Lecture du Manifeste du
parti communiste de Marx et Engels
(ébauche)
Comment lire et approcher ce texte – les obstacles qui s’opposent à la lecture
a) Ce qu’est
ce texte au premier abord :
. Un texte
historique, de 1848.
. En forme de
« manifeste » – c’est à dire d’écrit ayant le triple but d’énoncer ce
qu’il croît être une vérité, d’établir un programme d’action et, s’adressant à
d’autres, de réveiller les consciences et les corps en amenant les hommes à
lutter, unis, dans le « bon chemin ».
. Dont le sens
consiste à montrer que l’idée communiste n’est pas un songe creux mais une
idée fondée dans la nature du réel historique – et qui dessine l’avenir
d’un monde juste possible.
b) Tout ceci
engendre en nous immédiatement des réactions – en voici
quelques-unes :
. Texte
« historique » signifie daté et daté signifie dépassé. Le monde a
changé depuis 1848, dès lors quel intérêt de lire ce texte pour comprendre le
monde d’aujourd’hui ? Il ne nous renseignerait tout au plus que sur la
conscience ouvrière du 19ème siècle…
. Ce manifeste,
en tant qu’il vise à éveiller une partie de la population – en tant qu’il a un
but pratique (non seulement théorique) et intéressé – n’est-il pas analogue à
de la propagande ? N’est-ce pas la propagande propre d’un parti (naissant)
étalant sa propre idéologie – c’est à dire faisant passer ses idées singulières
pour des pensées universelles. Or cette idéologie n’est peut-être pas la
mienne…
. Enfin et
surtout l’idéologie communiste est : a) morte – depuis la chute du mur de
Berlin (1989), au moins, qui consacre la fin du communisme et la victoire de la
démocratie ; b ) dangereuse car d’essence totalitaire (« communisme =
totalitarisme »)…
c) Caractère
problématique de ces réponses immédiates
. Or philosopher
c’est commencer par se méfier de ces réponses immédiates qui
apparaissent comme autant d’évidences dans l’opinion publique (ou doxa).
L’évidence avons-nous vu (cf. cours d’introduction à la philosophie) n’est bien
souvent rien d’autre qu’un ensemble de pensées mortes et gelées, préjugés ou
« on dit » - pensées qui, mises en demeure de se justifier, sont
cependant incapables de rendre raison d’elles-mêmes.
. Qu’elles aient
cependant des raisons d’être – et des raisons que, nous le verrons, nous
pourrons à notre tour qualifier d’idéologiques – c’est ce que la philosophie de
Marx elle-même nous aidera, plus loin, à penser. Disons, pour le moment et
rapidement, que ces évidences-là masquent peut-être (et auraient pour fonction de masquer) le problème qu’est le réel
et les conflits latents qui s’y devinent sous l’apparence d’un consensus
unitaire.
. Répondons-donc
très rapidement à ces opinions en mettant en lumière leur caractère
problématique :
Je passe sur la
première : l’analyse du texte de Marx lui-même nous montrera que s’il y a
bien, en effet, en lui des idées qui n’ont plus guère de sens aujourd’hui,
d’autres a contrario éclairent singulièrement l’histoire présente et continuent
à ouvrir l’horizon d’un avenir possible.
J’en viens donc
à la seconde qui tourne entièrement autour d’une équation : « politique
= subjectivité d’un parti-pris (idéologie) ayant en vue une prise de pouvoir à propagande ». Une telle position
suppose : a) qu’il n’y a pas de vérité possible en politique mais
simplement lutte de points de vue inconciliables ; b) que le but de
« l’accès au pouvoir » ne peut ainsi être que la domination d’un
groupe sur un autre – et non, par exemple, le développement d’un bien
commun tels le bonheur ou la justice ; c) que, par conséquent les mots « bien
commun », « liberté » et
« justice » - et avec eux tous les discours qui s’y référent
nécessairement – n’ont aucun sens universel et vrai, mais sont l’objet de
manipulations via l’art de bien parler (rhétorique) et de convaincre les foules
(sophistique).
Réponse : que ce qu’on appelle
politique puisse devenir et soit très souvent dans l’histoire un jeu de
propagande manipulatrice, on ne saurait le nier. Reste que, dès son origine,
avec Platon, la philosophie s’oppose à la sophistique – cet art de manipuler
les foules par l’usage (publicitaire) du beau langage – pour lui opposer que
les mots ont un sens, accessible, loin des foules, dans le calme de la raison
de chacun, et dont on ne peut aucunement faire n’importe quoi. Dès lors, du
fait de la multiplicité contradictoire des points de vue on ne peut a priori
inférer l’inexistence d’une vérité : de même que, seul contre tous,
Galilée avait peut-être raison contre ce qu’on peut appeler ici les « idéologues »
de l’Eglise, de même, défendrait-il une position en conflit avec beaucoup
d’autres, Marx a t’il peut-être ici raison. Qu’ensuite telle ne soit pas
« mon idéologie » n’est pas un argument valable car il se peut que,
comme l’Eglise vis à vis de Galilée, je ne fasse que me tromper. Comment donc
alors savoir s’il y a une vérité en politique et, dans l’hypothèse
affirmative, laquelle elle peut être ? Nulle autre voie, hors la croyance
(injustifiée, injustifiable) que le dialogue de la raison (qui « pèse »,
analyse et synthétise) et de l’expérience – et c’est à l’aune de ce dialogue
que l’on pourra juger de la véracité de la position de Marx.
Enfin que le
« communisme » soit une idéologie : a) morte et b) totalitaire
repose sur une assimilation fort problématique de l’idée communiste avec cette
réalité historique, effectivement totalitaire, qui en monopolisé le nom. Mais
de ce que je décide de m’appeler Henriette ne suit évidemment pas que cela soit
vraiment mon nom. De là la question : quel rapport l’expérience historique
dite « communiste » a t’elle avec l’idée communiste ? Pour y
répondre encore faudrait-il savoir ce qu’il en est effectivement – c’est à dire
par-delà les « on dit » - de cette idée et dans quelles exigences
réelles comme rationnelles elle s’ancre : ce sur quoi, la lecture de ce
texte, nous aidera à faire la lumière. Enfin que le « communisme »
soit mort, c’est peut-être là aller vite en besogne car : i) peut-on juger
de l’histoire dans sa totalité à partir de notre seule actualité ? ;
ii) la chute du bloc de l’Est n’a en rien – et au contraire - éliminé les
souffrances et les contradictions sur lesquelles Marx voyait se lever la
nécessité de l’exigence communiste. Mais quelle est-elle ? Et sur quel
type de contradiction se fonde t’elle ?
Pour le savoir,
à distance de tous les mouvements immédiats de la pensée, à rebours des « on
dit » qui empêchent a priori la lecture de tout texte (et de toute
réalité) en projetant sur ces derniers des grilles pré-mâchées, nous tenterons
d’éprouver sans préjuger la valeur de vérité des positions de Marx.
Plongeons-nous donc directement dans le cœur de ce texte…
I. Incipit :
« un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme »
« Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. Toutes les
puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour
traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de
France et les policiers d'Allemagne. Quelle est l'opposition qui n'a pas
été accusée de communisme par ses adversaires au pouvoir ? Quelle est
l'opposition qui, à son tour, n'a pas renvoyé à ses adversaires de droite ou de
gauche l'épithète infamante de communiste ? »
. La référence au « spectre du communisme »
est courante à l’époque. Prenons là à la lettre et, afin de la bien comprendre,
interrogeons-nous tout d’abord sur la nature d’un spectre…
Qu’est-ce qu’un spectre ? (Notions :
la connaissance, la perception, la raison et l’expérience)
. Un « mort-vivant »
soit un être imaginé comme à la fois existant (vivant) et inexistant (mort), un
être aux contours flous, qui peut être à la fois ici et là-bas, partout et
nulle part. Un spectre est donc tout d’abord un être qui, au regard de notre
entendement (pour lequel la vie exclut la mort, l’hier l’aujourd’hui, l’ici le
là-bas…), est contradictoire. Aussi, l’entendement en nous
dit bien : « ce n’est pas possible » - de nature
contradictoire, pour notre entendement, un tel être, tel « un cercle
carré », ne nous semble bien ne pas pouvoir exister.
. Et pourtant si un spectre, parce que logiquement
contradictoire, ne nous semble pas pouvoir exister, il faut bien qu’il existe
de quelque façon pour que nous puissions en parler et, de surcroît, en
trembler. Quel est donc le mode d’existence d’un spectre ? S’il n’existe
pas dans les choses, au moins existe t’il en nous, dans notre langage et notre
imagination. De fait, nous pouvons parler d’un spectre et lui
donner un corps imaginaire à travers nos récits et nos rêves. Lorsqu’on me
parle d’un spectre c’est ainsi tout un réseau de mots, d’images et d’affects qui se
déploie (château hanté, Hamlet, mort, décomposition, nuit, forces du mal,
Dracula, etc. )
. Pourquoi alors, si le spectre n’est qu’un être d’imagination, en tremblons-nous
cependant ? Il y a, à vrai dire, trois façons d’en trembler. Dans le jeu du
récit ou de l’image théâtrale ou télévisuelle (devant un film d’épouvante),
dans le rêve (cauchemar) et dans la perception (je crois voir un spectre).
Je suis devant un film d’épouvante. « Devant »
et non « dans ». Et pourtant, à la différence de celui qui
sifflote, impassible, devant de tels films, nous, qui tremblons et suons, nous
disons « dedans » (« j’étais pris par le film »,
« c’était horrible » - avec un sourire mêlant frayeur et
plaisir - « j’étais vraiment dedans », etc.). Comment
pouvons-nous donc être à la fois « devant » et « dedans » ?
Que nous soyons « devant » signifie que, quelles que soient
mes frayeurs, je sais que j’ai affaire à une fiction, une scène irréelle
imaginaire : je sais très bien que je ne risque rien, que l’acteur ou
l’actrice de même – que c’est un jeu, un « faire semblant ».
Dans le cas contraire, j’aurais fui depuis longtemps, appelé la police, fait
une crise cardiaque, etc. Un jeu : la réalité est niée, mise de côté, par
jeu – par jeu : nous savons, par ailleurs, très bien que nous sommes assis
dans une salle de spectacle - au profit du spectacle irréel que nous feignons
d’être réel. Un bon moyen d’éprouver la réalité de cette distanciation
imaginaire c’est lorsque par exemple un acteur crie « au feu »
et qu’on se rend compte d’un seul coup qu’il y a vraiment le feu – ou bien lorsqu’on
entend une sonnerie de téléphone, qu’on se lève et que l’on se rend compte que
c’est à la radio, etc. Dans l’abolition de la distance d’un côté (le feu réel),
dans sa naissance (la sonnerie comprise comme fictive), nous pouvons éprouver
ce qu’est cette néantisation feinte du réel (Sartre, l’imaginaire),
cette distance prise par jeu avec la réalité du monde qui fait que nous jouons
à être spectateur, à être « devant » une scène que nous savons être
irréelle. Et pourtant, bien que nous sachions être face à une fiction, nous
sommes parfois, suant et tremblant, « pris par la scène ». Là
encore, cette situation s’éclaire de son contraire, à savoir de celui qui, a
côté de nous et face au même film « effroyable », mâche son
chewing-gum alors même que nous avons peine à reprendre notre souffle :
que se passe t’il en l’un et l’autre ? Concentrons-nous sur l’attitude de
chacun : l’un est souple, souriant ou baillant - son corps est en totale
inadéquation avec la scène - l’autre est certes assis mais son corps est tendu,
ses yeux sont exorbités, etc. – comme si, au moins en partie, son corps
participait à la scène. Ne pouvons-nous ainsi faire l’hypothèse avec le
philosophe Alain que le spectateur se fait en partie acteur, mimant la
scène, commençant des mouvements, mouvements en adéquation avec la
signification et la tonalité affective de l’image contemplé et lui donnant une
réalité quasi-corporelle, de telle façon que c’est bien nous qui en avons
« la chair de poule » ? Ainsi, savons-nous bien, que pour
ne pas pleurer, pour ne pas crier devant un film, il nous faut parfois
simplement changer d’attitude – mimer la décontraction, se pincer, regarder
ailleurs… Ceci en tout cas, nous apprend au moins deux choses
importantes : 1) Celui qui tremble à la vue de ce qu’il sait être l’image
(irréelle) d’un spectre croit sans croire vraiment. Il ne
croit pas vraiment : il sait, par ailleurs, que c’est irréel. Mais, étant
pris dans la scène comme l’enfant à son jeu, il (s’) y croit
cependant – sans quoi il ne suerait pas, etc. ; 2) Ceci montre que ne nous
sommes pas face aux images comme des spectateurs détachés (il faut faire effort
pour se détacher, les enfants en sont bien moins capables) mais que nous les mimons
spontanément et leur donnons la réalité de notre vie corporo-affective.
Cette distance, ce « croire sans croire vraiment »
c’est ce que le rêve précisément abolit. Dans
le rêve – ici le cauchemar – nous prenons pour réellement existant hors de nous
ce qui n’est, en réalité, qu’imaginaire en (et de) nous. Ce pourquoi le rêve
est une forme de folie – et la folie un « rêve éveillé ». Si
« le rêve est la voie royale d’accès à l’inconscient »
(Freud) c’est qu’en et par lui – lorsque s’est tu le discours commun et la
nécessité de s’adapter au réel - se réveille cette marmite bouillonnante de
désirs, d’affects et d’images, ces bas-fonds de
l’existant, qui, par-delà le personnage social que nous jouons à être, hors de
tout contrôle possible, prennent la forme d’un monde. Et, comme au cinéma, le
corps tout entier se dispose dans le rêve selon la forme de ce monde (dans le
rêve érotique le corps s’érotise, dans le cauchemar, le corps sue et tremble,
etc.)
Enfin la perception. Que
certains disent et soient certains d’avoir vu des
spectres - hors les cas de menteurs - voilà un fait qu’il faut considérer. Pour
l’analyser, lisons une réponse de Spinoza à une lettre d’Hugo Boxel lui
demandant ce qu’il pense de l’existence et de la nature propre des
spectres :
Spinoza : « Entre tant d’histoires de
spectres que vous avez lues, veuillez en choisir une ou deux, desquelles l’on
ne puisse douter en aucune façon, et qui montrent de la manière la plus
évidente qu’il y a des spectres. Car, à dire vrai, je n’ai jamais lu un auteur
digne de foi qui fît voir clairement qu’il en existe. Et, jusqu’ici, j’ignore
ce qu’ils sont, et personne n’a jamais pu me le dire.
Il est certain, cependant, qu’une chose que
l’expérience montre manifestement, nous devrions savoir ce qu’elle est ;
autrement, nous aurions beaucoup de peine à conclure d’une histoire quelconque
qu’il existe bien des spectres. On conclut, en effet, qu’il y a quelque chose,
mais personne ne sait ce que c’est que cette chose. Si les philosophes veulent
appeler « spectres » ce que nous ignorons, je n’y contredirai pas,
parce qu’il y a une infinité de choses qui me sont inconnues » (Lettre 52
à Boxel)
On retiendra
que : i) On ne connaît l’existence des spectres que par le ouï-dire (on
nous a dit que) ou l’expérience directe (la perception). Dans le premier cas il
s’agirait de s’interroger sur les critères par lesquels se forme la croyance
dans la véracité des propos d’un autre (sincérité, autorité, probabilité), sur
leurs limites et leur potentiel de vérité propre. Quoiqu’il en soit cependant,
la vérité d’un tel propos se fonde en dernier ressort sur un « j’ai
vu », soit l’expérience directe d’un autre. ii) Or, les propos de ceux qui
disent avoir vu des spectres sont contradictoires – pour les uns un spectre est
l’âme détachée du corps, pour les autres, une matière subtile, l’ombre de
l’âme, une âme errante entre purgatoire et paradis… Mais que sont donc :
cette matière subtile ? L’âme des morts ? Cette errance ? Le
purgatoire ? … et, de fait, lorsqu’on interroge plus avant personne ne
sait vraiment répondre hors un : « quoi que ce soit, je vous dis que
j’ai vu un spectre ! » ; en deuxième lieu, c’est la vision de
quelques-uns, que d’autres, dans les mêmes circonstances n’ont pas vu ou pas su
voir. iii) Or, nous dit Spinoza, dans l’expérience la plus courante, nous
pouvons tant savoir que nous entendre sur ce que nous avons vu. Il suffit d’y
retourner, d’éclairer la chose, de la contourner – afin de savoir vraiment ce
que nous avons vu. Ainsi, dit Alain, dans la forêt la nuit, je crois tout
d’abord qu’il y a un homme là-bas – la peur me prend de suite et, avec elle,
une foule de pensées (« que fait-il là ? sur mon chemin ? et
s’il me voulait du mal, etc. » et, avons-nous vu, avec toutes ces pensées
des dispositions propres du corps (qui se dispose pour faire face à ce qu’il
croit percevoir). Si je fuis, je jurerai que j’ai vu un homme méchant et
terrible dans la forêt. Or cela peut être, par exemple, une simple branche
d’arbre qui, dans cette perspective là, m’est apparue comme un homme terrible.
Que faut-il en conclure sinon que : dans la perception, nous ne voyons
directement qu’une face des choses et que nous imaginons et interprétons le
reste ; que cette perception se construit en fonction de grilles de
lecture par lesquelles nous identifions et expliquons ce que nous voyons
(grilles dans lesquelles existent, par exemple, des spectres) ; enfin
que, comme dans un rêve éveillé, c’est notre propre peur (et plus
généralement, nos propres affects) qui, disposant notre corps à la
perception d’un spectre, s’est projetée sur le réel, le lisant et
l’interprétant comme étant la réalité d’un spectre. Comment donc savoir
ce que nous avons vraiment vu ? Il suffit de faire la lumière.
. Faire la
lumière sur le réel et chasser les fantômes qui hantent les
consciences et empêchent d’avoir une claire vision de la vie et de son
sens, tel était précisément le programme de ce mouvement du XVIIIème
siècle appelé Les lumières. Or, ainsi que nous le verrons amplement, il est
possible de penser le travail philosophique propre de Marx et Engels dans le
Manifeste comme la continuation d’un tel programme : ne s’agit-il pas
ici de faire la lumière sur ce prétendu « spectre du communisme »
afin d’éclairer en vérité le chemin de notre destinée ?
. « Qu’est-ce
que les lumières », en effet ? « Les lumières se définissent
comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se
maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son
entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute
quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de
résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere
aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà
la devise des lumières. » (Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?)
. On se souvient
(cf. explication de texte), en effet, que :
a) Le programme
des lumières est la libération individuelle et collective des hommes :
devenir nos propres maîtres sans que nos corps et nos esprits soient les
servants d’un maître illégitime.
b) Que cette libération
suppose un emprisonnement premier : emprisonnement dans le préjugé – loin
d’être maîtres de leur pensée et de chercher par eux-mêmes la lumière de la
vérité – les hommes répètent et font leur le discours d’un autre ;
emprisonnement sous la domination arbitraire de quelques-uns :
l’obéissance aveugle à un discours étranger (à ma propre pensée) est
indissociable de la domination de maîtres, supposés plus proche de la vérité.
Le pouvoir du roi ne se maintient, par exemple, que par la référence à un discours
religieux en vertu duquel Dieu a donné à Adam et à ses descendants directs tout
pouvoir sur la Terre (Rousseau, Le contrat social, livre I, chap. II).
c) De façon
générale, parce qu’un pouvoir sans légitimité est intrinsèquement fragile
(« le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il
ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » (Rousseau,
idem, chap. III) (c’est à dire si sa force propre n’apparaît pas comme
l’arbitraire de la violence mais comme un droit justifié de punir de telle
façon qu’il ne soit pas seulement nécessaire pour survivre de lui obéir mais
que ce soit, de plus, une obligation morale, étant entendu qu’il n’est juste et
donc de l’ordre du devoir d’obéir qu’aux puissances légitimes), tout pouvoir ne
se maintient durablement que par la croyance du peuple en sa légitimité
– autrement dit par le biais d’un discours se faisant, à tort ou à
raison, passer pour juste et vrai. La puissance propre du discours de la
domination (= pouvoir illégitime) est de mettre la vérité sans
dessus-dessous : faire passer le vrai pour le faux, le faux pour le vrai,
l’illégitime pour le juste, le juste pour l’injuste, et, métaphoriquement, l’ombre
pour la lumière et la lumière pour l’ombre (ainsi, avons-nous vu (explication
du texte de Kant), le discours de la domination pose que le véritable danger,
la cause de la chute dans le mal et l’erreur, consiste à penser par soi-même,
alors que, selon les Lumières, c’est au contraire la seule voie possible vers
le Bien et la Vérité).
. Comment
apparaît, en effet, le communisme dans les discours du pouvoir de
l’époque ? Sous la forme d’un spectre, « le spectre du
communisme ». Qu’est-ce à dire à nouveau ? Que le communisme soit un
spectre signifie que dans les discours du pouvoir il est à la fois et
contradictoirement : a) une menace, une force réelle dangereuse et qui fait
peur – le communisme c’est la promesse de nouvelles révolutions, et,
dit-on, « on sait où ça nous a mené » (La Terreur de 1793 brandie
comme repoussoir – et aujourd’hui, le totalitarisme) ; b) de l’ordre du
mal opposé au bien (ou au « moindre mal ») qui est le régime actuel
(cf. la « Sainte Alliance » : de même que les croisés voulait au
nom de Dieu reprendre Jérusalem des
mains des infidèles, de même convient-il, au nom du Bien, de sauver les droits
sacrés (au premier chef duquel, la propriété – dont Marx fera une critique un
peu plus loin) que le communisme voudrait détruire) - le communisme tel un
spectre maléfique n’est, par là-même, promesse que de destruction ; c) un
être de la nuit, de l’obscurité – opposé à la lumière du régime de l’époque (et
d’aujourd’hui), régime explicitement et officiellement fondé sur la vérité et
la justice ; d) nuit qui est celle des passions aveugles (l’envie
essentiellement ou/et la souffrance qui ne comprend pas sa nécessité (« vous
souffrez, mais c’est le système, personne n’y peut rien ») ; e) et
qui s’incarne dans la figure négative du peuple - masse obscure et aveugle tout
faite de pulsions, ventre insatiable qui s’oppose à la tête (figure
platonicienne) soit aux êtres raisonnés capables de lumière - figure qui n’a
pas disparu aujourd’hui, le « peuple » étant dans les discours
contradictoirement à la fois la source de toute lumière et souveraineté
(produit de la Révolution) et synonyme d’errance (ce pourquoi le peuple aurait
besoin d’élites éclairées) ; f) qui, notent Marx et Engels, sert de
« repoussoir » - le mot de « communiste » comme aussi
antérieurement celui de « diable » puis ultérieurement ceux de
« fascistes », « nazis » ou « intégristes » sont
si chargés de significations maléfiques parlant directement aux passions – que,
analogues à des insultes, ils servent à catégoriser et à nier l’ennemi dans sa
possibilité de développer un discours alternatif.
. La « sainte
alliance » - le pape – analyse de la religion. La religion, opium du
peuple (1844).
. Mais comme on
le sait (cf. + haut), un spectre est un être d’imagination. Il
est pourtant bien le signe d’une réalité. Ainsi écrit Spinoza :
« On conclut, en effet, qu’il y a quelque chose, mais personne ne sait ce
que c’est que cette chose. Si les philosophes veulent appeler
« spectres » ce que nous ignorons, je n’y contredirai pas, parce
qu’il y a une infinité de choses qui me sont inconnues ». Celui qui fuit
devant un spectre, et, ici devant celui du communisme, fuit bien devant quelque
chose. Mais ce qu’il voit il l’interprète (le lit) mal : parce qu’il
n’analyse pas la chose en objectivité (il fuit); parce que les grilles de
lecture – fruit du discours commun qui peut être un discours de domination -
par lesquelles il identifie et explique les choses ne sont pas interrogées.
. Que sont, en
effet, plus précisément, ces grilles de lecture du réel, présentes en
toute perception ?
. On pourrait
croire que faire l’expérience de quelque chose, en acquérir la
perception c’est voir la chose telle qu’elle est. Notons que c’est bien, en
effet, ce que nous éprouvons : nous ouvrons les yeux et nous pensons, tel
un miroir, que notre perception reflète simplement et passivement la réalité
telle qu’elle est hors de nous. Et, par exemple, nous sommes certains d’avoir
vu un spectre ou un miracle ou…
. Nous avons vu
cependant que la forme, l’identité et l’explication de ce que nous voyons est,
en réalité, le fruit d’une lecture et d’une interprétation. Preuve en
est, notamment, que de ce qui semble pourtant une seule et même réalité, nous
ne faisons pas la même expérience (ainsi là où certains vont voir un spectre,
d’autres ne vont voir qu’une ombre). Loin donc d’être passif et simple spectateur
d’une scène à laquelle représentation je ne participe pas, toute expérience est
une activité à travers laquelle je projette sur la face des choses qui,
par les sens, m’interpelle une signification : ce bruit c’est, par
exemple, le bruit du tonnerre dangereux (identification), qui a pour cause de
fortes chaleurs, etc. (explication). Mais c’est ou ce serait tout autre chose
pour un gaulois qui pense que, les dieux en colère, le ciel va lui tomber sur
la tête (cf. Astérix), un chat ou – imaginons – la Tornade des X-men. D’une
façon générale connaître quelque chose c’est se mettre en position d’interroger
le réel, en lui posant ces questions qui sont celles-là mêmes de notre raison :
« qu’est-ce que c’est ? » (identité) et « pourquoi ? »
(causes et buts) – et construire à partir d’elles des schémas d’identification,
d’explication et de compréhension des choses (des « cartes d’orientation »).
. A l’inquiétude
du questionnement, succède ainsi la quiétude de la réponse. Si le
questionnement, est, en effet, primitivement inquiet c’est qu’il y va de notre
orientation et de notre bonne orientation dans l’existence. Or, tel est le fond
de notre désir : non seulement vivre (que la vie et la santé ne suffisent
pas à l’homme, quoiqu’ils soient cependant peut-être la condition de la vie
bonne, l’expérience de l’ennui et du suicide non par manque de vie mais de sens
- c’est à dire de vie bonne - le montre suffisamment) mais bien vivre,
c’est à dire vivre dans le bon sens. Aussi la question de la bonne vie –
ou du sens de la vie – est-elle pour l’homme une question qui, lorsqu’elle
survient, est on ne peut plus angoissante. Celui – comme dans Matrix ou le Truman
Show (cf. cours d’introduction) – qui d’un seul coup découvre que la carte
d’orientation qui lui servait à se diriger dans la vie en distinguant ce
qui existe de ce qui n’existe pas, ce que sont les choses et ce qu’elles ne
sont pas, les choses et les directions qui valent de celles qui ne valent pas,
celui qui découvre ainsi que sa carte d’orientation est une carte illusoire
est plongé dans cette angoisse profonde qui, si l’homme est primitivement un être
incertain qui ne sait comment vivre, fait peut-être le fond de la vie humaine.
Dessin de Tardi, Brouillard au pont de Tolbiac
Celui-ci qui, au
milieu de la foule, sur les routes biens connues, marche sans savoir où, le
regard égaré, celui
qu'à travers nos
cartes, si bien dessinées et sans aucun trous, on repère (c’est à dire classe
et domestique) comme « un fou » n’interroge
t’il pas la pertinence de nos cartes
d’orientations (c’est à dire de nos savoirs sur le monde et le bien
vivre) ? L’étrangeté ressentie et conjurée
par la
classification dans la catégorie bien connue de la folie, n’est-elle pas le
signe qu’il y a en lui et « autour » de lui, dans le monde de
sa folie, comme un
autre continent invisible sur nos cartes ? Jeté « hors de lui-même »
(Heidegger) dans un monde étranger et angoissant où
aucune de nos
cartes ne semble plus fonctionner, sans que rien d’important puisse être
domestiqué par l’assurance de sa marche et de son regard,
ne figure t’il
pas la condition humaine lorsque le sol peut-être illusoire de ses savoirs
vient à craquer et que se révèle,
dans la
fragilité, le sans-fond sur lequel sont peut-être bâties nos vies ?
. Mais, « parce
que nous naissons enfants avant que d’être hommes » (Descartes, Discours
de la méthode) et que nous grandissons dans une société donnée qui, à travers
nos tuteurs, trace pour nous des cartes pour s’orienter dans la vie (ce
pourquoi, écrit Marx, la conscience des hommes est, avant toute chose,
conscience sociale c’est à dire déterminée socialement – et non conscience
libre et indéterminée comme le vent), la situation la plus ordinaire des
survivants socialisés est l’assurance d’être de plein pied dans le monde avec
la carte adéquate pour s’y orienter. Les sociétés apparaissent ainsi comme
d’énormes machines à fabriquer des routes (ce que l’on doit faire, quel rôle on
doit tenir, quelle place on doit avoir – dans une structuration des pratiques
données) et des cartes (les savoirs) afin de nous y orienter adéquatement. Le
capitalisme, verrons-nous, en une position cependant singulière, n’échappe pas
à la règle.
. Nos cartes
malgré leur prétention à saturer de sens le monde en évacuant les zones
d’ombres ont cependant leurs failles. Pour savoir ce qu’il en est de
leur solidité et de leur validité, pour savoir si « ce que nous avons vu »
(un « spectre », le « spectre du communisme ») correspond à
ce qui est réellement en dehors de nous, reprenons donc avec Marx et Engels, le
questionnement à la racine : qu’est-ce qu’en réalité – soit en pleine
lumière - que ce « communisme » devant lequel la vieille « Europe »
(toutes les puissances de l’époque, Guizot, l’Allemagne, le Pape, etc.) fuit
comme devant un spectre ?
. C’est
précisément le programme de ce manifeste. Ainsi, à l’opposé de la notion floue
et maléfique du spectre, notion fonctionnant comme un répulsif plutôt que comme
un instrument de pensée, Marx et Engels propose de substituer la clarté de la
lumière publique :
« Il est grand temps que les communistes exposent à la
face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances; qu'ils
opposent au conte du spectre communiste un manifeste du Parti lui-même. »
. Au « conte » c’est à dire au récit fantaisiste
qui ne se sait pas conte, puisqu’il croit ici (de plus ou moins bonne foi)
énoncer la vérité sur ce qu’on appelle « communisme », à la fausse histoire qui se
prétend véridique, il convient d’opposer un manifeste public exposant en pleine lumière ce qu’est
le communisme, soit sa carte de lecture et d’orientation dans l’histoire du
monde, carte dont l’exposé de Marx entend prouver que,
par delà les fausses cartes des puissants de ce monde, elle est la seule vraie
et juste.
. Dans ce conte cependant et ses proliférations, toute la
classe politique parlant du communisme, contradictoirement, comme à la fois un
danger et une illusion (comment une illusion pourrait-elle être
dangereuse ?), Marx perçoit cependant comme un aveu : n’est-ce pas la
preuve, en effet, que « déjà le communisme est reconnu comme une
puissance par toutes les puissances d'Europe » ? Le communisme,
montrera Marx, ce n’est, en effet, pas seulement le nom d’un petit parti, c’est
aussi et surtout le cri du peuple humilié,
exploité et asservi, cri d’impuissance qui exige puissance et auquel la pensée
de Marx tentera, par la lumière de la théorie, de donner forme et sens. Ce qui hante ainsi
l’Europe, et, par delà, l’histoire du monde tout entier, c’est, montrera à
nouveau Marx, le fantôme de l’histoire à venir, fantôme
présent en creux dans la souffrance actuelle du peuple, souffrance qui appelle
lutte et guérison.
. Encore faut-il cependant que ces paroles soient
entendues. Marx et Engels, savent bien que les médias – l’ensemble des moyens
de communication et de diffusion du sens – sont une puissance et que donc la
clarté de la lumière publique suppose pour se faire effective clarté la
constitution d’un espace public de pensée. Ainsi
Bourdieu – cf. les documentaires Sur la télévision et Le champ du
journalisme – montre t’il combien ces médias malgré (et par) leur apparence
d’objectivité et de neutralité, parce qu’ils sont dans les mains des puissants
de ce monde, véhiculent et monopolisent un discours consensuel ou nulle réelle
polémique ne peut même apparaître (le meilleur moyen de traiter un problème
dérangeant étant simplement de ne pas en parler). Aussi, est-ce en continuant
et solidifiant une organisation collective alternative, organisation qui se
dote des moyens (de la puissance) de se faire entendre et, par ce biais d’agir,
que le discours pourra faire éclater la barrière qui oppose la parole –
solitaire et sans force – à la sphère commune de la pensée publique, ensuite, à
la pratique.
. Que cette union soit, de plus, internationaliste (« des
communistes de diverses nationalités se sont réunis à Londres et ont rédigé le
Manifeste suivant, qui est publié en anglais, français, allemand, italien,
flamand et danois ») signifie que le conflit de fond – tout au moins
de cette période-ci de l’histoire entendue (on le verra) comme celle de la
mondialisation capitaliste - n’est pas supposé être celui entre les nations –
ces conflits n’étant que ceux d’un imaginaire (l’imaginaire de la nation
française) contre un autre (celui de la nation allemande, par exemple) – mais
celui, sans frontières, des prolétaires contre le capital. Le discours
théorique vient donc se relayer d’une organisation internationale afin que
l’action dans le champ historique soit à la mesure du caractère potentiellement
trans-frontière des puissances du capital (nous verrons lesquelles) (sur la
nécessité et l’enjeu d’une telle organisation aujourd’hui, cf. par exemple,
l’idée mise en pratique quoiqu’encore en un sens dérisoire d’une union
internationale des travailleurs, une classe de travailleurs brésiliens se
mettant en grève en 1996 pour soutenir des travailleurs licenciés par la même
entreprise (Bridget Stone) aux Etats-Unis – grève internationaliste à la mesure
du caractère potentiellement transfrontière (ou multinational) du capital, cf.
documentaire sur la mondialisation, Une journée dans la vie d’un pneu).
II. Lecture
de la première partie : « Bourgeois
et prolétaires »
. Cette première
partie, en entrée dans le vif du sujet et pour cibler le centre de la phase de
l’histoire actuelle où se joue le sens de la lutte des hommes, commence par nommer
les deux protagonistes essentiels. Toute l’histoire du capitalisme serait ainsi
essentiellement celle de l’union (« et » - puisqu’ils vivent
ensemble, nous verrons de quelle manière) et de la lutte des bourgeois et des
prolétaires (le « et » signifie alors « versus » - et nous
verrons encore comment se manifeste ce conflit) - le bourgeois se définissant,
en une première approche, comme détenteur du capital et donc des moyens de production
et le prolétaire comme détenteur de sa seule force de travail.
. Nommer
ainsi une phase de l’histoire et ses acteurs supposés n’est pas un acte
anodin : dans l’océan de la vie sociale, il y va d’un choix tant de
ce que l’on décide de voir et donne, par là, à voir que de la manière
dont on le donne à voir. Nommer par exemple cette phase de l’histoire « le
développement du monde moderne » c’est, dans le titre lui-même, faire
tendanciellement porter les regards sur l’unité d’une histoire sociale :
l’histoire de la France, de l’Europe, de la mondialisation, etc. – en mettant à
l’arrière-plan ce qui divise l’unité présumée de la société et de son
histoire, la division et le conflit que Marx et Engels posent, au
contraire, au centre de la dynamique historique. Nommer et nommer de telle
manière c’est ainsi toujours déterminer et définir ce qu’on pense
être l’essentiel et l’inessentiel dans le champ socio-historique :
se nommer « citoyen », « camarade », « frère »,
« monseigneur… », « serf », « numéro x33 », etc.
c’est toujours se référer à un discours singulier qui détermine, classe,
hiérarchise et distingue l’essentiel et l’inessentiel tant dans la société –
qui invente, hors du regard de l’historien, de telles catégorisations, qui crée
donc des manières socio-historiques de lier entre eux les hommes (tant
pratiquement que représentativement, c’est à dire dans le discours et les
consciences) – que dans le discours propre théorique de l’historien qui essaie
dans cette histoire qu’il n’invente pas d’écrire une histoire afin, avec Marx
(et contre une histoire contemplative qui se contente de voir prétendument
« sans juger »), tant de comprendre que de mettre en lumière son sens
virtuel et les moyens de la transformer.
. Toute
nomination – en tant qu’elle détermine et hiérarchise – se réfère donc à un
discours et la question essentielle qui se pose à nous est tant de savoir quel
est ce discours que d’évaluer sa pertinence en vérité et en justice. Dans
quelle mesure se nommer et nommer les hommes « bourgeois » et « prolétaires »
est-il fondé ? N’y a t’il pas ici, comme dans toute nomination, et comme
on le reproche aux dits « communistes », un risque d’idéologie
– c’est à dire de développer une manière de voir le monde social inadéquate à
son sens véritable, de telle façon, par exemple, que celui qui aujourd’hui se
focaliserait sur l’opposition prolétaire/bourgeois oublierait, par exemple,
leur hypothétique unité fondamentale, que « nous sommes, par exemple, tous
dans le même bateau », « qu’il faut des dirigeants compétents »,
« que les patrons donnent du travail aux travailleurs », que nous sommes
avant tout « citoyens d’un même pays », etc. ? A Marx et Engels
donc la charge de la preuve que leur manière de nommer les protagonistes
essentiels de la phase de l’histoire actuelle est bonne et pertinente.
a) L’histoire
comme « histoire de la lutte des classes »
« L'histoire
de toute société jusqu'à nos jours n'a
été que l'histoire de luttes de classes.
Homme libre et
esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon,
en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre
ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait
toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière,
soit par la destruction des deux classes en lutte.
Dans les
premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation
complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions
sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers,
des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des
maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de
ces classes, une hiérarchie particulière.
La société
bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli
les antagonismes de classes Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes,
de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles
d'autrefois. »
. L’histoire
tout d’abord.
1) Qu’est-ce que
donc que l’histoire ? Distinguons trois sens de cette dernière :
l’histoire comme processus réel de transformation des sociétés humaines
(convenons, par facilité, de la nommer « Histoire) ;
l’histoire comme discipline à visée objective visant à connaître la nature de
ce processus ; enfin les « histoires » c’est à dire l’ensemble
des récits, soit explicitement fictifs (l’histoire de Robin des Bois ou de
Babar), soit ayant une prétention à la vérité (la Bible prétend, par exemple,
raconter l’histoire réelle du monde et du peuple Juif). Une des questions qui,
dès lors, se pose est celle consistant à savoir si l’histoire au second sens ne
produit pas des histoires dans le sens de fictions inconscientes d’elles-mêmes.
Et, par là même, celle de l’existence et de la nature d’un critère de
distinction entre récit véridique et fictions. Car, en effet, en posant que
« l’histoire (Histoire) de toute société jusqu’à nos jours n’a été que
l’histoire (idem) de luttes de classes », Marx est ici essentiellement
critique envers d’autres manières de penser et de faire l’histoire, manières
qui ainsi, selon lui, seraient des fictions à vocation idéologique (nous
verrons lesquelles et en quel sens). Mais, à rebours, se pose évidemment la question
de savoir si, percevant l’intégralité de l’histoire humaine sous l’aspect de la
lutte des classes, Marx et Engels ne font pas, au mieux, que projeter certains
aspects de leur (la ?) lutte actuelle sur le passé de l’humanité. Car
qu’il y ait, de fait, dans l’histoire des conflits, et, peut-être, des conflits
de classes c’est là un fait peu contestable. Mais que l’histoire se réduise, en
dernière instance, à de tels conflits, c’est ce qui est beaucoup plus
problématique, ainsi que nous allons le voir. Percevons, en effet, l’étendue du
problème que pose l’élaboration d’une histoire objective : toute histoire,
de fait, implique choix et jugement. L’objet de l’historien étant un
objet absent, il ne peut qu’en reconstruire la représentation sur la base des
documents présents. Or, si, d’une part, « par nature, ainsi que l’écrit Simone Weil, les
documents émanent des puissants, des vainqueurs » (L’enracinement), si
ainsi nulle (ou presque nulle) trace ne reste des vaincus, l’historien ayant en
vue l’Histoire réelle et non l’histoire telle qu’elle a été écrite et dessinée
par les puissants, devra par des hypothèses partiellement invérifiables combler
les lacunes documentaires. Si, d’autre part, en tant qu’il construit un récit
dont l’objet est de rendre sensé et intelligible le passé, l’historien est
confronté à une masse énorme de documents, il devra nécessairement hiérarchiser
et choisir parmi ces derniers selon un critère de pertinence, lui aussi
problématique. Ainsi, écrit Paul Valéry, «tout le monde consent que Louis XIV
soit mort en 1715. Mais il s’est passé en 1715 une infinité d’autres choses
observables, qu’il faudrait une infinité de mots, de livres, et même de
bibliothèques pour les conserver à l’état écrit. Il faut donc choisir,
c’est-à-dire convenir non seulement de l’existence, mais encore de l’importance
du fait ; et cette convention est capitale. (...) L’importance est à notre
discrétion, comme l’est la valeur des témoignages » (Paul Valéry). Si donc
la lecture de l’Histoire par Karl Marx comme Histoire de la lutte des classes
est, au mieux, une certaine lecture et – nécessairement – une reconstruction de
celle-ci, ce n’est cependant pas une raison suffisante pour la rejeter. Car,
premièrement, tout point de vue est point de vue sur un objet et éclaircissement
singulier de cet objet-ci sous une lumière singulière – et, par là,
peut-être, apport de connaissance ; rien ne dit ensuite que le point sous
lequel Marx et Engels, éclairent l’Histoire, ne soit pas un point de vue bien
plus essentiel et intéressant que d’autres – et se pose, ici, la question des
valeurs à l’origine du choix de l’historien et de la problématique hiérarchie
de telles valeurs (pourquoi l’histoire de la Révolution française
est-elle, par exemple, plus intéressante que celle de la forme des chapeaux
bretons ? – mais aussi, de façon plus polémique et donc problématique, que
l’histoire, par exemple, de la victoire des Francs ou du monde Aztèque ?).
Ce qu’il y a, en effet, de fortement intéressant dans une telle histoire, n’est-ce
pas qu’elle est une histoire de la justice et de l’injustice – et que de
telles valeurs nous semblent précisément vivantes et essentielles ?
Qu’elles soient cependant essentielles, non seulement en valeur mais aussi en
tant que moteur partiel de la réalité (la justice n’est pas simplement une
idée, elle est présente dans le cœur même de la lutte qui transforme
l’histoire), c’est ce que nous pouvons soupçonner et que la philosophie de
l’histoire de Marx et Engels, comme nous allons le voir, nous aide à percevoir.
2) Qu’est-ce
que l’Histoire, en effet ?
. C’est le
propre de l’humanité. Rompant avec la logique globalement répétitive et aveugle (cf. cours de
la conscience pour saisir en quel sens) qui est encore celle des sociétés
animales, l’irruption de l’humanité est irruption de l’histoire. Et, en effet,
à prendre une vue large sur le devenir de l’univers – le rythme des changements
et l’apparition de véritable nouveautés (la création d’une nouvelle étoile
certes inédite et nouvelle en ce sens, n’est, par exemple, pas du même ordre
que l’invention de la maîtrise du feu ou du chant grégorien – il y a là, en
effet l’apparition d’une pratique singulière ayant une puissance et une
signification incommensurable et absolument neuve) s’intensifie de façon
considérable avec l’humanité : conquêtes, inventions (d’organisations, de
pratiques et de significations), destructions… voilà ce que verrait, en une vue
cavalière, un œil jeté de loin sur le devenir propre de l’humanité (avec,
allons-nous voir, une nouvelle intensification depuis l’apparition du
capitalisme). A l’opposé, « un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera
toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première
année de ces mille ans » (Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité).
Mais pour quelle
essentielle raison ?
. Si le cosmos
et les vivants sont, comme toutes choses, temporels et ont donc une histoire
que les modernes récits de la cosmologie et de l’évolution des espèces tentent
de reconstruire, les atomes comme les bêtes se distinguent cependant des hommes
par le fait qu’ils n’en ont pas conscience. Disons que si tous les êtres, hors
l’homme, sont transformés (passivité), l’homme seul, lui, se transforme
(activité et réflexivité). Ainsi, écrit Eric Weil, « seul de tous les êtres
que nous connaissons, l’homme a une histoire, en ce sens qu’il a conscience de
son passé et, par extension, de celui de la Terre, des animaux, du cosmos :
aucun être non humain ne se souvient de ce qui est arrivé à ses aïeux, aucun
n’anticipe son avenir, parce qu’aucun n’est doué du langage, c’est-à-dire de
pensée, et qu’aucun ne peut parler du possible, de cette toile de fond sur
laquelle le réel se détache pour devenir significatif. Il n’y a pas d’histoire
pour qui n’est pas capable de dire : cela aurait pu se passer autrement et de
comprendre ainsi ce qui s’est passé réellement. L’humanité disparue, il n’y
aurait plus d’histoire ».
. Mais la
conscience que l’homme a de son passé ainsi que de l’avenir comme avenir
ouvert, espace de possible n’est pas une conscience toute-puissante et
indéterminée (analogue à l’œil de Dieu pour lequel tout serait possible) c’est,
comme le notera Marx, une conscience, elle-même, indissociablement
historique et sociale. Qu’est-ce à dire ? L’histoire de l’humanité
n’est pas l’histoire de l’homme abstrait mais, écrit à nouveau Marx, « l’histoire
des sociétés ». Or, avons-nous vu (cf. cours sur la conscience, deuxième
partie) la société, par l’éducation, met en forme et en norme l’individu qui
sans elle n’est pas un homme mais un quasi-animal (cf. les enfants sauvages).
Une société n’est donc pas une somme d’individus asociaux, c’est (cf. à nouveau
cours sur la conscience, deuxième partie) une réalité transindividuelle, un
« collectif anonyme » (Castoriadis) – quoique n’existant qu’à
travers les individus (tout ainsi que l’espèce, le genos) - artificiel
(non naturel, à la différence de l’espèce), produit de l’histoire humaine
et constitué d’une unité de significations imaginaires (Dieu,
l’argent, Quetzalcóatl…) indissociables d’une organisation et d’une
structuration du monde humain et naturel, s’imposant à l’individu en mettant
en forme ses pensées, ses désirs, ses affects. Ainsi le langage à
travers et par lequel les hommes pensent leur vie, leur passé et leur avenir
est-il un langage social déterminé, constitué par un ensemble de significations
sociales majeures qui ouvrent certes des possibles singuliers mais des
possibles qui n’ont de sens qu’au regard de cet univers social, par essence,
limité. Le fait est, par exemple, que l’idée de révolution n’a pas de sens dans
le moyen-âge chrétien ni au sein du système de castes indiennes. A l’opposé de
l’idée ci-dessus mettant en lumière la liberté, la créativité et, par
conséquent, la nature historique de l’homme, un fait massif de l’histoire
humaine est donc aussi la reproduction des sociétés – de façon analogue
à une espèce se reproduisant à travers les formes variables des individus, on
peut repérer une tendance des sociétés à se reproduire à travers les individus
auxquels elles imposent leur forme propre.
. Reste cependant
qu’il y a histoire. Histoire c’est à dire : à la fois
transformation des sociétés, de leur organisation et de l’univers de
significations dans lequel vivent les hommes ; et, en même temps, nul ne
peut annuler le fait de la nature créée – et donc, en ce sens, historique
(puisqu’il a bien fallu que cela advienne, ne serait-ce qu’une fois) et
artificielle (produit de l’art de – et non de la nature) – de chacune des
sociétés humaines (telle organisation déterminée sous telle univers de
significations). Penser l’histoire humaine sera donc nécessairement penser
cette logique apparemment contradictoire de la reproduction et du changement.
. Posons
l’ensemble des problèmes auxquels une telle logique nous confronte : si
les sociétés tendent, en effet, à se reproduire, comment peuvent-elles se
tranformer et se transformer parfois si radicalement que pour rendre
compte de cette transformation il nous faut parler d’une « autre société » (la
société capitaliste, par exemple, est radicalement autre que la société du
Moyen-Age – elle est pourtant née de celle-ci) ? Du point de vue des
individus encore, si l’homme est un être social comment peut-il, à son tour,
changer la société qui l’a cependant produit et sans lequel il n’est pas
même un homme ? Où, à travers l’opposition problématique structure sociale
/ histoire l’on reconnaît les formes du problème que pose les relations
déterminisme social (inconscient social) et liberté – ou encore langage
social et pensée libre.
. Rapidement, on
peut dire que les sociétés se transforment par le biais de chocs et rencontres
externes (invasions, cotoiement d’autres sociétés…) ou/et par le biais de
mutations internes (inventions techniques, révolutions…) – sans qu’il soit aisé
de séparer rigoureusement les uns des autres. Toute société tend, en effet, à
se fermer en totalité close et parfaite dans un univers de sens plein et
sans faille (« nos dieux sont les bons », « notre société
est la meilleure, la plus juste, etc. », « nous sommes les êtres
humains »…). Or cela ne se peut qu’en mettant de côté, en effaçant ou
occultant à la fois la question que pose notre propre historicité et celle
posée par l’existence des autres sociétés. Premier oubli : que toute
société, y compris la nôtre, est une création – qu’elle aurait donc pu tout
autant ne pas être, qu’elle aurait aussi pu être autrement qu’elle n’est. A
contrario, toute société semble se poser comme naturelle c’est à dire
seule bonne et vraie (inscrite dans « la nature des choses »). Ce qui
n’équivaut pas seulement à nier sa propre historicité mais également la réalité
tout autant historique des autres sociétés : l’autre est, dans l’histoire
humaine, presque toujours perçu non comme un autre, porteur d’une société
alternative et d’un autre possible, mais comme une erreur, une infériorité, et,
pour mieux dire, une monstruosité eu égard à la seule norme vraie et
juste c’est à dire la nôtre. Or ce qui est vrai vis à vis de l’extérieur, l’est
tout autant vis à vis de l’intérieur – l’enfance, la folie, la déviance, telle
possibilité de pensée et d’imagination ouvert par le langage… au sein d’une
société manifestent ce qui, en partie, résiste à la normalisation et ce qui, en
puissance au moins, semble une voix (et peut-être voie) autre. Aussi
apparaissent-ils le plus souvent eux aussi comme des monstruosités.
. Mais,
précisément, s’ils apparaissent ainsi c’est qu’ils font question et sont une
question. Deux sociétés animales sont les unes vis à vis des autres
(fourmis et termites, par exemple), soit dans une relation épisodique de
guerre, soit d’indifférence – aucune société ne mettant en question l’autre
société que de l’extérieur (une question du type : « avons-nous
raison de nous comporter comme des fourmis ? » - soit l’existence
d’une crise du sens - ne peut pas apparaître). Deux sociétés humaines ne
peuvent a contrario se cotoyer sans que l’existence de l’autre société ne mette
l’autre en question : c’est qu’en effet, comme l’avait vu Aristote, toute
société se pose et se pense à travers le langage non simplement comme un fait
mais aussi comme une norme de vérité et de valeur à prétention universelle.
Exister pour une société donnée c’est exister dans le Bien et la Vérité. Mais
exister de telle manière c’est se dire de telle manière – et avec ce
dire s’éveille la possibilité de l’interrogation et de la négation :
la phrase « nos dieux sont les bons » appelle une justification
(« parce que » - le mythe est une telle justification) et laisse
ouverte la possibilité tant de l’interrogation – « pourquoi ? »
- que celle de la négation (« nos dieux nous ont abandonné », voire
« nos dieux n’existent pas »). Or voici un autre (à l’extérieur, à
l’intérieur) qui surgit et parle un autre langage, qui a d’autres pratiques,
qui prétend à d’autres vérités et valeurs : comment son existence en
remettrait-elle pas en cause ce que nous posons pour universellement (et donc
pour tous, partout et toujours) vrai et bon ? Son étrangeté doit au moins
être comprise. Aussi par-delà la question qu’est l’existence de l’autre, les
sociétés quand elles le peuvent assimilent (c’est à dire réduisent) cet
autre à leur propre univers de sens. Ainsi dans les catégories aztèques, les
Espagnols – qui allaient détruire tant extérieurement qu’intérieurement la
société Aztèque - furent, en référence à une prophétie, tout d’abord pris pour
des dieux. Ainsi pour les conquistadores espagnols les indiens d’Amérique
étaient-ils des sauvages.
. Or c’est
précisément parce que l’existence de la société humaine s’institue dans
l’univers langagier de la signification, qu’en un sens plus rien ne va de
soi – puisqu’aucune réponse immédiate, naturelle ou instinctive ne porte plus
son sens en soi – qu’une société donnée semble une réponse à tout un
ensemble de questions que pourtant personne n’a explicitement posé,
questions qui viennent, cependant et sous le choc de crise externe comme
interne se réveiller en faisant vasciller l’univers clos de sens au sein
duquel chaque société tente de s’enfermer et d’enfermer l’histoire. Ces
questions, inconnues des sociétés animales sont : comment (bien) vivre
ensemble ? Quel est le sens (individuel et collectif) de la vie ?
Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui est illusoire ? D’où
venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Ces
questions qui, lorsqu’elles surviennent, sont angoissantes ne sont pourtant
(presque) jamais explicitement posées : tout société semble bien répondre
avant même qu’elles puissent se lever, éduquant ses enfants dans un univers de
sens plein où tout est fait pour que nulle fissure ne puisse apparaître. Ainsi
le passé (à la représentation duquel l’humanité seule s’ouvre) est-il, par
exemple, compris unitairement et partialement selon les dires de la seule
tradition, tradition unificatrice éliminant toute trace de violence arbitraire et
de division du cœur de son institution : une histoire des « bons rois
de France » efface la violence structurelle sur laquelle est fondée la
royauté, et, par exemple, celle de l’arbitraire victoire d’une famille sur une
autre qui, par le temps long, se fait oublier et prend les apparâts de la
justice et de la vérité. L’histoire réelle ne saurait être ainsi assimilée à ce
qu’en explicite la mémoire sociale, cette mémoire étant toujours
façonnée idéologiquement (c’est à dire par la réprésentation unitaire et
justificatrice de ce qui, en réalité, repose sur la division et la violence).
Retour au texte
. Or tel est
précisément l’intérêt majeur de la pensée de Marx et Engels concernant
l’histoire : au lieu de poser l’unité non problématique, immédiatement
sensée, d’un processus, ils posent au centre de l’histoire et comme son moteur
une division. Loin d’être, comme elles le prétendent pourtant, des totalités
unitaires et sans failles, les sociétés sont intrinsèquement, en leur
essence profonde, annoncent Marx et Engels, des sociétés divisées.
Qu’est-ce à dire ? Si toute société tend à s’instituer dans l’ordre de
la représentation comme une société unie, fondée en justice et en vérité
- union cependant, en un sens, bien réelle dans la mesure où les guerres
civiles sont rarissimes dans l’histoire humaine - Marx et Engels posent, comme moteur
de leur histoire et de toute histoire, qu’elles sont travaillées par une
division qui appelle ultimement réconciliation. Notons qu’ils se
font ainsi tant les disciples de Rousseau – qui montre comment
l’histoire toute entière n’a, jusqu’à ce jour, jamais été que celle de la force
se transmuant en apparence de droit, les puissants effaçant les marques de leur
crime par la mise en scène de leur justice – que de Hegel qui derrière
le positif plein des phases de l’histoire (le fait que toute société se donne
comme juste, bonne et définitive – autrement dit comme plénitude) perçoit une négativité,
soit une contradiction interne qui appelle à son tour réconciliation.
. Une telle division,
Marx et Engels la nomment et la cernent comme « lutte des classes ».
Qu’est-ce à dire ? Où que les regards se lèvent, écrivent, en effet, Marx
et Engels, « nous constatons presque partout une organisation complète de
la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions
sociales ». Les classes sociales, ce sont, en effet, au sein
d’une même société - soit d’un ensemble coordonné et organisé de pratiques
et de représentations - la division de la population en groupes hiérarchisés
– hiérarchisés dans le sens où les uns sont des dominants et les autres
des dominés, dominants qui, structurellement, exploitent le travail des
dominés tant en s’en appropriant une partie qu’en dirigeant souvent (non
toujours) son procès pour en nourrir leurs activités propres, hiérarchie
cependant toujours justifiée dans une représentation qui la légitime comme
juste et naturelle.
. Marx et Engels
illustrent cette division à travers la société esclavagiste antique :
« homme libre et esclave, patricien (citoyen romain appartenant à la
classe supérieure et jouissant de nombreux pouvoirs et privilèges) et
plébéien (simple membre du peuple romain) ; et le Moyen-Age
occidental : « baron (titre de noblesse, en France au
Moyen-Age, le baron est un membre de la haute aristocratie qui tient son fief
directement du roi – Marx aurait pu dire ici, plus largement, seigneurs), serf (se
distingue de l’esclave par la détention de droits juridiques ; lié
néanmoins aux seigneurs par une relation de dépendance et d’obéissance obligée)
et, plus loin « vassaux » (relation personnelle de dépendance et de
soumission relative entre un homme libre (le vassal) et son seigneur) dans les
campagnes, et, dans les corporations des villes (mode d’organisation
hiérarchisé de la plupart des professions) maître de jurande (en gros, chef des
corporations) et compagnon (en gros, ouvriers sous la dépendance d’un
maître – le compagnon n’est pas un travailleur
juridiquement « libre » (d’aller, de travailler avec qui il le désire) –
par exemple le « livre des métiers », rédigé en 1268 à la demande de Louis IX,
interdisait à tout ouvrier de quitter son maître sans son accord) ».
. Or ces
hiérarchies et ces dépendances forment d’une certaine façon système.
Système : unité coordonnée de parties dans un tout. Ce système c’est la société
de l’époque. Qu’est-ce donc qu’une société ? La pensée de Marx se
distingue par l’accent porté sur la réalité économique (étymo : gestion de
la « maison ») c’est à dire sur la réalité de la production et de
l’échange. Toute société, en effet, exige du travail afin de transformer
la nature en culture – c’est à dire transformer le donné naturel en biens
socialement utiles (des « valeurs d’usage » qui sont toujours des
« valeurs d’usage sociales ») conformes aux désirs et besoins
culturels d’une société donnée (ainsi ne fabrique t’on pas simplement à manger
- mais tel plat donné, ayant telle forme et signification culturelle
donnée ; un bâtiment mais une église ou un temple, etc.). Marx appelle mode
de production une telle organisation du travail. Un mode de production
est ainsi constitué de forces productives – et d’un certain niveau
partiellement quantifiable de ces forces productives (maîtrise technique d’une
société donnée : savoirs-faire, outils, machines) – et de rapports de
production – soit l’ensemble des relations sociales qui président à la
production des valeurs d’usage sociales (à qui obéit-on ? que
fait-on ? pour qui ? et pourquoi ?). Tout mode de production
repose ainsi sur une division du travail social dont la structuration
propre répond à la question : qui fait quoi ? en fonction de quel
critère ? en échange de quoi ? La production sociale est ainsi
répartie et échangée en fonction de la hiérarchie propre de la société,
hiérarchie toujours légitimée en fonction d’un discours qui se dit légitime.
Pour résumer, on dira donc qu’une société donnée c’est un certaine mode de
production, lui-même, constitué de forces productives et de rapports de
production, système fondé sur une division du travail entraînant à travers
l’échange ou le don direct (la dîme, par exemple) une certaine répartition
du produit social, répartition toujours légitimée par un discours qui se pose
comme vrai et juste et encadrée par un Etat qui, allons-nous voir, est le
garant juridique et policier des classes dominantes.
. Mais, note
Marx, ce système est, en réalité, contrairement à la manière dont il se
représente à lui-même, non fermé mais ouvert – sous l’apparence de bon et juste
(tant rationnel que raisonnable) fonctionnement couve un volcan. Par là, pour
suivre la métaphore, une société est la sédimentation, le gel, en un sens,
la mortification d’un feu vivant, source de nouveauté, dont elle est le
produit, qui couve toujours au dessous d’elle et dont elle s’arc-boute à nier
la réalité bouillonnante. La marque de ce bouillonnement c’est la « guerre »
larvée qui menace la (et toute) société et que Marx pose ici comme moteur de l’histoire,
c’est à dire de la transformation des sociétés. Ce que Marx met ainsi au cœur
des sociétés, ce n’est pas l’union mais le conflit, conflit naissant
avec la constitution de classes sociales c’est à dire la domination des
oppresseurs sur les opprimés.
(………………………
à suivre………………………………)