Lecture du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels

(ébauche)

 

 

 

Comment lire et approcher ce texte – les obstacles qui s’opposent à la lecture

 

a) Ce qu’est ce texte au premier abord :

. Un texte historique, de 1848.

. En forme de « manifeste » – c’est à dire d’écrit ayant le triple but d’énoncer ce qu’il croît être une vérité, d’établir un programme d’action et, s’adressant à d’autres, de réveiller les consciences et les corps en amenant les hommes à lutter, unis, dans le « bon chemin ».

. Dont le sens consiste à montrer que l’idée communiste n’est pas un songe creux mais une idée fondée dans la nature du réel historique – et qui dessine l’avenir d’un monde juste possible.

 

b) Tout ceci engendre en nous immédiatement des réactions – en voici quelques-unes :

. Texte « historique » signifie daté et daté signifie dépassé. Le monde a changé depuis 1848, dès lors quel intérêt de lire ce texte pour comprendre le monde d’aujourd’hui ? Il ne nous renseignerait tout au plus que sur la conscience ouvrière du 19ème siècle…

. Ce manifeste, en tant qu’il vise à éveiller une partie de la population – en tant qu’il a un but pratique (non seulement théorique) et intéressé – n’est-il pas analogue à de la propagande ? N’est-ce pas la propagande propre d’un parti (naissant) étalant sa propre idéologie – c’est à dire faisant passer ses idées singulières pour des pensées universelles. Or cette idéologie n’est peut-être pas la mienne…

. Enfin et surtout l’idéologie communiste est : a) morte – depuis la chute du mur de Berlin (1989), au moins, qui consacre la fin du communisme et la victoire de la démocratie ; b ) dangereuse car d’essence totalitaire (« communisme = totalitarisme »)…

 

 

c) Caractère problématique de ces réponses immédiates

 

. Or philosopher c’est commencer par se méfier de ces réponses immédiates qui apparaissent comme autant d’évidences dans l’opinion publique (ou doxa). L’évidence avons-nous vu (cf. cours d’introduction à la philosophie) n’est bien souvent rien d’autre qu’un ensemble de pensées mortes et gelées, préjugés ou « on dit » - pensées qui, mises en demeure de se justifier, sont cependant incapables de rendre raison d’elles-mêmes.

. Qu’elles aient cependant des raisons d’être – et des raisons que, nous le verrons, nous pourrons à notre tour qualifier d’idéologiques – c’est ce que la philosophie de Marx elle-même nous aidera, plus loin, à penser. Disons, pour le moment et rapidement, que ces évidences-là masquent peut-être  (et auraient pour fonction de masquer) le problème qu’est le réel et les conflits latents qui s’y devinent sous l’apparence d’un consensus unitaire.

 

. Répondons-donc très rapidement à ces opinions en mettant en lumière leur caractère problématique :

 

Je passe sur la première : l’analyse du texte de Marx lui-même nous montrera que s’il y a bien, en effet, en lui des idées qui n’ont plus guère de sens aujourd’hui, d’autres a contrario éclairent singulièrement l’histoire présente et continuent à ouvrir l’horizon d’un avenir possible.

 

J’en viens donc à la seconde qui tourne entièrement autour d’une équation : « politique = subjectivité d’un parti-pris (idéologie) ayant en vue une prise de pouvoir à propagande ». Une telle position suppose : a) qu’il n’y a pas de vérité possible en politique mais simplement lutte de points de vue inconciliables ; b) que le but de « l’accès au pouvoir » ne peut ainsi être que la domination d’un groupe sur un autre – et non, par exemple, le développement d’un bien commun tels le bonheur ou la justice ; c) que, par conséquent les mots « bien commun »,  « liberté » et « justice » - et avec eux tous les discours qui s’y référent nécessairement – n’ont aucun sens universel et vrai, mais sont l’objet de manipulations via l’art de bien parler (rhétorique) et de convaincre les foules (sophistique).

Réponse : que ce qu’on appelle politique puisse devenir et soit très souvent dans l’histoire un jeu de propagande manipulatrice, on ne saurait le nier. Reste que, dès son origine, avec Platon, la philosophie s’oppose à la sophistique – cet art de manipuler les foules par l’usage (publicitaire) du beau langage – pour lui opposer que les mots ont un sens, accessible, loin des foules, dans le calme de la raison de chacun, et dont on ne peut aucunement faire n’importe quoi. Dès lors, du fait de la multiplicité contradictoire des points de vue on ne peut a priori inférer l’inexistence d’une vérité : de même que, seul contre tous, Galilée avait peut-être raison contre ce qu’on peut appeler ici les « idéologues » de l’Eglise, de même, défendrait-il une position en conflit avec beaucoup d’autres, Marx a t’il peut-être ici raison. Qu’ensuite telle ne soit pas « mon idéologie » n’est pas un argument valable car il se peut que, comme l’Eglise vis à vis de Galilée, je ne fasse que me tromper. Comment donc alors savoir s’il y a une vérité en politique et, dans l’hypothèse affirmative, laquelle elle peut être ? Nulle autre voie, hors la croyance (injustifiée, injustifiable) que le dialogue de la raison (qui « pèse », analyse et synthétise) et de l’expérience – et c’est à l’aune de ce dialogue que l’on pourra juger de la véracité de la position de Marx.

 

Enfin que le « communisme » soit une idéologie : a) morte et b) totalitaire repose sur une assimilation fort problématique de l’idée communiste avec cette réalité historique, effectivement totalitaire, qui en monopolisé le nom. Mais de ce que je décide de m’appeler Henriette ne suit évidemment pas que cela soit vraiment mon nom. De là la question : quel rapport l’expérience historique dite « communiste » a t’elle avec l’idée communiste ? Pour y répondre encore faudrait-il savoir ce qu’il en est effectivement – c’est à dire par-delà les « on dit » - de cette idée et dans quelles exigences réelles comme rationnelles elle s’ancre : ce sur quoi, la lecture de ce texte, nous aidera à faire la lumière. Enfin que le « communisme » soit mort, c’est peut-être là aller vite en besogne car : i) peut-on juger de l’histoire dans sa totalité à partir de notre seule actualité ? ; ii) la chute du bloc de l’Est n’a en rien – et au contraire - éliminé les souffrances et les contradictions sur lesquelles Marx voyait se lever la nécessité de l’exigence communiste. Mais quelle est-elle ? Et sur quel type de contradiction se fonde t’elle ?

 

 

Pour le savoir, à distance de tous les mouvements immédiats de la pensée, à rebours des « on dit » qui empêchent a priori la lecture de tout texte (et de toute réalité) en projetant sur ces derniers des grilles pré-mâchées, nous tenterons d’éprouver sans préjuger la valeur de vérité des positions de Marx. Plongeons-nous donc directement dans le cœur de ce texte…

 

 

 

I. Incipit : « un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme »

 

« Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d'Allemagne. Quelle est l'opposition qui n'a pas été accusée de communisme par ses adversaires au pouvoir ? Quelle est l'opposition qui, à son tour, n'a pas renvoyé à ses adversaires de droite ou de gauche l'épithète infamante de communiste ? »

 

. La référence au « spectre du communisme » est courante à l’époque. Prenons là à la lettre et, afin de la bien comprendre, interrogeons-nous tout d’abord sur la nature d’un spectre…

 

Qu’est-ce qu’un spectre ? (Notions : la connaissance, la perception, la raison et l’expérience)

.  Un « mort-vivant » soit un être imaginé comme à la fois existant (vivant) et inexistant (mort), un être aux contours flous, qui peut être à la fois ici et là-bas, partout et nulle part. Un spectre est donc tout d’abord un être qui, au regard de notre entendement (pour lequel la vie exclut la mort, l’hier l’aujourd’hui, l’ici le là-bas…), est contradictoire. Aussi, l’entendement en nous dit bien : « ce n’est pas possible » - de nature contradictoire, pour notre entendement, un tel être, tel « un cercle carré », ne nous semble bien ne pas pouvoir exister.

. Et pourtant si un spectre, parce que logiquement contradictoire, ne nous semble pas pouvoir exister, il faut bien qu’il existe de quelque façon pour que nous puissions en parler et, de surcroît, en trembler. Quel est donc le mode d’existence d’un spectre ? S’il n’existe pas dans les choses, au moins existe t’il en nous, dans notre langage et notre imagination. De fait, nous pouvons parler d’un spectre et lui donner un corps imaginaire à travers nos récits et nos rêves. Lorsqu’on me parle d’un spectre c’est ainsi tout un réseau de mots, d’images et d’affects qui se déploie (château hanté, Hamlet, mort, décomposition, nuit, forces du mal, Dracula, etc. )

. Pourquoi alors, si le spectre n’est qu’un être d’imagination, en tremblons-nous cependant ? Il y a, à vrai dire, trois façons d’en trembler. Dans le jeu du récit ou de l’image théâtrale ou télévisuelle (devant un film d’épouvante), dans le rêve (cauchemar) et dans la perception (je crois voir un spectre).

Je suis devant un film d’épouvante. « Devant » et non « dans ». Et pourtant, à la différence de celui qui sifflote, impassible, devant de tels films, nous, qui tremblons et suons, nous disons « dedans » (« j’étais pris par le film », « c’était horrible » - avec un sourire mêlant frayeur et plaisir - « j’étais vraiment dedans », etc.). Comment pouvons-nous donc être à la fois « devant » et « dedans » ? Que nous soyons « devant » signifie que, quelles que soient mes frayeurs, je sais que j’ai affaire à une fiction, une scène irréelle imaginaire : je sais très bien que je ne risque rien, que l’acteur ou l’actrice de même – que c’est un jeu, un « faire semblant ». Dans le cas contraire, j’aurais fui depuis longtemps, appelé la police, fait une crise cardiaque, etc. Un jeu : la réalité est niée, mise de côté, par jeu – par jeu : nous savons, par ailleurs, très bien que nous sommes assis dans une salle de spectacle - au profit du spectacle irréel que nous feignons d’être réel. Un bon moyen d’éprouver la réalité de cette distanciation imaginaire c’est lorsque par exemple un acteur crie « au feu » et qu’on se rend compte d’un seul coup qu’il y a vraiment le feu – ou bien lorsqu’on entend une sonnerie de téléphone, qu’on se lève et que l’on se rend compte que c’est à la radio, etc. Dans l’abolition de la distance d’un côté (le feu réel), dans sa naissance (la sonnerie comprise comme fictive), nous pouvons éprouver ce qu’est cette néantisation feinte du réel (Sartre, l’imaginaire), cette distance prise par jeu avec la réalité du monde qui fait que nous jouons à être spectateur, à être « devant » une scène que nous savons être irréelle. Et pourtant, bien que nous sachions être face à une fiction, nous sommes parfois, suant et tremblant, « pris par la scène ». Là encore, cette situation s’éclaire de son contraire, à savoir de celui qui, a côté de nous et face au même film « effroyable », mâche son chewing-gum alors même que nous avons peine à reprendre notre souffle : que se passe t’il en l’un et l’autre ? Concentrons-nous sur l’attitude de chacun : l’un est souple, souriant ou baillant - son corps est en totale inadéquation avec la scène - l’autre est certes assis mais son corps est tendu, ses yeux sont exorbités, etc. – comme si, au moins en partie, son corps participait à la scène. Ne pouvons-nous ainsi faire l’hypothèse avec le philosophe Alain que le spectateur se fait en partie acteur, mimant la scène, commençant des mouvements, mouvements en adéquation avec la signification et la tonalité affective de l’image contemplé et lui donnant une réalité quasi-corporelle, de telle façon que c’est bien nous qui en avons « la chair de poule » ? Ainsi, savons-nous bien, que pour ne pas pleurer, pour ne pas crier devant un film, il nous faut parfois simplement changer d’attitude – mimer la décontraction, se pincer, regarder ailleurs… Ceci en tout cas, nous apprend au moins deux choses importantes : 1) Celui qui tremble à la vue de ce qu’il sait être l’image (irréelle) d’un spectre croit sans croire vraiment. Il ne croit pas vraiment : il sait, par ailleurs, que c’est irréel. Mais, étant pris dans la scène comme l’enfant à son jeu, il (s’) y croit cependant – sans quoi il ne suerait pas, etc. ; 2) Ceci montre que ne nous sommes pas face aux images comme des spectateurs détachés (il faut faire effort pour se détacher, les enfants en sont bien moins capables) mais que nous les mimons spontanément et leur donnons la réalité de notre vie corporo-affective.

Cette distance, ce « croire sans croire vraiment » c’est ce que le rêve précisément abolit. Dans le rêve – ici le cauchemar – nous prenons pour réellement existant hors de nous ce qui n’est, en réalité, qu’imaginaire en (et de) nous. Ce pourquoi le rêve est une forme de folie – et la folie un « rêve éveillé ». Si « le rêve est la voie royale d’accès à l’inconscient » (Freud) c’est qu’en et par lui – lorsque s’est tu le discours commun et la nécessité de s’adapter au réel - se réveille cette marmite bouillonnante de désirs, d’affects et d’images, ces bas-fonds de l’existant, qui, par-delà le personnage social que nous jouons à être, hors de tout contrôle possible, prennent la forme d’un monde. Et, comme au cinéma, le corps tout entier se dispose dans le rêve selon la forme de ce monde (dans le rêve érotique le corps s’érotise, dans le cauchemar, le corps sue et tremble, etc.)

Enfin la perception. Que certains disent et soient certains d’avoir vu des spectres - hors les cas de menteurs - voilà un fait qu’il faut considérer. Pour l’analyser, lisons une réponse de Spinoza à une lettre d’Hugo Boxel lui demandant ce qu’il pense de l’existence et de la nature propre des spectres :

 Spinoza : « Entre tant d’histoires de spectres que vous avez lues, veuillez en choisir une ou deux, desquelles l’on ne puisse douter en aucune façon, et qui montrent de la manière la plus évidente qu’il y a des spectres. Car, à dire vrai, je n’ai jamais lu un auteur digne de foi qui fît voir clairement qu’il en existe. Et, jusqu’ici, j’ignore ce qu’ils sont, et personne n’a jamais pu me le dire.

 Il est certain, cependant, qu’une chose que l’expérience montre manifestement, nous devrions savoir ce qu’elle est ; autrement, nous aurions beaucoup de peine à conclure d’une histoire quelconque qu’il existe bien des spectres. On conclut, en effet, qu’il y a quelque chose, mais personne ne sait ce que c’est que cette chose. Si les philosophes veulent appeler « spectres » ce que nous ignorons, je n’y contredirai pas, parce qu’il y a une infinité de choses qui me sont inconnues » (Lettre 52 à Boxel)

On retiendra que : i) On ne connaît l’existence des spectres que par le ouï-dire (on nous a dit que) ou l’expérience directe (la perception). Dans le premier cas il s’agirait de s’interroger sur les critères par lesquels se forme la croyance dans la véracité des propos d’un autre (sincérité, autorité, probabilité), sur leurs limites et leur potentiel de vérité propre. Quoiqu’il en soit cependant, la vérité d’un tel propos se fonde en dernier ressort sur un « j’ai vu », soit l’expérience directe d’un autre. ii) Or, les propos de ceux qui disent avoir vu des spectres sont contradictoires – pour les uns un spectre est l’âme détachée du corps, pour les autres, une matière subtile, l’ombre de l’âme, une âme errante entre purgatoire et paradis… Mais que sont donc : cette matière subtile ? L’âme des morts ? Cette errance ? Le purgatoire ? … et, de fait, lorsqu’on interroge plus avant personne ne sait vraiment répondre hors un : « quoi que ce soit, je vous dis que j’ai vu un spectre ! » ; en deuxième lieu, c’est la vision de quelques-uns, que d’autres, dans les mêmes circonstances n’ont pas vu ou pas su voir. iii) Or, nous dit Spinoza, dans l’expérience la plus courante, nous pouvons tant savoir que nous entendre sur ce que nous avons vu. Il suffit d’y retourner, d’éclairer la chose, de la contourner – afin de savoir vraiment ce que nous avons vu. Ainsi, dit Alain, dans la forêt la nuit, je crois tout d’abord qu’il y a un homme là-bas – la peur me prend de suite et, avec elle, une foule de pensées (« que fait-il là ? sur mon chemin ? et s’il me voulait du mal, etc. » et, avons-nous vu, avec toutes ces pensées des dispositions propres du corps (qui se dispose pour faire face à ce qu’il croit percevoir). Si je fuis, je jurerai que j’ai vu un homme méchant et terrible dans la forêt. Or cela peut être, par exemple, une simple branche d’arbre qui, dans cette perspective là, m’est apparue comme un homme terrible. Que faut-il en conclure sinon que : dans la perception, nous ne voyons directement qu’une face des choses et que nous imaginons et interprétons le reste ; que cette perception se construit en fonction de grilles de lecture par lesquelles nous identifions et expliquons ce que nous voyons (grilles dans lesquelles existent, par exemple, des spectres) ; enfin que, comme dans un rêve éveillé, c’est notre propre peur (et plus généralement, nos propres affects) qui, disposant notre corps à la perception d’un spectre, s’est projetée sur le réel, le lisant et l’interprétant comme étant la réalité d’un spectre. Comment donc savoir ce que nous avons vraiment vu ? Il suffit de faire la lumière.

 

. Faire la lumière sur le réel et chasser les fantômes qui hantent les consciences et empêchent d’avoir une claire vision de la vie et de son sens, tel était précisément le programme de ce mouvement du XVIIIème siècle appelé Les lumières. Or, ainsi que nous le verrons amplement, il est possible de penser le travail philosophique propre de Marx et Engels dans le Manifeste comme la continuation d’un tel programme : ne s’agit-il pas ici de faire la lumière sur ce prétendu « spectre du communisme » afin d’éclairer en vérité le chemin de notre destinée ?

 

. « Qu’est-ce que les lumières », en effet ? « Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières. » (Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?)

. On se souvient (cf. explication de texte), en effet, que :

a) Le programme des lumières est la libération individuelle et collective des hommes : devenir nos propres maîtres sans que nos corps et nos esprits soient les servants d’un maître illégitime.

b) Que cette libération suppose un emprisonnement premier : emprisonnement dans le préjugé – loin d’être maîtres de leur pensée et de chercher par eux-mêmes la lumière de la vérité – les hommes répètent et font leur le discours d’un autre ; emprisonnement sous la domination arbitraire de quelques-uns : l’obéissance aveugle à un discours étranger (à ma propre pensée) est indissociable de la domination de maîtres, supposés plus proche de la vérité. Le pouvoir du roi ne se maintient, par exemple, que par la référence à un discours religieux en vertu duquel Dieu a donné à Adam et à ses descendants directs tout pouvoir sur la Terre (Rousseau, Le contrat social, livre I, chap. II).

c) De façon générale, parce qu’un pouvoir sans légitimité est intrinsèquement fragile (« le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » (Rousseau, idem, chap. III) (c’est à dire si sa force propre n’apparaît pas comme l’arbitraire de la violence mais comme un droit justifié de punir de telle façon qu’il ne soit pas seulement nécessaire pour survivre de lui obéir mais que ce soit, de plus, une obligation morale, étant entendu qu’il n’est juste et donc de l’ordre du devoir d’obéir qu’aux puissances légitimes), tout pouvoir ne se maintient durablement que par la croyance du peuple en sa légitimité – autrement dit par le biais d’un discours se faisant, à tort ou à raison, passer pour juste et vrai. La puissance propre du discours de la domination (= pouvoir illégitime) est de mettre la vérité sans dessus-dessous : faire passer le vrai pour le faux, le faux pour le vrai, l’illégitime pour le juste, le juste pour l’injuste, et, métaphoriquement, l’ombre pour la lumière et la lumière pour l’ombre (ainsi, avons-nous vu (explication du texte de Kant), le discours de la domination pose que le véritable danger, la cause de la chute dans le mal et l’erreur, consiste à penser par soi-même, alors que, selon les Lumières, c’est au contraire la seule voie possible vers le Bien et la Vérité).

 

. Comment apparaît, en effet, le communisme dans les discours du pouvoir de l’époque ? Sous la forme d’un spectre, « le spectre du communisme ». Qu’est-ce à dire à nouveau ? Que le communisme soit un spectre signifie que dans les discours du pouvoir il est à la fois et contradictoirement : a) une menace, une force réelle dangereuse et qui fait peur – le communisme c’est la promesse de nouvelles révolutions, et, dit-on, « on sait où ça nous a mené » (La Terreur de 1793 brandie comme repoussoir – et aujourd’hui, le totalitarisme) ; b) de l’ordre du mal opposé au bien (ou au « moindre mal ») qui est le régime actuel (cf. la « Sainte Alliance » : de même que les croisés voulait au nom de Dieu  reprendre Jérusalem des mains des infidèles, de même convient-il, au nom du Bien, de sauver les droits sacrés (au premier chef duquel, la propriété – dont Marx fera une critique un peu plus loin) que le communisme voudrait détruire) - le communisme tel un spectre maléfique n’est, par là-même, promesse que de destruction ; c) un être de la nuit, de l’obscurité – opposé à la lumière du régime de l’époque (et d’aujourd’hui), régime explicitement et officiellement fondé sur la vérité et la justice ; d) nuit qui est celle des passions aveugles (l’envie essentiellement ou/et la souffrance qui ne comprend pas sa nécessité (« vous souffrez, mais c’est le système, personne n’y peut rien ») ; e) et qui s’incarne dans la figure négative du peuple - masse obscure et aveugle tout faite de pulsions, ventre insatiable qui s’oppose à la tête (figure platonicienne) soit aux êtres raisonnés capables de lumière - figure qui n’a pas disparu aujourd’hui, le « peuple » étant dans les discours contradictoirement à la fois la source de toute lumière et souveraineté (produit de la Révolution) et synonyme d’errance (ce pourquoi le peuple aurait besoin d’élites éclairées) ; f) qui, notent Marx et Engels, sert de « repoussoir » - le mot de « communiste » comme aussi antérieurement celui de « diable » puis ultérieurement ceux de « fascistes », « nazis » ou « intégristes » sont si chargés de significations maléfiques parlant directement aux passions – que, analogues à des insultes, ils servent à catégoriser et à nier l’ennemi dans sa possibilité de développer un discours alternatif.

 

. La « sainte alliance » - le pape – analyse de la religion. La religion, opium du peuple (1844).

 

. Mais comme on le sait (cf. + haut), un spectre est un être d’imagination. Il est pourtant bien le signe d’une réalité. Ainsi écrit Spinoza : « On conclut, en effet, qu’il y a quelque chose, mais personne ne sait ce que c’est que cette chose. Si les philosophes veulent appeler « spectres » ce que nous ignorons, je n’y contredirai pas, parce qu’il y a une infinité de choses qui me sont inconnues ». Celui qui fuit devant un spectre, et, ici devant celui du communisme, fuit bien devant quelque chose. Mais ce qu’il voit il l’interprète (le lit) mal : parce qu’il n’analyse pas la chose en objectivité (il fuit); parce que les grilles de lecture – fruit du discours commun qui peut être un discours de domination - par lesquelles il identifie et explique les choses ne sont pas interrogées.

 

. Que sont, en effet, plus précisément, ces grilles de lecture du réel, présentes en toute perception ?

. On pourrait croire que faire l’expérience de quelque chose, en acquérir la perception c’est voir la chose telle qu’elle est. Notons que c’est bien, en effet, ce que nous éprouvons : nous ouvrons les yeux et nous pensons, tel un miroir, que notre perception reflète simplement et passivement la réalité telle qu’elle est hors de nous. Et, par exemple, nous sommes certains d’avoir vu un spectre ou un miracle ou…

. Nous avons vu cependant que la forme, l’identité et l’explication de ce que nous voyons est, en réalité, le fruit d’une lecture et d’une interprétation. Preuve en est, notamment, que de ce qui semble pourtant une seule et même réalité, nous ne faisons pas la même expérience (ainsi là où certains vont voir un spectre, d’autres ne vont voir qu’une ombre). Loin donc d’être passif et simple spectateur d’une scène à laquelle représentation je ne participe pas, toute expérience est une activité à travers laquelle je projette sur la face des choses qui, par les sens, m’interpelle une signification : ce bruit c’est, par exemple, le bruit du tonnerre dangereux (identification), qui a pour cause de fortes chaleurs, etc. (explication). Mais c’est ou ce serait tout autre chose pour un gaulois qui pense que, les dieux en colère, le ciel va lui tomber sur la tête (cf. Astérix), un chat ou – imaginons – la Tornade des X-men. D’une façon générale connaître quelque chose c’est se mettre en position d’interroger le réel, en lui posant ces questions qui sont celles-là mêmes de notre raison : « qu’est-ce que c’est ? » (identité) et « pourquoi ? » (causes et buts) – et construire à partir d’elles des schémas d’identification, d’explication et de compréhension des choses (des « cartes d’orientation »).

. A l’inquiétude du questionnement, succède ainsi la quiétude de la réponse. Si le questionnement, est, en effet, primitivement inquiet c’est qu’il y va de notre orientation et de notre bonne orientation dans l’existence. Or, tel est le fond de notre désir : non seulement vivre (que la vie et la santé ne suffisent pas à l’homme, quoiqu’ils soient cependant peut-être la condition de la vie bonne, l’expérience de l’ennui et du suicide non par manque de vie mais de sens - c’est à dire de vie bonne - le montre suffisamment) mais bien vivre, c’est à dire vivre dans le bon sens. Aussi la question de la bonne vie – ou du sens de la vie – est-elle pour l’homme une question qui, lorsqu’elle survient, est on ne peut plus angoissante. Celui – comme dans Matrix ou le Truman Show (cf. cours d’introduction) – qui d’un seul coup découvre que la carte d’orientation qui lui servait à se diriger dans la vie en distinguant ce qui existe de ce qui n’existe pas, ce que sont les choses et ce qu’elles ne sont pas, les choses et les directions qui valent de celles qui ne valent pas, celui qui découvre ainsi que sa carte d’orientation est une carte illusoire est plongé dans cette angoisse profonde qui, si l’homme est primitivement un être incertain qui ne sait comment vivre, fait peut-être le fond de la vie humaine.

 

Dessin de Tardi, Brouillard au pont de Tolbiac

 

Celui-ci qui, au milieu de la foule, sur les routes biens connues, marche sans savoir où, le regard égaré, celui

qu'à travers nos cartes, si bien dessinées et sans aucun trous, on repère (c’est à dire classe et domestique) comme « un fou » n’interroge

 t’il pas la pertinence de nos cartes d’orientations (c’est à dire de nos savoirs sur le monde et le bien vivre) ? L’étrangeté ressentie et conjurée

par la classification dans la catégorie bien connue de la folie, n’est-elle pas le signe qu’il y a en lui et « autour » de lui, dans le monde de

sa folie, comme un autre continent invisible sur nos cartes ? Jeté « hors de lui-même » (Heidegger) dans un monde étranger et angoissant où

aucune de nos cartes ne semble plus fonctionner, sans que rien d’important puisse être domestiqué par l’assurance de sa marche et de son regard,

ne figure t’il pas la condition humaine lorsque le sol peut-être illusoire de ses savoirs vient à craquer et que se révèle,

dans la fragilité, le sans-fond sur lequel sont peut-être bâties nos vies ? 

 

. Mais, « parce que nous naissons enfants avant que d’être hommes » (Descartes, Discours de la méthode) et que nous grandissons dans une société donnée qui, à travers nos tuteurs, trace pour nous des cartes pour s’orienter dans la vie (ce pourquoi, écrit Marx, la conscience des hommes est, avant toute chose, conscience sociale c’est à dire déterminée socialement – et non conscience libre et indéterminée comme le vent), la situation la plus ordinaire des survivants socialisés est l’assurance d’être de plein pied dans le monde avec la carte adéquate pour s’y orienter. Les sociétés apparaissent ainsi comme d’énormes machines à fabriquer des routes (ce que l’on doit faire, quel rôle on doit tenir, quelle place on doit avoir – dans une structuration des pratiques données) et des cartes (les savoirs) afin de nous y orienter adéquatement. Le capitalisme, verrons-nous, en une position cependant singulière, n’échappe pas à la règle.

. Nos cartes malgré leur prétention à saturer de sens le monde en évacuant les zones d’ombres ont cependant leurs failles. Pour savoir ce qu’il en est de leur solidité et de leur validité, pour savoir si « ce que nous avons vu » (un « spectre », le « spectre du communisme ») correspond à ce qui est réellement en dehors de nous, reprenons donc avec Marx et Engels, le questionnement à la racine : qu’est-ce qu’en réalité – soit en pleine lumière - que ce « communisme » devant lequel la vieille « Europe » (toutes les puissances de l’époque, Guizot, l’Allemagne, le Pape, etc.) fuit comme devant un spectre ?

 

. C’est précisément le programme de ce manifeste. Ainsi, à l’opposé de la notion floue et maléfique du spectre, notion fonctionnant comme un répulsif plutôt que comme un instrument de pensée, Marx et Engels propose de substituer la clarté de la lumière publique :

 

« Il est grand temps que les communistes exposent à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances; qu'ils opposent au conte du spectre communiste un manifeste du Parti lui-même. »

 

. Au « conte » c’est à dire au récit fantaisiste qui ne se sait pas conte, puisqu’il croit ici (de plus ou moins bonne foi) énoncer la vérité sur ce qu’on appelle « communisme », à la fausse histoire qui se prétend véridique, il convient d’opposer un manifeste public exposant en pleine lumière ce qu’est le communisme, soit sa carte de lecture et d’orientation dans l’histoire du monde, carte dont l’exposé de Marx entend prouver que, par delà les fausses cartes des puissants de ce monde, elle est la seule vraie et juste.

. Dans ce conte cependant et ses proliférations, toute la classe politique parlant du communisme, contradictoirement, comme à la fois un danger et une illusion (comment une illusion pourrait-elle être dangereuse ?), Marx perçoit cependant comme un aveu : n’est-ce pas la preuve, en effet, que « déjà le communisme est reconnu comme une puissance par toutes les puissances d'Europe » ? Le communisme, montrera Marx, ce n’est, en effet, pas seulement le nom d’un petit parti, c’est aussi et surtout le cri du peuple humilié, exploité et asservi, cri d’impuissance qui exige puissance et auquel la pensée de Marx tentera, par la lumière de la théorie, de donner forme et sens. Ce qui hante ainsi l’Europe, et, par delà, l’histoire du monde tout entier, c’est, montrera à nouveau Marx, le fantôme de l’histoire à venir, fantôme présent en creux dans la souffrance actuelle du peuple, souffrance qui appelle lutte et guérison.

. Encore faut-il cependant que ces paroles soient entendues. Marx et Engels, savent bien que les médias – l’ensemble des moyens de communication et de diffusion du sens – sont une puissance et que donc la clarté de la lumière publique suppose pour se faire effective clarté la constitution d’un espace public de pensée. Ainsi Bourdieu – cf. les documentaires Sur la télévision et Le champ du journalisme – montre t’il combien ces médias malgré (et par) leur apparence d’objectivité et de neutralité, parce qu’ils sont dans les mains des puissants de ce monde, véhiculent et monopolisent un discours consensuel ou nulle réelle polémique ne peut même apparaître (le meilleur moyen de traiter un problème dérangeant étant simplement de ne pas en parler). Aussi, est-ce en continuant et solidifiant une organisation collective alternative, organisation qui se dote des moyens (de la puissance) de se faire entendre et, par ce biais d’agir, que le discours pourra faire éclater la barrière qui oppose la parole – solitaire et sans force – à la sphère commune de la pensée publique, ensuite, à la pratique.

. Que cette union soit, de plus, internationaliste (« des communistes de diverses nationalités se sont réunis à Londres et ont rédigé le Manifeste suivant, qui est publié en anglais, français, allemand, italien, flamand et danois ») signifie que le conflit de fond – tout au moins de cette période-ci de l’histoire entendue (on le verra) comme celle de la mondialisation capitaliste - n’est pas supposé être celui entre les nations – ces conflits n’étant que ceux d’un imaginaire (l’imaginaire de la nation française) contre un autre (celui de la nation allemande, par exemple) – mais celui, sans frontières, des prolétaires contre le capital. Le discours théorique vient donc se relayer d’une organisation internationale afin que l’action dans le champ historique soit à la mesure du caractère potentiellement trans-frontière des puissances du capital (nous verrons lesquelles) (sur la nécessité et l’enjeu d’une telle organisation aujourd’hui, cf. par exemple, l’idée mise en pratique quoiqu’encore en un sens dérisoire d’une union internationale des travailleurs, une classe de travailleurs brésiliens se mettant en grève en 1996 pour soutenir des travailleurs licenciés par la même entreprise (Bridget Stone) aux Etats-Unis – grève internationaliste à la mesure du caractère potentiellement transfrontière (ou multinational) du capital, cf. documentaire sur la mondialisation, Une journée dans la vie d’un pneu).

 

 

II. Lecture de la première partie : « Bourgeois et prolétaires »

 

. Cette première partie, en entrée dans le vif du sujet et pour cibler le centre de la phase de l’histoire actuelle où se joue le sens de la lutte des hommes, commence par nommer les deux protagonistes essentiels. Toute l’histoire du capitalisme serait ainsi essentiellement celle de l’union (« et » - puisqu’ils vivent ensemble, nous verrons de quelle manière) et de la lutte des bourgeois et des prolétaires (le « et » signifie alors « versus » - et nous verrons encore comment se manifeste ce conflit) - le bourgeois se définissant, en une première approche, comme détenteur du capital et donc des moyens de production et le prolétaire comme détenteur de sa seule force de travail.

. Nommer ainsi une phase de l’histoire et ses acteurs supposés n’est pas un acte anodin : dans l’océan de la vie sociale, il y va d’un choix tant de ce que l’on décide de voir et donne, par là, à voir que de la manière dont on le donne à voir. Nommer par exemple cette phase de l’histoire « le développement du monde moderne » c’est, dans le titre lui-même, faire tendanciellement porter les regards sur l’unité d’une histoire sociale : l’histoire de la France, de l’Europe, de la mondialisation, etc. – en mettant à l’arrière-plan ce qui divise l’unité présumée de la société et de son histoire, la division et le conflit que Marx et Engels posent, au contraire, au centre de la dynamique historique. Nommer et nommer de telle manière c’est ainsi toujours déterminer et définir ce qu’on pense être l’essentiel et l’inessentiel dans le champ socio-historique : se nommer « citoyen », « camarade », « frère », « monseigneur… », « serf », « numéro x33 », etc. c’est toujours se référer à un discours singulier qui détermine, classe, hiérarchise et distingue l’essentiel et l’inessentiel tant dans la société – qui invente, hors du regard de l’historien, de telles catégorisations, qui crée donc des manières socio-historiques de lier entre eux les hommes (tant pratiquement que représentativement, c’est à dire dans le discours et les consciences) – que dans le discours propre théorique de l’historien qui essaie dans cette histoire qu’il n’invente pas d’écrire une histoire afin, avec Marx (et contre une histoire contemplative qui se contente de voir prétendument « sans juger »), tant de comprendre que de mettre en lumière son sens virtuel et les moyens de la transformer.

. Toute nomination – en tant qu’elle détermine et hiérarchise – se réfère donc à un discours et la question essentielle qui se pose à nous est tant de savoir quel est ce discours que d’évaluer sa pertinence en vérité et en justice. Dans quelle mesure se nommer et nommer les hommes « bourgeois » et « prolétaires » est-il fondé ? N’y a t’il pas ici, comme dans toute nomination, et comme on le reproche aux dits « communistes », un risque d’idéologie – c’est à dire de développer une manière de voir le monde social inadéquate à son sens véritable, de telle façon, par exemple, que celui qui aujourd’hui se focaliserait sur l’opposition prolétaire/bourgeois oublierait, par exemple, leur hypothétique unité fondamentale, que « nous sommes, par exemple, tous dans le même bateau », « qu’il faut des dirigeants compétents », « que les patrons donnent du travail aux travailleurs », que nous sommes avant tout « citoyens d’un même pays », etc. ? A Marx et Engels donc la charge de la preuve que leur manière de nommer les protagonistes essentiels de la phase de l’histoire actuelle est bonne et pertinente.

 

 

a) L’histoire comme « histoire de la lutte des classes »

 

« L'histoire de toute société jusqu'à nos jours  n'a été que l'histoire de luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière.

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois. »

 

. L’histoire tout d’abord.

1) Qu’est-ce que donc que l’histoire ? Distinguons trois sens de cette dernière : l’histoire comme processus réel de transformation des sociétés humaines (convenons, par facilité, de la nommer « Histoire) ; l’histoire comme discipline à visée objective visant à connaître la nature de ce processus ; enfin les « histoires » c’est à dire l’ensemble des récits, soit explicitement fictifs (l’histoire de Robin des Bois ou de Babar), soit ayant une prétention à la vérité (la Bible prétend, par exemple, raconter l’histoire réelle du monde et du peuple Juif). Une des questions qui, dès lors, se pose est celle consistant à savoir si l’histoire au second sens ne produit pas des histoires dans le sens de fictions inconscientes d’elles-mêmes. Et, par là même, celle de l’existence et de la nature d’un critère de distinction entre récit véridique et fictions. Car, en effet, en posant que « l’histoire (Histoire) de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire (idem) de luttes de classes », Marx est ici essentiellement critique envers d’autres manières de penser et de faire l’histoire, manières qui ainsi, selon lui, seraient des fictions à vocation idéologique (nous verrons lesquelles et en quel sens). Mais, à rebours, se pose évidemment la question de savoir si, percevant l’intégralité de l’histoire humaine sous l’aspect de la lutte des classes, Marx et Engels ne font pas, au mieux, que projeter certains aspects de leur (la ?) lutte actuelle sur le passé de l’humanité. Car qu’il y ait, de fait, dans l’histoire des conflits, et, peut-être, des conflits de classes c’est là un fait peu contestable. Mais que l’histoire se réduise, en dernière instance, à de tels conflits, c’est ce qui est beaucoup plus problématique, ainsi que nous allons le voir. Percevons, en effet, l’étendue du problème que pose l’élaboration d’une histoire objective : toute histoire, de fait, implique choix et jugement. L’objet de l’historien étant un objet absent, il ne peut qu’en reconstruire la représentation sur la base des documents présents. Or, si, d’une part, « par nature, ainsi que l’écrit Simone Weil, les documents émanent des puissants, des vainqueurs » (L’enracinement), si ainsi nulle (ou presque nulle) trace ne reste des vaincus, l’historien ayant en vue l’Histoire réelle et non l’histoire telle qu’elle a été écrite et dessinée par les puissants, devra par des hypothèses partiellement invérifiables combler les lacunes documentaires. Si, d’autre part, en tant qu’il construit un récit dont l’objet est de rendre sensé et intelligible le passé, l’historien est confronté à une masse énorme de documents, il devra nécessairement hiérarchiser et choisir parmi ces derniers selon un critère de pertinence, lui aussi problématique. Ainsi, écrit Paul Valéry, «tout le monde consent que Louis XIV soit mort en 1715. Mais il s’est passé en 1715 une infinité d’autres choses observables, qu’il faudrait une infinité de mots, de livres, et même de bibliothèques pour les conserver à l’état écrit. Il faut donc choisir, c’est-à-dire convenir non seulement de l’existence, mais encore de l’importance du fait ; et cette convention est capitale. (...) L’importance est à notre discrétion, comme l’est la valeur des témoignages » (Paul Valéry). Si donc la lecture de l’Histoire par Karl Marx comme Histoire de la lutte des classes est, au mieux, une certaine lecture et – nécessairement – une reconstruction de celle-ci, ce n’est cependant pas une raison suffisante pour la rejeter. Car, premièrement, tout point de vue est point de vue sur un objet et éclaircissement singulier de cet objet-ci sous une lumière singulière – et, par là, peut-être, apport de connaissance ; rien ne dit ensuite que le point sous lequel Marx et Engels, éclairent l’Histoire, ne soit pas un point de vue bien plus essentiel et intéressant que d’autres – et se pose, ici, la question des valeurs à l’origine du choix de l’historien et de la problématique hiérarchie de telles valeurs (pourquoi l’histoire de la Révolution française est-elle, par exemple, plus intéressante que celle de la forme des chapeaux bretons ? – mais aussi, de façon plus polémique et donc problématique, que l’histoire, par exemple, de la victoire des Francs ou du monde Aztèque ?). Ce qu’il y a, en effet, de fortement intéressant dans une telle histoire, n’est-ce pas qu’elle est une histoire de la justice et de l’injustice – et que de telles valeurs nous semblent précisément vivantes et essentielles ? Qu’elles soient cependant essentielles, non seulement en valeur mais aussi en tant que moteur partiel de la réalité (la justice n’est pas simplement une idée, elle est présente dans le cœur même de la lutte qui transforme l’histoire), c’est ce que nous pouvons soupçonner et que la philosophie de l’histoire de Marx et Engels, comme nous allons le voir, nous aide à percevoir.

 

2) Qu’est-ce que l’Histoire, en effet ?

. C’est le propre de l’humanité. Rompant avec la logique globalement répétitive et aveugle (cf. cours de la conscience pour saisir en quel sens) qui est encore celle des sociétés animales, l’irruption de l’humanité est irruption de l’histoire. Et, en effet, à prendre une vue large sur le devenir de l’univers – le rythme des changements et l’apparition de véritable nouveautés (la création d’une nouvelle étoile certes inédite et nouvelle en ce sens, n’est, par exemple, pas du même ordre que l’invention de la maîtrise du feu ou du chant grégorien – il y a là, en effet l’apparition d’une pratique singulière ayant une puissance et une signification incommensurable et absolument neuve) s’intensifie de façon considérable avec l’humanité : conquêtes, inventions (d’organisations, de pratiques et de significations), destructions… voilà ce que verrait, en une vue cavalière, un œil jeté de loin sur le devenir propre de l’humanité (avec, allons-nous voir, une nouvelle intensification depuis l’apparition du capitalisme). A l’opposé, « un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans » (Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité). Mais pour quelle essentielle raison ?

. Si le cosmos et les vivants sont, comme toutes choses, temporels et ont donc une histoire que les modernes récits de la cosmologie et de l’évolution des espèces tentent de reconstruire, les atomes comme les bêtes se distinguent cependant des hommes par le fait qu’ils n’en ont pas conscience. Disons que si tous les êtres, hors l’homme, sont transformés (passivité), l’homme seul, lui, se transforme (activité et réflexivité). Ainsi, écrit Eric Weil, « seul de tous les êtres que nous connaissons, l’homme a une histoire, en ce sens qu’il a conscience de son passé et, par extension, de celui de la Terre, des animaux, du cosmos : aucun être non humain ne se souvient de ce qui est arrivé à ses aïeux, aucun n’anticipe son avenir, parce qu’aucun n’est doué du langage, c’est-à-dire de pensée, et qu’aucun ne peut parler du possible, de cette toile de fond sur laquelle le réel se détache pour devenir significatif. Il n’y a pas d’histoire pour qui n’est pas capable de dire : cela aurait pu se passer autrement et de comprendre ainsi ce qui s’est passé réellement. L’humanité disparue, il n’y aurait plus d’histoire ».

. Mais la conscience que l’homme a de son passé ainsi que de l’avenir comme avenir ouvert, espace de possible n’est pas une conscience toute-puissante et indéterminée (analogue à l’œil de Dieu pour lequel tout serait possible) c’est, comme le notera Marx, une conscience, elle-même, indissociablement historique et sociale. Qu’est-ce à dire ? L’histoire de l’humanité n’est pas l’histoire de l’homme abstrait mais, écrit à nouveau Marx, « l’histoire des sociétés ». Or, avons-nous vu (cf. cours sur la conscience, deuxième partie) la société, par l’éducation, met en forme et en norme l’individu qui sans elle n’est pas un homme mais un quasi-animal (cf. les enfants sauvages). Une société n’est donc pas une somme d’individus asociaux, c’est (cf. à nouveau cours sur la conscience, deuxième partie) une réalité transindividuelle, un « collectif anonyme » (Castoriadis) – quoique n’existant qu’à travers les individus (tout ainsi que l’espèce, le genos) - artificiel (non naturel, à la différence de l’espèce), produit de l’histoire humaine et constitué d’une unité de significations imaginaires (Dieu, l’argent, Quetzalcóatl…) indissociables d’une organisation et d’une structuration du monde humain et naturel, s’imposant à l’individu en mettant en forme ses pensées, ses désirs, ses affects. Ainsi le langage à travers et par lequel les hommes pensent leur vie, leur passé et leur avenir est-il un langage social déterminé, constitué par un ensemble de significations sociales majeures qui ouvrent certes des possibles singuliers mais des possibles qui n’ont de sens qu’au regard de cet univers social, par essence, limité. Le fait est, par exemple, que l’idée de révolution n’a pas de sens dans le moyen-âge chrétien ni au sein du système de castes indiennes. A l’opposé de l’idée ci-dessus mettant en lumière la liberté, la créativité et, par conséquent, la nature historique de l’homme, un fait massif de l’histoire humaine est donc aussi la reproduction des sociétés – de façon analogue à une espèce se reproduisant à travers les formes variables des individus, on peut repérer une tendance des sociétés à se reproduire à travers les individus auxquels elles imposent leur forme propre.

. Reste cependant qu’il y a histoire. Histoire c’est à dire : à la fois transformation des sociétés, de leur organisation et de l’univers de significations dans lequel vivent les hommes ; et, en même temps, nul ne peut annuler le fait de la nature créée – et donc, en ce sens, historique (puisqu’il a bien fallu que cela advienne, ne serait-ce qu’une fois) et artificielle (produit de l’art de – et non de la nature) – de chacune des sociétés humaines (telle organisation déterminée sous telle univers de significations). Penser l’histoire humaine sera donc nécessairement penser cette logique apparemment contradictoire de la reproduction et du changement.

. Posons l’ensemble des problèmes auxquels une telle logique nous confronte : si les sociétés tendent, en effet, à se reproduire, comment peuvent-elles se tranformer et se transformer parfois si radicalement que pour rendre compte de cette transformation il nous faut parler d’une « autre société » (la société capitaliste, par exemple, est radicalement autre que la société du Moyen-Age – elle est pourtant née de celle-ci) ? Du point de vue des individus encore, si l’homme est un être social comment peut-il, à son tour, changer la société qui l’a cependant produit et sans lequel il n’est pas même un homme ? Où, à travers l’opposition problématique structure sociale / histoire l’on reconnaît les formes du problème que pose les relations déterminisme social (inconscient social) et liberté – ou encore langage social et pensée libre.

. Rapidement, on peut dire que les sociétés se transforment par le biais de chocs et rencontres externes (invasions, cotoiement d’autres sociétés…) ou/et par le biais de mutations internes (inventions techniques, révolutions…) – sans qu’il soit aisé de séparer rigoureusement les uns des autres. Toute société tend, en effet, à se fermer en totalité close et parfaite dans un univers de sens plein et sans faille (« nos dieux sont les bons », « notre société est la meilleure, la plus juste, etc. », « nous sommes les êtres humains »…). Or cela ne se peut qu’en mettant de côté, en effaçant ou occultant à la fois la question que pose notre propre historicité et celle posée par l’existence des autres sociétés. Premier oubli : que toute société, y compris la nôtre, est une création – qu’elle aurait donc pu tout autant ne pas être, qu’elle aurait aussi pu être autrement qu’elle n’est. A contrario, toute société semble se poser comme naturelle c’est à dire seule bonne et vraie (inscrite dans « la nature des choses »). Ce qui n’équivaut pas seulement à nier sa propre historicité mais également la réalité tout autant historique des autres sociétés : l’autre est, dans l’histoire humaine, presque toujours perçu non comme un autre, porteur d’une société alternative et d’un autre possible, mais comme une erreur, une infériorité, et, pour mieux dire, une monstruosité eu égard à la seule norme vraie et juste c’est à dire la nôtre. Or ce qui est vrai vis à vis de l’extérieur, l’est tout autant vis à vis de l’intérieur – l’enfance, la folie, la déviance, telle possibilité de pensée et d’imagination ouvert par le langage… au sein d’une société manifestent ce qui, en partie, résiste à la normalisation et ce qui, en puissance au moins, semble une voix (et peut-être voie) autre. Aussi apparaissent-ils le plus souvent eux aussi comme des monstruosités.

. Mais, précisément, s’ils apparaissent ainsi c’est qu’ils font question et sont une question. Deux sociétés animales sont les unes vis à vis des autres (fourmis et termites, par exemple), soit dans une relation épisodique de guerre, soit d’indifférence – aucune société ne mettant en question l’autre société que de l’extérieur (une question du type : « avons-nous raison de nous comporter comme des fourmis ? » - soit l’existence d’une crise du sens - ne peut pas apparaître). Deux sociétés humaines ne peuvent a contrario se cotoyer sans que l’existence de l’autre société ne mette l’autre en question : c’est qu’en effet, comme l’avait vu Aristote, toute société se pose et se pense à travers le langage non simplement comme un fait mais aussi comme une norme de vérité et de valeur à prétention universelle. Exister pour une société donnée c’est exister dans le Bien et la Vérité. Mais exister de telle manière c’est se dire de telle manière – et avec ce dire s’éveille la possibilité de l’interrogation et de la négation : la phrase « nos dieux sont les bons » appelle une justification (« parce que » - le mythe est une telle justification) et laisse ouverte la possibilité tant de l’interrogation – « pourquoi ? » - que celle de la négation (« nos dieux nous ont abandonné », voire « nos dieux n’existent pas »). Or voici un autre (à l’extérieur, à l’intérieur) qui surgit et parle un autre langage, qui a d’autres pratiques, qui prétend à d’autres vérités et valeurs : comment son existence en remettrait-elle pas en cause ce que nous posons pour universellement (et donc pour tous, partout et toujours) vrai et bon ? Son étrangeté doit au moins être comprise. Aussi par-delà la question qu’est l’existence de l’autre, les sociétés quand elles le peuvent assimilent (c’est à dire réduisent) cet autre à leur propre univers de sens. Ainsi dans les catégories aztèques, les Espagnols – qui allaient détruire tant extérieurement qu’intérieurement la société Aztèque - furent, en référence à une prophétie, tout d’abord pris pour des dieux. Ainsi pour les conquistadores espagnols les indiens d’Amérique étaient-ils des sauvages.

. Or c’est précisément parce que l’existence de la société humaine s’institue dans l’univers langagier de la signification, qu’en un sens plus rien ne va de soi – puisqu’aucune réponse immédiate, naturelle ou instinctive ne porte plus son sens en soi – qu’une société donnée semble une réponse à tout un ensemble de questions que pourtant personne n’a explicitement posé, questions qui viennent, cependant et sous le choc de crise externe comme interne se réveiller en faisant vasciller l’univers clos de sens au sein duquel chaque société tente de s’enfermer et d’enfermer l’histoire. Ces questions, inconnues des sociétés animales sont : comment (bien) vivre ensemble ? Quel est le sens (individuel et collectif) de la vie ? Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui est illusoire ? D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Ces questions qui, lorsqu’elles surviennent, sont angoissantes ne sont pourtant (presque) jamais explicitement posées : tout société semble bien répondre avant même qu’elles puissent se lever, éduquant ses enfants dans un univers de sens plein où tout est fait pour que nulle fissure ne puisse apparaître. Ainsi le passé (à la représentation duquel l’humanité seule s’ouvre) est-il, par exemple, compris unitairement et partialement selon les dires de la seule tradition, tradition unificatrice éliminant toute trace de violence arbitraire et de division du cœur de son institution : une histoire des « bons rois de France » efface la violence structurelle sur laquelle est fondée la royauté, et, par exemple, celle de l’arbitraire victoire d’une famille sur une autre qui, par le temps long, se fait oublier et prend les apparâts de la justice et de la vérité. L’histoire réelle ne saurait être ainsi assimilée à ce qu’en explicite la mémoire sociale, cette mémoire étant toujours façonnée idéologiquement (c’est à dire par la réprésentation unitaire et justificatrice de ce qui, en réalité, repose sur la division et la violence).

 

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. Or tel est précisément l’intérêt majeur de la pensée de Marx et Engels concernant l’histoire : au lieu de poser l’unité non problématique, immédiatement sensée, d’un processus, ils posent au centre de l’histoire et comme son moteur une division. Loin d’être, comme elles le prétendent pourtant, des totalités unitaires et sans failles, les sociétés sont intrinsèquement, en leur essence profonde, annoncent Marx et Engels, des sociétés divisées. Qu’est-ce à dire ? Si toute société tend à s’instituer dans l’ordre de la représentation comme une société unie, fondée en justice et en vérité - union cependant, en un sens, bien réelle dans la mesure où les guerres civiles sont rarissimes dans l’histoire humaine - Marx et Engels posent, comme moteur de leur histoire et de toute histoire, qu’elles sont travaillées par une division qui appelle ultimement réconciliation. Notons qu’ils se font ainsi tant les disciples de Rousseau – qui montre comment l’histoire toute entière n’a, jusqu’à ce jour, jamais été que celle de la force se transmuant en apparence de droit, les puissants effaçant les marques de leur crime par la mise en scène de leur justice – que de Hegel qui derrière le positif plein des phases de l’histoire (le fait que toute société se donne comme juste, bonne et définitive – autrement dit comme plénitude) perçoit une négativité, soit une contradiction interne qui appelle à son tour réconciliation.

 

. Une telle division, Marx et Engels la nomment et la cernent comme « lutte des classes ». Qu’est-ce à dire ? Où que les regards se lèvent, écrivent, en effet, Marx et Engels, « nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales ». Les classes sociales, ce sont, en effet, au sein d’une même société - soit d’un ensemble coordonné et organisé de pratiques et de représentations - la division de la population en groupes hiérarchisés – hiérarchisés dans le sens où les uns sont des dominants et les autres des dominés, dominants qui, structurellement, exploitent le travail des dominés tant en s’en appropriant une partie qu’en dirigeant souvent (non toujours) son procès pour en nourrir leurs activités propres, hiérarchie cependant toujours justifiée dans une représentation qui la légitime comme juste et naturelle.

. Marx et Engels illustrent cette division à travers la société esclavagiste antique : «  homme libre et esclave, patricien (citoyen romain appartenant à la classe supérieure et jouissant de nombreux pouvoirs et privilèges) et plébéien (simple membre du peuple romain) ; et le Moyen-Age occidental : «  baron (titre de noblesse, en France au Moyen-Age, le baron est un membre de la haute aristocratie qui tient son fief directement du roi – Marx aurait pu dire ici, plus largement, seigneurs), serf (se distingue de l’esclave par la détention de droits juridiques ; lié néanmoins aux seigneurs par une relation de dépendance et d’obéissance obligée) et, plus loin « vassaux » (relation personnelle de dépendance et de soumission relative entre un homme libre (le vassal) et son seigneur) dans les campagnes, et, dans les corporations des villes (mode d’organisation hiérarchisé de la plupart des professions) maître de jurande (en gros, chef des corporations) et compagnon (en gros, ouvriers sous la dépendance d’un maître – le compagnon n’est pas un travailleur juridiquement « libre » (d’aller, de travailler avec qui il le désire) – par exemple le « livre des métiers », rédigé en 1268 à la demande de Louis IX, interdisait à tout ouvrier de quitter son maître sans son accord) ».

. Or ces hiérarchies et ces dépendances forment d’une certaine façon système. Système : unité coordonnée de parties dans un tout. Ce système c’est la société de l’époque. Qu’est-ce donc qu’une société ? La pensée de Marx se distingue par l’accent porté sur la réalité économique (étymo : gestion de la « maison ») c’est à dire sur la réalité de la production et de l’échange. Toute société, en effet, exige du travail afin de transformer la nature en culture – c’est à dire transformer le donné naturel en biens socialement utiles (des « valeurs d’usage » qui sont toujours des « valeurs d’usage sociales ») conformes aux désirs et besoins culturels d’une société donnée (ainsi ne fabrique t’on pas simplement à manger - mais tel plat donné, ayant telle forme et signification culturelle donnée ; un bâtiment mais une église ou un temple, etc.). Marx appelle mode de production une telle organisation du travail. Un mode de production est ainsi constitué de forces productives – et d’un certain niveau partiellement quantifiable de ces forces productives (maîtrise technique d’une société donnée : savoirs-faire, outils, machines) – et de rapports de production – soit l’ensemble des relations sociales qui président à la production des valeurs d’usage sociales (à qui obéit-on ? que fait-on ? pour qui ? et pourquoi ?). Tout mode de production repose ainsi sur une division du travail social dont la structuration propre répond à la question : qui fait quoi ? en fonction de quel critère ? en échange de quoi ? La production sociale est ainsi répartie et échangée en fonction de la hiérarchie propre de la société, hiérarchie toujours légitimée en fonction d’un discours qui se dit légitime. Pour résumer, on dira donc qu’une société donnée c’est un certaine mode de production, lui-même, constitué de forces productives et de rapports de production, système fondé sur une division du travail entraînant à travers l’échange ou le don direct (la dîme, par exemple) une certaine répartition du produit social, répartition toujours légitimée par un discours qui se pose comme vrai et juste et encadrée par un Etat qui, allons-nous voir, est le garant juridique et policier des classes dominantes.

 

. Mais, note Marx, ce système est, en réalité, contrairement à la manière dont il se représente à lui-même, non fermé mais ouvert – sous l’apparence de bon et juste (tant rationnel que raisonnable) fonctionnement couve un volcan. Par là, pour suivre la métaphore, une société est la sédimentation, le gel, en un sens, la mortification d’un feu vivant, source de nouveauté, dont elle est le produit, qui couve toujours au dessous d’elle et dont elle s’arc-boute à nier la réalité bouillonnante. La marque de ce bouillonnement c’est la « guerre » larvée qui menace la (et toute) société et que Marx pose ici comme moteur de l’histoire, c’est à dire de la transformation des sociétés. Ce que Marx met ainsi au cœur des sociétés, ce n’est pas l’union mais le conflit, conflit naissant avec la constitution de classes sociales c’est à dire la domination des oppresseurs sur les opprimés.

 

 

(……………………… à suivre………………………………)