Lecture de séquences de Microcosmos
de Claude Nuridsany et Marie Pérennou
(Voir séquences SQ1, SQ2)  

Il y a des millions de mondes et nous n'en voyons qu'un. Qu'y a t'il là dehors ? Il pleut simplement dans la campagne. Et puis encore ? Rien. Il nous semble, en effet, que nous avons tout dit et qu'il n'y a plus rien d'autre là-bas à percevoir : telle est l'illusion constitutive de toute perception qui consiste à croire que les choses sont telles et s'épuisent en ce que nous les percevons. Or, peut-on montrer, loin d'être un miroir objectif du réel, comme il nous semble pourtant, la perception est une activité subjective et constructrice consistant à lire ce qu'il faut bien encore appeler la réalité extérieure à notre regard à partir de grilles communes et propres. Ainsi, outre les grilles culturelles et de notre cru propre (un peintre, et tel peintre, verrait dans la campagne tout autre chose que ce qu'en perçoivent les yeux communs), percevons-nous les choses à travers le filtre temporel singulier qui semble être celui de l'espèce (cf. sur ce point, notre lecture d'une séquence de Spiderman), la structure qualitative spécifique et irréductible de nos sens, la grossièreté relative de notre appareil de perception, enfin.

C'est à faire jouer ce dernier paramètre que les auteurs de Microcosmos se sont ici attachés. On ne pénètrera pas ici à l'intérieur des mondes animaux, ces "bulles" subjectives que Jacob Von Uexkull nous demandait d'imaginer autour de chaque vivant, Claude Nuridsany et Marie Pérennou, en documentaristes, ne nous donnant à percevoir que ce que l'on peut effectivement voir (et non inventer) à savoir l'apparence extérieure et pour les yeux de l'homme de certaines facettes de la nature. En jouant sur les oppositions micro/macro, la technique photo/vidéographique du zoom permet cependant de faire varier un paramètre central de notre perception et de nous faire découvrir les contrastes de mondes pourtant coexistants. D'une façon certes moins impressionnante que ce que nous a donné à saisir le final de Men in Black - contrepartie nécessaire du point de vue réaliste d'une forme documentaire - c'est à jouer
sur les échelles comme autant de dimensions irréductibles de la nature que s'attachent ces auteurs.

Le premier extrait (
SQ1) commence par un beau texte : "C'est une prairie au petit jour quelque part sur la Terre. Caché sous cette prairie s'étale un monde démesuré grand comme une planète. Les herbes folles s'y transforment en jungles impénétrables. Les cailloux deviennent des montagnes et le plus modeste trou d'eau prend les dimensions d'un océan. Le temps s'y écoule autrement. Une heure pour un jour, un jour pour une saison, une saison pour une vie. Mais pour aborder ce monde il faut savoir faire silence et écouter ses murmures... ". Et ce seront, en effet, les seules paroles du documentaire qui cependant à partir tant du montage que de la musique qui accompagne les scènes ne cesse cependant de signifier sans nous faire rien comprendre, prenant le parti pris (montaignien plutôt que cartésien) de jouer sur l'étonnement devant les formes et les dimensions incongrues de la nature plutôt que sur l'analyse, par essence totalisante et réductrice.

On jugera cependant combien un tel type de montage relève d'un parti-pris esthétisant en comparant la merveilleuse nature qu'il nous donne à saisir, nature globalement harmonieuse et quasi-musicale, avec le texte suivant de Dino Buzzati. Nous verrons, en effet, que c'est un tout autre monde que ce dernier imagine sous ses pieds - chaque auteur sélectionnant dans l'immense nature les formes et les actes qui correspondent, semble t'il, à sa propre philosophie : l'un voit tantôt une harmonie constituée d'une infinité de parties qui chacune vivent leur propre vie et parfois se rencontrent comme un monde un autre - l'autre ne perçoit que désordre et conflit, la lutte sans sens pour la vie. Leibniz et Bergson d'un côté. Schopenhauer et Nietzsche de l'autre.

Voici le texte de Dino Buzzati :

" C’était un jardin très simple : une pelouse bien plane avec une petite allée aux cailloux blancs qui formait un cercle et rayonnait dans différentes directions : sur les côtés seulement il y avait une bordée de fleurs (….)

« Il y a une lune formidable. Je n’ai jamais vu une semblable paix ». [Carlo] reprit son livre et retourna s’asseoir sur le divan. Il était onze heures dix.

 A ce moment précis, à l’extrémité sud-est du jardin, dans l’ombre projetée par les charmes, le couvercle d’une trappe dissimulée dans l’herbe commença à se soulever doucement, par à-coups, se déplaçant de côté et libérant l’ouverture d’une étroite galerie qui se perdait sous terre. D’un bond, un être trapu et noirâtre en déboucha, et se mit à courir frénétiquement en zigzag.

 Suspendu à une tige un bébé sauterelle reposait, heureux, son tendre abdomen vert palpitait gracieusement au rythme de sa respiration. Les crochets de l’araignée noire se plongèrent avec rage dans le thorax, et le déchirèrent. Le petit corps se contorsionna, détendant ses longues pattes postérieures, une seule fois. Déjà les horribles crocs avaient arraché la tête et maintenant ils fouillaient dans le ventre. Des morsures jaillit le suc abdominal que l’assassin se mit à lécher avidement.

 Une seringue empoisonnée s’enfonça dans la pulpe tendre d’un escargot qui s’acheminait vers le jardin potager. Il réussit à parcourir encore deux centimètres avec la tête qui lui tournait, et puis il s’aperçut que son pied ne lui obéissait plus et il comprit qu’il était perdu. Bien que sa conscience fut obscurcie, il sentit les mandibules de la larve assaillante qui déchiquetait furieusement les morceaux de sa chair, creusant d’atroces cavernes dans son beau corps gras et élastique dont il était si fier (…).

 En regardant on ne voyait rien. Tout dans le jardin était poésie et divine tranquillité.

 La kermesse de la mort avait commencé au crépuscule. Maintenant elle était au paroxysme de la frénésie. Et elle continuerait jusqu’à l’aube. Partout ce n’était que massacre, supplice, tuerie. Des scalpels défonçaient des crânes, des crochets brisaient des jambes, fouillant dans les viscères, des tenailles soulevaient des écailles, des poinçons s’enfonçaient, des dents trituraient, des aiguilles inoculaient des poisons et des anesthésiques, des filets emprisonnaient, des sucs érosifs liquéfiaient des esclaves encore vivants. Depuis les minuscules habitants des mousses : les rotifères, les tardigrades, les amibes, les tecamides, jusqu’aux larves, aux araignées, aux scarabées, aux mille-pattes, oui, oui, jusqu’aux orvets, aux scorpions, aux crapauds, aux taupes, aux hiboux, l’armée sans fin des assassins de grand chemin se déchaînait dans le carnage, tuant, torturant, déchirant, éventrant, dévorant. Comme si, dans une grande ville, chaque nuit, des dizaines de milliers de malandrins assoiffés de sang et armés jusqu’aux dents sortaient de leur tanière, pénétraient dans les maisons et égorgeaient les gens pendant leur sommeil (…).

 Terreur, angoisse, déchirement, agonie, mort pour mille et mille autres créatures de Dieu, voilà ce qu’est le sommeil nocturne d’un jardin de trente mètres sur vingt. Et c’est la même chose dans la campagne environnante, et c’est toujours la même chose au-delà des montagnes aux reflets vitreux sous la lune, pâle et mystérieuse. Et dans le monde entier c’est la même chose, partout, à peine descend la nuit : extermination, anéantissement et carnage. Et quand la nuit se dissipe et que le soleil apparaît, un autre carnage commence, avec d’autres assassins de grands chemins, mais d’une égale férocité. Il en a toujours été ainsi depuis l’origine des temps et il en sera de même pendant des siècles, jusqu’à la fin du monde (…).

  Le monde repose dans une immense quiétude, inondé par la lumière de la lune. Encore cette sensation d’enchantement, encore cette mystérieuse langueur. « Dors tranquille, mon amour, il n’y a pas âme qui vive dehors, je n’ai jamais vu une telle paix. » 

Dino Buzzati, Douce nuit,  in.  le K, p. 177 - 180


Au regard d'un tel texte, la perspective choisie par les auteurs de Microcosmos apparaît constituée par une attitude esthétisante jouant, par la distance, à pacifier et neutraliser un univers qui selon Buzzati serait intrinsèquement horrible - le calme et l'harmonie résultant d'un oubli de la guerre et de la mort, sol sur lequel s'élèveraient dans l'aveuglement et l'oubli nos fragiles vies (c'est un tel sol que, selon nous, découvre, par exemple, Frodon dans le Seigneur des anneaux). Lequel point de vue est-il cependant le vrai ? Sans pouvoir renvoyer chacun à l'économie de sa propre existence qui sous-tend certainement la forme de son regard singulier (selon une démarche nietzschéenne et freudienne : qu'est-ce qui dans la complexion et dans l'histoire de tes affects, te fait percevoir le monde ainsi ?), on se contentera ici de souligner que, pour être par essence de l'ordre de l'interprétation singulière, ces lecture en se confrontant à certains aspects de l'immense nature n'en font cependant pas moins voir quelque chose de cette dernière. Si elles arrivent alors à nous étonner, en nous donnant à percevoir des mondes ou la rencontre de mondes inattendus, si ainsi elles nous donnent à penser, nous révélant certaines facettes inaperçues de la réalité, alors, dépassant le cliché, ce sens sédimenté dans nos grilles de lectures, nous leur en seront gré comme envers tout ce qui nous ouvre quelque peu les yeux, serait-ce dans une direction déterminée (ce qui est, somme toute, inévitable). Jugeons ainsi d'une telle ouverture à travers la lecture rapide de la deuxième séquence choisie (SQ2) :

Tout le jeu de cette séquence consiste en un passage successif de très grandes échelles à échelles plus petites, et de hauteurs élevées à une vue au raz du sol. L'échelle ou la hauteur la plus grande, ici, est celle correspondant au monde ouranien, celui du ciel bleu ou nuageux. La plus petite est celle constituée par le monde des insectes, monde assez mal perceptible à l'oeil nu et pour la contemplation duquel il faut des instruments optiques. L'échelle intermédiaire est celle prise sur le monde à niveau et regard d'hommes : c'est "la prairie au petit jour quelque part sur la Terre", notre point de départ, ce d'où notre regard part et que, centré sur notre petit lopin de terre, nous prenons pour le tout du monde, largement aveugles tant aux folies du monde ouranien qu'aux mondes plus petits sur lesquels nous marchons. De telle manière que, dans une perspective quasi-pascalienne (sans jamais aller cependant jusque lui c'est à dire jusqu'à l'infini), par ce jeu des regards et des dimensions les auteurs nous donnent à saisir la relativité de ce regard d'humain dont nous nous contentons cependant dans cette illusion constitutive de la perception dont nous avons déjà analysé la nature ailleurs (la "chose" de la Famille Addams, Spiderman) et plus-haut. Qu'y a t'il donc à voir ? Il y a tout là haut des nuages qui lentement obscurcissent le bleu du ciel; des arbres qui sous le vent font danser leur feuillage; des vagues d'herbes folles; une fourmi qui n'en peut plus de tenir une plume, laquelle s'envole; une autre bestiole sur sa tige vibrante, toute prête à s'effondrer; et puis là-haut encore le ciel qui se couvre peu à peu...;
 puis - changement radical d'échelle - des gouttes d'eau énormes qui éclatent sur la terre : prémisses d'un déluge dans le monde des insectes.


Ce qui s'ouvre alors à notre regard c'est à la fois l'unité du réel - le vent et la pluie - et la multiplicité radicale et irréductible de sens de ce dernier : une goutte de pluie qui n'est rien face au nuage et qui, à notre échelle, ne nous mouille qu'à peine, devient une masse énorme qui fait chuter une coccinelle. Qu'est-ce donc que la pluie ? Y répondre c'est saisir qu'il y a une multiplicité d'interprétations derrière ce qui, nous semble par ailleurs une seule réalité, "la pluie pour la plante", "pour la coccinelle", "pour la grenouille", "pour l'homme" et "pour Georges", la pluie ne prenant sens que dans sa relation à un corps percevant singulier qui, selon sa structure et ses dimensions propres, l'éprouve et résiste à sa réalité. Microcosmos nous ouvre ainsi et nous laisse sur le seuil des mondes subjectifs propres des insectes, mondes tant invisibles qu'inimagineables - mais que nous ne lassons pas de penser.