évident – et le plus médiatique – : « La technique est dangereuse (…). Elle risque de faire éclater la planète ». Second danger – le plus en cause ici et le moins évident – celui d’une perte d’identité de l’homme (II).

« La technique est dangereuse (…). Elle risque de faire éclater la planète ». Un pouvoir de plus en plus important, se développant sans frein et sans organe de contrôle global, engendrant de nouveaux pôles de puissance (possibilité de guerre globale, bombe H) et des problèmes écologiques globaux (échelle de la planète). Problèmes écologiques globaux : quantité limitée de matières premières, trous dans la couche d’ozone, pluies acides, traitement des déchets nucléaires, problème du réchauffement de la planète (risque de fonte des glaciers), extinction de nombreuses espèces vivantes = conséquence d’une industrialisation effrénée. De là l’impossibilité écologique de poursuivre sans fin l’exploitation industrielle de la planète – et celle de généraliser à l’échelle de la planète le modèle occidental - sans aboutir à notre propre destruction. Ceci révèle l’irréductibilité de la logique naturelle à la logique technicienne et, plus généralement, humaine : pour penser et agir sur la nature, il faut en effet simplifier sa représentation et ne prendre en compte qu’un système clos de variables. «Chaque artefact, machine ou molécule, exige pour sa conception que l’on ne considère au maximum que quelques lois de la nature. Mais lorsqu’on l’introduit dans un milieu naturel, il interfère avec toutes les autres lois qu’il avait fallu précisément mettre de côté pour le concevoir. On ne peut ainsi connaître par avance la totalité des effets qu’il produira » (D. Bourg, nature et technique). L’action humaine rencontre ainsi des logiques naturelles systémiques (écosystèmes, biosphère), des temporalités variables et hétérogènes (temps géologiques – millions d’années - cycle de l’eau, cycle du carbone ; temps biologiques…) où l’interrelation complexe des phénomènes naturels se manifeste par des effets imprévus et imprévisibles.

.  Question ouverte des remèdes dans un monde sans centre de régulation ; où le profit = court terme, privé et moteur du monde ; où la demande = de biens de consommation – sans aucun autre horizon tant à l’échelle des pays riches qu’à celle des pays pauvres (seul modèle = « american way of life »). C’est par ce dernier point – celle du type d’homme de nos sociétés, sujet consommant et n’ayant pour horizon de vie que la croissance de son bien-être par l’achat de biens de consommation – que se tisse le lien du premier danger au second. Car pour limiter, réguler, contrôler ce premier type de danger ne faudrait-il pas que nous soyons autres, que nous ayons d’autres fins – et par là un autre être ?

 

II  La critique heideggérienne de la techno-science : l’homme s’est perdu en perdant le monde (1er et 3ème §)

 Si la technique engendre de nouveaux dangers – dangers écologiques, dangers de guerre globale – de tels dangers sont extérieurs à nous-mêmes. Nous serions intérieurement indemnes vis-à-vis d’eux – et pourrions, au moins par la pensée, nous en libérer. La technique ne toucherait conformément à sa définition que les moyens, le corps de nos vies, notre pouvoir d’action – et serait intrinsèquement neutre quant à ce que nous sommes et à ce que nous voulons. C’est une telle position – moyen, extériorité, neutralité – que met en question la thèse selon laquelle la technologie de notre siècle remettrait en cause jusqu’à notre « identité ». Comment un moyen pourrait-il donc nous transformer, de telle façon qu’il aille jusqu’à nous faire perdre notre identité ?

Levinas nous présente une thèse systématique – thèse à laquelle il va partiellement s’opposer - dont il nous demande de goûter la subtilité, la nouveauté et la vérité relative, thèse qu’il attribue au philosophe allemand Heidegger.

Thèse : le milieu technique humain forme l’homme : la relation et la modalité de la relation homme / chose = médiateur essentiel de ce que nous sommes, de notre «identité», du sens que nous donnons aux choses. Comprendre que : a) un acte humain est un mode de relation à la nature et un mode de relation à soi impliquant une vue particulière de ce que nous sommes et de ce qu’est la nature extérieure; b) le milieu socio-technique dans lequel nous naissons impose à l’homme certains comportements impliquant (cf. a) une telle définition de soi et de la nature.

a) Lien action / nature / soi. Le promeneur : voit la nature comme forêt où éclatent les dorures de l’automne – il est à travers son regard, celui-ci qui, par exemple, médite sur les beautés mortelles, « les sanglots longs des violons de l’automne… » (Verlaine) ; ou bien encore qui saisit la forêt comme celle de son enfance, ce bois de souvenirs – et soi comme nostalgique, tourné vers le passé; l’exploitant forestier, quant à lui, saisit l’arbre comme capital, source de richesse (à découper, à poncer, à vendre…) – et se saisit lui-même comme cet être porté vers un avenir lu sous l’horizon de l’utilité, de l’exploitation et de l’enrichissement. Ce dernier a un rapport technique à la nature = un rapport dans lequel la nature est vécue-conçue comme un moyen à transformer en vue d’une fin. S’oppose par exemple au rapport de type contemplatif dans lequel nous laissons être la nature sans visée d’utilisation ou de transformation.

Il n’y a donc pas d’un côté la nature – le monde des corps - de l’autre, la pensée humaine – monde de l’esprit – mais l’unité d’une relation où la modalité du rapport de l’homme à la nature implique une définition de la nature (Heidegger : un dévoilement de) et une définition de soi. Point important : saisir ce qu’est la nature et ce que sont les hommes pour eux-mêmes dans leurs pratiques plutôt que dans leurs discours (souvent aveugles et obscurcis).

b) Le milieu socio-technique s’impose à nous. Si le comportement humain implique une relation particulière à soi et à la nature, la modalité d’un tel comportement dépend d’un milieu socio-historique que nous ne choisissons pas. Un tel milieu est un système de rapports sociaux indissociables de rapports techniques à la nature. Marx : un « mode de production » - système socio-historique de la production = transformation de la nature en vue de la formation des objets socialement désirés dans une relation socio-technique donnée homme/nature et homme/homme (organisation de la production, division sociale et technique du travail, organisation et distribution de la consommation). Ex. mode de production antique, féodal, capitaliste. Or le monde social-historique dans lequel naissent les hommes les met en forme : le servage crée des serfs; l’industrie capitaliste des ouvriers et des consommateurs… Le corollaire d’un milieu technique = des hommes capables de le faire fonctionner, dont la capacité, le regard et l’activité correspondent à ce milieu – tant au niveau de la production (modalité socio-technique de la transformation du donné) que de la consommation (modalité de l’utilisation des produits). Quel est donc le nouveau milieu socio-technique dans lequel nous naissons et que dénonce Levinas – Heidegger ? C’est le monde de la techno-science.

. Qu’est-ce qu’un tel monde ? Quel type de relation / nature, / hommes et de chacun à soi implique t’il ?

Le mot « techno-science » lie entre elles technique et science : il suggère qu’entre science et technique existe une communauté d’attitude / nature. Telle est la thèse de Heidegger : malgré leur différence (science : vise la vérité / technologie : l’efficacité et l’utilité), science et industrie en tant qu’activités ont en commun un certain regard-attitude envers la nature : celui de la considérer à distance, de la projeter devant soi dans l’espace affectivement neutre en tant que « matière dressée devant eux » (Levinas), « complexe calculable de forces » (Heidegger) - à partir de la connaissance desquelles l’industrie pourra agir efficacement. Le regard scientifique suppose ainsi une ontologie – une définition de ce qu’est le réel comme matière tissée de rapports de force – ontologie portée a priori (présupposé de son regard et de ses interrogations – avant toute expérience effective) sur les choses dont la science cherche l’explication.

 

La partialité d’un tel regard se comprend par opposition à celui du poète – cf. + loin / III. c, l’œuvre d’art - pour qui la nature n’est pas morceau neutre et sans valeur de matière mais parle, signifie, de telle façon qu’entre elle et nous se noue quelque communion (cf. Baudelaire, Correspondances : « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers »). On comprend ainsi que si un tel rapport au réel avait quelque vérité, ni la science, ni l’industrie – puisque posant a priori la nature comme matière extérieure et sans valeur – ne pourraient le rencontrer.

L’industrie moderne poussée par le mouvement du capital déploie ainsi ses réseaux à travers l’ensemble de la planète et développe un rapport au réel qu’elle a en commun avec la science : l’objet de l’industrie est tout entier matière, matière à couper, faire fondre, disséquer, transformer…  selon des modalités techniques que la science appliquée permet de calculer et de mettre en œuvre. A ce titre elle reprend l’éternel regard utilitaire sur le monde – tout en développant celui-ci, en lui donnant une nouvelle échelle et une nouvelle efficacité. Ce nouveau regard appliqué à la totalité du réel, Tocqueville le saisissait en 1831 chez l’Américain du Nouveau Monde, insensible aux beautés sauvages et ne voyant dans la nature qu’une matière à exploiter (cf. texte).

« Traverser des forêts presque impénétrables, passer des rivières profondes, braver les marais pestilentiels, dormir exposé à l’humidité des bois : voilà des efforts que l’Américain conçoit sans peine s’il s’agit de gagner un dollar, car c’est là le point. Mais qu’on fasse de pareilles courses par curiosité, c’est ce qui n’arrive pas jusqu’à son intelligence. Ajoutez qu’habitant un désert il ne prise que l’œuvre de l’homme. Il vous enverra volontiers visiter une route, un pont, un beau village ; mais qu’on attache du prix à de grands arbres et à une belle solitude, cela est pour lui absolument incompréhensible. »

Tocqueville, Récit de voyage, 1831

C’est aussi ainsi qu’Heidegger saisit le nouveau type du garde forestier, commis de (et par) l’industrie moderne (cf. texte) : le garde forestier et son grand-père bien que foulant les mêmes sentiers ne vivent pas dans le même monde : le monde du terroir, de la Terre sacrée des Ancêtres, des arbres qui ont un nom, support de mémoire a disparu – il n’y a plus que le vaste système industrie – profit – science, à travers lequel la totalité du monde tend à être saisi.

 

 « Le comportement « commettant » de l’homme, d’une manière correspondante, se révèle d’abord dans l’apparition de la science moderne, exacte, de la nature. Le mode de représentation propre à cette science suit à la trace la nature considérée comme un complexe calculable de forces (…). La physique moderne (…) déjà comme pure théorie met la nature en demeure de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces »

Heidegger, La question de la technique, p. 28 – 29

 

« Le garde forestier qui mesure le bois abattu et qui en apparence suit les mêmes chemins et de la même manière que le faisait son grand-père est aujourd’hui, qu’il le sache ou non, commis par l’industrie du bois. Il est commis à faire que la cellulose puise être commise et celle-ci de son côté est provoquée par les demandes de papier pour les journaux et les magazines illustrés. Ceux-ci, à leur tour, interpellent l’opinion publique, pour qu’elle absorbe les choses imprimées, afin qu’elle-même puisse être commise à une formation d’opinion dont on a reçu la commande. »

Heidegger, La question de la technique, p. 24

 

C’est un tel système que fait saisir Heidegger – le rapport du garde-forestier au bois n’est plus et pas seulement un rapport individuel – le bois comme support d’un à-chauffer individuel ou à-vendre sur un marché local visant la seule valeur d’usage chauffage. Le bois est devenu matière à exploiter, support de profit dans une grande chaîne qui va de cet arbre à l’industrie du bois, elle-même reliée à l’industrie journalistique, elle-même fonctionnant selon le critère de la rentabilité, offrant de quoi nourrir régulièrement l’opinion – opinion prise dans le même système, commise à consommer les nouveaux produits de l’industrie. Ainsi s’engendre une dynamique sans précédent : fabrication - exploitation – accumulation aboutissant à une refonte et remise en cause radicale et nouvelle de la nature et de l’organisation de notre monde. De là le fait que l’existence aurait changer de sens.

« Désormais exister équivaudrait à exploiter la nature ». Exister = non simplement vivre – le sens que nous donnons à nos vies. Qu’est-ce qui meut les hommes ? Quel est le sens (sens bien mieux lisible dans leur pratique que dans leurs discours) de leur vie ? Accumuler, transformer le monde, accroître les richesses. Levinas : « exister équivaudrait à exploiter la nature » - sens implicite de la vie des hommes, portés a) vers l’action b) action transformatrice du réel – de là cette foule de travailleurs, d’ouvriers, d’entrepreneurs… tous pris dans ce grand mouvement de transformation du monde. Mais, voudrait-on dire, exploiter la nature n’a-t-il pas un but extérieur à cette exploitation – la technique n’est-elle pas moyen pour autre chose qu’elle-même – à savoir le bien-être ? C’est bien ainsi, en effet, que se légitime (discours) cette société par la visée de l’abondance. L’utilité – la transformation de la nature doivent pour ne pas être absurdes se donner un but en dehors d’elles-mêmes : quoi d’autre que l’accroissement du bien-être (ancrage dans une nature humaine fixe avide de jouissances) ? Croissance – progrès – développement. Et, cependant une telle référence au bien-être, n’a un sens que si le développement technique nous en rapproche – ce qui est supposer un ensemble fixe de besoins humains. Mais la borne s’éloigne à mesure de la production : le bien-être pour un homme des années 1930’s n’est plus celui d’un homme d’aujourd’hui – et quel bien-être est-ce de devoir changer de voiture tous les trois ans? Si a) la borne s’éloigne avec la production, b) si nul bien-être ne vient à être comblé (persistance de l’insatisfaction) et c) si les hommes passent leur temps à transformer le monde… il faut dire alors qu’exister équivaut réellement à exploiter la nature, sans autre sens ou but extérieur qu’illusoire. Absurdité : le moyen devient fin.

«L’homme y aurait perdu son identité pour entrer comme un rouage dans une immense machinerie où tournent choses et êtres ». En tant que producteur et consommateur, l’homme est pris dans un système socio-technique qui forme son regard, sa manière d’appréhender la nature et les choses, ses désirs. Aussi, nous dit Levinas, aurait-il « perdu son identité pour entrer comme un rouage dans une immense machinerie où tournent choses et êtres ». L’identité : qui et ce que je suis – moi et pas un autre. Mon identité : ce qui me définit essentiellement. Qu’est-ce qui me définit? Mon intériorité profonde : mes goûts, mes amours, mes capacités. Or goûts : changent avec le système des valeurs – marchandises. Cf. musique commerciale – télévision, journaux et formation de l’opinion (Heidegger) - amour et star-system : ce que j’aime, ce que je désire = l’ensemble des biens de la société de consommation. D’où ce spectacle d’hommes ayant par millions les mêmes désirs, les mêmes opinions… Or le corollaire de ce que je goûte, aime, fais = mes capacités subjectives… Marx : « l’objet sera pour moi tel que ma maîtrise est pour soi comme faculté subjective, car le sens qui correspond à cet objet s’étendra aussi loin que s’étend mon sens ». Une oreille inéduquée (faculté subjective) = incapable d’entendre le requiem de Mozart et de la différencier d’une chanson de Dalida – tout se passe pour elle (l’objet pour elle) comme si les différences qualitatives n’existaient pas. De là, faute de facultés éduquées, la soumission à la mode – produit de l’industrie - corollaire strict de la pauvreté de telles capacités subjectives (comprendre, entendre, aimer). Cf. texte de M. Henry. Définis dans et par la dynamique d’un système dont ils sont le produit, les hommes sont comme les éléments d’« un rouage dans une immense machinerie où tournent choses et êtres ».

«  Lors même, toutefois, que la production tend à s'identifier aux dispositifs techniques et ainsi à la technique elle-même, le maintien en son sein d’une part décroissante de travail vivant ne signifie rien d'autre que ceci: comme dans le cas de la science pure, la transformation du monde suppose un premier accès aux processus objectifs qui sont identiquement ceux de la nature et de la technique, et la possibilité principielle d'agir sur eux. Accès et capacité d'action, à vrai dire, ne font qu'un: ils consistent l'un et l'autre dans la Corpspropriation. Que la mise en oeuvre de celle-ci - le travail vivant - soit réduite à presque rien, cela veut dire: tout ce que faisait l'homme, c'est le robot désormais qui le fait. Seulement le robot ne " fait rien, n'étant que le déclenchement et l'effectuation d'un mécanisme. La seule action réelle qui subsiste - l'action qui consiste dans le sentir qu'on agit et s'épuise en lui -, c'est l'acte de pousser un bouton de commande. Dès le début de l'ère industrielle et comme le simple effet du remplacement progressif de la " force de travail " par des énergies naturelles, il était possible de pressentir la réduction de l'activité des travailleurs à un travail de surveillance, lequel signifie l'atrophie de la quasi-totalité des potentialités subjectives de l'individu vivant et ainsi un malaise et une insatisfaction croissante.

Or la modification qui pervertit la praxis subjective individuelle n'implique pas seulement sa réduction à des actes stéréotypés et monotones; en même temps que ce rétrécissement et cet appauvrissement qui indiquent déja par eux-mêmes la ruine de toute culture, un autre phénomène se produit qui pousse à son terme ce procès d'inculturation: l'activité de ces actes insignifiants s’inverse en une passivité totale. C'est le dispositif objectif en ses divers agencements et dispositions qui dicte en réalité au travailleur la nature et les modalités du peu qui lui reste à faire. Des capacités de l'individu au travail, et d'abord des capacités corporelles, on ne peut faire totalement abstraction il est vrai, et cela pour autant que la Corpspropriation demeure le fondement caché mais incontournable de la transformation du monde, à l'âge de la technique comme à tout autre. Il arrive seulement que, la force de ce Corps ayant été remplacée par le dispositif objectif de la machine, il n'est plus tenu compte de lui que dans l'exacte mesure où le dispositif doit tout de même permettre l'intervention de l'individu, si modeste soit-elle. Celle-ci mesure la part dérisoire qui est encore concédée à la vie et à son savoir, c'est-à-dire à la culture. L'ordinateur le plus complexe se termine par un clavier plus simple que celui d'une machine à écrire. L'ère de l'informatique sera celle des crétins. »

M. Henry, La barbarie, p.92

 

« Mais dans le tourbillon de cette entreprise qui se dévore elle-même, ne se maintiendrait aucun point fixe ». Machinerie : totalité technique – maintenant à l’échelle mondiale (système des firmes, des productions, des travailleurs, des consommateurs) – ayant pour finalité son propre accroissement. Tourbillon : changement perpétuel sans repère fixe. Un point fixe : une identité, un but, un sens – aucun autre sens sinon l’autodévoration (se nourrit de ses propres productions). Question du sens de la vie – suppose un tel point fixe – or si le sens a) varie b) mus par des éléments extérieurs à moi : la vie n’a tout simplement aucun sens. Absurdité de la dynamique technique capitaliste : « accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes » (Marx).

 

« Le promeneur solitaire qui flâne à la campagne avec la certitude de s’appartenir, ne serait, en fait, que le client d’une industrie hôtelière et touristique livré, à son insu, aux calculs, aux statistiques, aux planifications. Personne n’existerait pour soi ». Et pourtant les hommes ont l’illusion d’un sens - double illusion : illusion d’un sens à leur action, sens propre et personnel ; illusion de s’appartenir. L’individu qui semble le plus libre vis-à-vis du vaste système technique de production - consommation  - le promeneur solitaire qui flâne à la campagne et qui goûte le repos de vastes étendues vertes – campagne : sans industrie ; flâner : non consommer, sans but apparent, gratuit – serait pris dans cette double illusion. Alors qu’il croit que son action a un sens, sens propre et choisi – ses désirs, son comportement, ce qu’il regarde = le produit d’un vaste système de publicité – tourisme – production. Même si l’exemple semble un peu gros – n’est-ce pas pourtant le cas de ces milliers de touristes, cherchant à voir les lieux dont on a fait la publicité (« j’ai vu, je suis allé à… » - se satisfaisant de la simple reconnaissance, de la photo/près de l’objet promotionné – l’Acropole, tel musée, telle statue…), attendant ce qui est programmé dans la vaste machine touristique. Devenir tourisme de la culture = marchandisation et transformation de la culture en bien de consommation. Le loisir lui-même = non un hors travail – hors système de la production - mais investi par le système technico-industrio-commercial. Par là celui qui veut aller ici ou là – qui pense que sa conduite a un sens, un sens voulu, libre et choisi – se leurre : il va là où le système commercial l’amène à aller, comme des millions d’autres. Alors qu’il pense s’appartenir, être le maître de sa propre vie, il est tout à l’extérieur de lui-même, jeté vers les productions du système, par la promotion du système dont il n’est lui-même qu’un rouage. « Consommez, consommez » – « produisez, produisez » : image d’une société qui produit par millions des individus propres à produire et consommer en une course poursuite qui n’a d’autre horizon que de se déployer.

 

A quoi, Levinas oppose le projet de retrouver le monde – monde perdu par notre insertion dans le système technologique, médium de nos regards et de nos désirs; et de se retrouver – exister pour soi et non pour et par autre chose.

 

 

III   Remède heideggérien : le retour au Lieu et l’œuvre d’art comme médium (4ème et 5ème §)

Qu’est-ce qu’un tel retour au monde ? De quel monde nous parle t’on ?  Comment se retrouver et qu’est-ce que se retrouver ?

 

Si le projet de retrouver le monde a un sens, il faut que nous l’ayons perdu – il faudra ainsi comprendre que le monde décrit en (II), monde de la techno-science, et, plus largement, celui utilitaire de la quotidienneté, est un monde réduit  (a) ; à quoi Heidegger oppose une attitude contemplative à l’écoute d’une nature qu’on habite plutôt que manipule (b) ; l’œuvre d’art apparaîtrait alors comme ce langage premier – poème - naissant de l’écoute du réel (c).

 

Série d’oppositions supposées par l’analyse heideggérienne

Regard objectivant

Regard poétique

Objet, matière dressée devant soi

Chose en soi – être même du réel

Extériorité

Echo intérieur du monde

Analyse – action : manipuler, transformer

Contemplation – non action : laisser être

Expliquer – entendement

Sentir – sensibilité - écouter

Monde réduit

Le monde véritable

Théorie scientifique = dire un monde objectivé

Œuvre d’art = dire le monde en soi

Langage second

Langage premier

Arraisonner

Rendre sensible à

    Manipuler - transformer - déraciner       

Habiter - enraciner

Hors – lieu

Terre

Démystification – étalement - explication

Mystère

 

a) Le monde réduit de la quotidienneté et la réduction scientifique.

i) Le monde réduit de la quotidienneté. « D’ordinaire, le regard sur le monde ne le regarde pas. Il est comme absent, hanté par un avenir et un ailleurs. Hanté par quoi ? Par les objets du souci, de la préoccupation. Le monde est alors un monde réduit, rétréci, pris dans l’étroitesse d’une perspective. Pour le paysan, le monde se réduit à sa ferme et à son champ, dit Heidegger. C’est le monde de la préoccupation. Les choses, alors, n’existent pas, ne valent pas pour elles-mêmes. Elles ne sont que des pragmata, des «outils ». Le nuage, pour le paysan, n’est pas ce que voit le poète : il n’est que le porteur de pluie, ce dont la venue fait craindre ou espérer la pluie » (Conche, L’aléatoire, p. 43). « Souci, préoccupation » (Heidegger) – a) attachement affectif à un objet d’intérêt propre (désiré / redouté) qui fait que b) nous ne regardons plus le monde que sous l’horizon de cet intérêt. Craignant ou désirant la pluie, le paysan ne voit dans le ciel que le signe de la pluie – la pluie, objet désiré imaginaire et irréel en tant qu’actuellement absent du monde, est l’horizon à partir duquel se détachent les figures du monde pour le paysan. De là une triple réduction : a) L’indéfinité des choses visibles n’est, par là, pas saisie (par ex., les formes et couleurs propres des nuages, l’unité qu’ils forment avec la lourde plaine) – n’étant nullement l’objet de l’attention : elles sont prises globalement comme le fond indistinct sur lequel se détachent les figures désirées. Réduction de la multiplicité indéfinie du monde à un objet de mon souci. b) Les nuages ne sont nullement vus pour eux-mêmes – mais comme le signe de la pluie, soit comme le support d’une seule propriété (pluie / non pluie). Cette propriété advenant, le nuage disparaît du champ de l’attention pour laisser place à un autre objet de préoccupation. Telle est la structure du regard quotidien, pris dans le souci, soit toujours porté en avant vers quelque projet, qui sans arrêt apparaît comme la grille de lecture d’un monde réduit à mes intérêts. c) Porté en avant vers un objet futur inexistant (imaginaire et irréel), c’est la présence du monde, soit le monde réel existant, qui est néantisé (non vu car sans importance – comme si n’existait pas) – le présent n’est vu et lu que sur le fond irréel de l’avenir. « Nous ne pensons presque point au présent ; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre des lumières, pour disposer l'avenir. » (Pascal) – l’avenir advenant le présent disparaît en tant que présent sur le fond irréel d’un autre à-venir. Ce qui échappe au regard quotidien c’est alors la présence, la chair réelle des choses.

Par quoi, « l’homme ne voit que l’homme. Ce dont on se sert, que l’on connaît, que l’on domine, se montre à nous par le biais par lequel il nous donne prise, non en lui-même. Tel qu’en lui-même, il reste en retrait. Ce qui ne se donne qu’à la dépréoccupation, la préoccupation ne peut le rencontrer » (Conche, Vivre et philosopher, p. 101). Les hommes vivent dans des mondes réduits – monde du paysan, monde de l’entrepreneur, monde de l’enfant… - mondes structurés par leurs projets (la culture, l’exploitation, le jeu…) puisque saisis, interprétés, délimités à partir d’eux. Ainsi est notre monde, monde de marchandises : « Nous avons perdu le monde : nous avons transformé les choses en fétiches ou marchandises, enjeux de nos jeux de stratégies » (texte de Serres). Nous avons perdu le monde, nous avons perdu la nature que nous ne savons voir. De là le fait qu’apparemment dégagé de la préoccupation et du souci, le regard structuré par l’habitude d’une saisie particulière du monde fixée dans le langage impersonnel commun est incapable de s’ouvrir et de voir autre chose – les choses alors s’endorment par notre indifférence. Texte de Bergson : « Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie » (Le rire). Le paysan ne voit que « sa ferme et son champ » ; et, ouvrant de grands yeux, nous nous ne voyons qu’un ciel : l’artiste seul « mettra le feu à toutes ces conventions»…(cf. annexe, texte de Maldiney sur Cézanne et son cocher).

 « Lorsque Cézanne allait au motif, que de fois, m’a raconté son cocher, il se dressait brusquement dans la voiture, prenait le bras de l’homme. « Regardez… ces bleus, ces bleus sous les pins, ce nuage là-bas. » Il rayonnait d’extase et l’autre qui n’apercevait que des arbres, du ciel, pour lui toujours les mêmes, ressentait pourtant, m’avouait-il, comme une vague force, une émotion l’envahir et qui lui venait de Cézanne debout, transfiguré, les mains nouées à son épaule, et tout plein d’une évidence qui les sanctifiait.

 Cézanne avait déchiré le voile des objets. Il ne voyait plus les arbres. Avec ce bleu, c’était un monde qui se dévoilait, tel que nous pouvons communiquer avec lui par ses toiles. Il s’agit d’un monde qui est en deçà de notre monde d’habitudes habitué lui-même, d’un monde pré-humain. » (Maldiney, Regard, parole, espace)

 

ii) Le monde réduit de la science. Le regard théorique, propre à la science, rompt dans une certaine mesure avec la perception quotidienne. Alors que cette dernière saisit le monde à travers le prisme de ses intérêts, le réduisant à sa perspective propre, la science vise la vérité, soit l’analyse et l’explication de ce que sont les choses en elles-mêmes, hors tout point de vue. A ce titre, elle apparaît comme une ouverture à la nature – ouverture caractérisée par le doute systématique, le caractère hypothétique de toute théorie et la recherche continuelle, qui forment l’essentiel de l’esprit scientifique (Popper) – à l’opposé du regard quotidien, regard clos fermé dans le système de ses intérêts et de ses habitudes. Et, cependant, ce à quoi le scientifique est généralement aveugle c’est à la structure de son propre regard : la science dévoile son objet dans l’espace neutre et à distance de l’objectivité, espace porté et structuré par les questions de la raison (« qu’est-ce que c’est ? » - visant l’identité de la chose – et « pourquoi ?» – visant l’élucidation des causes productrices du phénomène) – espace dont la constitution suppose de mettre entre parenthèse la chair même de notre expérience, notre corporéité, notre affectivité, notre sensibilité, ce corps vivant en relation au monde. C’est ainsi qu’alors que, pour le paysan, ces nuages ne sont que le signe de la pluie, pour le scientifique la structure, la forme, la hauteur des nuages manifestent des rapports hydrométriques mesurables et saisissables par fonction mathématique… ce qui est oublié, mis de côté, et que donne, par exemple à voir les tableaux de Ruysdael c’est l’écrasante pesanteur de la masse des nuées, la puissance gigantesque du ciel comparée à la petitesse humaine, au tortueux des arbres tentant avec peine et sans succès d’échapper à la terre, aux sentiers, tracés sinueux de l’homme déjà gobés par l’ombre… - une relation vécue de l’homme et de son monde, révélée et intensifiée par la touche du peintre.

 

-

Ruysdael

 

Visant par l’explication une objectivité détachée de tout ancrage dans notre chair et dans celle du monde, analysant, expérimentant, reconstruisant les phénomènes de façon à les rendre adéquats à l’expression mathématique, il faut dire, avec Merleau-Ponty, que « la science manipule les choses et renonce à les habiter » (L’œil et l’esprit, p. 9). «Quelle est l'attitude du savant face au monde ? Celle de l'ingéniosité, de l'habileté. Il s'agit toujours pour lui de manipuler les choses, de monter des dispositifs efficaces, d'inviter la nature à répondre à ses questions. Galilée l'a résumé d'un mot : l'essayeur. Homme de l'artifice, le savant est un activiste... Aussi évacue-t-il ce qui fait l'opacité des choses, ce que Galilée appelait les qualités : simple résidu pour lui, c'est pourtant le tissu même de notre présence au monde, c'est également ce qui hante l'artiste » (idem). Qu’est-ce donc et comment retrouver le monde ?

 

b) Habiter les choses et retrouver l’enfance du monde (4ème §)

« Retrouver le monde, c’est retrouver une enfance pelotonnée mystérieusement dans le Lieu ». Monde / enfance : de même que l’enfance est un état premier, situé derrière moi (dans le passé) et oublié –  « retrouver le monde » serait un retour vers un tel rapport premier que nous aurions oublié. Si l’assertion a un sens une telle enfance, contrairement à notre passé, ne serait pas passée – elle serait un possible toujours actuel, le sol – fondement (non l’origine, par nature historique) sur lequel nous vivons. Il s’agirait de retrouver l’enfance du monde – soit une certaine nature émergente du monde, différente du monde adulte (solide, figé par les conventions et le regard objectivant) et corollaire d’un type de regard à même de la révéler. Regard de l’enfant – émerveillement et fascination : voit pour la première fois sans la distance (fascination : être pris dans la contemplation de la chose) que nous donnent les mots communs et l’habitude (nous ne savons pas/plus voir, cf. + haut, III.a – regard utilitaire et regard scientifique – texte de Proust / la chambre). Texte de Lucrèce : retrouver un tel regard car tout arrive toujours véritablement pour la première fois.

Il s’agirait alors de faire corps avec le monde, de se « pelotonner » « mystérieusement dans le Lieu ». Notons qu’en ces termes pointe déjà la future critique de Levinas, l’enfance et le fait de se pelotonner impliquant aussi les idées de fermeture et de régression – à rebours des thèses heideggériennes. Qu’implique cependant un tel corps à corps avec le monde ? Ce n’est pas une lutte, une opposition, mais tout au contraire, un retour à la matrice – à ce qui nous génère (sol - fondement)  – la Terre-Mère : idée de douceur, de sécurité, de familiarité charnelle / Terre (qui ne saurait être la terre objective – ob-jet = jeté devant moi, à distance - indifférenciée, « matière dressée devant moi », neutre, sans vie et sans chaleur affective). Dans ce corps à corps charnel, je suis précisément chez moi - dans les bras de la Terre, bercé dans l’onde chaude de mon foyer (cf. Bachelard, La terre et les rêveries du repos). Il ne s’agit plus alors de manipuler, d’interroger, de transformer – mais d’être à l’écoute d’un Lieu (majuscule et nom propre – lieu singulier qui n’est pas un objet, à dominer et à manipuler) où dans l’accord (sans scission et donc sans la tension déchirante du désir, signe classique de notre étrangeté au monde – Platon, Pascal, Schopenhauer et… Levinas) nous habitons (Merleau-Ponty).

 

« S’ouvrir à la lumière des grands paysages… à l’éclat d’une carafe de vin posée sur une nappe blanche ». Il s’agit tout d’abord de s’ouvrir. Parce que les idées de pelotonnement, d’enfance, de Lieu… indiquent un retour à un état d’avant la prise de distance du regard et du désir, un corps à corps charnel avec le monde où la conscience semble s’endormir (cf. Alain : « penser c’est dire non » – s’opposer, nier. Hegel : conscience et négativité – Bergson : la conscience ne s’éveille que face à l’obstacle), il s’agit de comprendre quel type d’ouverture est ici signifiée. Il ne peut s’agir de l’ouverture propre au regard scientifique, regard trop à distance ayant déjà perdu le monde en transformant la nature en objet dominé et maîtrisé par l’interrogation, la mise en demeure et en fonction. Il ne peut, non plus, s’agir du regard utilitaire pris dans le souci et la préoccupation (III.a.i) pour lequel la nature ne se révèle que sous la forme réduite de l’objet à prendre et à manipuler. A un tel rapport réducteur il faut opposer une dépréoccupation, un détachement, un désintéressement – condition même d’un regard libéré à même de voir un monde non réduit à son ventre, ses désirs, ses intérêts. Mais un tel désintéressement n’est pas désintérêt, un tel détachement n’est pas mise en sommeil de la conscience et indifférence : il s’agit de donner à son regard la structure de l’accueil, d’être à l’écoute des choses, disponible, écoute supposant une réceptivité qui n’est pas passivité, une attente qui n’est pas l’attente tremblante de quelque chose (pour moi, pour l’ego)… structure paradoxale du regard (regarder n’est-ce pas viser, chercher et donc désirer ? Attendre n’est-ce pas néantiser le présent sous l’horizon d’un futur irréel ? cf. III.a.i) qui est celle de la contemplation. Cf. textes de Conche et Hugo. Regard détaché de soi, ne cherchant rien pour soi-même, ouvert et accueillant, à l’écoute des choses… telle est la condition d’une ouverture aux êtres et aux choses qui ne les réduise ni à mes désirs (quotidien) ni à l’ordre rationnel de mon entendement et à mon désir de raison (science). 

Qu’est-ce qui se révèle ainsi à la contemplation ? La « présence », « l’unité » et le « mystère » des choses.

« Présence de l’arbre » - le vieux marronnier - sentir la vie à travers lui, la rugosité de son écorce, son individualité à travers ses courbes et sa majesté, sa manière propre, par l’ombre, de rafraîchir la terre tiède… Le voir comme existant et comme présent. Existant : pour le bûcheron, cet arbre n’est que l’exemplaire du genre arbre – matière à découper. Pour le biologiste, de même, il n’est que l’exemplaire d’un genre et, aussi fine que soit la classification, n’est jamais saisi pour lui-même dans sa présence singulière propre – l’existence est comprise et dépassée par le concept, rien de nouveau (quant au savoir) n’est apporté par rapport à la définition : le réel est lu depuis la théorie qui l’ordonne, l’explique, le comprend. S’ « il n’y a de science que du général » (Aristote) et jamais du singulier, soit de ce qui n’existe qu’une fois et d’une seule façon  - « L'individualité humaine, aussi bien que celle des choses les plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi dire non existante pour la science » (Bakounine, cf. texte) ; et si tout ce qui existe est irréductiblement singulier (pas deux fleurs identiques), il faut dire que la science survole l’existence soit le réel même (concret), ne rendant compte que des rapports généraux et communs entre les choses. Au contraire, l’existence (de cet arbre) ne se révèle qu’à celui qui est saisi par sa présence propre – présence qui, dans la contemplation, ne se laisse pas réduire à une abstraction. Présent : pris sous l’horizon d’un projet humain soit d’un désir – désir d’autre chose (non vu), de maîtrise (matière-à-débiter), de rendre raison (identifier et expliquer : qu’est-ce que c’est ? pourquoi ?) – le présent de la nature est néantisé (non vu, dépassé) / un avenir irréel et humain. Au contraire la contemplation est mise en présence des choses-mêmes au présent faisant un, sans scission, avec le mouvement propre du réel.

« L’unité qu’instaure le pont reliant les berges de la rivière et l’architecture des bâtiments  » - Unité s’oppose à désaccord et désordre : harmonie des parties unies en un tout ordonné. Ici unité architecturale (pont, bâtiment) et des œuvres de l’homme avec la nature (berges de la rivière) : non opposition de la culture à la nature, de la technique au donné naturel (conception classique) mais harmonie, accord et ancrage des œuvres de l’homme dans la Terre. Cf. ces vieux villages où l’église, les rues, les pierres semblent faire corps avec la prairie, les arbres, la montagne comme s’ils en étaient nés. C’est une telle unité que vient briser, par exemple, une ligne électrique – produit de la techno-science (exemple de M. Henry dans La barbarie). C’est que pour le regard objectivant une telle unité n’existe pas : loin d’être un tout englobant, l’objet n’est qu’un flux de processus, une somme de force, que l’analyse, par décomposition, et la synthèse, par recomposition des éléments disjoints, permet de saisir et de manipuler. La techno-science lorsqu’elle devient maîtresse de l’action des hommes perd l’unité du monde et lui substitue un monde d’artifices sans plus de lien à la Terre.

 « Le mystère des choses » - Mystère : ce qui ne se laisse pas réduire par l’acte explicatif de l’entendement, ce qui échappe aux questions «qu’est-ce que ? » (identification) – et « pourquoi ? » (raison d’être : causes et finalité). « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit / N’a souci d’elle-même, ne désire être vue » (Angélus Silesius, cité par Heidegger) : par-delà l’identification (reconnaissance : une rose), par-delà les causes permettant de rendre compte des conditions d’apparition de la rose - pourquoi une rose finalement, pourquoi ces formes-là et cette odeur propre irréductible à toute autre ? Identifier et expliquer suppose de mettre de côté cet excès de la chose sur ses causes, le caractère inédit, radicalement nouveau, de l’odeur, de la forme, signes sensibles de la rose dont l’existence manifeste la créativité de la nature (Whitehead, Bergson). La rose est là, pour rien. La contemplation ne dépasse donc pas la chose par l’ordre explicatif – quelque chose du monde se révèle à elle, indépassable, sans pourquoi et m’impose un premier silence. Or à chacun des exemples que déploie Levinas un nom d’artiste, soit, premièrement, dans une telle conception, de grand contemplateur peut être accolé : « les souliers éculés d’une paysanne » (Van Gogh) [– exemple de Heidegger analysé + bas -]  « l’éclat d’une carafe de vin posée sur une nappe blanche », « le mystère des choses, d’une cruche » (Chardin), «le majestueux campement des montagnes » (Cézanne). C’est  que l’art a précisément ici pour rôle de nous révéler dans un dire premier le fond silencieux des choses dont nous faisons parti et que nos yeux clos ne savent pas contempler (cf. c).

 

«L’Etre même du réel se manifesterait de derrière ces expériences privilégiées (…) vérité » + fin du 5ème § (« Enracinement…profonds »). Parce qu’elle naît d’un corps à corps charnel avec la nature, nature non manipulée par la technique, non analysée par l’entendement - nature non réduite par le regard objectivant de l’homme - la contemplation nous révélerait le réel lui-même tel qu’il est avant nous et sans nous – avant nos questions, nos intérêts, nos sentiments qui sont autant d’obstacles à sa révélation, de déformations perpectivistes de l’Etre c'est-à-dire du réel = de la nature. Or révéler l’Etre, dévoiler le caché, telle est précisément l’étymologie de la vérité comme aletheia (en grec : dévoilement) : dire la vérité c’est, en effet, dire ce que sont les choses en elles-mêmes, sans voile, les faire apparaître. Tel serait précisément le propre de l’homme, d’être le seul être parmi les êtres pour et par qui la vérité se manifeste. Sans l’homme le monde toute entier serait plongé dans le silence et l’obscurité – déferlement aveugle immanent d’une nature créatrice sans distance à soi [la conscience] pour se voir et se dire. Alors, en effet, que « la pierre [car sans conscience] n’a pas de monde » (Heidegger), que «la plante [parce qu’elle aussi sans conscience de son enracinement] n’est pas assez plante pour définir l’intimité avec le monde », que l’animal est « pauvre en monde » (Heidegger), enfermé dans un monde propre, clos sur l’ordre de ses pulsions et aveugle aux autres mondes (le chat à celui de la souris, la souris à celui du chat), l’homme est cet être qui sait (homo sapiens) structurellement ouvert, qui, le regard libéré de l’ancrage pulsionnel, se pose la question, par-delà les visions historiquement constituées, de l’être-même du monde, soit de la vérité. Etre par lequel le monde se dévoile, « l’homme habiterait la terre plus radicalement que la plante qui n’en tire que les sucs nourriciers ». Certes, par le même pouvoir qui l’ouvre au réel, il peut oublier ce dernier et se perdre en perdant le monde dans l’illusion (illusion ontologique [qui porte sur le réel] : croire que ce qui n’est que pour moi existe aussi en soi, dans les choses-mêmes) d’une vision particulière, d’une idéologie, d’un rapport technique ou scientifique au monde. Ce pourquoi « un peu d’humanité éloignerait de la nature » en une existence inauthentique, éloignée de soi car inconsciente de sa véritable nature et de la véritable nature. Mais « beaucoup d’humanité y ramènerait » - l’existence authentique consistant dans le fait d’être « gardien de l’Etre », soit de se positionner dans l’attitude contemplative (et non manipulatrice) et révélatrice (et non créatrice) qui est celle de l’être par lequel la vérité se dévoile. L’être humain authentique réalisant le sens même de l’existence en se saisissant en vérité comme accomplissant la nature humaine - être ouvert à la vérité - est ainsi, pour Heidegger, le philosophe - poète. L’œuvre d’art apparaît, dans cette position, comme la parole première à travers laquelle se révèle le réel.

c) L’œuvre d’art comme parole première (5ème §)

L’œuvre d’art serait le produit d’une telle sensibilité à l’être même du réel, un dire à l’écoute de la nature tel que révélant le réel lui-même, elle serait «langage premier du monde», langage premier qu’Heidegger nomme « Poème ». Qu’est-ce qu’un tel langage pour ne pas être « invention humaine » mais la parole même du monde ?

 

« Tout ce qui, depuis des siècles, nous apparaissait comme ajouté par l’homme à la nature, luirait déjà dans la splendeur du monde ». L’œuvre d’art et le mythe, soit, en un premier sens, le récit que les cultures traditionnelles (à l’opposé de l’occident rationaliste démythificateur, synonyme pour lui de démystification) donnent des origines pour rendre compte de la structure du monde ne seraient pas des inventions humaines. Comment comprendre cela ? Car, « depuis des siècles » - soit au moins depuis les origines grecques de la philosophie (5ème siècle avjc), distinguant le nomos (la convention), système artificiel, relatif et humain des lois et autres inventions, de la phusis (la nature), soit de ce qui, universel, se fait de soi-même sans intervention humaine - nous séparons les œuvres de culture des produits de la nature. Mythes, art et technique – que dans les sépultures, les dessins et les outils, le préhistorien saisit comme les marques propres de l’homme – ne sont-ils pas, en effet, des créations humaines par lesquelles l’homme s’oppose au simple donné naturel pour créer un univers nouveau pratico-poétique de significations ? La quantité et la pluralité incroyable de mythes, d’œuvres, de techniques, leur transformation au cours de l’histoire ne montrent-elles pas la productivité propre de la culture humaine irréductible au cycle répétitif d’une nature aveugle? La culture n’est-elle pas, en sa destination ultime, œuvre de l’homme, « la libération et le travail de la libération supérieure, à savoir l’absolu point de passage vers la substantialité infinie, subjective de la vie éthique, substantialité qui n’est plus immédiate ou naturelle, mais spirituelle et élevée à la forme de l’universel » (Hegel), soit le travail d’arrachement de l’homme à l’immédiateté naturelle pour, travaillant cette dernière, lui faire acquérir en l’homme et hors de l’homme le sens substantiel qu’en tant que nature elle ne saurait contenir ? Par le langage, l’homme ne crée t’il pas ce nouveau monde imaginaire qu’est l’ordre de la signification – la nature aveugle et a-sensée, immanente et sans distance à soi, ne voulant précisément rien dire ? La culture n’est-elle donc pas humanisation du monde ?

Et pourtant ces langages que sont l’œuvre d’art et le mythe « luiraient déjà dans la splendeur du monde », se parleraient déjà « dans la nature elle-même ». Comment entendre cela ?

Ensemble de points à saisir :

a) Le « déjà » implique l’absence de création humaine : l’œuvre comme le mythe ne créeraient rien, aucun ordre nouveau, ils dévoileraient ce qui est déjà là – obscurément dans le silence de l’être. Ils montreraient à l’homme le monde dont il fait parti et qu’il ne voit pas. Or, il semble au contraire que le propre de toute grande œuvre soit d’ouvrir un monde, un monde nouveau et inédit de signification : les mondes de Van Gogh, Hugo, Bach, Picasso… Les œuvres, semble t’il, ne font pas que désigner le monde, elles créent un autre monde, monde imaginaire de significations. Quelle nature désignerait donc une œuvre musicale ? Et pourtant une telle hypothèse permettrait de fonder l’impression de vérité que donnent – parfois ? toujours ? – les grandes œuvres. A contrario, les œuvres (et les paroles) ratées seraient des significations déconnectées, sans lien de vérité au monde à dévoiler.

b) Si l’art parle déjà dans la nature elle-même, ce sont les oppositions nature / culture, monde / sens comme corps / pensée qui doivent être révisées. Une nature qui parle est une nature qui a un sens, une nature non idiote, qui signifie quelque chose et non la nature a-sensée et aveugle que la culture aurait à mettre en forme et en sens. Antérieurement à la séparation par l’esprit de la nature et de la culture, du monde et du sens, du corps et de la pensée, il y aurait une unité de l’homme et du monde (cf. II. a) – unité signifiante - unité que je perds dans et par le langage objectivant.

c) Dualité du langage : ce qui révèle peut masquer. La parole comme dévoilement de la vérité peut aussi tomber dans l’erreur, le délire ou le mensonge. Une parole à l’écoute serait une parole fondamentalement accueillante du sens qui se dit dans les choses. Opp. langage objectivant, bavardage, significations imaginaires, pures fictions…  qui masquent le monde. La parole vraie serait donc une médiation devant nous reconduire à l’immédiat d’un rapport premier au monde.

 

Analyse d’un exemple : les souliers de Van Gogh par Heidegger dans « L’origine de l’œuvre d’art »

 

« Comme exemple, prenons un produit connu : une paire de souliers de paysan (…) Qu’y a-t-il à voir ? Chacun sait de quoi se compose un soulier. S’il ne s’agit pas de sabot ou de chaussures de filasse, il s’y trouve une semelle de cuir et une empeigne, assemblées l’une à l’autre par des clous et de la couture. Un tel produit sert à chausser le pied (…). Ces précisions ne font que préciser ce que nous savons déjà. L’être-produit du produit réside en son utilité (…). Tant que nous nous contenterons de nous représenter une paire de souliers « comme ça », « en général », tant que nous nous contenterons de regarder sur un tableau de simples souliers vides, qui sont là sans être utilisés – nous n’apprendrons jamais ce qu’est en vérité l’être-produit du produit (…). Une paire de souliers de paysans, et rien de plus. Et pourtant…

 Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre de nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne (…).

 Nous n’avons rien fait que de nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. La proximité de l’œuvre nous a soudain transporté ailleurs que là où nous avons coutume d’être. L’œuvre d’art nous fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers » (Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art)

                

Van Gogh, Vieux souliers, 1887

 

Il convient, tout d’abord, de se rendre sensible à cette affirmation selon laquelle l’œuvre d’art serait une connaissance qui nous donnerait à voir une vérité. En quel sens l’œuvre d’art dévoile t’elle le réel ? Soient les vieux souliers peints par Van Gogh (cf. texte).« L’œuvre d’art, écrit Heidegger, nous fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers ». Si, dans la quotidienneté, nous ne savons pas ce qu’est en vérité la paire de soulier c’est parce que nous la réduisons à son utilité (cf. III. a. 1). « C’est une paire de souliers » - identification suffisante du sujet du tableau = intégration de l’objet dans une catégorie générale (« souliers » – eux-mêmes intégrés dans la catégorie utilitaire « vêtements ») - classement qui sert à nous orienter dans le monde; et nous passons notre chemin.  « Tant que nous nous contenterons de regarder sur un tableau de simples souliers vides, qui sont là sans être utilisés – nous n’apprendrons jamais ce qu’est en vérité l’être-produit du produit ». Sur quoi avons-nous donc passé et que faut-il donc voir ? « Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre de nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne (…) ». Qu’est-ce donc en vérité que cette vieille paire de souliers que notre regard ne voit jamais ? C’est le monde qu’ils portent inscrits en eux, monde silencieux, rapport vécu dans l’intimité des gestes de l’homme en contact avec la nature – solitude des chemins de campagne mille fois foulés, contact pesant et répété avec la Terre grasse, angoisse et espérance qu’ils portent silencieusement… puis l’être-là, inutile et abandonné, de l’être-produit (l’objet utilitaire), hors du réseau de gestes et de sens qui le réduit en l’utilisant, apparaissant dans son étrangeté, jeté en un coin et maintenant lisible par un regard détaché qui peut faire lever le poème qu’ils portent en eux – « la peinture est une poésie qui se voit » (De Vinci): poème de solitude, poème de labeur, poème de l’usure…  poème qui n’est pas pure invention de l’auteur, mais méditation au contact des choses que ce dernier fait parler, révélant le monde de signification qu’elles incarnent et portent dans leur chair sensible travaillée par le temps.

 

« L’œuvre d’art – éclat de l’Etre et non pas invention humaine – fait resplendir cette splendeur anté-humaine ».

Vérité : «Nous devons nous tourner vers l’étant, penser à son contact même, ayant en vue son être, mais précisément de telle sorte que nous le laissions reposer en lui-même, dans son éclosion » (Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, p. 31). On saisit dans la méditation poétique d’Heidegger cette volonté de ne pas étouffer par sa parole le monde porté par l’œuvre, de ne pas la réduire à autre chose qu’elle-même, mais de la faire parler… de même que Van Gogh se serait mis au contact de l’objet afin de saisir et de faire sortir du silence et de la nuit par la création picturale le monde que les souliers portaient en eux. Si Heidegger insiste sur cette non invention humaine que serait l’œuvre d’art, c’est bien parce que la structure du regard de l’artiste doit être celle de l’accueil, soit de la contemplation (cf. III. b). Ce pourquoi, écrit Lévinas, « il faut que l’homme puisse écouter et entendre et répondre. Mais entendre ce langage et y répondre, ne consiste pas à se livrer à des pensées logiques érigées en système de connaissances, mais à habiter le lieu, à être là ». Se livrer à des pensées logiques, c’est se déconnecter (déracinement) de notre rapport au monde et lui substituer un discours objectivant qui survole et utilise ce dernier : dans le bavardage, le discours technicien utilitaire ou le discours scientifique c’est le rapport intime au monde, la proximité, qui est perdu dans une parole humaine centrée sur les seuls intérêts de l’homme et oubliant la « splendeur anté-humaine », c'est-à-dire antérieure au système des intérêts et des visions du monde que nous suppléons au réel. A contrario, l’impression de vérité s’exprimant en un « c’est cela », soit celle de la conformité de l’œuvre au réel… manifeste qu’il ne s’agit pas, dans l’œuvre d’art, de l’arbitraire d’une invention, mais d’un dire essentiel qui accueille et fait sortir de leur silence les choses mêmes. De là la conception de l’œuvre d’art (de la bonne œuvre – ou bien de l’œuvre véritable comparée à ce qui n’en porte que le nom) comme « éclat de l’Etre », soit, si l’Etre est le réel lui-même que nos discours et nos pratiques cachent, comme dévoilement du monde silencieux dont nous faisons parti et manifestation de ce monde dans un dire essentiel (signe sensible de la parole, de la forme, du geste, du son…).

Il y a bien alors dans l’art « poiésis » c'est-à-dire production – production de paroles, de gestes, de sons, de formes… soit d’une réalité qui n’était pas là auparavant. En ce sens, et conformément à l’étymologie du mot « art » - ars = méthode, savoir-faire – l’art est une technique. Mais, contrairement à la technique moderne qui ne révèle qu’un monde réduit, « arraisonné » c'est-à-dire à manipuler et à dominer par le calcul (cf. II), la technè de l’artiste viserait à révéler le monde sans le réduire. « L’Arraisonnement cache surtout cet autre dévoilement, qui, au sens de la poiésis, produit et fait apparaître la chose présente (…) L’arraisonnement nous masque l’éclat et la puissance de la vérité » (Heidegger, la question de la technique, p. 37). « Autrefois la technique n’était pas seule à porter le nom de technè. Autrefois technè désignait aussi ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît. Autrefois technè désignait aussi la pro-duction du vrai dans le beau. La poiésis des beaux-arts s’appelait aussi technè. Au début des destinées de l’Occident, les arts montèrent en Grèce au niveau le plus élevé du dévoilement qui leur était accordé. Ils firent resplendir la présence des dieux, le dialogue des destinées divine et humaine. Et l’art ne s’appelait pas autrement que technè. Il était un dévoilement unique et multiple. Il était pieux, c'est-à-dire « en pointe », promos : docile à la puissance et à la conservation de la vérité. (…) L’homme habite en poète cette terre (Holderlin). La poésie place le vrai dans le rayonnement de ce (…) qui resplendit de la façon la plus pure. » (idem, p. 46-47).

Mais que fait donc la technè de l’artiste et pourquoi l’artefact (l’oeuvre, produit de l’art) ? 1) Elle sort de l’obscur et du silence – dévoilement (alétheia) : en se posant devant nous, à contempler, elle met face à notre regard ou à notre écoute ce qu’il y a à voir, ce que, faisant corps avec, nous ne pouvons saisir 2) Elle nous donne à voir une chose isolée a) des rapports utilitaires qui font qu’on ne la voit pas ; b) des autres choses à laquelle elle est, dans le monde réel, jointe non par des liens essentiels mais par le seul hasard (les chaussures et un chat, par exemple). 3) Elle intensifie notre rapport au réel en traçant des chemins de pensée et de perception, susceptibles de faire résonner et rayonner en nous la signification qu’elle vise à éveiller.

 

Le mythe se parle dans la nature elle-même. La nature est implantée dans ce langage premier qui, en nous interpellant, fonde seulement le langage humain

L’œuvre d’art aurait avec le mythe des liens essentiels. Etonnement : le mythe = récit collectif tenu pour vrai, sans auteur connu, ayant dans une société donnée pour fonction de raconter l’origine surnaturelle et sacrée des êtres et des valeurs. Le mythe est instauration religieuse de la signification (que le rite inscrira dans la chair des jours et des corps). A contrario, même si l’art a été souvent lié à la religion, il est, dans les temps modernes, en droit indépendant de la religion. L’émancipation de l’art vis-à-vis de la religion est, de plus, contemporaine de la notion d’artiste, soit de créateur singulier d’une œuvre personnelle – le mythe =, quant à lui, a-nonyme. Et pourtant, si l’œuvre d’art (véritable) a pour fonction de révéler une nature antérieure à elle-même dont l’homme a à être le gardien – la notion de créateur perd son sens, toute grande œuvre ayant a faire oublier la particularité de son auteur pour la vérité qui, à travers lui, est dévoilée ; la notion de sacré, soit de valeur supérieure et transcendante au monde quotidien des hommes, prend un sens similaire à celui du mythe, celui-ci dévoilant aux hommes des valeurs « anté-humaines » c’est à dire supérieures aux choix et aux créations arbitraires des hommes. Dans une telle perspective le mythe (tous les mythes ? certains mythes ?) ne serait pas ce que le moderne en voit, c'est-à-dire un produit de l’imagination des hommes tentant par des fictions (dont le sens fictif n’est pas connu d’eux-mêmes) de donner sens à leur vie sur Terre (Freud, Marx) mais une parole première qui dirait une vérité et qu’il faudrait accueillir et écouter. C’est une telle écoute des mythes et des poèmes que G. Bachelard, Mircea Eliade et, à leur suite, G. Durand dans ses Structures anthropologiques de l’imaginaire préconisent. Mais quel type de vérité s’agit-il et de quelle manière l’accueillir ? Il ne peut s’agir de saisir les mythes dans leur sens littéral – sens figés, objectivés, sens qui s’opposent mutuellement – mais de les saisir comme métaphore, manière indirecte de dire par l’image, et de chercher le sens qui cherche à se dire à travers eux en voyageant par l’imagination avec la métaphore = saisir l’esprit qui chemine à travers la lettre. Ainsi, par exemple, du symbolisme de l’eau (comme de la Terre, du Soleil, du Ciel…) présent dans de nombreuses civilisations : « Eau, tu es la source de toute chose et de toute existence » (cité par Eliade, Traité d’histoire des religions, p. 165), dit un texte indien de la tradition védique. Les mythes de la naissance des hommes dans les eaux, de la mort et de la renaissance – régénérescence – purification par les eaux (déluge, baptême, sources de vies) disent ainsi, au-delà des séparations culturelles, le sens unitaire d’un rapport à l’élément (élémentaire = premier) : l’eau est l’indistinct, l’amorphe germinateur et régénérateur des formes. « Principe de l’indifférentiel et du virtuel, fondement de toute manifestation cosmique, réceptacle de tous les germes, les eaux symbolisent la substance primordiale dont naissent toutes les formes et dans lesquelles elles reviennent, par régression ou par cataclysme » (Eliade, idem). Par delà la réduction objectivante utilitaire et scientifique, tout homme pourrait en cette attitude de l’accueil faire revivre en lui-même ce rapport premier à l’élément – ce que le langage des poètes, à mille lieux pourtant de l’univers mythique, retrouve par ses seules forces (ainsi par exemple de la Terre matricielle, la Terre-Mère, présente en de nombreux mythes, dans Regain de Jean Giono). Tout se passe ainsi comme si l’unité d’un rapport premier au monde, accessible uniquement à travers la structure de l’accueil méditatif de l’homme face aux choses, unissait l’homme à la nature et les hommes entre eux – pour peu qu’ils se posent en cette attitude de dé-prise, à l’écoute. Il s’agirait alors d’habiter à nouveau cette Terre à laquelle nous sommes fondamentalement adéquats et dont nous ne nous séparons (dans le désir d’autre chose qui se manifeste en désir de changement, de révolte ou de négation du donné via la course en avant technique…) que par nos égarements.

 

IV) Critique de la conception heideggérienne : technique, libération, création et raison (§2 - § 6 et suite)

Deux jugements de Lévinas : « la doctrine est subtile et neuve » ; « il y a du vrai dans cette déclamation » - du vrai, non toute la vérité – ici sur la technique, mais aussi, sur ce que sont la nature, le langage, le mythe et l’art / homme. « Du vrai » - il s’agit  de situer le propos heideggérien, de mettre en lumière la part de vérité qu’il contient ainsi que celle qu’il occulte. Au-delà des dangers de la technique, Lévinas propose de montrer comment cette dernière, loin d’être par essence aliénante, ne l’est que par accident, son essence étant, au contraire, de libérer l’homme. Mais de quoi ? Au-delà de l’aspect superficiel et ludique de la technique moderne (1), au-delà de la seule interprétation classique selon laquelle la technique libère l’homme de son impuissance naturelle (2), Lévinas – apport principal du texte - réinscrit le geste technique dans sa signification éthique (c’est-à-dire du point de vue du Bien – sens positif de la relation aux autres et à la nature impliqué par la technique) : la technique suppose et développe une attitude rationnelle qui vise à substituer un milieu humain, produit conscient de l’homme, aux nocturnes pesanteurs du sacré qui séparent l’homme de l’homme – la technique serait donc le produit d’une libération de l’esprit, sœur d’une union inédite de l’homme à l’homme (V).

 

1) Aspects superficiels et ludiques de la technique moderne

« L’enfantin instinct de la vitesse » ; les « beaux jouets mécaniques qui tentent la puérilité éternelle des adultes » ; « Ce qui est admirable dans l’exploit de Gagarine, ce n’est certes pas son magnifique numéro de Luna-Park qui impressionne les foules ; ce n’est pas la performance sportive accomplie en allant plus loin que les autres, en battant tous les records de hauteur et de vitesse ».

Si rien de tout cela n’est admirable, reste pourtant que c’est cela qui est partout admiré : accroître les vitesses, faire ce qui n’a encore jamais été fait, rendre possible ce qu’on pensait hier encore impossible… Navettes spatiales, écrans 3D, guidage GPS, téléphones portables nouvelle génération, voitures remplies de multiples gadgets… sont, pour une part, admirés pour leur seule nouveauté et l’effet de plaisir immédiat que cause un nouveau divertissement. Mais logique du divertissement (Pascal) : lassitude et course en avant vers le toujours nouveau. Puérilité et immédiateté : absence de profondeur - comme l’enfant émerveillé par l’immédiateté de la neige qui tombe…

 

 

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Textes supplémentaires

 

 D’ordinaire, le regard sur le monde ne le regarde pas. Il est comme absent, hanté par un avenir et un ailleurs. Hanté par quoi ? Par les objets du souci, de la préoccupation. Le monde est alors un monde réduit, rétréci, pris dans l’étroitesse d’une perspective. Pour le paysan, le monde se réduit à sa ferme et à son champ, dit Heidegger. C’est le monde de la préoccupation. Les choses, alors, n’existent pas, ne valent pas pour elles-mêmes. Elles ne sont que des pragmata, des «outils ». Le nuage, pour le paysan, n’est pas ce que voit le poète : il n’est que le porteur de pluie, ce sont la venue fait craindre ou espérer la pluie. 

Conche, L’aléatoire, p. 43

 

« La science manipule les choses et renonce à les habiter » (Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 9).

 

 L’homme ne voit que l’homme. Ce dont on se sert, que l’on connaît, que l’on domine, se montre à nous par le biais par lequel il nous donne prise, non en lui-même. Tel qu’en lui-même, il reste en retrait. Ce qui ne se donne qu’à la dépréoccupation, la préoccupation ne peut le rencontrer.

Conche, Vivre et philosopher, p. 101

 

La philosophie n’est pas l’art, mais elle a avec l’art de profondes affinités. Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. Mais ce sera aussi un philosophe, avec cette différence que la philosophie s’adresse moins aux objets extérieurs qu’à la vie intérieure de l’âme.

 Bergson, Le rire

 

Ne vivant plus qu’à l’intérieur, […] nos contemporains, tassés dans les villes, ne se servent ni de pelle ni de rame, pis, jamais n’en virent. Indifférents au climat, sauf pendant leurs vacances, où ils retrouvent, de façon arcadienne et pataude, le monde, ils polluent, naïfs, ce qu’ils ne connaissent pas, qui rarement les blesse et jamais ne les concerne. […] Ceux qui, aujourd’hui, se partagent le pouvoir ont oublié une nature dont on pourrait dire qu’elle se venge mais qui, plutôt, se rappelle à nous […]. Nous avons perdu le monde : nous avons transformé les choses en fétiches ou marchandises, enjeux de nos jeux de stratégies ; et nos philosophes, acosmistes, sans cosmos, depuis tantôt un demi-siècle, ne dissertent que de langage ou de politique, d’écriture ou de logique. Au moment même où physiquement nous agissons pour la première fois sur une Terre globale, et qu’elle réagit sans doute sur l’humanité globale, tragiquement, nous la négligeons.

M. Serres, Le contrat naturel

 

La chambre de Combray « creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où, dès la première seconde, j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue de vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaires (…) se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel (…) jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver, et notablement diminué la hauteur apparente du plafond ».

Proust, Du côté de chez Swann, p. 8.

 

 Et tout d’abord contemple la couleur claire et pure du ciel et tout ce qu’il renferme en lui : les astres errants de toutes parts, la lune, le soleil et sa lumière à l’éclat incomparable : si tous ces objets aujourd’hui pour la première fois apparaissaient aux mortels, si, brusquement, à l’improviste, ils surgissaient à leurs regards, que pourrait-on citer de plus merveilleux que cet ensemble, et dont l’imagination des hommes eût moins osé concevoir l’existence ? Rien, à mon avis, tant ce spectacle est prodigieux. Vois maintenant : personne, tant on est fatigué et blasé de cette vue, ne daigne plus lever les yeux sur les régions lumineuses du ciel.

Lucrèce, De la nature

 

 Contempler la tourterelle, la pie, la grenouille, la mouche, c’est se placer, en mystique, devant le mystère de la vie, c’est éprouver, devant la tourterelle que l’on voit – et qui vit le monde en tourterelle d’une manière pour nous totalement inconnaissable, inintelligible, irreprésentable -  le sentiment du sacré, c'est-à-dire de se trouver devant ce qui est entièrement en dehors de nos catégories, et que l’on n’a pas le droit en aucune façon de réduire à nos manières de voir humaines. La contemplation ne va pas sans respect et conscience de nos limites. La conduite qui en découle est alors celle-ci : laisser la tourterelle, la grenouille à sa façon de grenouille, etc. (je condamne ici la dégustation des pattes de grenouilles). Contempler, c’est refuser d’intervenir dans la vie du monde ; c’est laisser libre ce qui est au monde ; c’est se perdre dans l’admiration de ce monde, riche, au-delà du monde humain, de mondes innombrables.

Conche, Vivre et philosopher, p. 100.

 

Je perçois, moi, le chèvrefeuille, le lilas, la rose comme étant là pour rien – ni pour l’homme, ni pour les insectes, ni pour eux-mêmes, ni pour la beauté. Ce « pour » serait de trop. Ce serait une adjonction étrangère à la chose même. A ce qui est là et se montre, n’ajoutons rien : contemplons.

Idem.

 

Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme ! Au gré des envieux le foule loue et blâme ; Vous me connaissez, vous ! – vous m’avez vu souvent, Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant. Vous le savez, la pierre où court un scarabée, Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée, Un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour. La contemplation m’emplit le cœur d’amour. Vous m’avez vu cent fois, dans la vallée obscure, Avec ces mots que dit l’esprit à la nature, Questionner tout bas vos rameaux palpitants, Et du même regard poursuivre en même temps, Pensif, le front baissé, l’œil dans l’herbe profonde, L’étude d’un atome et l’étude du monde.

Victor Hugo, Les contemplations

 

La science, qui n'a affaire qu'avec ce qui est exprimable et constant, c'est-à-dire avec des généralités plus ou moins développées et déterminées, perd ici son latin et baisse pavillon devant la vie, qui seule est en rapport avec le côté vivant et sensible, mais insaisissable et indicible, des choses. Telle est la réelle et on peut dire l'unique limite de la science, une limite vraiment infranchissable. Un naturaliste, par exemple, qui lui-même est un être réel et vivant, dissèque un lapin ; ce lapin est également un être réel, et il a été, au moins il y a à peine quelques heures, une individualité vivante. Après l'avoir disséqué, le naturaliste le décrit : eh bien, le lapin qui sort de sa description est un lapin en général, ressemblant à tous les lapins, privé de toute individualité, et qui par conséquent n'aura jamais la force d'exister, restera éternellement un être inerte et non vivant, pas même corporel, mais une abstraction, l'ombre fixée d'un être vivant. La science n'a affaire qu'avec des ombres pareilles. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu'à la vie, qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c'est-à-dire tout ce qui passe ou ce qui fuit. L'exemple du lapin, sacrifié à la science, nous touche peu, parce que, ordinairement, nous nous intéressons fort peu à la vie individuelle des lapins. Il n'en est pas ainsi de la vie individuelle des hommes que la science et les hommes de science, habitués à vivre parmi les abstractions, c'est-à-dire à sacrifier toujours les réalités fugitives et vivantes a leurs ombres constantes, seraient également capables, si on les laissait seulement faire, d'immoler ou au moins de subordonner au profit de leurs généralités abstraites. L'individualité humaine, aussi bien que celle des choses les plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi dire non existante pour la science. Aussi les individus vivants doivent-ils bien se prémunir et se sauvegarder contre elle, pour ne point être par elle immolés, comme le lapin, au profit d'une abstraction quelconque ; comme ils doivent se prémunir en même temps contre la théologie, contre la politique et contre la jurisprudence, qui toutes, participant également à ce caractère abstractif de la science, ont la tendance fatale de sacrifier les individus à l'avantage de la même abstraction, appelée seulement par chacune de noms différents, la première l'appelant vérité divine, la seconde bien public, et la troisième justice.

Bakounine, Dieu et l’Etat

 

 « Là où celui-ci domine, il écarte toute autre possibilité de dévoilement. L’Arraisonnement cache surtout cet autre dévoilement, qui, au sens de la poiésis, produit et fait apparaître la chose présente (…) L’arraisonnement nous masque l’éclat et la puissance de la vérité »  (Heidegger, p. 37)

 Peut-être alors un dévoilement qui serait accordé de plus près des origines, pourrait-il, pour la première fois faire apparaître ce qui sauve, au milieu de ce danger qui se cache dans l’âge technique plutôt qu’il ne s’y montre ? Autrefois la technique n’était pas seule à porter le nom de technè. Autrefois technè désignait aussi ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît. Autrefois technè désignait aussi la pro-duction du vrai dans le beau. La poièsis des beaux-arts s’appelait aussi technè. Au début des destinées de l’Occident, les arts montèrent en Grèce au niveau le plus élevé du dévoilement qui leur était accordé. Ils firent resplendir la présence des dieux, le dialogue des destinées divine et humaine. Et l’art ne s’appelait pas autrement que technè. Il était un dévoilement unique et multiple. Il était pieux, c'est-à-dire « en pointe », promos : docile à la puissance et à la conservation de la vérité. (…) L’homme habite en poète cette terre (Holderlin). La poésie place le vrai dans le rayonnement de ce (…) qui resplendit de la façon la plus pure. 

Heidegger, La question de la technique, p. 46-47

 «Nous devons nous tourner vers l’étant, penser à son contact même, ayant en vue son être, mais précisément de telle sorte que nous le laissions reposer en lui-même, dans son éclosion » (Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, p. 31).

 

Le visage n’est pas l’assemblage d’un nez, d’un front, d’yeux, etc., il est tout cela certes, mais prend la signification d’un visage par la dimension nouvelle qu’il ouvre dans la perception d’un être. Par le visage, l’être n’est pas seulement enfermé dans sa forme et offert à la main – il est ouvert, s’installe en profondeur et, dans cette ouverture, se présente en quelque sorte personnellement. Le visage est un mode irréductible selon lequel l’être peut se présenter dans son identité. Les choses, c’est ce qui ne se présente jamais personnellement et, en fin de compte, n’a pas d’identité. A la chose s’applique la violence. Elle en dispose, elle la saisit. Les choses donnent prise, elles n’offrent pas de visage. Ce sont des êtres sans visage. Peut-être l’art cherche t’il à donner un visage aux choses et c’est en cela que résident à la fois sa grandeur et son mensonge.

Levinas, Difficile liberté, p. 23

 

La première relation de l’homme avec l’être passe à travers son rapport avec l’homme. L’homme juif découvre l’homme avant de découvrir les paysages et les villes. Il est chez soi dans une société, avant de l’être dans une maison. Il comprend le monde à partir d’autrui plutôt que l’ensemble de l’être en fonction de la terre. Il est dans un sens exilé sur cette terre, comme dit le psalmiste, et il retrouve un sens à la terre à partir d’une société humaine (…) L’homme commence dans le désert où il habite des tentes, où il adore Dieu dans un temple qui se transporte.

 De cette existence libre à l’égard des paysages et des architectures, à l’égard de toutes ces choses lourdes et sédentaires qu’on est tenté de préférer à l’homme, le judaïsme se souvient, au cours de toute son histoire, qu’elle s’enracine dans les campagnes ou les villes (…). La liberté à l’égard des formes sédentaires de l’existence est, peut-être, la façon humaine d’être dans le monde. Pour le judaïsme, le monde devient intelligible devant un visage humain et non pas, comme pour un grand philosophe contemporain qui résume un aspect important de l’Occident, par les maison, les temples ou les ponts.

 Cette liberté n’a rien de maladif, rien de crispé et rien de déchirant. Elle met au deuxième plan les valeurs d’enracinement et institue d’autres formes de fidélité et de responsabilité. L’homme, après tout, n’est pas un arbre et l’humanité n’est pas une forêt. Formes plus humaines car elles supposent un engagement conscient ; plus libres, car elles permettent d’entrevoir des horizons plus vastes que ceux du village natal et une société humaine.

 Ces liens consciemment voulus, ces liens librement consentis – avec tout ce que les libertés comportent de traditions – ne sont-ils pas ceux-là qui constituent des nations modernes, définies par la décision de travailler en commun beaucoup plus que par les voix obscures de l’hérédité ? Ces liens consentis sont-ils moins solides que l’enracinement ? Dans une circonstance certes : lorsque les groupements formés par eux cessent de correspondre aux valeurs morales au nom desquelles ils étaient formés. Mais ne faut-il pas accorder à l’homme le droit de juger, au nom de la conscience morale, l’histoire à laquelle par un côté il appartient au lieu de laisser à l’histoire anonyme ce droit de jugement ? Une liberté à l’égard de l’histoire au nom de la morale, la justice au-dessus de la culture (terre ancestrale, architecture, arts), tels sont en fin de compte les termes qui racontent la façon dont le juif a rencontré Dieu.

Levinas, Difficile liberté, p. 44 – 46