Logique du manifeste du parti communiste de Marx et Engels

 

1)       Le capitalisme en son essence est :   a) le pouvoir des détenteurs privés de capitaux (moyens de production) sur les prolétaires à travers la relation salariale (se vendre pour vivre) ;

                                                                   b) un mouvement de chaque entreprise et de la société entière vers un seul but : l’accroissement du profit.

2)       Le capitalisme « pur » n’existe pas (ou pas encore ?) : il s’inscrit à la fois dans un monde ancien qui lui oppose des résistances et suscite de nouvelles résistances qui, inscrites sur le terrain politique, peuvent, notamment par la loi, contrecarrer sa logique. Nous ne vivons donc jamais que sous une forme impure du capitalisme selon les rapports de force en vigueur.

3)       Ce que dessine le manifeste du parti communiste ce sont donc des tendances liées au pouvoir grandissant du capital dont on peut dessiner et anticiper la logique propre. L’extraordinaire de ce Manifeste est que l’anticipation marxiste de 1848 correspond largement à ce qui dessine aujourd’hui : signe de la perspicacité de la lecture de Marx et Engels et de la puissance propre de ces tendances révélées.

4)       Dévoiler la logique du capitalisme c’est donc montrer comment celui-ci déstructure et remodèle tendanciellement le monde hérité selon les lignes d’un modèle traçant l’horizon d’un monde « idéal » du capitalisme pur que certains voudraient voir dominer la planète et que préfigure assez adéquatement le monde de la finance (cf. 8).

Le capitalisme, écrivent Marx et Engels, « façonne un monde à son image ». Quelle image ? Et selon quelles lignes de forces ?

 

5)       Un monde dans lequel le capital détiendrait le pouvoir absolu : tout y serait dominé par la puissance de l’argent dans les mains de multinationales privées qui exploiteraient le réel devenu tout entier marchandise dans un but de profit en rationalisant et technicisant le réel devenu tout entier objet de calcul.

6)       Pour s’accroître le capital, doit, en effet :  a) produire et acheter au moindre coût ;

                                                                  b) vendre les produits créés en trouvant ou fabriquant des marchés ;

                                                                  c) minimiser le temps de retour investissement / profit (fluidité, rapidité)

       

7)       Il s’agit dès lors de faire sauter tous les obstacles qui s’opposent à la réalisation de a), b) et c) par :  

a)        L’exploitation accrue du travail :

. Augmenter la « plus-value [part de la production du travailleur allant dans les poches du capitaliste] absolue » (la durée du travail pour un salaire donné ; diminution des salaires) ; augmenter la « plus-value relative », soit la productivité du travail via la centralisation des travailleurs (la manufacture) (rapidité des échanges et efficacité du contrôle), la division technique du travail (de la manufacture à l’industrie qui fait tendanciellement de l’homme un ressort de la machine).                

. Lutter contre toutes les « règles sociales » qui s’opposent à cette exploitation libre : salaires minimaux, aides, existence de biens communaux et de possibilité d’autosubsistance…

. Mise en concurrence mondiale des travailleurs via délocalisation (faire sauter l’obstacle des distances et des législations protectrices).    

b)       . En suscitant et créant autour de soi des besoins croissants (proposition de nouveaux produits).

. Par la constitution d’un marché mondial (abolition des distances et des barrières à l’échange).

                                                                                      . Via la marchandisation tendancielle de toutes choses (ressources naturelles, école, sécurité, culture, génomes, corps, eau, air, santé…).

c)        . Constitution d’un réseau dense de circulation mondiale (information / production) = délocalisation et mondialisation.

. Centralisation (ville, industrie) – agglomération – urbanisation (les mégalopoles) : constitution de centres de production/consommation.

 

8)          a), b) et c) sont en apparence parfaitement réalisés dans le monde de la finance où la mondialisation/délocalisation est totale (possibilité d’acheter n’importe où, n’importe quoi) ; les obstacles spatiaux et temporels sont dépassés : immédiateté des ventes/achats et automaticité rêvée de la réalisation du profit ; on laisse le soin aux industries de faire le travail de a) et b) (lien à l’économie réelle), donnant des ordres de loin et récoltant les bénéfices attendus sous la menace de retirer les fonds (auj. env. 15 % / an) : pouvoir des actionnaires. De là ces riches capitalistes, reliés par satellite aux places boursières, faisant la fête, sans lien ni patrie, sur le paquebot, The World

9)       Ce monde = le règne effectif de l’abstraction – celui de l’argent : toutes les réalités n’existent plus qu’en tant que marchandises, sources ou non de profit (et donc à rendre profitable ou à éliminer) : à la fois abstraction et unidimensionnalisation du réel vivant et, en même temps, processus réel d’abstraction-unidimensionnalisation puisque le monde gouverné par l’argent abstrait produit un monde technicisé et rationalisé fait de machines, de réseaux, de règles tous bien réels.

10)    Texte de Marx, de 1844 sur l’argent : pouvoir abstrait / pouvoir réel (avoir / être) : les profondeurs du réel vivant ne sont pas accessibles à l’argent. Et en même temps effets bien réels de ce pouvoir abstrait !

11)    Abstraction de la réalité des lieux, des langues et cultures locales, des personnes dans leur singularité et leurs exigences propres, des valeurs impliquant notamment la notion de bien commun et de sacré, du caractère essentiellement non convertible des formes anciennes du capital (lien/lieu et /personne : ex. une maison de famille, un instrument de musique…)…

Et transformation de ces derniers par : des mégalopoles-autoroutes-internet ; une langue et culture universelle (anglais, Hollywood, Mac Donald’s) ; des individus isolés en concurrence mutuelle devant apprendre à se vendre et à vendre les autres ; un capital libre (de tout lieu, de tout attachement à une personne) et mobile…

 

12)    Or contre l’idée essentiellement réactionnaire d’un simple retour en arrière (cf. III.1 : « le socialisme réactionnaire »), Marx et Engels soulignent l’ambigüité du capitalisme : à la fois destructeur de réalités et valeurs essentielles mais aussi constructeur de réalités nouvelles au bénéfice potentiel de l’humanité à venir. Et encore révélateur de certaines vérités libérant des illusions propres aux mondes anciens, vérités encore abstraites cependant sur la base desquelles la société communiste devrait s’instaurer en résolvant les contradictions que le capitalisme suscite sans pouvoir les résoudre ni les comprendre

13)    Le monde ancien (pour nous, le monde de la féodalité et de la royauté) que le processus capitaliste détruit reposait, en effet, sur une illusion essentielle : produit en partie contingent de l’histoire humaine, ce monde était naturalisé. Ce qui était historique – et donc fait par l’homme et ainsi destructible par ce dernier : les rapports sociaux de domination, les langues, les mœurs, les lieux, les techniques de production, la dissémination des peuples… était vécu et pensé comme naturel c’est-à-dire, selon la conception ancienne de la nature, comme ce qui est essentiellement et ce qui vaut, l’ensemble s’appuyant tant sur le travail de l’idéologie, sur la fermeture et la stabilité relative des mondes anciens que sur l’impuissance relative de l’humanité (idée de fatalité). 

14)    C’est ce monde que vient bouleverser le capitalisme en reliant et unifiant les mondes dispersés (dé-localisation, mondialisation), substituant le pouvoir des villes et, plus largement, des réseaux (artifice et technique) à celui des campagnes, suscitant de nouvelles puissances de production qui « sommeillaient » dans l’humanité, substituant l’intérêt et le calcul comme moteur explicite de la domination aux anciennes valeurs des nobles, remodelant le paysage social par les cycles éruptifs de nouveaux riches et de faillite, la prolétarisation d’une masse de travailleurs… En rendant mobile ce qui était fixe, en faisant exploser ce qui était stable, en unifiant le disséminé… le capital est une puissance « révolutionnaire » (Marx et Engels), de profanation soit de désacralisation, faisant apparaître dans la réalité et dans les esprits la nature illusoire et idéologique des formes de domination anciennes. Aussi le capitalisme révèle-t-il cette vérité que le monde est le produit historique d’une humanité lancée dynamiquement vers l’avenir.

15)    « Dans la réalité et dans les esprits » (disais-je un peu plus haut) : selon Marx et Engels : la conscience est un produit socio-historique. La révolution de 1789 – et donc la conscience de l’illégitimité du pouvoir de la noblesse et du clergé - est rendu possible quand les bases réelles de leur domination sont sapées. De pouvoir au service de la noblesse, l’Etat devient puissance au service des intérêts de la bourgeoisie toujours sous l’apparence d’intérêt général ou de neutralité (là aussi : cette tendance peut être contrecarrée, cf. 2). La manifestation des contradictions réelles du capitalisme par le changement du monde lui-même devrait, à son tour, rendre possible l’apparition d’une conscience communiste (réactions aux crises, au chômage de masse, au pouvoir exorbitant du capital privé, à la crise écolo, etc.)

16)    Marx et Engels retracent ainsi quelques grandes lignes de la naissance du capitalisme. L’autonomie des communes vis-à-vis des pouvoirs seigneuriaux, le capital marchand s’accroissant dans le commerce autour du Nouveau monde, la manufacture supplantant les vieilles corporations : idée de nouveaux liens, d’une nouvelle puissance et de la naissance d’un capital libéré des règles, des lieux et des formes de relations personnelles anciennes en lequel il était largement engoncé.

 

17)     Ce révélateur de la nature dynamique-productrice de l’humanité, ce profanateur des fausses valeurs qu’est le capitalisme engendre cependant ses propres contradictions (I. §25 à fin) : a) l’absurdité de crises récurrentes de surproduction s’auto-amplifiant ; b) le paradoxe d’une civilisation productrice de barbarie (misère, exploitation et auj. crise écologique) ; c) la société se scinderait de plus en plus et tendanciellement en deux classes, une bourgeoisie de plus en plus riche et mince (processus de concentration-monopolisation) / un prolétariat prenant tendanciellement conscience de son unité et de sa propre puissance.

a)        Crises de surproduction. Absurdité : misère dans l’abondance et destruction de forces productives (entreprises, machines, hommes). Cause essentielle : restriction des salaires = restriction de la demande : les mêmes entreprises qui restreignent les salaires se trouvent collectivement sans débouchés pour leurs produits. Solution à la crise : destruction des petites entreprises, monopolisation et ouverture/recherche de nouveaux débouchés. Expansion du capitalisme donc élargissement des prochaines crises : vers crise mondiale (de 1929 à aujourd’hui…). Et crises financières : fantasme de l’auto-accroissement du capital - spéculation, bulles puis krach - effets directs sur l’économie réelle (faillite d’investisseurs-emprunteurs et de banques qui leur ont prêté (et, comme toutes sont liées) : compression du crédit – chute de l’activité économique : cycle dépressif).

b)       La civilisation produit la barbarie. Exploitation (et - époque de Marx et aujourd’hui dans qq pays du dit « tiers-monde », travail des enfants) ; Misère économique (course aux bas salaires, production structurelle de chômage (technologie, concurrence, crises)); Misère morale : abrutissement au travail (et, auj., dans la consommation), règne du calcul et de l’intérêt ; Enlaidissement du monde ; Crise écologique…

c)        Propriété : de + en + entre les mains de quelques-uns (concentration - monopolisation) – prolétarisation des moyennes bourgeoisies. Développement potentiel et réel d’une conscience de classe source de mouvements prolétariens (luddisme, syndicats, grèves, inscription dans la loi de mesure anticapitalistes (baisse temps de travail, salaire minimal, etc.)

 

18)    Constat : rapports de production (domination des capitalistes / prolétaires) de + en + inadéquats à la réalité des forces productives (puissances sociales de production). Production - et conscience, cf. 15. - de plus en plus puissante-socialisée-mondialisée / accaparement privé du produit (cf. 17.c) par une minorité de possesseurs désormais hors de la sphère de la production et donnant de haut et de loin des ordres (de + en + socialement perçus comme parasites).

19)    Solution : éliminer les parasites – abolir la propriété économique dans le sens du pouvoir privé de quelques-uns de dominer et diriger la vie des autres (par la menace du licenciement, par  la faiblesse des salaires, par le contrôle tendanciellement totalitaire des travailleurs au sein des firmes). A la place : démocratie soit pouvoir du peuple et des travailleurs (organisation publique de la production) au nom du Bien commun via nationalisation (pour les grandes firmes), directives et incitations sur les petites entreprises en fonction de lignes directrices publiques, pouvoir effectif des salariés au sein des entreprises (auto-gestion). C’est dans une telle optique qu’il faut penser les premières mesures proposées par Marx et Engels après la prise du pouvoir étatique par le prolétariat (II. fin).

20)    Texte de Marx : au-delà de cette liberté dans la sphère de la production s’opposant à la mise en esclavage tendancielle des travailleurs dans le capitalisme, libération d’un temps de vie pour un au-delà du travail productif. Vers : le « libre développement des capacités de chacun » - là où ces puissances ne peuvent dans les sociétés antérieures se développer que pour quelques privilégiés, ces dernières restant pour la grande masse atrophiée faute de temps libre et d’éducation. Comme « condition du libre développement de tous » - et non obstacle ! (cf.21): chacun a à gagner de la puissance de l’autre : « ma liberté commence où commence celle de l’autre » (Bakounine) - ma puissance réelle est faite de la culture commune comme sol nourricier et de celle de mes contemporains (comme jouissance et stimulation).

21)    De telles considérations appellent un ensemble de critiques rappelées par Marx et Engels dans la partie II, Bourgeois et prolétaires. On accuse, par exemple, les communistes de briser le lien propriété / travail (cf. Locke) et ainsi d’éliminer la personne et sa liberté. Mais : a) ce lien propriété / travail = déjà aboli pour l’immense majorité des travailleurs puisque leur travail exploité ne leur apporte aucune propriété ; b) les conditions capitalistes de la production implique une nature sociale du capital (l’effort combiné et indissociable d’une masse d’individus et de la société entière) – et non individuelle, par conséquent l’appropriation privée du capital productif n’a plus de base réelle (différence avec l’artisanat, par exemple).

22)    Ces diverses critiques révéleraient une incapacité de penser au-delà des catégories bourgeoises. Les manières que nous avons de penser le réel à travers les catégories de liberté, propriété, travail, nation, famille, etc. = le produit de l’histoire, sédimenté à nouveau en catégories se posant comme éternelles (cf.13). D’expression d’une nouvelle société en rupture avec le pouvoir aristocratique, elle devienne ce par quoi, la société se cache à elle-même ses propres contradictions. Or, signe de leur dépassement, ces catégories bourgeoises se muent en leur contraire. La revendication de propriété équivaut à l’absence de propriété réelle pour l’immense majorité ; le lien réel propriété / travail est aboli ; idem / revendication de liberté et de respect de la personne. De la même façon la critique du caractère internationaliste du projet communiste au nom de patrie et de la nation = un oubli que le capital est, par essence, transnational, ceci impliquant un intérêt objectif de classe des travailleurs.

 23)    Enfin, au-delà de Marx qu’en est-il des dérives du « communisme » dans l’histoire. Le 20ème siècle a été appelé « siècle du communisme » mais, note Lucien Sève, « le communisme n’a jamais existé ». Paradoxe ? Depuis 1917 jusque la fin des années 1980, puissance de régimes dits communistes. En réalité : oligarchie au pouvoir / domination et exploitation du peuple au nom des prolétaires. Leçon de l’histoire : pas de communisme sans démocratietoute dite représentation impliquant un risque de séparation et de domination.