Lecture de Nietzsche
Introduction théorétique sur la vérité et le
mensonge au sens extra-moral (1873)
Notions en jeu : culture, art, vérité, conscience, inconscient, morale, langage, société, raison et réel, vivant, matière et esprit, religion, interprétation…
I. § 1. L’illusion
anthropocentrique : l’homme, point dans l’univers, se vit et se pense au
centre d’une nature sensée et faite pour lui
.
Récit d’une « fable ». Différence fable / connaissance (pure
vérité) et conte (pure imagination). Fable : a) transposition du réel en
images (loup = les puissants ; agneau = peuple); b) une « morale »
pratique dont le but = tisser une carte de bonne orientation dans la vie - ce
que font toutes les cultures : réponse aux questions de la nature, de
l’origine et de la destinée de l’homme dans le monde afin d’y bien vivre.
Etonnement : ici = une fable sans « morale » possible car
conséquence = destruction de toute carte d’orientation. Pose le problème
central du sens de la vie dans un monde sans dieux = quelle bonne carte suivre
et construire lorsque tous les chemins mènent au néant et à la mort dans
« le silence éternel des espaces infinis » (Pascal) ?
.
Double caractère de cette fable : a) blessante / notre désir d’une vie
sensée dans un monde sensé ; b) s’oppose à d’autres types de cartographies
de l’existence : les mythes et religions, les cultures, les philosophies.
Nietzsche : autant de voiles sur l’horreur du réel et de contes pour
enfants - texte n°1 :
« L'éternel enfant -
Nous croyons que les contes et les jeux appartiennent à l'enfance. Quelle vue
courte nous avons ! Comment pourrions-nous vivre, à n'importe quel âge de la
vie, sans contes et sans jeux ! Il est vrai que nous donnons d'autres noms à
tout cela et que nous l'envisageons autrement, mais c'est là précisément une
preuve que c'est la même chose ! - car l'enfant, lui aussi, considère son jeu
comme un travail et le conte comme la vérité. La brièveté de la vie devrait
nous garder de la séparation pédante des âges - comme si chaque âge apportait quelque
chose de nouveau -, et ce serait l'affaire d'un poète de nous montrer une fois
l'homme qui, à deux cents ans d'âge, vivrait véritablement sans conte et sans
jeux. » (Nietzsche, Humain, trop humain)
.
Ces deux types de cartographies du réel s’opposent précisément
ainsi :
Structure du monde réel
selon Nietzsche |
Structure du monde réel
selon les cartes de la tradition |
Homme = hors de chez soi,
étrangeté du vivant à l’univers |
Chez soi, foyer, univers
familier |
Univers infini et a-centré |
Monde fini et centré,
sphère |
Nature immense et aveugle |
Nature sensée et
hiérarchisée |
Puissance et
interpénétration des éléments – instabilité des formes |
Stabilité de la Terre,
séparation et hiérarchisation des éléments |
Eternité a-sensée du devenir |
Stabilité et permanence
des formes ou « Histoire universelle » (devenir sensé) |
Puissance de la mort |
De l’éternel : le
monde, les âmes, Dieu. |
« Silence éternel
des espaces infinis » (Pascal) |
Sens et parole |
Inutilité et vanité des œuvres
de l’homme dans l’univers |
Valeur et puissance des
œuvres humaines |
« Des animaux
intelligents » - Homme, animal (presque)
comme les autres |
Des êtres exceptionnels
dotés d’une âme |
Invention (biologique) de
la connaissance |
Découverte – révélation de
la connaissance (à l’image de Dieu) |
Tout être vivant se vit
comme le centre d’un monde constitué et limité à sa mesure. Pour
l’homme : anthropocentrisme et anthromorphisme naturels. |
L’homme seul est pourvu du
pouvoir de connaissance et les formes à travers lesquelles il perçoit le
monde sont les formes mêmes de ce monde. |
Illustration n°2 :
photographie d’une galaxie lointaine. |
Illustration n° 1 :
exemple d’une carte du monde selon le Moyen-Age chrétien. |
Illustration
n°2 : photographie d’une galaxie lointaine Illustration n°1 : une carte du monde
selon le Moyen-Age chrétien
.
Problèmes pour nous : 1) laquelle des deux « fables » =
plus proche de la vérité ? ; puis 2) dans l’hypothèse (nietzschéenne)
où c’est la première, comment rendre compte des secondes dans leur puissance
propre d’illusion ?
Arguments
en faveur de la vérité de la « fable » de Nietzsche – autour
de la mouche
Réponse
indirecte et succincte de Nietzsche à travers la référence à la mouche.
Amplification et développement ici de cette réponse – la mouche
est, en effet :
a) un
être qui appartient pour nous (hommes) au champ sémantique de la mort
(mouche, ver et cadavres) – mort qui, par delà la conjuration et le refoulement
de son horreur propre par sa domestication et son extériorisation dans la vie
quotidienne (la mort de l’autre anonyme à la troisième personne – ou ma propre
mort « dans longtemps » comme ne me concernant pas encore,
mais cet autre que je serai sans l’être (encore)) (Occident
moderne : les discours, les projets comme l’espace social refoulent
structurellement la mort - cimetières et hôpitaux en marge du centre-ville /
image de la vie immortelle et pleine d’elle-même, au centre) (stratégie de
chacun : se donner à soi-même et aux autres l’image de la puissance et de
la vitalité, évacuer tous les signes de fragilité, annonce de mort prochaine –
des immortels marchent dans la rue !) ou la science (illustration 3,
tableau de Rembrandt – regard froid : mise à distance de l’affect et
analyse des mécanismes extérieurs du corps), se révèle à travers la mort de
ceux que nous aimons (et dont nous épousons de façon plus profonde
l’existence réelle) dans l’effroi devant la main froide et inerte comme :
Rembrandt,
la leçon d’anatomie
- une catastrophe (texte n°2 de
Maupassant) : la destruction irréversible d’un monde propre singulier
(tissé de mémoire, de sentiments et pensées – invisibles à tout autre) et, par
delà, à travers ces champs de ruines dans lesquels aveuglément nous
cheminons (cf. extrait du film Sixième sens),
de sociétés et civilisations (à travers lesquels non pas « on »
mais « tu aimais et vivais » - le « tu »
s’ouvrant à et tentant d’approcher le cœur vivant d’une existence / fermeture
et abstraction du « on ») dont il ne reste au mieux qu’une trace
ouvrant sur des mondes inconnus et définitivement abolis (texte n°3 de
Modiano);
« Que tout cela est triste, dur, cruel. On n’y songe jamais
pourtant. On ne regarde pas autour de soi la mort prendre quelqu’un à tout
instant comme elle nous prendra bientôt. Si on la regardait, si on y songeait,
si on n’était pas distrait, réjoui et aveuglé par tout ce qui se passe devant
nous on ne pourrait plus vivre car la vue de ce massacre sans fin nous rendrait
fou. Je suis si brisé, si désespéré que je n’ai plus la force de rien
faire. Jour et nuit je pense à ma pauvre maman, clouée dans cette boite,
enfouie sous cette terre, dans ce champ sous la pluie et dont la vieille figure
que j’embrassai avec bonheur n’est plus qu’une pourriture affreuse. O quelle horreur, mon ami, quelle
horreur ! ». Et encore : « Et jamais un être ne
revient, jamais… On garde les moules des statues, les empreintes qui refont toujours
des objets pareils ; mais mon corps, mon visage, mes pensées, mes désirs
ne reparaîtront jamais. Et pourtant il naîtra des millions, des milliards
d’être qui auront dans quelques centimètres carrés un nez, des yeux, un front,
des joues et une bouche comme moi, et aussi une âme comme moi, sans que jamais
je revienne, moi, sans que jamais même quelque chose de moi reconnaissable
reparaisse dans ces créatures innombrables et différentes, indéfiniment
différentes, bien que pareilles à peu près. A quoi se rattacher ? Vers qui
jeter des cris de détresse ? A quoi pouvons-nous croire ? Toutes les
religions sont stupides, avec leur morale puérile et leurs promesses égoïstes,
monstrueusement bêtes. La mort seule est certaine » (Maupassant,
Bel ami).
« Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeuble
l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis,
ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de
plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. » (Patrick
Modiano, Rue des boutiques obscures)
-
qui est notre destin commun : l’effroi devant la mort inaccessible à des dieux ou robots –
dans l’évitement du mourant (puis du malade, a-normal, dif-forme), nous voulons
échapper au frôlement de notre propre mort. Nous nous savons mortels – cf.
leçon de la Genèse (Homère, appelait à son tour les hommes, et les hommes
seuls, les « mortels ») – et vivons pourtant comme si nous
étions immortels (Freud).
-
et qui, par delà les illusions de maîtrise et puissance, manifeste
l’impuissance humaine eu égard à la nature infinie : du point de vue de
la pensée, la mort est, en effet, incom-préhensible (ce que la pensée ne
peut pas comprendre : le passage d’une « âme » au
néant (destruction – et création : sens inverse) – à moins de supposer
tantôt que l’âme n’est rien qu’un effet du corps (en faisant abstraction
de l’invisibilité intérieure et indubitable des mondes propres) ; que l’âme
était déjà et sera encore – éternité de l’âme par-delà la mort du corps
(en faisant abstraction tant de l’horreur de la mort – stratégie de
conjuration ? - que de ce qui nous semble une indissociabilité de l’âme et
du corps) : la « mort » peut ainsi être lue comme un événement
réel qui ne rentre cependant pas dans les filets de notre pensée – qui ne peut
être assimilée (un effet qui échappe à sa cause) et qui, dans l’horreur propre
de sa révélation, en brisant tout projet (la conscience est pro-jet, jet en
avant de soi qui ouvre un horizon selon le rythme singulier de notre
existence), vient détruire l’assurance et la maîtrise de notre « prise »
sur le monde. La mort = l’inimaginable et l’impensable (la mort de l’autre et
ma propre mort : nul ne peut s’imaginer mort – hors de nos pouvoirs) qui
révèle ainsi peut-être que, par delà notre assurance et notre maîtrise du réel
par l’action et la pensée qui dévoilent du monde un paysage familier, nous
sommes des étrangers (jetés) sur une Terre en perpétuel devenir qui échappe à
nos prises et à notre maîtrise. Notre essence profonde, du fait de cette
disproportion, serait non pas la puissance mais la fragilité (comme le
voit et le révèle l’œuvre de Giacometti, illustrations 4 et 5) –
fragilité : tout vivant = à tout instant, jeté dans une existence anonyme
et qu’il n’a pas choisi, toujours en passe de le submerger.
Giacometti, L’homme qui
chavire
Giacometti, Le chien
b) un
être vivant comme l’homme qui tout ainsi que lui se vit comme le centre d’un
monde qu’elle réduit à ses propres dimensions – Etonnement de
Schopenhauer : « Chaque individu, en dépit de sa petitesse, bien
que perdu, anéanti au milieu d’un monde sans bornes, ne se prend pas moins pour
centre du tout, faisant plus de cas de son existence et de son bien-être que de
ceux de tout le reste ». Comment est possible une telle illusion – que
Nietzsche dénonce ici chez l’homme ? Elle est indissociable du vivant.
Tout vivant = 1) constitution d’une structure auto-organisée et finalisée au
sein de la matière sans but ni intériorité via une constante activité de
sélection, structuration, rejet ; 2) est ainsi travaillé par une tension
intérieure qui unifie les moments matériellement séparés du temps (mémoire
et désir); 3) tension qui ouvre l’espace-temps d’un monde propre, sphère
invisible ou « bulle de savon » (Uexkull) qui enveloppe chaque
vivant. Par là même on comprend que :
-
i)
si vivre suppose une ouverture au réel, cette ouverture = tout autant
une réduction du réel à soi puisque le vivant ne perçoit ce dernier que selon
la structure (actuelle) de sa perception et ce qui intéresse son
organisation. Rappel de l’exemple de la main consciente (cours sur la
conscience, 2) : réduction du réel à ses formes propres (chaud/froid, etc.),
aveugle à tout ce qu’elle ne peut (et, deuxièmement, ne désire) saisir. Illusion
constitutive de toute perception : croire que le réel est en soi tel qu’il
est pour moi. Or texte de Montaigne – d’autres sens chez d’autres vivants,
d’autres mondes inconnus de nous :
« La première considération
que j’ai sur le sujet des sens, c’est que je mets en doute que l’homme soit
pourvu de tous sens naturels. Je vois plusieurs animaux qui vivent une vie
entière et parfaite, les uns sans la vue, autres sans l’ouie : qui sait si
en nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois et plusieurs autres
sens ? Car, s’il en manque quelqu’un, notre discours n’en peut découvrir
le défaut. C’est le privilège des sens d’être l’extrême borne de notre
apercevance ; il n’y a rien au-delà d’eux qui nous puisse servir à les
découvrir ; voire ni l’un sens n’en peut découvrir l’autre (…). Il est
impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle qu’il n’y voit
pas ; impossible de lui faire désirer la vue et regretter son défaut. Par
quoi nous ne devons prendre aucune assurance de ce que notre âme est contente
et satisfaite de ceux que nous avons, vue qu’elle n’a pas de quoi sentir en
cela sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire
chose à cet aveugle, par discours, argument, ni similitude, qui loge en son
imagination certaine appréhension de lumière, de couleur et de vue. Il n’y a
rien plus arrière qui puisse pousser le sens en évidence. Les aveugles-nés,
qu’on voit désirer à y voir, ce n’est pas
pour entendre ce qu’ils demandent : ils ont appris de nous qu’ils
sont privés de quelque chose, qu’ils ont quelque chose à désirer, qui est en
nous, laquelle ils nomment bien, et ses effets et conséquences, mais ils ne
savent pourtant pas ce que c’est, ni ne
l’appréhendent ni près, ni loin » (Montaigne, Essais, II, 12)
-
ii) vivre est une activité nécessairement autocentrée – puisque tout
vivant, aveugle à tout le reste, vise à se conserver soi et à se répandre (ego-centrisme)
– de ces deux structures (ouverture/réduction et autocentrage) naît cette autre
illusion – de nature religieuse - à laquelle s’oppose ici Nietzsche et que
dénonce Montaigne à la suite de Xénophane (cf. texte) : forger des
dieux à la mesure de l’homme :
« Si les animaux se
forgent des dieux, comme il est vraisemblable qu’ils fassent, ils les
forgent certainement de même eux, et se glorifient comme nous. Car pourquoi
ne dira un oison ainsi : « Toutes les pièces de l’univers me
regardent ; la terre me sert à marcher, le soleil à m’éclairer, les
étoiles à m’inspirer leurs influences ; j’ai telle commodité des vents,
telle des eaux ; il n’est rien que cette voûte regarde si favorablement
que moi ; je suis le mignon de la nature ; est-ce pas l’homme
qui me traite, qui me loge, qui me sert ? C’est pour moi qu’il fait semer
et moudre ; s’il me mange, aussi fait-il bien l’homme son compagnon, et si
fais-je moi les vers qui le tuent et qui le mangent ». Autant en dirait
une grue, et plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol et la
possession de cette belle et haute région » (Montaigne, Essais,
II, 12, p. 387).
-
iii)
il ne peut structurellement ressentir ce qui ne le touche pas lui :
les douleurs de l’autre, ce qui se passe dans un autre coin de l’univers, etc.
– ne pouvant éventuellement (et chez l’homme spécifiquement) que se le
représenter (image - selon ses structures propres) ;
-
iv)
ce qui le touche lui, parce que mettant en crise la tension qu’il est, est tout
pour lui (l’os pour le chien ; mon mal de dent);
-
v)
parce qu’enfin c’est l’espèce qui engendre l’individu, ses tensions propres
comme son monde propre = structurés selon les lois communes à cette l’espèce
(geno-centrisme). Ce pourquoi : 1) la mouche, comme l’homme ou l’éléphant,
« avec le même pathos » (la même intensité de vie) « sent
voler en elle le centre de ce monde » : moucho(-éléphanto-anthropo…)centrisme
naturel qui se déploie en moucho(-éléphanto-anthropo)morphisme puisque
le monde qui entoure chaque vivant est le monde propre qu’il tisse et
projette ; 2) Nietzsche écrit : « si nous pouvions nous
entendre avec la mouche » - du fait de l’invisibilité des mondes
propres, de la séparation structurelle des espèces et de l’absence de désir
commun de rompre la clôture, c’est ce qui nous est cependant interdit.
.
Parce qu’enfin cette triple opération est propre à tout vivant (au moins
animal), Nietzsche peut écrire « il n’est rien de si mauvais ni de si
insignifiant dans la nature (une mouche, un ver, un homme…), qui, par un
petit souffle de cette force du connaître (la perception comme ouverture au
monde), ne soit aussitôt enflé comme une outre (image d’un vide qui
se remplit de vent – la grenouille face au bœuf ; image figurant tout
vivant qui se prend et se vit comme le centre du monde limitant ce dernier à la
sphère qu’il projette sur lui – forme d’outre à son tour - afin de pouvoir y
vivre).
c) un
être vivant dont la perspective propre renverse le monde des hommes et inverse
les valeurs qu’ils projettent spontanément sur les choses – mouche pour
l’homme = le bas et vil, lié à ce que nous rejetons hors de notre monde
(déchets, cadavres). Or = « bon » pour elle ! Sens de la
comparaison à la mouche : i) du point de vue de l’univers qui nous
englobe, celui de l’homme est aussi insignifiant que celui de la mouche pour
l’homme ; ii) le bien et le mal n’existent pas en soi, dans les
choses, mais seulement pour des vivants qui afin de vivre propulsent ces
valeurs (le désirable / l’indésirable) à même le réel – valeurs irréductibles
voire conflictuelles : valeurs de la mouche / homme ; valeurs du loup
/ agneau ; iii) du point de vue de l’évolution biologique enfin,
l’espèce humaine n’est qu’une espèce comme les autres : son point de vue
n’a donc, en une première approche, pas davantage de valeur que celui d’une
mouche – l’illusion = éterniser ce qui est né et mourra (ce point de vue),
réduire le temps infini (celui-même qui, entre autres, a engendré cette
évolution-là) au temps propre de l’espèce. Sur cette éternisation et le sens de
la démarche généalogique de Nietzsche comme dévoilement des origines,
relativisation de ce qui se pose comme absolu et libération, cf. texte n°4.
« Le manque de sens
historique est le péché originel de tous les philosophes ; beaucoup, sans s’en
rendre compte, prennent même pour la forme stable dont il faut partir la toute
dernière figure de l’homme, telle que l’a modelée l’influence de certaines
religions, voire de certains événements politiques. Ils ne veulent pas
comprendre que l’homme est le résultat d’un devenir, que la faculté de
connaître l’est aussi (...). Or tout l’essentiel de l’évolution humaine s’est
déroulé dans la nuit des temps, bien avant ces quatre mille ans, que nous
connaissons à peu près ; l’homme n’a sans doute plus changé beaucoup au cours
de ceux-ci. Mais voilà que le philosophe aperçoit des « instincts » chez
l’homme actuel et admet qu’ils font partie des données immuables de l’humanité,
qu’ils peuvent fournir une clé pour l’intelligence du monde en général ; toute
la téléologie (1) est bâtie sur ce fait que l’on parle de l’homme des quatre
derniers millénaires comme d’un homme éternel sur lequel toutes les choses du
monde sont naturellement alignées depuis le commencement. Mais tout résulte
d’un devenir ; il n’y a pas plus de données éternelles qu’il n’y a de vérités
absolues. – C’est par suite la philosophie historique qui nous est dorénavant
nécessaire et avec elle la vertu de modestie. » (Nietzsche, Humain, trop
humain)
Conclusion : sont posés et ancrés
biologiquement l’anthropocentrisme et l’anthropomorphisme
comme illusions naturelles et constitutives de l’homme – et par là
compris et englobé ce premier discours auquel celui de Nietzsche, comme montré
plus haut (cf. tableau), s’oppose point par point.
.
Suit une critique du philosophe : étonnement - le « philosophe »
= posé par Nietzsche comme tout autant plongé dans l’illusion – et même
davantage – que n’importe quel homme ! Or, philosophie (cf. cours
d’introduction) = a) rupture / illusions communes des hommes via prise
de conscience de l’illusion de vérité et bonté de leur cartographie
spontanée ; b) quête par la raison d’une cartographie vraie et bonne
universellement. Une forme de désintéressement : indépendamment de lui, de
sa personne et désirs, forme d’abstraction de soi et des biens de ce monde. Or
Nietzsche dénonce en lui tant un orgueil démesuré caché (être le
maître du réel par la pensée) qu’une illusion de connaissance et de
libération : le philosophe qui prétend sortir de la caverne (Platon)
serait bien ancré au fond. Pourquoi ? Illusions du philosophe - §.2 et 3 à
suivre : oubli de la nature (biologique) de cet instrument de connaissance
qu’est la raison – ici nommé l’intellect – instrument tenu naïvement et
faussement par ces derniers pour un organe de vérité ; et, par là,
critique des « faiseurs de système », ceux qui tels Aristote,
les stoïciens, Spinoza ou Hegel entendent comprendre le réel en sa totalité à
travers le système de leur pensée. Néanmoins : contradiction de Nietzsche
à poser le philosophe, la philosophie, la quête de la vérité comme illusoire –
puisque prendre conscience de ces illusions, c’est déjà s’en libérer et que
Nietzsche ici fait œuvre de philosophie et cherche la vérité. Plus que la
philosophie = une certaine philosophie et que la quête de la vérité = une
certaine quête de vérité qui sont ici, pour nous, dénoncées.
I.
§ 2 et 3 – Origine biologique de l’intellect
Qu’y
a t’il d’intrinsèquement illusoire dans la nature de l’instrument naturel de notre
connaissance ? Mise en lumière d’une telle nature : nous aider à
comprendre dans quelle mesure le philosophe que critique Nietzsche est à la
fois plongé dans l’illusion et l’orgueil inconscients.
§ 2.
L’illusion de l’intellect. Son orgueil. Son origine biologique.
.
« C’est l’intellect qui produit cet état de fait… » : en
quel sens, « l’intellect » = producteur d’illusion ?
Préalable : qu’est-ce que cet « Intellect » ?
Nietzsche est peu explicite sur sa nature. C’est cependant apparemment le
propre de l’homme – ce n’est donc pas simplement l’intelligence, dont certains
animaux sont à différents degrés capables, quoique – évolution biologique
oblige – l’intellect prenne appui sur l’intelligence animale et soit ainsi une
forme d’intelligence du monde. Ce n’est peut-être pas encore la raison
philosophique, utilisation raisonnée, réformée et purifiée du langage ordinaire
des hommes. Reste que dans son hypothèse biologique (« pour maintenir
dans l’existence ») et généalogique (faire la genèse de ce que nous vivons
comme éternel), chaque forme peut être pensée à la fois comme un dérivé et une
transformation de la forme antérieure. Tableau mettant en lumière les rapports
et différences entre les différents formes de ce que l’on peut appeler, dans
une mesure ou une autre, « intellect » :
Instinct |
Intelligence
animale |
Raison
« ordinaire » |
Raison
philosophique |
Puissances subjectives
biologiques d’assimilation-maîtrise du réel |
|||
XXXXXXXXXXXXXX |
Détachement-abstraction
vis à vis de la situation immédiate et globale – dominée du regard |
||
XXXXXXXXXXXXXX |
Capacité de
déchiffrement-lecture-interprétation du réel via analyse et synthèse de la
situation globale |
||
XXXXXXXXXXXXXX |
Saisie de rapports
abstraits et généraux entre les choses (cause/effet ; grand/petit…) |
||
XXXXXXXXXXXXXX |
Construction
d’outils et de savoirs-faire comme détour / action |
||
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX |
Langage représentatif –
libération du mot et de sa signification / expérience immédiate (possibilité
de dire ce qui est – «représenter» le monde – et ce qui n’est pas, pas
encore ou plus : passé, futur, possible, impossible…) dans l’espace
idéel de la signification (autre monde que celui des sens). |
||
Pensée comme
dialogue intérieur et construction de récits et propositions
/ expliquer le monde et agir sur lui |
|||
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX |
« Intelligible »
pur (Platon) |
||
Liens
nécessaires et universels via démonstration |
|||
Visée
d’intégration totale du réel dans des systèmes théoriques d’explication
rationnelle du monde |
.
« L’intellect », qu’il soit celui de tout un chacun ou bien réformé
par la science et la philosophie, désignerait donc la puissance de penser
dans les mots selon la structure et les lois du langage. Quelles seraient
donc les illusions de « l’intellect » ? Nous verrons que,
comme la « main connaissante » projette sans le savoir les
structures de sa sensibilité propre sur le monde, ces illusions consisteraient
essentiellement (§ 4 et 5), et selon Nietzsche, à projeter les structures du
langage à travers lesquelles nous pensons et nous représentons le réel sur le
réel lui-même.
.
Cette illusion serait tant celle de la raison ordinaire et commune à l’humanité
qui élabore des récits et propositions visant à rendre compte du
monde que, plus paradoxalement, celle du scientifique et du philosophe, qui,
bien que réformant et, à leurs yeux, « purifiant » le
caractère inconsciemment imprécis, contingent et simplement probabiliste du
langage ordinaire, serait encore, en leur pensée, les jouets inconscients de la
structure du langage. Notons que le sentiment du philosophe – le nôtre – est
exactement inverse (cf. cours : la raison, nature et exigence)
: sortie de la caverne, raison : nécessité et universalité, accès au divin
(l’éternel, la vérité) et élévation (tableau de Friedrich) : être « au-dessus
de la mer infinie des opinions humaines » (Rousseau), « occuper ces hauts lieux
fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin
le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la
vie »
(Lucrèce).
Friedrich,
Le voyageur au dessus des nuages
. Où
Nietzsche perçoit un « orgueil » suprême. Orgueil : sentiment et affirmation de
puissance et d’être au centre du tout, supérieur à toutes choses et
êtres. Origine de cet orgueil = « lié au connaître et au sentir » :
tout vivant en tant qu’il réduit le monde à sa perspective propre comme s’il en
était le centre. Idée supplémentaire ici : fonction biologique de la connaissance
= non vérité mais affirmation et développement de la puissance – réussite et
victoire. Différence animal/homme cependant : orgueil inconscient chez le
premier – le second, au
contraire : dit sa supériorité et en jouit dans des récits
au travers duquel il se contemple (fonction essentielle du mythe) et se « sépare
de la presse des autres créatures » (Montaigne) - alors même que
prétend (nouveauté/animal) à la vérité et au désintéressement (premier
paradoxe). Ce pourquoi l’homme = « le plus arrogant » et
« orgueilleux » de tous les êtres vivants. Idem – et
redoublement du paradoxe – pour le philosophe le plus « orgueilleux »
à son tour parmi ces « orgueilleux » que sont les hommes qui, sous
couvert explicite (il le dit, le pense et l’écrit / le mythe, est, en un
sens (cf. A. Comte), l’enfance de l’humanité – encore inconsciente d’elle-même
et pardonnable pour cela) de désintéressement et de vérité prétend, par
la puissance de sa propre raison, s’élever au divin, à la raison du tout, un
échelon au dessus de la masse des hommes jetés dans l’erreur et l’errance.
Or si une telle position = une illusion - ce qui se prétend contemplation
pure de la vérité pourrait bien être effectivement et à son tour simple affirmation
de puissance par réduction du monde à soi et disjonction dominatrice.
Pb : dans quelle mesure la raison, contre ses évidences et ses
prétentions propres, peut-elle être dit errer ?
.
Thèse de Nietzsche : l’ « intellect » n’est
originellement pas fait pour la vérité – mais a une fonction
biologique : « maintenir dans l’existence ». Oubli des
philosophes : penser l’origine propre et la fonction primitive de cet
intellect. Sinon : conception théologique de la connaissance – comme
lumière divine (apparue magiquement, sans généalogie naturelle).
Nietzsche : parce que la connaissance naît de la vie et parce que la vie
est déploiement aveugle de puissance, la connaissance (soit la lumière)
est structurellement (et paradoxalement) au service de la puissance aveugle,
soit du règne (en un sens dérisoire) de l’homme. En quel sens cependant et plus
précisément l’intellect a t’il une origine et une fonction biologique ?
§
3. L’Intellect aurait originellement une fonction de dissimulation – l’homme
vivrait ainsi structurellement parmi les illusions des apparences ce qui rend
impensable l’émergence de la notion de vérité
§
3.1 L’intellect aurait originellement une fonction de dissimulation
.
Connaissance : moyen pour le vivant de conserver voire développer sa
puissance propre dans un environnement aléatoire et hostile (éviter les
prédateurs, chercher de la nourriture, se reproduire). Darwin (1858, L’origine
des espèces) : vie = lutte pour l’existence = lutte pour la puissance
entre espèces et individus d’une même espèce sous contrainte d’une limitation
de la somme de nourritures. Evolution = le produit de la « sélection
naturelle » des espèces les plus aptes (sélection positive des
mutations favorables) – disparition des autres.
. A
quoi sert originellement « l’intellect » - ici non encore
différencié de l’intelligence animale (en laquelle elle plonge ses racines) ?
Cette faculté de résoudre des problèmes sert, elle aussi, le développement de
la puissance. Or, ajoute Nietzsche, elle est aussi une compensation pour une
faiblesse structurelle. Seul, en effet, celui qui, du point de vue de la force
est relativement faible – à l’opposé de la « bête à cornes » -
a besoin d’intelligence pour survivre. La grosse brute n’a qu’à taper du
poing sur la table pour écraser une mouche (l’homme) qui, afin de survivre dans
cette disproportion des forces, doit faire preuve de stratégies.
.
Comment se développe ainsi l’intelligence chez l’homme ? Nietzsche :
insiste sur la manipulation originelle des signes par l’homme et laisse
ici totalement de côté l’autre versant de l’intelligence qui est la faculté
technique. Or intelligence = pour une part une capacité d’invention
technique (soit, par le biais de savoirs-faire, outils ou/et machines, de
construction de détours afin d’agir plus efficacement et puissamment sur les
choses) ; d’autre part, une faculté de manipulation de signes
(signe = objet du monde susceptible d’être lu ou interprété – l’urine
devient le signe de l’existence d’une proie pour celui qui interprète cette
odeur, un sourire peut-être lu comme le signe d’une bonne intention, etc.).
Alain : ces deux fonctions de l’intelligence : deux genres d’hommes,
le « bourgeois » (rhéteur : agit sur les hommes par les signes)
et le « prolétaire » (technicien : agit sur les choses par la
technique). Le bébé : manipulateur de signes (le cri, la séduction, etc.)
– dont le « bourgeois » est le descendant expert (qui par le
sortilège des mots assure son pouvoir, manipule et exploite les prolétaires).
.
Pour Nietzsche cependant, tout homme = un manipulateur de signes. Certes il a
sur ce point des prédécesseurs (les grands singes, le lièvre, etc.). Il se distingue
cependant par son grand art de la manipulation c’est à dire du mensonge qui,
avec lui, « atteint son sommet ». Et Nietzsche de citer
pêle-mêle une foule de pratiques qui forment la « règle » du
monde commun des hommes : « l’illusion, la flatterie, le mensonge
et la tromperie, les commérages, les airs d’importance, le lustre d’emprunt, le
port du masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour
soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité ».
Rousseau, discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes :
passage de l’animalité à l’humanité = lorsqu’à l’ « amour de soi »-
désir de conservation de soi abstraction de tout autre, propre, selon lui, à
l’animal – se substitue l’ « amour propre » - soit le
désir d’être désiré et admiré par les autres, de telle façon que ce que je suis
pour moi-même essentiellement devient identique à ce que je m’imagine être pour
les autres (je suis « un gros, laid, beau, intelligent, une star,
un étalon, etc. » = appréciations sur soi-même entièrement relatives à
l’image de ce que l’on croit être pour les autres) – ce pourquoi Nietzsche
parle de « comédie pour les autres et soi-même ».
Amour-propre = naissance du règne humain de l’image et des apparences.
Chez les animaux sociaux : le paon et sa roue, le singe dragueur, le chien
qui se soumet, etc. – mais ce jeu
de signes = strictement limité, de sens (à peu près – sauf (rares)
manipulations) univoque et peu susceptible de variations. Homme : art
de jouer avec des signes selon une intention en elle-même ambiguë (ce
pourquoi on peut toujours douter de la sincérité d’autrui – pas de son chien)
car = a) être social qui non seulement a essentiellement affaire à
d’autres hommes mais, plus profondément, dont l’identité variable est
formée par l’image (variable) de ce qu’il croit être pour les autres ; b)
l’art de jouer avec les apparences est ainsi tout autant un art de manipuler
les autres, qu’un art de se donner à soi-même bonne apparence.
. Exercice pratique : appliquer ces pensées
et tous les qualitatifs qu’utilise Nietzsche (comédie, flatterie, commérage…) à
la description de ce qui se déroule lors des inter-cours en récréation.
.
But d’un tel jeu avec les apparences ? Asseoir et de développer sa
puissance.
Vocabulaire de la chasse, de la proie et du gibier = très adéquatement
utilisable pour décrire les stratégies de l’amour, de la gloire ou de la quête
de richesse (cf. termes d’entreprise tels que « cible »,
« stratégie », etc.) – où il s’agit essentiellement de faire
croire à l’autre (moins rusé) en manipulant les apparences afin d’assouvir ses
propres fins.
.
Problème : pourquoi cependant cette « comédie pour soi-même »
(l’amour-propre) - que gagne t’on (hypothèse biologique d’une origine
fonctionnelle) à se tromper soi-même (tel un acteur qui se prendrait à son
jeu et oublierait qu’il joue) ? Et quel est le sens d’une telle
tromperie ? Deux possibilités (sous l’hypothèse fonctionnaliste –
elle-même critiquable : peut-être est-ce simplement ainsi, une création-nouveauté
de la nature sans fonction biologique) : 1) Cette comédie pour soi-même
servirait l’espèce (ou la société) ; 2) Se tromper soi-même permettrait de
vivre – en évitant de voir l’horreur du réel.
§
3.2 l’homme vit structurellement parmi les illusions des apparences ce qui rend
impensable l’émergence de la notion de vérité
. Si
homme = menteur, jouant en chasseur avec les apparences afin, comme tout être
vivant, de développer sa puissance, quelque chose comme un « pur
instinct de vérité » peut-il advenir ? Nietzsche : c’est
« inconcevable ». Ce n’en est pas moins un problème. Non que
Nietzsche croit en l’existence d’un tel instinct qui suppose tout à la fois
désintéressement (et donc en un sens, bonté) et ouverture vers ce qui, vérité,
ne touche aucunement la volonté de puissance qui ne rêve que de dominer. Mais
si cet instinct n’existe peut-être pas, au moins son nom, son idée et des
pratiques qui lui correspondent, elles – telles celles des prêtres, des
philosophes, mais aussi bien de l’homme du commun, qui se dit, de temps en
temps, bon, vrai et sincère – n’en existent pas moins. Dès lors, dans la mesure
où l’on prétend ici rendre compte de l’humain dans sa genèse propre, c’est une généalogie
des valeurs – l’étude de leur mode de formation – qui s’impose ici à Nietzsche :
comment comprendre l’émergence de la morale et de l’exigence de vérité
dans un monde fait de loups prêts à s’entredévorer ? Nietzsche
remet la question à plus tard (§4) – et creuse davantage le problème en
montrant combien les hommes baignant dans l’illusion sont à mille lieux de
toute vérité.
.
« Ils sont profondément plongés dans les illusions et les songes ».
Rappel pour nous de l’anthropocentrisme et anthropomorphisme naturels à
l’espèce – toute espèce se situant au centre d’un monde propre qu’elle prend
illusoirement pour le monde en soi. Si de plus les mondes propres = produit de
l’imagination, imagination qui, la nuit, crée de véritables mondes, le monde
propre est dans sa texture (imaginaire) tout à fait analogue à un rêve éveillé
(cf. +bas, « le rêve »).
.
« Leur œil ne fait que glisser à la surface des choses, il y voit des
« formes » ». Surface / profondeur : la connaissance
qui se croit et dit connaissance des choses-mêmes (en profondeur) n’est qu’une
faculté de surface qui ne perçoit que l’apparence des choses. L’œil :
construit et projette des « formes » sur le réel. Opération de
la perception : 1) détacher forme (devant clair) / fond (derrière flou)
sinon « je ne vois (n’entends) rien » (brouhaha, chaos confus
et indistinct) ; 2) chercher et découper des formes (configuration,
organisation distincte de sensations) – ex. ciel ou tapisserie dans lesquels on
découpe des figures. Pourquoi cependant = surface des choses ? Ex. un
arbre. Le connaître pour nous = délimiter des formes spécifiques (feuilles,
tronc, etc.) et lui attribuer certaines propriétés (telle manière de pousser,
telle nourriture, etc.). Or un tel connaître : a) incapacité de
coïncider avec la force intérieure de l’arbre (un vivant, non une chose) –
ses « propriétés » = des effets dont les causes nous sont inconnues
(analogie avec un homme) ; b) la distinction forme / fond n’existe pas
comme telle dans les choses : nous séparons (abstraction) ce qui ne peut
être qu’ensemble (un arbre n’existe qu’en relation avec ce que nous nommons
ciel, terre, forêt, etc.), brisant ainsi la continuité du réel ; c) les
« formes » enfin = selon notre œil – un autre être, avec un
autre rythme temporel, une autre taille ou/et d’autres sens découperait tout
autre chose.
. « Leur
sensation ne conduit nulle part à la vérité, elle se contente simplement de
recevoir des excitations et de jouer comme sur un clavier sur le dos des choses ».
Sensation = en un sens perception élémentaire, immédiatement donnée, défaite de
ce que la perception y projette, taille, organise (médiation d’une
construction). Ex. sensation= rouge, bruit… / perception= « la robe
rouge de cette femme qui chante dans la rue ». Ce qu’il semble :
erreur possible dans l’interprétation du sens de ces sensations (car
distance, médiation du travail et de la quête de la perception) / pas d’erreur
possible pour la sensation (immédiat, non interprétée). Dès lors n’est-ce pas
le lieu de la vérité (si ce n’est peut-être pas « une
femme qui… » - c’est absolument la vibration d’un rouge) ? Deux
points de vue possible : a) problème de la vérité = celui de la bonne
interprétation des sensations – elles, absolument vraies
(mais Nietzsche : interpréter = d’abord briser la continuité du réel
en taillant des formes qui n’existent pas hors de nous (cf. + haut)) ; b)
pour atteindre la vérité : ne plus interpréter mais plonger dans le
mouvement vivant des sensations pures (pure de l’objet, de la
« forme » et du sens que la perception ordinaire y ajoute).
Kandinsky, Du spirituel dans l’art : i) perception quotidienne =
obnubilation par l’objet, la forme, le sens – oubli de la dynamique vivante des
sensations (ex. son singulier – percevoir sa signification (« c’est une
voiture qui… ») / se mettre à l’écoute de sa tonalité propre ; idem /
mouvement : percevoir son sens / sa danse propre) ; ii) un certain
art : éloigner les significations abstraites projetées sur les
choses pour jouer avec le mouvement pur des sensations – un des sens
paradoxal de l’art abstrait (abstraction des abstractions (les formes, le sens)
et retrouvaille avec le concret de la vie) ; iii) sensations = vivantes
car vibrent en nous, s’opposent, se complètent (harmonie), créent des tensions
propres comme autant de lignes singulières de plaisir et de peine
(grossièrement par exemple, tel bleu est le calme, que la tempête d’un rouge
va, peut-être, détruire – plus évident encore pour la musique) ; d) mieux
encore : ces sensations sont – sans la distance de l’interprétation
qui projette devant moi l’objet dont elles sont le signe - simplement
nous-mêmes : lorsque je suis plongé dans la musique, ou bien, a
contrario, lorsque je m’endors, y a t’il encore un espace – une différence
entre le son et moi ? Je suis ce rouge. Ce rouge c’est moi. Sans distance.
Ne suis-je pas alors effectivement un ensemble de sensations – ce qui
expliquerait que celles-ci vibrent et soient teintées de plaisir et
douleur ?
.
Nietzsche cependant : la sensation « ne conduit nulle part à la
vérité » car : a) toute sensation est subjective c’est à dire
éprouvée par un sujet (un être qui ressent et sent indissociablement soi et un
monde qui est son monde propre) dont elle est indissociable – la chaleur, le
rouge, tel son ou telle odeur supposent un sujet sentant : elles ont
donc une réalité intérieure, invisible à tout autre ; b) nul
ne peut comprendre le lien entre l’excitation (physique) et la sensation
(subjective) sans faire abstraction de l’invisibilité vivante et affective de
la sensation – comment un mouvement peut-il devenir son ou
couleur (éprouvé, subjectif) ? C’est le sens de la référence (§. 5) aux
figures de Chaldni : un physicien sourd sans rien savoir du son (de sa
vibration vivante et pathétique) – confondant le son avec la figure extérieure
qu’il en construit (les vibrations dans le sable) – peut croire absurdement
qu’il connaît la musique ; comme le dentiste dire voir (ou ne pas voir)
notre douleur (intérieure, invisible, impartageable) dans le nerf ; c) ce
pourquoi, dit Nietzsche – s’il est vrai qu’il y a excitation nerveuse puis,
effectivement, sensation et que la relation excitation nerveuse / sensation est
incompréhensible (b), il faut alors dire qu’ « elle (la
sensation) se contente simplement de recevoir des excitations et de jouer
comme sur un clavier sur le dos des choses » - c’est à dire qu’à
partir d’une excitation nerveuse (stimulus), se développe tout autre chose, le
« jeu d’un clavier » = l’invention subjective d’un monde
propre irréductible. « Jeu d’un clavier » : rapport
irréductible entre la touche, la vibration d’une corde au sein du monde physique
/ le monde merveilleux ouvert par la musique. On comprend aussi comme ce jeu
pourra être plus loin pensé ainsi qu’une évasion – cf. texte de
Camus et la musique comme salut au sein de l’horreur du réel.
. Le
« rêve » = claire illustration
de ce « jeu d’un clavier sur le dos des choses » (qui ici n’est
plus simplement le jeu des sensations à partir d’excitations mais aussi celui
des images (et ainsi des formes et des significations)). Etonnement : un
simple stimulus devient dans le rêve un monde tout entier irréductible à
l’excitation comme à la simple sensation, dans lequel nous croyons avoir
affaire à la réalité même. Sceptiques grecs puis Descartes : peut-être
rêvons-nous ? Et, en tout cas à nouveau : identité de texture
du rêve et de la veille, tous deux identiquement constitués de sensations,
d’images, d’affects et de désirs ? « Monde propre » de
chaque vivant = un rêve éveillé.
.
Nietzsche ici insiste sur cet autre point : le fait qu’ « une
vie durant, l’homme se laisse la nuit tromper dans le rêve sans que son sens
moral ne cherche jamais à l’en empêcher ». « Se laisse tromper » :
idée d’une complaisance à se laisser tromper – le rêve est l’enfant du désir
(cf. Freud – cours sur la conscience, 2). Sommeil = sorte de soupape où
le principe de réalité est mis en sommeil et où – dans le rêve - se recrée une sphère
dont nos désirs sont le centre. Cette complaisance n’est pas propre au sommeil
– on la retrouve, nous allons-le voir, au sein même de la veille et précisément
dans cette « indifférence à son ignorance » qui caractérise,
selon lui, les hommes. Or rêve = non rose des contes et éléphantes – mais le
rouge et le noir de la cruauté (l’enfant sage le jour - Docteur Jekyll -
assassin et tyran, la nuit – Mr Hyde). Révèle la fragilité et la
superficialité du sens moral de l’homme : je me crois et me dis vrai
et bon et sinon en tout cas justifié – et (amour-propre) je suis pour
moi-même ce que j’imagine et désire paraître pour les autres (cf. + haut) = le
moi social comme représentation (mise en scène : en image et
discours) de soi mais au fond ou derrière cette
représentation (comédie) Nietzsche repère de « mauvaises »
raisons. Derrière l’apparence morale-sociale : les mêmes forces que dans
le rêve, l’«impitoyable, avide, insatiable, meurtrier ».
« Impitoyable » : cf. Freud – « l’impitoyable »
se donne la figure morale de la vengeance juste – ou bien, de l’autre côté,
absence de pitié (aveuglement à la douleur du monde) = le corrélat de
l’enfermement dans la bulle de nos intérêts. Et cependant justification morale
– « je ne suis pas un sain », « il faut bien vivre »,
« on ne m’a pas fait de cadeaux », « on ne peut pas accueillir
toute la misère du monde », etc. « Avide » :
tout pour moi ! – discours qui là encore se justifie – et non
seulement cynique pour les autres mais aussi souvent sincère pour soi-même
- sous des apparences de justice
(« c’est le marché », « j’ai travaillé »,
etc.). « Insatiable » : pas de satiété pour le désir de
puissance – rien ne suffit jamais (contrairement au besoin qui, lui, peut être
repu) – l’insatiable du bébé qui a « les yeux plus gros que le ventre »
se donne chez les grands la figure légitime de la « réussite »
et de l’ « ambition ». « Meurtrier » :
cf. Freud – l’inconscient « tue même pour des détails » dès
que « sa majesté le moi » (des profondeurs) est frustrée –
mais, encore une fois, pour le moi de la veille, ce meurtre, le plus souvent
métaphorique (tuer des yeux, insulter, etc. comme autant de transpositions
convenables de l’instinct de meurtre), est nié comme meurtre et justifié
moralement.
.
Trait d’humour de Nietzsche : opposition de la méconnaissance et de
l’absence de maîtrise de soi au fait
« qu’il doit y avoir des hommes qui, à force de volonté, ont
supprimé le ronflement ». « Il doit y avoir » :
il n’y en a évidemment pas – nul ne peut contrôler, ni maîtriser le monde du
sommeil et des rêves. De même que nul ne sait lorsqu’il ronfle s’il ronfle, nul
ne se connaît lui-même dans les forces profondes qui le poussent dans l’existence.
.
C’est ce à quoi conclut Nietzsche : au final, « que sait à vrai
dire l’homme de lui-même ? ». Méconnaissance des forces amorales
et cruelles à l’origine du rêve, de la nature du sens moral (§.4), du jeu de
notre amour-propre… et pourtant nous prétendons « dans une
conscience fière et chimérique » nous connaître nous-mêmes
(immédiateté, vécu de l’intérieur / regard extérieur de l’autre).
Mais oubli : a) de l’opération de représentation de soi (mise en
scène via les images et les mots – en un récit singulier de soi = un
masque) ; b) engoncés en nous-mêmes, incapacité de se voir véritablement
et intégralement de l’extérieur comme « exposé derrière une vitrine
illuminée » : une zone d’ombre, celle constituée
par l’être de celui qui regarde (poussé par une foule de désirs insatiable et
avides – l’inconscient psychique) qui ne peut voir son propre regard ; c)
même aveuglement sur les forces biologiques qui poussent à travers (et qui
sont) notre corps – « la santé est le silence des organes »
(Bichat) : la conscience confond le corps dont elle est la conscience avec
la représentation (image et discours) de son corps (ex. ce qu’est mon corps
dans ses qualités = réfraction de ce que nous pensons être selon le regard des
autres (amour-propre) ; idée d’une âme immortelle dans un corps mortel
dont elle pourrait se détacher). A contrario, la maladie dans son étrangeté
pour notre conscience vient faire apparaître quelque chose du corps réel.
. Pourquoi
donc une telle méconnaissance de soi (le bouillonnement organique, la zone
d’ombre constituée de désirs avides et insatiables, la nature sociale
déterminée du langage et des images (amour-propre) à travers lesquels je me lis
et pense = les trois inconscients (bio, psy, social), cf. cours
/conscience, 2) dans l’illusion de se connaître ? Quatre réponses
complémentaires possibles : a) Fait de structure : les structures de
l’œil, celles du langage = ce à partir et à travers quoi je perçois et pense
mais en-deça desquelles je ne peux remonter ; b) Une « stratégie » de la nature (« la
nature ne lui cache t’elle pas la plupart des choses ? »). Sens
d’une telle « stratégie » ? Si la conscience a une
fonction originellement vitale permettant une adaptation efficace de
l’organisme – ne doit-elle pas être originellement portée vers le dehors,
superficielle et ignorante de soi (qu’importent la complexité
des sentiments et désirs ainsi que la connaissance de l’intériorité profonde de
l’âme de l’autre comme de soi – pour le chasseur face à sa proie ?;
dans un monde de loups, un poète (détaché, attentif à l’intériorité) se ferait
dévorer ) ? ; c) Conséquence d’une forme de dressage social de la
bête en nous (refoulée, cf. Freud) en vue de la paix sociale et de la vie
grégaire (cf. §4) (nous apprenons à nous voir selon les forme sociales et
policées de la représentation) ? ; d) Enfin, quelque obscur désir de
chaque individu de ne pas voir ni connaître – désir contradictoire
cependant en ce qu’il se dit lui-même dans le langage de la vérité ? Pourquoi donc alors un tel
évitement de la vérité ? Réponse de Nietzsche : « malheur à
la curiosité fatale qui aimerait regarder par une fente bien loin de la chambre
de la conscience ». Conscience = analogue à une chambre bien fermée à
clef – celle d’un enfant, ignorant du monde et de soi : mais, pièce
fermée, elle repose sur le grand dehors (l’horreur du réel, cf. + haut) et
à travers la fente, surgissent les monstres qui hantent parfois nos nuits. Sur
quoi repose, en effet, la conscience – bienheureuse, chez soi, dans l’ignorance
souriante, aveuglée par les images et le langage social ? Sur un sol
terrible qui n’est pas fait pour elle – l’hors-de-chez-soi de la mort, de
l’infini, des forces indomptables. L’homme vivrait ainsi : « accroché
au rêve comme sur le dos d’un tigre » : soit que le rêve soit la
négation du tigre – figure d’un monstre sans pitié et avide ; soit
que le rêve soit lui-même tigre – ce qu’il est effectivement dans son moteur
propre bien qu’il n’apparaisse aucunement ainsi. Ce qui importe en tout
cas c’est qu’il « s’accroche » au rêve – c’est à
dire au monde bien à lui et superficiel des images – car ce qu’il y a derrière
il ne veut pas le savoir.
.
Ainsi
revient la question que nous avons abandonnée plus haut (début du § 3.2) – si
la nature, les forces sociales et les désirs ont intérêt à l’illusion et
si connaissance signifie malheur : « d’où, par le monde,
dans cette constellation pourrait venir l’instinct de vérité ? ».
Dit autrement : comment pourrions-nous nous mettre à aimer et désirer ce
qui, structurellement, ne peut que nous faire mal ? Problème de genèse
dont il faut rendre compte, si, au moins en apparence, dans les dires et
pratiques, quelque chose comme l’instinct de vérité semble effectivement être
apparu : l’homme n’est-il pas, en effet, un être qui, à la différence des
bêtes, se targue de vérité ? Que sont et d’où viennent donc cette pratique
et cette prétention ?
§
4. L’émergence conventionnelle et grégaire des notions de morale et de
vérité
. Si
l’individu vise à se conserver et utilise, par là, naturellement des stratégies
de dissimulation en manipulant les signes – si tout chasseur comme toute proie
doivent se cacher - on ne comprend pas comment il pourrait se mettre à dire
la vérité (et, a fortiori, à chercher à tout prix la vérité).
.
Réponse de Nietzsche : « comme l’homme, à la fois par nécessité et
par ennui, veut exister socialement et grégairement, il a besoin de conclure la
paix et cherche, conformément à cela, à ce qu’au moins disparaisse de son monde
le plus grossier état de guerre de l’homme contre l’homme ». Conflit
entre le désir d’utiliser et manipuler autrui pour ses fins égoïstes / le désir
d’existence sociale. Origine de ce dernier : « nécessité »
et « ennui ». a) « Ennui » - Nietzsche ne
rajoute t’il pas cela parce que la « nécessité » ne suffit pas pour
expliquer le désir de lien avec autrui (cf. + bas) ? Solitude, île
déserte : sans partage avec autrui, la vie n’a plus de sens. Problème
cependant : cet « ennui » semble déjà supposer la
société (s’ennuyer d’autrui suppose le lien avec autrui qu’il s’agit
d’expliquer). A moins que : ennui comme horizon vide et pesant, désir
insupportable tendu vers un néant d’objet – de ce propre de l’homme,
l’existence sociale et l’invention du jeu de l’amour-propre pourrait être une
porte de sortie ;
b)
« Nécessité » - ce qui s’impose à moi (pour vivre) :
sans accord de paix et coopération, état de misère et de guerre permanentes.
Hobbes : sans lois communes, « guerre de tous contre tous »
(insécurité, pas de projet de vie). De plus : sans coopération dans le
travail (division du travail et échanges), état de misère physique. D’où :
nécessité rationnelle de s’unir sous des règles d’organisation communes
(le « contrat social » : Hobbes, Rousseau). Mais cette
union (que je désire) impose des contraintes (à mes désirs) :
intérêt individuel = profiter de la loi commune qui s’impose aux autres et
s’abstenir d’y obéir pour soi. D’où – contrat social : acception de
se soumettre à la loi sous la condition d’une commune et égale soumission de
tous à la loi (pas de resquilleurs) – nécessité et rationalité d’un appareil
public de sanction (apparition de la société comme entité différente
et supérieure aux individus). Lequel et comment ? Bâton et carotte. Du
plus extérieur au plus intérieur : i) sanction de la loi (+
police) ; ii) sanction de la honte (regard social, réputation et
puissance de l’amour-propre) ; iii) sanction des dieux – intérêt de
leur invention : voir, juger et se venger là où le regard des autres est
absent ; iv) sanction de la morale – plus intérieure encore, qui,
par le dressage de l’éducation, sans la contrainte du regard des autres, fait
de moi-même mon propre juge et censeur (je n’ai plus seulement honte devant les
autres, ni peur devant les dieux, mais devant moi-même).
.
Lien à la « vérité » ? Nietzsche : avec l’existence
de la société est conventionnellement fixé ce qui doit être tenu pour « vérité ».
Loi (interdit, obligation, droits) et règles d’échange communes :
nécessité d’un code commun. Faute d’une mesure naturelle,
il faut l’inventer – de même que, bien plus tard, la monnaie,
fait du souverain, servira à mettre en équivalent des biens et des travaux en
eux-mêmes incommensurables (ex. une prière et un pain), le langage,
lui-même fait du souverain (celui qui fait les lois) survole t’il les choses en
les réduisant à une mesure commune (cf. § 5).
.
Parenthèse (ES) sur l’invention d’une mesure (monétaire) commune : Aristote (Ethique à Nicomaque) – Marx
(Le capital) : pb = si nécessité de division du travail et échange
(intérêt commun), comment comparer le produit du travail de l’un
(prière) avec celui de l’autre (morceau de viande) pour que l’échange soit
équitable ? Echange suppose comparaison, mesure commune et mise en
équivalence : « tant de kilos de viandes = tant de prières ».
Mesure commune : « combien vaut une prière ? ». Or : i) une telle question : se
placer à l’extérieur de la chaleur signifiante et singulière de
l’acte (et de la réalité propre des biens) – dans sa relation extérieure
à d’autres actes posés comme équivalents ; ii) Si ne sont en
eux-mêmes pas équivalents =simplement posés ainsi par la convention
qui extériorise biens et travaux, substitue quantité à qualité, mise
en relation à singularité close sur soi ; iii) cette mise en
équivalence des travaux signifie hiérarchie des rémunérations (tant d’heures de
l’un = tant d’heures de l’autre) et, par là, hiérarchie entre les hommes
(prêtre/médecin/boucher…) ; iv) cette hiérarchie = l’effet d’une convention
non de la nature ; v) en tant qu’hypothétiquement issue du pacte social
toute convention doit cependant se justifier – seule
justification valide : l’intérêt commun ; v) néanmoins, partout et toujours, en une
singulière inversion, ce qui est à l’origine convention
(invention) se fait passer pour nature : les biens et les hommes
apparaissent comme ayant naturellement telle valeur – Nietzsche : oubli
du caractère conventionnel de nos normes (et ainsi du langage, cf.+bas) par
leur divinisation (naturelles, absolues) ; strict parallèle du « fétichisme
de la marchandise » (Marx) : oubli de la nature conventionnelle
et sociale-historiquement instituée de la valeur ; histoire = déviation et
oubli de la nature conventionnelle de l’institution (l’argent de moyen devient
fin en soi dans le capitalisme ; de simple signe devient marqueur social
et propriété objective du monde (« telles chose vaut x euros ») ;
vii) ce qui manifeste une singulière illusion : la monnaie qui sert
originellement de simple moyen conventionnel d’échange n’exprime pas
tant la valeur du travail de l’un dans celle du travail de l’autre qu’elle les
dénature en les extériorisant et les réduisant à une mesure
commune – que je puisse, par après, dire « cela vaut tant » ou bien,
dans le langage, « c’est un lion » - et croire qu’ainsi j’ai dit
l’essentiel – suppose que je prenne la monnaie pour la chose – comme je prends,
au final, le mot pour la chose, cf. § 5.
. Si
pas de société sans une commune dénomination et signification univoques
– sans un langage premier, le langage de la loi – ces dénominations,
d’origine conventionnelle (contractuelle ici) = arbitraires :
linguistes = « l’arbitraire du signe » (nommer « cow »
ou « vache » =
arbitraire) – ce n’en est pas moins nécessaire et obligatoire
dans telle société donnée. Nécessaire : pas d’échange et donc de paix
possible sans code commun. Obligatoire : parce qu’il en va de la paix
sociale, le législateur puis les éducateurs rendront juridiquement
obligatoire – puis / et par le poids de la honte – et, intériorisé, de la
morale – l’utilisation de ce code commun. Hypothèse d’un pacte
premier : pour le bien commun, naturaliser les conventions et éduquer
(dressage) les enfants à prendre pour naturel ce qui n’est que convention et à
respecter les normes (sanction des dieux puis de la culpabilité). De là la
condamnation du mensonge : comportement contre-social du menteur
(utilise le code commun dont le but = paix pour une forme de guerre) :
d’où, si et seulement si le mensonge porte à conséquence, punition d’abord
juridique du menteur puis via honte, dieux et morale – jusqu’à Kant : il
est inconditionnellement moralement interdit de mentir ! Passage
historique hypothétique de la convention, par nature conditionnelle
strictement analogue au contrat social des théoriciens politiques :
« j’accepte, pour mon propre intérêt, d’utiliser ce code commun et de
ne pas tromper autrui – sous la condition d’une égale soumission de tous à ce
code et au refus de tromper – sans quoi j’accepte d’être puni sous la condition
que l’autre aussi le soit » (calcul d’intérêt) - à un inconditionnel :
« tu dois dire la vérité ! », « il est mal de
mentir », « tu dois appeler les choses par leur nom »,
etc. Processus historique (non progrès) mais « oubli »
de l’origine imaginaire (inventée, conventionnelle) du langage – cf. les
enfants convaincus que « tout a (en soi et non par convention)
un nom » et de la naturalité de ces noms : les significations
inventées (les dieux, par exemple, Isis, Poséidon, Quetzalcóatl) prises pour
vérité. Inversion singulière : les hommes se prosternent et deviennent
les esclaves de leur propre création oubliant qu’ils les ont eux-mêmes créés.
Le calcul devient inconditionnel. Le relatif absolu. La convention
(contingente, historique) vérité (nécessaire, éternelle). L’association
(contractuelle, pour la paix et l’utilité commune) société autonome (au-dessus
des individus, se développant pour elle-même et engendrant parfois la guerre).
.
Nietzsche ne va cependant pas encore jusqu’ici. Car but ici = expliquer le
comportement commun (non encore cet amour inconditionnel du bien et de
la vérité qui fait le propre de la sainteté et de la philosophie dont on
conviendra de la relative rareté – amour, en apparence au moins, inconditionnel
qui apparaît, à première vue et paradoxalement, comme un échelon supplémentaire
dans l’aliénation (si l’oubli devient ici radical) ou/et l’humanisation (si le
propre de l’homme est la vérité et la morale).). Or Nietzsche : chez le
commun des hommes, l’amour de la vérité n’est pas du tout inconditionné mais
encore bien subordonné à l’intérêt. Si, en effet, originellement le mensonge
n’est préjudiciable que s’il porte à conséquence – autrement dit, s’il remet en
cause la paix sociale et les fondements fiduciaires de l’échange – il ne
sera pas en lui-même condamné mais pour ses conséquences sociales
nuisibles. Rapport société / vérité : « aimer et dire la
vérité » en tant seulement que
la vérité de cette société-ci, vérité qui accorde les hommes et permet ainsi
l’harmonie sociale – vérité qui arrange. A contrario, toute « vérité
qui dérange » =, pour les mêmes raisons, détestée et expulsée – et, en
premier lieu – et c’est étonnant ! – l’idée que nos vérités ne sont que
relatives et conventionnelles, qu’il y a d’autres conceptions ailleurs de la
vérité, etc. Etonnant dans la perspective que prend Nietzsche ici : si les
« vérités » sont originellement des conventions utiles,
comment pourrait-il y avoir des vérités qui dérangent ? Or, il en
cependant ainsi : de fait, dans toute société, il est essentiel que les
significations qui tiennent la société ensemble soient en même temps tenues
pour vraies – c’est à dire non inventées et conventionnelles. Pourquoi
donc ? N’est-ce pas parce que – ce que ne dit pas Nietzsche – la vérité
qui, en effet, pourrait être confondue originellement avec l’utilité sociale, dépasse
son créateur (la société qui la construit) ? Parce que dire « ceci
est vérité et doit être tenu pour vrai » doit nécessairement être justifié c’est
à dire donner des raisons qui, par nature, son nécessaires et universelles
– même si, en fait, elle ne le sont pas ? Qu’ainsi celui qui se targue
de vérité élabore un discours qui, par nature le dépasse et ne lui appartient
pas, parce que tout discours qui se dit vrai se déploie sur un horizon
d’universalité problématique qui lui impose de se justifier, de donner ses
raisons ? La société ne saurait donc apparemment être maîtresse de la
vérité – puisque personne n’en est le maître : autrement dit et, semble
t’il, contrairement à ce que Nietzsche, la vérité ne s’invente pas – mais,
d’une manière ou d’une autre comme il le semble (illusoirement ?) à tous,
se découvre. Il n’en est cependant pas moins vrai que toute société tend
à figer le discours qu’elle a elle-même créé en ce qu’elle prétend être une
vérité immuable (cf. l’inversion plus haut) : aussi tendent-elles
contradictoirement à imposer et obliger à ce qu’elles posent être la vérité et
à interdire toute autre conception de la vérité.
. Ce
rapport singulier à la vérité tissé à la fois de prétention absolue à
et de refus de toute vérité autre que celle qui m’arrange se retrouve,
nous dit Nietzsche, tendanciellement chez tous les individus. Ne désirons-nous
pas à la fois avoir raison et que la vérité que découvre notre raison soit
conforme à nos intérêts ? (ex. nos lectures, les riches de droite…) Ce
que nous voulons vraiment : pas la vérité, malgré notre conscience et nos
prétentions, mais « les suites agréables de la vérité, celles qui
conservent la vie ». D’où : indifférence ordinaire des hommes /
mathématiques, « connaissance pure et sans conséquence ». Mais
quand une vérité vient s’opposer à ce qui conserve notre vie (ex.
l’inéluctabilité de notre mort, l’annonce d’une grave maladie, la mort d’un
proche, l’inexistence de Dieu, il n’y a pas d’amour heureux, etc.) – nous lui
sommes spontanément hostiles. C’est que la vie a, semble t’il, pour persévérer
et se déployer besoin de croyances c’est à dire d’un sol et d’un
horizon, d’une carte spatio-temporelle identifiant le vrai et le bon,
pour déployer son action. Voilà pourquoi faute de pouvoir abolir la vérité,
nous la réduisons inconsciemment à l’ordre de nos désirs.
§
5. Langage et illusion
.
Fin du § 4 : « le langage est-il l’expression adéquate de toutes
les réalités ? ». Pensée du lien langage / vérité et illusion.
Inversion : ce qui n’est, à l’origine, qu’instrument (et non de vérité –
mais d’accord pragmatique) devient pour la pensée la texture même des choses.
Rappel sur l’oubli : l’instrument conventionnel est oublié –
il y a désormais « un langage du monde », « tout parle »
(cf. cours sur la conscience, 2 : « la nature est un temple où de
vivants piliers, laissent parfois sortir de confuses paroles »
(Baudelaire, Correspondances).
.
« Tautologie » : la logique toute entière – « cosses
vides » de réalité. Tautologie : ne rien dire de nouveau, dire la
même chose. Cf. « Socrate est une poule » - « toutes
les poules sont gagas » - « donc Socrate est gaga ».
C’est formellement parfaitement vrai. Mais ce qui est vrai formellement – n’a
pas de valeur matérielle (ne dit rien sur le monde réel). La forme = une
« cosse vide » car Socrate ici = simple case, différente de
poule, et gagas = une propriété. Logique = rapport de cases à cases,
d’ensembles à ensembles. « Cosse vide » - de réalité.
.
Mais le mot renvoie naturellement pour nous à une signification extérieure
au mot (« Socrate, athénien du 4ème siècle avjc,
etc. ») et de cette signification à une réalité (« qui a
réellement existé ») - de là l’impression de fausseté lorsque nous disons
« Socrate est une poule ». Or, nous dit Nietzsche, si nous sortons de
la tautologie et croyons dire quelque chose du réel par le biais du langage,
nous échangerons « éternellement des illusions pour des vérités ».
Pourquoi donc ?
.
« Qu’est-ce qu’un mot ? », demande Nietzsche tout
d’abord. Réponse pour nous : un ou un ensemble de phonèmes ayant une
signification ou utilité linguistique – permettant de désigner un être, une
action ou une relation. Ex. « ratatouille » - trois phonèmes
dont la liaison a la signification d’être un plat de courgettes au goût bien
réel. Or même si nous ne connaissons pas le sens du mot
« ratatouille » et même si sa signification était imaginaire,
resterait au moins, indubitablement réel l’ensemble de phonèmes « ratatouille »
(le signifiant = ensemble des sons ou graphismes), existant hors de moi et
indépendamment de moi. C’est ce que va cependant contester Nietzsche :
mise en lumière de la somme de travail subjectif à l’origine de l’audition
du simple mot « ratatouille » que nous posons
spontanément et naïvement à même les choses dans l’illusion constitutive de
toute conscience selon laquelle ce qui est pour elle (et n’est que pour
elle) est en soi, hors d’elle-même, dans le monde que, passivement, elle
perçoit.
a)
Contrairement à ce que nous croyons spontanément, le mot « ratatouille »
a une réalité subjective et n’existe pas comme tel hors de nous.
Pourquoi ? Parce que, dit Nietzsche, un mot n’est d’abord que « la
représentation sonore d’une excitation nerveuse dans les phonèmes » :
« excitation nerveuse » - langage de physiologiste :
l’homme comme corps matériel, constitué de muscles et de nerfs. Les nerfs
propagent des mouvements (ex. le nerf auditif en contact avec le
mouvement des ondes dans l’air qui vibre à la mesure de sa structure propre et
des ondes qui la meuvent). Nous savons, par ailleurs, que tels mouvements des
nerfs engendrent une « représentation sonore » « dans
les phonèmes ». « Engendrent » : cela ne veut
pas du tout dire que nous comprenons – à vrai dire, si comprendre c’est saisir
pourquoi a devient b – nous ne saisissons pas – et nous ne pouvons saisir un
tel phénomène – qui (comme la mort, cf. § 1 - et § 3.2 les « figures de
Chaldni ») n’en est pas moins commun (comment un mouvement matériel,
visible et sans aucune intériorité, aussi complexe qu’on l’imagine, mouvement
d’un nerf se propageant en ondes électriques à travers le cerveau, peut-il
devenir sensation subjective, par nature intérieure et invisible ?
– invisible à l’IRM !). L’illusion du physicien (sourd) (Chaldni) :
si ne connaît rien de la musique (ou du son) et croît pourtant la connaître
c’est qu’il confond ce qui n’est qu’une correspondance (telle vibration
ondulatoire / tel son entendu) avec une explication via le principe cause/effet
(l’effet étant contenu dans la cause). Passage de la nature (et du
physicien) d’une « sphère » à une autre : des mouvements
sans intériorité (« l’excitation nerveuse ») à leur « représentation
sonore » (intérieure, ressentie = subjective). Conclusion 1 :
hors une subjectivité, le mot « ratatouille » n’existe pas
comme une chose hors de nous.
b)
Plus loin encore : le mot « ratatouille » n’existe pas
comme tel pour un chat, un bébé ou un chinois – tous cependant capables
d’entendre des sons et, pour le dernier, de comprendre une langue.
Pourquoi ? i) non connaissance de la langue = audition globale, confuse
et indistincte du mot (et de la phrase) ; ii) perception claire et
distincte du mot suppose que nous puissions et sachions le reproduire
(non en parlant nécessairement, mais en anticipant le schéma ou la
structure) – capacité de décomposer et recomposer le mot ; et de
clairement et distinctement l’entendre. Perception du mot « ratatouille » :
l’éducation d’un certain pouvoir (subjectif) d’entendre ; iii)
percevoir un phonème déterminé n’est pas le saisir en lui-même tel qu’il est
immédiatement mais à travers un système déterminé de différences sonores et
ainsi dans sa relation aux autres sons posés par la langue comme
significatifs : aucun son n’est en lui-même strictement identique à un autre
(il y a une infinité de manière de dire ce que nous entendons pourtant être le
même mot « ratatouille »), et pourtant nous percevons, par
exemple, le même phonème « ouille » différencié de « aille »
- via la structure d’une autre langue nous entendrions autre chose, le système
institué de différences pertinentes étant dissemblable (Platon, Philèbe ;
Saussure, Cours de linguistique générale (1916): « dans la langue il n’y a que
des différences ») (autre ex. une note n’est pas fausse en elle-même mais dans sa
relation aux autres notes / gamme occidentale – a contrario, difficulté à
entendre le chant Tarawangsa des balinais (cours sur la conscience,
2)) ; iv) ce que nous entendons = en grande partie reconstruit à partir du
sens que nous lui donnons : dans un texte, nous ne lisons pas tout,
nous n’entendons pas tout, mais anticipons et comblons les blancs à partir
de la signification contextuelle de la phrase et, bien entendu, de notre
connaissance de la langue (et nous n’entendons pas la même chose
(« rètatouille, c’est quoi ? ») si nous ne connaissons pas le
sens du mot) ; v) enfin un mot entendu n’est pas en lui-même un mot c’est à dire un
signe linguistique ayant signification – puisqu’il peut être lu comme un chant
sans sens (ne voulant rien dire – mais effectué volontairement pour lui-même)
ou bien comme un son du monde (on entend un bruit et on se retourne) :
percevoir le mot « ratatouille » comme un mot suppose ainsi
l’activité subjective consistant à le poser en signe (cela veut dire quelque
chose…), activité dont mon chat, par exemple, pour lequel il n’y a
vraisemblablement que des sons et signaux est incapable (aucun animal ne
voyageant par la pensée à travers la signification des mots en se racontant,
par exemple, des histoires – ce qui suppose une distance à ce monde telle que
l’on vise à travers les mots de ce monde un tout autre monde, celui, détaché et
imaginaire, de la fiction ; le langage animal semble bien incapable de
cette distanciation, ne servant que de détour en vue de l’action au sein de ce
monde). Conclusion 2 : à nouveau abîme séparant la simple « excitation
nerveuse » de la « représentation sonore » « dans
les phonèmes » (ce que nous entendons et distinguons).
c)
Toute conscience = « pont jeté entre le passé et l’avenir »
(Bergson) (mémoire et tension vers l’avenir. Ex. de «
ra »/« ta » /« touille » qui, en tant qu’il dure,
n’existe que par le biais de notre pouvoir subjectif de mémoire –
matériellement (sans mémoire) : s’étale et se décompose en mille
« unités » sonores). Or ce pont = selon un « certain rythme
de durée » qui nous est (hommes) propres. Mouches et araignées :
sensibilité au leurre à 200 img / secondes (nombre d’évènements perçus =
10 x plus, cf. Spiderman I et le poing de Flash qui arrive lentement
vers son visage; nous = 18 img/s ; escargot = 5 img/s (un vieux 33 tours
mis sur un 45 tours). Existence de différents « réglages temporels » :
« avec un « autre réglage temporel », la configuration des montagnes
et des continents terrestres pourrait être aussi changeante pour un vivant que
la forme des nuages par une journée ventée » (Castoriadis). Concl.
le mot « ratatouille » n’est
tel pour nous encore que via le rythme singulier de durée qui est celui
de l’espèce humaine.
Conclusion - contre l’illusion de
l’existence d’un ensemble de phonèmes hors de nous : triple travail à
l’origine de l’audition d’un simple mot.
a)
Transformation d’un mouvement matériel (excitation nerveuse – visible,
extérieure) en son (subjectif, invisible, intérieur).
b)
Lecture-interprétation du son en tant que signe déterminé (signifiant /
signifié) à partir de la structure instituée d’une langue déterminée.
c)
Condensation-construction du son à travers une durée (mémoire, anticipation) et
une durée singulière (rythme propre).
. En
amont cependant de tout ce travail, Nietzsche : une première et
potentielle erreur. Si, en effet, et par hypothèse, toute représentation sonore
= liée à une excitation nerveuse, on ne peut conclure rigoureusement d’une
telle excitation nerveuse à une cause extérieure à notre corps. Cf. le
rêve : il y a excitation nerveuse (cf. IRM), représentation (sonore,
visuelle, etc.) – mais nulle cause extérieure au corps (qui se dispose
intérieurement « comme si »). Matrix : des hommes
allongés, endormis dans une cuve et cultivés par des machines qui provoquent
des excitations nerveuses au sein de leur cerveau qu’ils lisent et interprètent
illusoirement comme des images du monde, croyant, par exemple, être tranquillement
au bureau. Nietzsche : travail d’interprétation – imagination effectué
à partir de ce qui n’est pourtant qu’un mouvement nerveux du corps.
Première hypothèse : erreur sur la causalité – le contenu de cette
dernière étant lu et interprété. Seconde hypothèse plus forte ici – celle-même
de Nietzsche : comme causalité = une catégorie de notre raison, nous ne
pouvons percevoir le monde en dehors d’elle – nous pensons donc nécessairement
que toute excitation (comme tout phénomène) a une cause. Que savons-nous
pourtant des choses en soi (indépendamment des formes/structures – et ici de la
structure cause/effet (qui est notre manière de comprendre) – que
nous projetons sur elles) ? Et ainsi : il est impossible de conclure
rigoureusement et absolument d’une sensation donnée à l’existence d’une cause
extérieure.
.
Critique des illusions consistant à projeter les formes de notre langage sur
la réalité du monde comme si le réel était en lui-même tel que notre
discours le saisit :
1)
« la pierre est dure ». Attribution d’une qualité à la pierre
de telle façon que disant « la pierre est dure » nous prétendons dire
quelque chose du réel : a) que cette réalité-là est « une
pierre » - identification ; b) que cette « pierre »
est dure - qualification. Or Nietzsche : la « dureté »
n’a aucun sens hors une subjectivité capable de l’éprouver ; de même la
chaleur, la couleur, etc. Supposant l’épreuve relative d’un sujet – le dur pour
une mouche peut être mou pour un homme, etc. – et la sensation qui s’en suit,
la dureté est en réalité une projection de l’ordre de nos sensations sur les
choses.
2)
« l’arbre comme masculin, la plante comme féminine » -
projection des genres du langage à même les choses. Analogie à l’homme et
anthropomorphisme : arbre et phallus (érection, élévation,
puissance) ; plante et femme (belle courbes, grâce, fragilité, etc.) – un
imaginaire se projette sur les choses selon le masculin / féminin : la
lune est analogue à une femme, le soleil à un homme. Poésie naturelle du
langage qui lit le monde à la mesure de l’homme – identique projection.
3)
nous croyons connaître et reconnaître un « serpent », mais à
travers les catégories qui nous permettent de le cerner ce n’est qu’un
mouvement de reptation en général que nous percevons, mouvement qui est aussi
et tout autant, dit Nietzsche, le propre du ver. Combien nos mots sont donc
généraux au regard de la singularité des choses ! Or, lorsque nous
pensons savoir ce qu’est, par exemple, un serpent en plaquant sur la bête
rampante face à nous le mot qui semble lui convenir, nous ne faisons en réalité
que schématiser et généraliser ce que nous percevons.
.
« Quelles délimitations arbitraires ! Quelles préférences
partiales tantôt de telle qualité, tantôt de telle autre ». Suivant et
accompagnant le travail de la perception qui, déjà délimite des
« choses » (y percevant des « formes » - la forme
« lapin », par exemple, pour le chien) à travers le tissu continu
du réel, les mots contribuent à cette découpe par un nouvel effort
d’abstraction – le mot renvoyant en lui-même à un univers de signification (que
l’on peut viser abstraction faite de toute perception) et à travers lui au
réel. Ainsi tout mot en tant que la chose est prise pour ce que le mot
en découpe et dit est un découpage singulier du réel selon une perspective
humaine et, plus encore, socialement-culturellement déterminé. C’est qu’en
effet, dit Nietzsche, les langues ne découpent pas le réel d’une identique
façon – manifestant ainsi que si la langue est un médium nécessaire de
notre accès au monde, les individus de différentes cultures ne perçoivent pas
le réel identiquement (cf. les difficultés de la traduction ; Lévi-Strauss, La pensée
sauvage :
chez les chinook (Indiens d’Amérique du Nord), on dit "la méchanceté de
l’homme tue la pauvreté de l’enfant" ce qui ne correspond pas à la
phrase française "le méchant homme tue le pauvre enfant"). A
contrario une perception identique du réel selon les différentes cultures (une
langue commune ou bien une traductibilité parfaite) ne serait pas une preuve
suffisante de la vérité de cette perception car, pour être commune à tous les
hommes, les structures de l’espèce à travers lesquelles les hommes perçoivent
le monde (structure des sens, forme langage en général (ou raison)) – n’en sont
pas moins : a) des structures à travers lesquelles on connaît, mais
auxquelles nous sommes spontanément aveugles ; b) issues d’une espèce
spécifique – alors même que les autres espèces vivantes ont certainement une
toute autre perception (ce que Nietzsche soulignera à sa façon dans le prochain
§).
.
Conclusion de Nietzsche : nulle question de vérité (adéquation entre telle
image ou proposition / réel (= « chose en soi » : la
chose telle qu’elle est en elle-même indépendamment de moi et donc non
seulement « pour moi »). Ce que nous appelons « vérité »
- ce que nous prenons pour adéquat à la réalité – ne désigne donc nullement le
réel – ce que nous croyons pourtant : telle est notre illusion - mais
« seulement les relations des choses aux hommes » en s’aidant
« pour leur expression des métaphores les plus hardies ».
« Relation des choses aux hommes » : le réel transfiguré,
découpé, assimilé selon une perspective humaine – anthropocentrisme et
anthropomorphisme naturels, auxquels s’adjoignent maintenant un socio-centrisme
(ou culturo-centrisme) et un socio-morphisme spontanés. Cette « relation
des choses aux hommes », n’est, rappelons-le, au moins à l’origine,
nullement « indifférente » puisque c’est, selon l’hypothèse
darwinienne de Nietzsche, pour sa conservation et sa conservation sociale –
maintien de la paix, nécessité de l’échange – qu’à l’origine aurait été
constitué le langage (qui depuis, avons-nous noté, s’est, comme la société
autonomisé). C’est donc originellement une relation intéressée – telle qu’on la
trouve chez les autres animaux, ne connaissant eux-mêmes du monde que ce qui
touche leurs intérêts.
.
Notion de « métaphore » - du grec métaphora, « transport » :
« transport » (lui-même métaphorique) d’une signification
propre à un mot à une autre signification. Ex. la lumière de l’esprit, brûler
de désir, etc. Si tout est métaphore (ici transposition d’un état de
choses en signification humaine) : bouleversement de la distinction sens
propre (supposé non métaphorique = pur reflet de la réalité) et figuré (une « figure »
= image, comme manière « subjective » de dire). Pas de sens
propre (primitif et naturel) – par quoi il faut entendre, verrons-nous,
puisque notre langue fait effectivement état d’une distinction entre le « propre »
et le « figuré », que le prétendu « sens propre »
n’est aucunement un langage de vérité mais la sédimentation et l’oubli
(en tant que métaphores inventées) de ces (historiquement) premières (et
arbitraires) métaphores par lesquelles les hommes ont domestiqué les
choses.
.
Quel est donc ce travail de la métaphore à l’origine tant de la
perception que des significations des mots portés par le langage ?
Nietzsche : un double travail : « Transposer d’abord une
excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau
transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore ».
Explication : « excitation nerveuse » - ambiguïté du
terme « excitation » qui renvoie au double statut du corps
(corps vivant, subjectif et éprouvé / corps objectif). Ici, cf. + haut :
passage incompréhensible (incompréhensibilité que souligne l’idée d’un passage
d’une « sphère » à une autre) et cependant réel du monde
matériel (extérieur, visible) en élément (intérieur) d’un monde propre – une
« image » (éprouvée, représentée et projetée comme « devant »
un sujet) : naissance de la sphère des images commune aux rêves et à la
perception. Sphère de l’image = « première métaphore » comme
transformation – transposition de l’ordre matériel étranger et irreprésentable
en représentation mienne. A partir de cet ordre de l’image, deuxième
transformation : « l’image à nouveau transformée en un son
articulé ». Trois manières de le comprendre : a) passage d’une
image (représentation) sonore – du son – en « son articulé »
(cf. + haut : passage du son au mot distinct et signifiant) ; b)
passage de la sphère des images (visuelles) à celle du son – ce que Nietzsche
semble ici avoir en tête (cf. la référence à Chaldni) – passage figurant :
i) l’incommensurabilité d’une sphère de sens à une autre ; ii) l’illusion
de Chaldni réduisant la sphères qualitativement hétérogène du son à l’ordre
homogène et géométrique de l’image ; c) passage de la sphère des images
(qualités sensibles structurées selon l’espace et le temps) à celle du langage
(significations ordonnées selon la structure propre d’un discours) – sur ce
dernier point, cf. + bas (§. 6 – la formation des concepts).
.
Conséquences à nouveau : le langage comme la perception = tout entier de
l’ordre de la métaphore, soit de l’humanisation/domestication/interprétation/réduction
de l’inhumaine/sauvage et incommensurable réalité à la mesure de
l’humain. Par là, « arbres, couleurs, neige et fleurs » que
nous posons comme choses réelles hors de nous et indépendantes de nous – sont
renvoyées à leur statut d’images ou métaphores constituées et projetées par
l’homme sur le réel en une illusion constitutive (pour une image -
encore ! – de ce que pourrait paradoxalement être le réel sans images cf.
extraits de films en classe : Matrix et Le seigneur des anneaux). Et, de même,
« l’homme de la vérité » - le philosophe ou le savant -
qui use de métaphores sans le savoir et cherche inlassablement un sens propre =
identique à la critique qu’en fait Aristophane dans les Nuées (cf. cours d’introduction
à la philosophie), « Coucou les nuages », la tête dans les
songes (les « métaphores ») alors qu’à l’opposé de l’homme de
la vie quotidienne plongé dans la bulle de ses illusions, il prétend, lui,
atteindre la Terre ferme.
§ 6.
La formation des concepts
…
et l’on s’arrête ici pour le moment (un long moment sûrement…)
Plan du texte
1.
§ 1. L’homme qui se
vit et pense au centre de l’univers – prétention et orgueil – n’est qu’un point
fugitif dans l’immense nature. De la mouche à l’homme ordinaire et de celui-ci
au philosophe.
§ 2. L’illusion de
l’intellect. Son orgueil. Son origine biologique.
§ 3. Intellect =
fonction de dissimulation.
§ 4. But de
l’intellect : se conserver. Mais, en même temps, désir d’existence
grégaire et donc de paix. D’où : origine de « vérité ». Vérité =
ce que le langage a institué, l’uniformément valable et obligatoire. Le
menteur et perte de la confiance. Amour de vérité : amour des suites
agréables de la vérité. Indifférence / vérité pure. Et hostilité / vérités
préjudiciables.
§ 5. Langage et
illusion. Mot = représentation d’une excitation nerveuse. Mais cette excitation
= nôtre. Cf. la pierre est dure. Masculin / féminin. Combien les mots manquent les
choses ! Chose en soi = insaisissable. Première métaphore :
excitation nerveuse en image. Deuxième métaphore : l’image en son
articulé. Saut d’une sphère à l’autre. Exemple du sourd qui c’est ce qu’est un
« son » dessiné dans le sable. Nous ne possédons que des métaphores
des choses.
§ 6. Formation des
concepts. Tout mot = généralisation – identification du non-identique.
Illusion : existence de « la feuille » en soi, une forme
originelle. Omission de l’individuel et du réel.
§ 7. Qu’est-ce que la vérité ? Une multitude d’illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées.
§ 8. D’où vient alors
l’instinct de vérité ? Toute société : être véridique – utiliser les
bonnes métaphores. Fonctionne par l’oubli (de la convention, de l’arbitraire).
L’être rationnel : se dirige par des abstractions / non impressions ni
intuitions. Ces abstractions : un nouveau monde, régulateur et impératif =
la « rigide régularité d’un columbarium romain ». Oubli de la
nature métaphorique et poétique du concept (excitation nerveuse / image /
concept). Création de sa sphère – mathématique. Homme comme génie de
l’architecture : un dôme conceptuel (toiles d’araignées – solidité)
sur des fondements mouvants. Louer l’homme pour ce génie. Mais non pour son
instinct de vérité : car = pur anthropomorphisme, métamorphose du monde en
les hommes – et en guise de vérité, le « sentiment d’une assimilation ». L’homme, mesure de toutes choses. Part d’une
erreur première : croire qu’il aurait des choses devant lui, comme pur
objet. Oubli des métaphores.
§ 9. Oubli de ce
monde primitif de métaphores et durcissement – flot mouvant de imagination
humaine. Oubli de l’homme comme sujet de la création artistique – gain =
sécurité, repose. Une perception juste ? Suppose une mesure non existante
(l’X de la chose en soi). Passage de la chose (nommée « objet ») au
sujet suppose passage d’une sphère à une autre : création. Aucune relation
nécessaire dans le passage d’une sphère à l’autre – ex. excitation
nerveuse à image, c’est la répétition qui apporte le (sentiment de nécessité et
l’illusion causale). De même un rêve éternellement répété serait ressenti comme
la réalité.
§ 10. Objections de la science, des lois de l’objectivité : rien de cela ne ressemble à un produit de l’imagination. Réponse : a) relativité de la sensation – perception comme subjective ; b) une loi naturelle ? Connue dans sa relation aux autres, non en soi. Essence des lois de la nature = les mathématiques. Or = de nous. Toute sensation présuppose ces formes que nous projetons sur le monde (Kant).
2.
§ 1. Langage puis
science travaillent à la construction du columbarium des concepts, sépulcre
des intuitions – y range le monde tout entier. D’autres prétentions à la
vérité en lutte contre la science.
§ 2. Instinct de
produire des métaphores = non soumis et à peine dompté. Mythe et surtout l’art.
Instaure de nouveaux rapports. L’homme du quotidien croit qu’il veille que via
rigidité des concepts. Croit qu’il rêve si le monde s’étiole. Pascal et la
puissance du rêve. Les peuples et le mythe : la nature est pleine de
dieux.
§ 3. Désir d’être
trompé – cf. amour des histoires et du jeu. Liberté de l’intellect :
tromper sans préjudice. Les concepts = un échafaudage et un jouet. Conduit par
des intuitions non par des concepts.
§ 4. L’homme
rationnel / l’homme intuitif. Tous deux : désir de dominer la vie.
L’un : prudence, régularité, prévoyance. L’autre : joyeux, apparence
et beauté. Le monde grec.