Politique : liberté, justice, droit, Etat et société

 

 

I. Les deux sens des mots « justice » et « droit » et leur conflictualité

 

On parle des cours de justice dans lesquelles le juge rend la justice, de l’indépendance de la justice, des injustices, etc.

On dit « tu n’as pas le droit », on parle du droit civil, pénal, constitutionnel, on défend ses droits, etc. A quoi se réfère t’on?

 

Premier sens : à la loi. C’est la loi qui dit ce qui est juste et injuste ; c’est la loi qui dit ce qui est de droit et ce qui ne l’est pas.

. La loi instituée : dans les livres de droit (Code pénal, civil...) = ce qu’on étudie à la fac de droit = le domaine du légal et de l’illégal qui définit le droit positif (= posé dans les faits). Garantie par des appareils de sanction (utilisation de la force) : la police, l’appareil judiciaire. L’institution de la justice : cette institution qui fait respecter la loi et qui juge les faits (crimes, délits) avec la loi pour norme. La fonction première de la loi est d’ordonner la société en servant de règle et de frein à la multiplicité des désirs individuels – la loi définit ainsi le cadre de l’action légale : elle pose ce qui est de droit soit ce qui est permis (les libertés publiques), interdit et obligatoire dans le champ social de la coexistence commune.

. Or les lois se prétendent justes : le juge juge au nom de la justice, il « rend justice » dans une « cour de justice » ; le législateur (celui qui fait les lois) ne va pas dire : « les lois que je forge sont arbitraires, il faut y obéir », il affirme que ses lois sont les meilleures, justes, bonnes, «pour le bien du peuple».

Autrement dit : refus de la simple imposition violente, des rapports de force. Si la police utilise la force c’est, là aussi, au nom de la justice.

L’opposition légal / illégal s’affirme donc en même temps identique à l’opposition justice / injustice = légitime / illégitime.

Et ceci = partout et toujours : « au sommet d’une stèle conservée au Louvre, un bas-relief représente Hammourabi, roi de Babylone (1792-1750 av. J.C.) recevant du Dieu Shamash les 280 articles du plus célèbre code de l’Antiquité » (Grateloup). Cf. encore les rois de l’histoire : les lois sont justes car inspirées de Dieu (rois de droit divin) ; aujourd’hui la loi se prévaut du « bien commun », de «l’intérêt général », du « peuple ». C’est donc toujours à autre chose que la force pure, l’arbitraire ou l’intérêt individuel que les lois se réfèrent.

. Pourquoi une telle référence à la justice ? Car Rousseau : la force seule est faible. « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » (Du contrat social) : le roi doit dormir et l’espace n’est jamais suffisamment quadrillé pour éviter un coup d’Etat. A contrario : tranquillité d’un chef que tous jugent légitime.

 

. Mais PROBLEME : les lois sont-elles toujours justes? Le légal est-il toujours légitime? Le droit est-il toujours dans son bon droit ?

 

. Or il arrive qu’au nom de la justice on s’oppose à la loi.

 

Ex : Antigone de Sophocle. Situation : guerre entre deux cités ennemies. Antigone a un frère, Polynice, ennemi de la cité où règne Créon. Polynice est tué. Créon interdit - loi - l’ensevelissement de son cadavre, le laissant à la merci des bêtes. Antigone, qui vit sous la loi de Créon, brave cette dernière, la déclarant injuste : elle oppose à la loi de fait, qu’elle suppose être le pur effet arbitraire de la force du roi, une justice plus ancienne qui n’est pourtant garantie par aucune loi, ni aucune police.

« Créon : Et tu as osé passer outre à mes lois?

  Antigone : Oui, car ce n'est pas Zeus qui les a proclamées, et la Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n'en a point tracé de telles parmi les hommes. Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu'ils permissent à un mortel de violer les lois divines: lois non écrites, celles-là, mais infaillibles. Ce n'est pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est de toujours qu'elles sont en vigueur, et personne ne les a vues naître. Leur désobéir, n'était-ce point, par un lâche respect pour l'autorité d'un homme, encourir la rigueur divine? »

 

Les philosophes (Platon, Aristote) : opposition aux lois telles qu’elles naissent de l’histoire et de l’arbitraire des rapports de force, lois se masquant sous l’idée de justice, d’une véritable justice, d’un véritable droit, que la loi doit respecter pour être juste.

 

Homme seul devant les chars lors de la répression par l’armée des manifestations étudiantes à Pékin, place Tienanmen, 1989 : c’est l’image de la justice sans armes s’opposant à la loi injuste garantie par la force.

 

 

Tableau représentant l’opposition

Loi - qui se prétend juste / droit positif

Justice - opposée à la loi / droit véritable ou Idée de droit

Légal

Ordre garanti par la force

Lois écrites (codes).

Daté, particulier.

Légitime = juste

Subsiste même si aucune force ne le protège

Lois non écrites

Eternel, universel.

Antigone n’a pas le droit d’enterrer son frère = contraire à la loi = illégal.

La loi : Antigone = une délinquante : être punie.

Il est peut-être juste qu’Antigone enterre son frère même si = illégal.

Soupçon : Créon est un tyran, la loi est injuste.

Abbé Pierre : action illégale de violer la propriété d’autrui en forçant la porte de logements inoccupés pour y loger des sans-abris.

La loi : l’Abbé Pierre est un délinquant : être puni.

C’est certes illégal mais c’est peut-être juste.

Soupçon : la loi qui garantit la propriété n’est-elle rien d’autre qu’un rapport de force entre riche/pauvre garanti par la loi et la force?

Lois du gouvernement de Vichy (40-44). La loi : les résistants = illégaux.

Les résistants : la loi est injuste / opposition par la force.

 

. De là  le Soupçon : la loi n’est-elle que l’arbitraire d’un rapport de force masqué sous la référence au droit et à la justice ?

 

Sartre : «l’homme qui établit le droit ressemble à celui (clown ou enfant) qui, ayant battu son camarade, lève le doigt et dit « pouce » quand celui-ci veut le battre à son tour » (Cahiers pour une morale). Et ce soupçon sur toute l’histoire : les puissants et l’institution de la justice comme un moyen de masquer l’arbitraire de la force ? Marx : la loi = un moyen pour les riches de garantir l’arbitraire de leur propriété sous l’apparence de justice (c’est juste puisque c’est la loi).

 

D’où ces problèmes :

a) Dans quelle mesure et à quelles conditions peut-on s’opposer à la loi (et, plus généralement, au règlement) – et peut-on y renoncer ? (II)

b) A contrario – à quelle condition la loi peut-être être juste de telle façon qu’il soit légitime d’obéir ? (III)

 

 

II) Peut-on renoncer à la loi ?

 

Si le droit positif (la loi) = très souvent une matraque masquée sous le joli mot de justice (rhétorique – art de bien parler), peut-on imaginer une société sans lois ?

 

Peut-on penser une société harmonieuse sans lois, sans police c’est à dire sans Etat où les hommes vivraient ensemble dans la concorde et l’harmonie (les utopies) ? Ce serait supposer un peuple de sage vivant spontanément dans la vue de l’intérêt général :

 

« Si les hommes étaient ainsi disposés par la Nature qu'ils n'eussent de désir que pour ce qu'enseigne la vraie Raison, certes, la société n'aurait besoin d'aucunes lois : il suffirait absolument d'éclairer les hommes par des enseignements moraux pour qu'ils fissent d'eux-mêmes et d'une âme libérale ce qui est vraiment utile. Mais toute autre est la disposition de la nature humaine ; tous observent bien leur intérêt, mais ce n'est pas suivant l'enseignement de la droite Raison ; c'est le plus souvent entraînés par le seul appétit de plaisir et les passions de l'âme (qui n'ont aucun égard à l'avenir et ne tiennent compte que d'elles-mêmes) qu'ils désirent quelque objet et le jugent utile. De là vient que nulle société ne peut subsister sans un pouvoir de commandement et une force, et conséquemment sans des lois qui modèrent et contraignent l'appétit du plaisir et les passions sans frein » (Spinoza, Traité politique).

 

Nous sommes donc très loin d’un tel état de fait – nous ne sommes pas des sages (et on ne naît pas sage mais, éventuellement, on le devient : tout enfant commence par être un tyran) : il semble qu’il y ait en l’homme une opposition première à l’autre et, par là, à la société, un égoïsme fondamental qui fait qu’il se préfère à tous : « Chaque individu, en dépit de sa petitesse, bien que perdu, anéanti au milieu d’un monde sans bornes, ne se prend pas moins pour centre du tout, faisant plus de cas de son existence et de son bien-être que de ceux de tout le reste » (Schopenhauer).

 

Que serait donc une société sans lois ?

 

 « Nous venons de parler de l'hostilité contre la civilisation, engendrée par la pression que celle-ci exerce, par les renonciations aux instincts qu'elle exige. S'imagine-t-on toutes ses interdictions levées, alors on pourrait s'emparer de toute femme qui vous plairait, sans hésiter, tuer son rival ou quiconque vous barrerait le chemin, ou bien dérober à autrui, sans son assentiment, n'importe lequel de ses biens ; que ce serait donc beau et quelle série de satisfactions nous offrirait alors la vie ! Mais la première difficulté se laisse à la vérité vite découvrir. Mon prochain a exactement les mêmes désirs que moi et il ne me traitera pas avec plus d'égards que je ne le traiterai moi-même. Au fond, si les entraves dues à la civilisation étaient brisées, ce n'est qu'un seul homme qui pourrait jouir d'un bonheur illimité, un tyran, un dictateur ayant monopolisé tous les moyens de coercition, et alors lui-même aurait toute raison de souhaiter que les autres observassent du moins ce commandement culturel: tu ne tueras point. » (Freud, Malaise dans la culture).

 

. Dans l’état actuel de l’homme, l’absence de loi entraînerait « la guerre de tous contre tous » (Hobbes). Habitués à la sécurité, nous ne voyons pas ce que la menace d’une loi ayant la garantie d’une force policière nous apporte : l’enlever ce serait ainsi nous soumettre à la loi du plus fort soit à l’injustice même (cf. les westerns – et les zones de « non droit » que deviennent certaines banlieues, principalement aux Etats-Unis; cf. encore les caïds dans les cours de récré : sans institutions de justice déferle l’arbitraire violent de l’injustice).

 

On ne peut donc renoncer à la loi et à la force de sanction qui la rend effective = notre intérêt lui-même et au nom de la justice (contre la pire des injustices qu’est la loi du plus fort).

 

. D’où : peut-être vaut-il mieux parfois des lois injustes que pas de lois du tout. Les révoltes et révolutions sont dangereuses en ce qu’elles peuvent faire naître un plus grand mal que celui qui consiste à vivre sous le joug des lois injustes (cf. la Terreur de 1793). C’est l’opinion du philosophe Pascal :

 

« L'art de bouleverser les États est d'ébranler les coutumes établies, en fondant jusque dans leur source, pour y faire remarquer le défaut d'autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'État, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre. Rien ne sera juste a cette balance. Cependant le peuple preste l'oreille à ces discours ; il secoue le joug dés qu'il le reconnaît ; et les grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais par un défaut contraire les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n'est pas sans exemple. » (Pascal, Pensées).

 

. Une telle position suppose ainsi que, par delà la relativité des coutumes établies par l’histoire, les hommes ne peuvent s’entendre sur des normes absolues de justice. Mettre en cause l’ordre établi au nom de la justice serait donc substituer une nouvelle injustice à l’ancienne en bouleversant dans la violence un ordre des choses qui, s’il n’est pas juste, garantit au moins la sécurité et la paix de tous. Mieux vaudrait donc une société injuste obéissant cependant à des règles et garantissant par là l’ordre et la paix que l’arbitraire violent du désordre de la guerre et du non-droit.

 

. Mais une telle position pose au moins trois problèmes :

a) Elle suppose que les hommes ne peuvent s’entendre sur une norme de justice – soit ce qu’on appelle une position relativiste : autant d’hommes, autant de peuples, autant de conceptions arbitraires et relatives de ce qu’est la justice. Or qu’on ne puisse établir en commun une telle norme de la justice c’est ce qui est à prouver (cf. III). Dans le cas contraire, ne faudrait-il pas opposer à la seule vertu de l’ordre, celle d’un ordre juste ?

b) Elle suppose que le désordre et la violence sont au moins partiellement éteints par l’ordre de la loi. Mais, demande Rousseau dans Du contrat social, les rois et les tyrans de l’histoire, supposés apporter la sécurité au peuple, ne sont-ils pas par leur ambition les principaux agents de la guerre, soit du désordre et de la violence ? Le règne de la raison d’Etat n’engendre t’il pas à son tour son lot propre de violence (cf. les meurtres multiples auxquels les romans et les films de notre temps nous ont habitués – pour raison d’Etat, c’est à dire pour maintenir le pouvoir de quelques-uns, cf. Prison break par ex.) ? Sans contrôle des forces de l’ordre - de ceux qui dirigent - on ne voit pas bien ce qui les contraindrait à éliminer la violence.

c) Et, même lorsque l’ordre effectif est établi, celui-ci n’a t’il pas pour fonction de maintenir dans la misère la grande majorité du peuple, de telle façon que sous couvert de la sécurité de tous c’est la propriété et les privilèges des riches et des nantis qui est garantie contre la force des pauvres ? Opposer les vertus du maintien de l’ordre à la violence d’un état de non-droit, n’est-ce pas oublier la froide violence de l’ordre qui, par ses lois injustes, ses tribunaux et ses forces de police, au travers de l’histoire, enferme les peuples dans une misère sans remède ? (Cf. par exemple, les lois contre le droit de grève (acquis en 1864 en France), contre les syndicats (acquis en 1884 en France) et, aujourd’hui la loi « sacrée » de la propriété qui interdit partout dans le monde aux sans-logis l’accès à ce qui nous semble le minimum humain – ne plus avoir faim, ne plus avoir froid - en leur fermant la porte des immeubles vides ; les lois qui interdisent aux paysans du monde de vivre sur leur terre parce que la totalité des terres appartient « de droit » à de grands propriétaires qui exploitent ces derniers, etc.)

 

. Dès lors, la loi qui garantit l’ordre social ne peut-elle ainsi être transformée de telle manière que sans renoncer à la loi, celle-ci puisse devenir la règle d’un ordre juste ?  A quelles conditions la loi peut-elle – et le peut-elle ? - être juste, l’ordre du légal conforme à l’idée de justice ? L’ordre du droit positif conforme au véritable droit ?

 

 

III) Peut-on - et comment  - fonder la loi sur la justice (le droit positif sur l’Idée de droit) ?

 

1) Problème : pouvons-nous nous entendre sur ce qu’est la justice ou bien y a t’il autant de conceptions de la justice, irréconciliables, que de peuples et d’individus ? Quelque chose comme une norme absolue de la justice – du droit peut-elle être opposée aux lois multiples que forge l’histoire humaine ou bien nous faut-il prendre acte de l’inexistence d’une telle norme et ainsi renoncer à l’idée d’un monde plus juste ?

 

2) Pour réponse à cette question, un regard sur l’histoire humaine peut nous rendre sceptique. Ainsi écrit Pascal après Montaigne :

 

« On ne voit presque rien de juste ou d'injuste, qui ne change de qualité, en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du Pôle renversent toute la Jurisprudence. Un Méridien décide de la vérité, ou peu d'années de possession. Les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques. Plaisante justice qu'une rivière ou une Montaigne borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà. » (Pascal, Pensées).

 

De même, aujourd’hui, il paraît clair qu’entre la conception de la justice de la et des « droites », de la et des « gauches », sans parler à l’extérieur de nos frontières de la conception de la justice de caste indienne ou de la justice fondamentaliste, il y a de profonds différents. Ce que l’un appelle juste est arbitraire et injuste pour l’autre. Aussi peut-on soupçonner à nouveau (cf. I) que derrière le mot commun de justice il n’y a rien d’autre que la multiplicité des intérêts particuliers, soit une force désirante qui cherche à se répandre : c’est, en effet, au nom de la justice – « c’est injuste » - que le petit enfant en colère entend réclamer son dû. Mais rien ne prouve que son sentiment d’injustice soit fondé. Au contraire la colère se pare tant dans les cours de récréation que dans l’histoire bien souvent du mot de justice pour légitimer sa violence – « les justes, c’est toujours nous – l’injuste c’est toujours l’autre » - paysans en colère brûlant tout sur leur passage, foule en délire lynchant un présumé coupable. C’est bien ainsi que les gouvernants jugent, le plus souvent, les mouvements de grèves et les séditions contre l’injustice des lois : l’insurrection est le fait d’individus qui ne voient pas l’intérêt général et qui, malhonnêtes ou non, sont incapables de saisir le bien commun.

Si les rapports entre les hommes se résolvent ainsi en une pure confrontation des forces désirantes, par delà l’apparente unité que suppose leur parole (ils parlent, se parlent et cherchent à s’entendre), les hommes seraient ainsi tout à fait analogue à des animaux, leur parole n’étant qu’un bruit sans signification.

 

3) Et pourtant, comme le note Aristote, à la différence des bêtes, l’homme parle :

 

« Seul d’entre les animaux, l’homme a la parole. Sans doute les sons de la voix (phonè) expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi la trouve t’on chez les animaux en général : leur nature leur permet de ressentir la douleur et le plaisir et de se les manifester entre eux. Mais la parole (logos), elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste. Tel est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les autres valeurs ; or c’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité. » (Aristote, Politique, I, 2)

 

. Certes il y a bien un langage animal chez les espèces sociales (fourmis, abeilles, singes…) mais un tel langage, entièrement fonctionnel et essentiellement limité, est un simple instrument communicationnel permettant la reproduction sans progrès de sociétés closes sur elles-mêmes : c’est un langage utilitaire proféré selon la logique des pulsions animales, qui vise l’action et la réaction immédiate, non la méditation.

. A contrario la spécificité du langage humain est qu’il ouvre un espace de pensée commune, libéré de l’urgence immédiate des pulsions et de l’action : nous pouvons comprendre un discours sans y avoir pourtant aucun intérêt propre. Or c’est depuis cet espace commun que nous pensons et justifions nos vies. Dire que les bêtes ne parlent pas signifient ainsi qu’elles ne se dirigent pas selon des idées mais selon des pulsions. Aussi le loup se jette t’il aveuglement sur l’agneau, et, selon la loi de la jungle, les faibles sont-ils sacrifiés sans parole ni procès. Il en est tout autrement des hommes qui, pensant leur vie à travers un langage commun, doivent sur cet horizon justifier aux autres et pour eux-mêmes leurs actes. De là l’essentielle hypocrisie des animaux en réalité bien humains des fables de La Fontaine (cf. textes à la fin) – hypocrisie qui, parce que sans distance à soi, ne saurait exister chez aucun animal hors des fables. Mais, parce que nous ne sommes pas les maîtres des significations (le juste ne signifie pas ce que je désire), le loup, le lion, ni le renard humains (les puissants de la terre) ne peuvent nullement faire que leurs actes soient justes. Devant une conscience sincère, attentive à la signification universelle des actes et des mots, l’acte des lions, des renards et des loups est ici incontestablement injuste et l’agneau seul ici a raison.

. Cela ne nous montre t’il pas qu’il y a ici une notion de justice et d’injustice qui résiste à l’arbitraire de nos jugements et de nos intérêts ? Mais comment établir une telle norme universelle du juste et de l’injuste (en laissant pour le moment de côté le problème de sa réalisation) ?

 

4) Si la loi est ce qui règle et institue l’ordre social, soit ce qui régule la coexistence des hommes dans une société selon les normes politiques du permis, du défendu et de l’obligatoire, comment assurer que la loi soit juste ? A son niveau fondamental la question de la loi ou de l’ordre juste signifie : quelles règles d’organisation de la coexistence sociale des hommes peuvent-elles incontestablement être qualifiée de justes ?

 

. Pour établir une telle norme partons de notre sentiment d’injustice et éclairons-le par la raison commune.

 

Est-il juste que le caïd des cours de récré vole le goûter ou les billes des plus faibles ? Evidemment non, mais pourquoi ? Parce qu’il prend contre la volonté des propriétaires – parce qu’il opère un acte de violence sur l’autre lui prenant « ce qui est le sien ». Il instaure ainsi la loi du plus fort. On en conclura que tout acte de violence privée est injuste : la loi du plus fort ne serait donc jamais juste.

A contrario, l’obtention du goûter ou des billes de l’autre pourrait être légitime à la condition qu’il s’agisse d’un véritable échange : qu’il y ait consentement mutuel sans aucune contrainte ni tromperie de la part de l’un et de l’autre. On conçoit ainsi la justice d’une loi – ici d’un règlement – qui autoriserait les échanges ainsi formés et punirait les échanges inégaux comme une forme de vol. Le caïd pourrait ainsi être justement puni s’il contrevenait au règlement commun : la force (le surveillant) serait ici au service de la justice.

Qu’est-ce donc, à suivre cet exemple, qu’une loi juste ? C’est une loi qui défend le faible contre le fort, empêchant l’arbitraire de la violence et garantissant des échanges libres (de biens et de liens) entre les hommes (consentis et égaux).

Mais, pourrait répondre le caïd, et répond t’il effectivement, aidé de son avocat, devant les cours de justice, « tout cela est bien gentil, mais le faible c’est moi ! » : « car ces prétendus « faibles » avaient un goûter et des billes, pas moi ! » « En les volant, tel un Robin des bois, n’ai-je pas réparé ce mal premier qu’entérine la loi et qui consiste en un mauvais et injuste partage des ressources de la société ? ». Jean Valjean qui, dans Les misérables de Victor Hugo, obtient vingt ans de bagne pour avoir mangé un pain, est un bon exemple de l’injustice d’une loi qui oublie de mettre en question l’injuste partage initial des biens. La loi dans l’histoire, dira ainsi Rousseau dans Le contrat social, en faisant des possessions inégales de chacun une propriété de droit défendue par la loi, institutionnalise une division injuste initiale des biens, qui n’est rien d’autre qu’une appropriation arbitraire d’une terre initialement commune, appropriation fondée sur la loi du plus fort. En rendant légal ce qui à l’origine n’est qu’une appropriation par la force (j’étais là le premier, je suis le plus fort), la loi exclut la plupart des hommes de la jouissance de la Terre. Cette dernière étant, note encore Rousseau, intégralement appropriée (par les personnes, par les Etats), la plupart des hommes, soit les pauvres et les miséreux de la planète, doivent ainsi se vendre aux propriétaires à de faibles salaires – faibles car le rapport de force est au profit de la minorité : « si vous n’êtes pas content, allez voir ailleurs… », mais bien entendu il n’y a pas d’ailleurs - pour pouvoir survivre. De cette inégalité primitive de la propriété nait ainsi l’exploitation de l’homme par l’homme. Dès lors, explique notre caïd, « je préfère voler que servir les riches en pliant les genoux ».

 

Conflit 1 : D’un côté, une loi qui semble juste en ce qu’elle défend les hommes et leur propriété contre la violence des autres. De l’autre, la même loi qui protégeant une prétendue injuste propriété entérine l’injustice d’une mauvaise répartition initiale des biens terrestres.

 

Comment résoudre ce conflit ? On pourra premièrement distinguer les biens et les personnes. On conviendra ainsi que si la relation de la justice à la propriété est problématique, tout acte de violation de l’intégrité d’une personne dans son corps et son esprit est incontestablement injuste. Aussi une loi juste doit-elle défendre quiconque d’être en sa personne soumis à la violence d’un tiers.

Reste donc la seconde question (e) qu’on ne peut régler sans poser celle de la juste propriété : qu’est-ce qu’une propriété légitime ? On conçoit, en effet, que si chacun a initialement ce qui, selon la justice « est légitimement le sien », la première loi, loi qui interdit la violence consistant à saisir du bien d’autrui serait intégralement légitime. Que ferait dans ce cadre une bonne maîtresse dans la cour de récréation ? Elle prendrait tous les goûters et les répartirait équitablement. Equitablement ? Equitablement ne signifie pas nécessairement également. En donnant à chacun ce dont il a besoin : aux gros sportif, beaucoup de calories ; aux petits chétifs, ce qui correspond à leur maigre constitution. De même, pour ce qui est des biens de première nécessité – soit des biens sans lesquels la vie humaine ne saurait être digne (se nourrir, se loger, ne pas avoir froid) – on conçoit qu’une loi juste devrait permettre à chacun de vivre décemment.

Cela implique un certain partage de la richesse sociale : par nationalisation (de privée la propriété devient publique), imposition et redistribution. N’est-ce pas ce qui motive, certes très imparfaitement, l’actuel RMI ? Comment autrement un être, comme la plupart, ayant la malchance de naître sans biens et devant, dans le meilleur des cas, c’est à dire quand il y a du travail (c’est à dire encore quand les entreprises décident de son utilité sociale), vendre sa vie pour vivre, pourrait-il considérer une loi qui lui interdit le partage initial des biens sociaux, condition pour vivre décemment, comme juste ? Faire dépendre la vie des hommes d’une sorte de loto social (on gagne, on perd, on perd d’ailleurs le plus souvent, selon le hasard des nombres), c’est certes analogue à une loi de la nature (le loto génétique) mais c’est dans une société humaine l’injustice même : car, ici, contrairement au loto, personne n’a choisi ni de jouer ni ces règles du jeu – et ce qui est en jeu ce n’est pas une pacotille mais la vie elle-même, avec son poids de souffrance et de peine. Une société n’est donc pas un jeu de hasard – c’est une organisation humaine qui doit être régulée selon des règles conscientes et justes – ce sont justement les lois - sous peine de barbarie.

Nous avons donc développé l’idée d’un partage des goûters – soit des biens de première nécessité. Certes alors, quelques-uns, commenceront à renacler : votre exemple vaut peut-être pour des enfants qui ne produisent pas, et qui, parce que dans la dépendance doivent être protégés, mais pour des adultes ? « Je vous accorde que les conditions initiales doivent être (au moins relativement) égales, tout au moins telles qu’elles n’empêchent pas chaque participant de vivre décemment et de réussir dans la vie » - notons que ce point est déjà un acquis énorme en ce qu’il implique un certain démantèlement des structures historiques de la propriété (g). « Mais, il faut bien produire les goûters, et si vous partagez ces goûters équitablement alors que certains ont travaillé plus que les autres à les fabriquer, vous accomplissez sous couvert de justice, cette injustice qui consiste à ne pas rétribuer chacun selon la somme de son travail. De là, selon lui, des fainéants qui profitent du travail des autres. De plus, le bien-être global de la société ne peut qu’en être entâché : pourquoi donc produirai-je plus que l’autre si, au final, je n’obtiens pas plus ? De là une dynamique de chute globale de la production et, par là-même, d’appauvrissement pour tous ». Et ainsi de citer la société soviétique (URSS), où, faute de proportionnalité entre le salaire et le travail, plus rien n’était produit dans les entreprises publiques, la pénurie pour tous s’installant et le marché noir (supposant quant à lui une certaine proportionnalité travail / gain) se développant.

 

Conflit 2 : comment donc concilier la relation entre la rétribution et le travail – « à chacun selon son travail » - avec l’exigence de partage équitable – « à chacun selon ses besoins » (et donc indépendamment de son travail effectif) ?

 

On peut premièrement concevoir, avec le philosophe John Rawls dans sa Théorie de la justice, qu’il est dans l’intérêt de tous que les biens produits (goûters, billes), dans la mesure où ils sont désirés et satisfont les désirs des hommes, soient produits en quantité maximale. Or si la condition d’une telle production est l’intéressement au travail, un premier pont est par là-même établi entre ces deux conceptions de la justice. En effet, pour que chacun puisse avoir selon ses besoins, il faut que chacun puisse avoir selon son travail (sans quoi pas ou peu de production, donc pas ou peu de besoins satisfaits – dans la mesure, bien entendu, ou on admet que travailler pour le bien de tous n’est pas un moteur suffisant). Dans une certaine mesure donc l’ « enrichissez-vous » profiterait à tous (réconciliation partielle de l’efficacité et de la justice).

Mais, en même temps, pour qu’un tel enrichissement personnel profite véritablement à tous, il faut qu’un tel enrichissement (plus de billes, plus de goûters) ne se fasse pas au détriment de certains (les plus défavorisés). Si davantage de production signifie moins de biens pour certains (et non pas plus ou autant), on conviendra de l’injustice d’un tel état de la production. Dans le monde économique réel, énormément de « billes et de goûters » sont produits mais seuls quelques-uns en profitent, de larges pans de la population restant dans la misère. Mais, demandera t’on, comment est-ce donc possible ? C’est qu’on ne produit jamais seul – la production des biens sociaux implique une division du travail, et, dans notre société, une appropriation privée des moyens de production supposant, par là même, une division sociale entre propriétaires capitalistes et prolétaires (ceux qui n’ont pour toute propriété que leur force de travail). Si, en effet, chacun, individuellement, produisait ses billes et son goûter, et si chacun obtenait ce qu’il produit lui-même, personne ne pourrait perdre à l’accroissement de la production des autres. De la même façon, si chacun, après avoir produit, échangeait ses produits avec les autres, le double jeu de la production et de l’échange serait incontestablement un jeu à somme positive. Mais une telle économie est une économie fictive. Si plus de richesse ne signifie pas automatiquement l’accroissement de la richesse pour tous c’est que : a) produire nécessite des capitaux préalables (et de plus en plus : celui qui peut produire beaucoup réalise notamment des économies d’échelle ; la productivité est fonction d’une technique couteuse). Cela divise la société entre ceux qui en sont dotés (dans l’immense majorité des cas, par filiation) - les capitalistes - et ceux qui n’ont pour seule propriété que leur force de travail - les prolétaires ; b) le produit du travail n’est donc pas partagé en fonction de la quantité de travail effectif mais en fonction du rapport de force au sein de l’entreprise entre le détenteur des moyens de production et le travailleur qui doit, pour vivre, se vendre à ce dernier ; c) ce rapport de force est dans l’immense majorité des cas en faveur des premiers parce que : i) le prolétaire doit travailler pour vivre (urgence et nécessité) – le nanti peut attendre ; ii) il y a une « armée de réserve » de travailleurs (Marx) – soit une foule de prolétaires qui attendent à la porte (chômage), ce qui oblige à accepter des bas salaires ; iii) le progrès technique, substituant les machines aux hommes, accroît tendanciellement le nombre de chomeurs ; iv) les entreprises ont individuellement intérêt à payer de bas salaires et à se doter de machines pour rester concurrentes avec les autres et pour augmenter leurs profits. De là, à l’échelle nationale comme mondiale, ce paradoxe scandaleux d’une richesse grandissante de plus en plus entre les mains de quelques-uns et d’une foule, travailleuse ou chomeuse, miséreuse qui perd plus qu’elle ne gagne à la croissance de la richesse.

Selon le principe de justice (c) qui consiste à défendre le faible contre le fort, on conviendra que le sacrifice des faibles au développement des forts est injuste ; qu’une telle société est donc foncièrement injuste. Que faudrait donc t’il faire ? i) Tout d’abord, respecter effectivement le principe « à chacun selon son travail » - ce qui suppose une autre organisation de l’entreprise, soit la substitution d’un partage équitable des bénéfices au partage injuste issu d’un rapport de force (soit par des lois du type salaire minimum; soit par la prise de possession des entreprises par les travailleurs (autogestion) – les travailleurs devenant en collectif leurs propres maîtres ; soit par la nationalisation et partage équitable du produit par l’Etat) ; ii) Ensuite, distinguer biens de première nécessité (les goûters) et biens de luxe (les billes). On pourra ainsi à la fois admettre le principe absolu selon lequel personne ne saurait manquer des premiers (d’où une redistribution des richesses) et, en même temps, une certaine inégalité d’appropriation des biens de luxe selon la quantité de travail effectif.

 

5) Dans la mesure où nous avons repéré l’idée de justice dans un refus de la violence du fort sur le faible et ainsi développé l’idée d’un ordre juste dans la restructuration des sociétés selon de telles normes non violentes, comment s’assurer d’une transformation de la loi selon de telles normes ? Autrement dit : comment faire pour que la loi soit juste ? Deux voies d’action permettent l’établissement effectif de la justice dans la loi : a) la voie négative de la contestation ; b) la voie positive de la construction.

 

a) Contestation de la loi

i) La révolteopposition individuelle ou collective frontale aux forces de l’ordre

 Locke : « Quand les législateurs tentent de ravir et de détruire les choses qui appartiennent en propre au peuple, ou de le réduire en esclavage, sous un pouvoir arbitraire, ils se mettent en état de guerre avec le peuple, qui dès lors est absous et exempt de toute sorte d’obéissance à leur égard et a droit d’user du commun recours que Dieu a destiné pour tous les hommes contre la force et la violence […] Si ces Messieurs estiment que cette doctrine ne peut que donner occasion à des guerres civiles et à des brouilleries intestines, qu’elle ne tend qu’à détruire la paix dans le monde et, que par conséquent elle ne doit pas être approuvée et soufferte, ils peuvent dire avec autant de sujet et sur le même fondement, que les honnêtes gens ne doivent pas s’opposer aux voleurs et aux pirates, parce que cela pourrait donner occasion à des désordres et à effusion de sang » (Du gouvernement civil). Ex : en France, révolutions de 1789, 1830, 1848.

 

 

Delacroix, la Liberté guidant le peuple, 1830

 

 

ii) La désobéissance passive : le pouvoir injuste ne tient que parce que les gouvernés participent activement à leur servitude en lui obéissant voire souvent «en cirant des chaussures». Le refus d’obéir - sans aucune violence – engendre aussitôt la chute d’un pouvoir devenu incapable de diriger quoi que ce soit. C’est le conseil que La Boétie (XVIème siècle) prodiguait au peuple contre ses tyrans :  « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand

colosse à qui on a dérobés sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre » (Discours sur la servitude volontaire).

C’est là toute l’action d’un Gandhi : pouvoir de la non-violence.

iii) Aujourd’hui - signe d’un progrès du aux luttes sociales qui ont su inscrire leurs exigences au sein même de la loi – l’article 21 de la Constitution française stipule que «lorsque le gouvernement viole les libertés et les droits garantis par la Constitution, la résistance sous toutes ses formes est le plus sacré de tous les droits et le plus impérieux des devoirs ». De même le droit de grêve, autrefois réprimées dans le sang, permet, par la loi, une forme de contestation non violente éventuelle de la loi. Peut-être est-ce le signe d’un pouvoir légitime que le fait qu’au sein même de la loi il offre des espaces non violents de contestation et de mise en cause de la loi (voir ci-dessous, 5.b) ? – grêves, manifestations, débats démocratiques.

 

b) Formation de la loi

. Le principe de toute injustice est la détention et l’utilisation d’un pouvoir violent sur l’autre que soi (au sommet de l’Etat, dans une organisation). Comment empêcher la violence du pouvoir ? Comme il doit y avoir pouvoir (nécessité des lois et des forces de l’ordre, cf. II ; nécessité d’organes de décision et de de direction), il faut soit que le pouvoir appartienne au(x) juste(s), soit qu’il n’appartienne à personne.

 

. Premier modèle : un Sage détenteur du pouvoir, analogue à un père juste. Il imposerait ainsi la loi juste aux hommes -  les forces de l’ordre, justes désormais, alors, contraindraient les individus qui ne voudraient pas obéir. Tel était le souhait de Platon (cf. le modèle du conseil des Jedis dans Star Wars – dont on se dit que c’est eux qui devraient gouverner).Mais une telle proposition pose un certain nombre de problèmes : comment trouver un tel Sage ? Comment peut-il arriver au sommet de l’Etat ? Et comment s’assurer que celui qui arrive aux commandes soit effectivement un sage et non un tyran (cf. Lénine, Fidel Castro) ? Ensuite, à supposer l’existence d’un tel Sage, d’où proviendra sa force, son pouvoir de se faire obéir ? Nous avons vu, en effet (cf. I, Rousseau) que sans le consentement du peuple la force seule était faible, pouvant être à tout instant renversée parce que considérée comme non légitime. Dès lors comment s’assurer un tel consentement ? Par le leurre ? Faire croire au peuple que le sage est au service d’un dieu – rôle idéologique classique de la religion ; utiliser les instruments classiques de la manipulation (mise en scène et pouvoir, art de bien parler et de convaincre, cf. Machiavel, + haut) désormais au service du bien ? Mais, outre le fait que c’est là supposer le peuple éternellement mineur (incapable de se décider par soi-même) qu’est-ce qui assurerait alors la stabilité du pouvoir – si l’opinion, comme on le voit dans les pays démocratiques, est ce qui, selon le flux et le reflux des images, se retourne comme une crèpe ? Par l’appel à la raison de tous ? Mais alors si les peuples sont capables de raison qu’ont-ils besoin encore d’un sage gouvernant ? Or, n’est-ce pas au contraire, comme on vient de le noter, la versatilité (changement d’opinions) qui caractérise le peuple ? On peut en conclure que dans l’hypothèse problématique où un tel sage existerait, il n’accéderait jamais au pouvoir. De fait, les prétendus sages gouvernants de l’histoire (Saint Louis, nos « bons » rois, etc.) ne sont nullement des modèles de justice ; dans l’entreprise de même, les probabilités d’apparition d’un chef juste (cf. le paternalisme) sont très faibles, d’autant que l’impératif concurrentiel est un sérieux frein à l’idée de justice.

 

. Seconde modèle : pas d’autre solution alors pour le peuple que d’agir en prenant par soi-même les rênes du pouvoir. Quelle solution pour empêcher l’appropriation du pouvoir dans quelques mains tyranniques que de mettre ce dernier dans les mains de tous et donc de personne en particulier ? C’est la solution démocratique. Dans quelle mesure est-elle garante de la justice des lois ? Si le signe de la justice d’une loi est que, librement en tant qu’être de raison – quels que soient mes intérêts particuliers - j’y consente, sans que j’ai à obéir à l’arbitraire violent de quelques-uns, la démocratie peut-elle signifier justice ? C’est ce que tentent d’établir les théories du Contrat social.

 

. Ces théories (XVIIème–XVIIIème siècles) (Hobbes, Rousseau) entendent fonder (donner des fondements = des assises, comme les bases d’une maison solide) une loi juste sur la raison humaine qu’ils supposent en chacun. Soit donc des hommes supposés libres et égaux – ce qu’ils sont en tant qu’êtres de raison et non en tant qu’êtres historiques (plus ou moins riches, pauvres, laids, beaux, forts, faibles…). Comment organiseraient-ils leur «être-ensemble» de telle façon que les lois d’organisation de la société soient reconnues par tous?

 

. Dans un premier temps, chacun doit, par raison, reconnaître la nécessité de l’existence de lois. C’est ce que nous avons fait plus haut (II), reconnaissant qu’un état sans lois aboutissait à une insupportable «guerre de tous contre tous» (Hobbes) – et donc, par raison, nous lui préférons la contrainte des lois. Ce n’est ainsi rien d’autre que nous-mêmes en tant qu’être raisonnable (c'est-à-dire pour autant que nous pensons et non réagissons aveuglément) qui voulons l’ordre de la loi et, indissociable de son efficacité, les forces de l’ordre (police, armée) pour la faire respecter – sous la condition de l’égale soumission de tous à l’ordre de la loi. La violence individuelle, la loi du plus fort est ainsi abolie : l’Etat de droit – Etat légitime parce que reconnu par la commune raison – est ainsi cet Etat où la loi juste est respectée et appliquée, où chacun est également soumis à la loi voulue par tous.

. C’est donc librement – en tant qu’être raisonnable, je réfléchis sur les fondements de la loi – que je veux un tel ordre de la loi. Ainsi : «l’obéissance à la loi que je me suis prescrite est liberté » (Rousseau). Nul ne me force si la loi est telle que, par raison, je la veux : j’obéis donc librement. Concevant donc que je ne suis pas seul, j’accepte de limiter ma liberté naturelle, liberté de tout faire, sous la condition d’une égale limitation de cette liberté par tous. Si par ma raison je veux ainsi la loi, c’est librement et justement que j’y subordonne mes désirs immédiats.

 

. On comprend ainsi que si un individu tel un despote s’exceptait de l’ordre de la loi en prétendant nous soumettre à sa propre loi, une telle loi contrevenant aux conditions du contrat (l’égale soumission de tous à la loi) j’aurais le droit (reconnu par l’article 21 de la Constitution, cf. texte de Locke plus haut) de me révolter contre un droit positif devenu, en son principe, injuste. Le droit de résistance est ainsi fondé.

 

. Puisque n’est légitime qu’une loi à laquelle, éclairé par la raison, j’accepte librement de me soumettre, seules les lois choisies et discutées en commun sur le principe d’une discussion la plus ouverte possible seront reconnues comme pleinement légitimes (si j’accepte les règles, j’accepte le résultat, serait-il ou non-conforme à ma volonté). Ceci fonde la démocratie (démos = le peuple, cratein = gouverner) – entendue ici comme ce régime où le peuple fait la loi (il est législateur).

 

. Le principe démocratique en tant qu’il suppose tout sujet comme être de raison, libre et égal à tous par sa faculté de parler, doit être développé au maximum à travers tout le corps de la société afin qu’aux lois et règlements définis par des autorités extérieures aux individus, et par là souvent obscures et arbitraires - de la société, des associations, de l’entreprise, du lycée… - se substituent des lois et règlements déterminés et choisis en commun sous le principe de l’intérêt général. C’est là la condition pour que la société soit en son ensemble autre chose que de purs rapports de force – ce qu’elle est le plus souvent à tous les niveaux de la société (politique, entreprise, lycée, organismes...) - et devienne une société juste d’hommes libres parce que choisissant en conscience et dans le dialogue les lois et le mode de leur coexistence.

. La démocratie et son développement à toutes les échelles de la société est donc le seul et unique moyen par lequel le peuple opprimé par l’injustice des forts, peut, en réduisant voire éliminant les sources de pouvoir privé, rétablir la balance au profit de la justice. On pourra, à partir d’un tel modèle, juger de la plus ou moins grande légitimité des gouvernements, lois et règlements et engager par l’action politique la transformation visant à faire de nos sociétés – à toutes les échelles – des sociétés justes fondées sur autre chose que l’arbitraire historique des purs rapports de force.

 

 

Conclusion – récapitulatif :

1) Dans l’histoire, la loi qui régule les sociétés se prétend toujours juste mais elle est bien souvent le masque de la violence. Ordre injuste.

2) On ne peut cependant se débarrasser de toute loi sans faire là encore le lit de la violence (« guerre de tous contre tous », loi du plus fort). Le désordre violent – le règne du non-droit - ne connaît pas la justice.

3)  Il faut donc allier l’ordre de la loi et la justice. Il faut un ordre juste, un Etat légitime.

4) La raison commune nous fait découvrir le centre de l’idée de justice dans un refus de la violence du fort sur le faible, et donc a contrario dans la promotion et le développement de relations libres et égales entre les hommes. Ceci entraîne un certain nombre de principes pour réguler les relations entre les hommes selon la justice :

 

Interdiction absolue de nuisance à l’intégrité physique et morale de la personne.

Dans toute association de personnes moralement majeures, substitution du principe démocratique (supposant égalité et liberté des personnes) de formation de la loi commune à toute forme de domination personnelle.

Priorité absolue de la satisfaction des « biens de première nécessité » (logement, nourriture, éducation) pour tous sur toute forme d’appropriation privative et donc exclusive de ces biens.

Dans la mesure où la première condition est réunie, organisation de l’inégalité de la propriété selon le seul principe du « à chacun selon son travail » - ce qui implique l’équité des salaires ; une régulation et une limitation de l’héritage familial.  

 

Ces principes restent cependant abstraits. Ils sont et doivent être régulateurs des (servir de règle et de boussole aux) lois que, par la discussion libre et commune dans une situation concrète tissée de rapports spécifiques de force et de nécessité (les contraintes structurelles liées à l’organisation du monde), les citoyens doivent démocratiquement forger. La construction de telles lois, toujours risquée et problématique, a seule pourtant chance de substituer à l’injustice d’un ordre hérité de l’histoire, la justice d’un ordre de la loi lucidement et communément choisi. Telle est la signification profonde de la politique : devenir les maîtres, conscients et éclairés de notre propre destin.

 

 

_______________________________________

 
Textes et illustrations

 

Texte 1. La loi injuste : Antigone s’oppose à la loi de Créon

 

« Créon : Et tu as osé passer outre à mes lois?

  Antigone : Oui, car ce n'est pas Zeus qui les a proclamées, et la Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n'en a point tracé de telles parmi les hommes. Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu'ils permissent à un mortel de violer les lois divines: lois non écrites, celles-là, mais infaillibles. Ce n'est pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est de toujours qu'elles sont en vigueur, et personne ne les a vues naître. Leur désobéir, n'était-ce point, par un lâche respect pour l'autorité d'un homme, encourir la rigueur divine ? » (Sophocle, Antigone).

 

 

Texte 2. La transformation de la violence en loi masquant l’arbitraire du pouvoir

 

«L’homme qui établit le droit ressemble à celui (clown ou enfant) qui, ayant battu son camarade, lève le doigt et dit « pouce » quand celui-ci veut le battre à son tour » (Sartre, Cahiers pour une morale).

 

 

Textes 3 et 4. La nature égoïste et non raisonnable de l’homme impose l’existence de la loi

 

« Si les hommes étaient ainsi disposés par la Nature qu'ils n'eussent de désir que pour ce qu'enseigne la vraie Raison, certes, la société n'aurait besoin d'aucunes lois : il suffirait absolument d'éclairer les hommes par des enseignements moraux pour qu'ils fissent d'eux-mêmes et d'une âme libérale ce qui est vraiment utile. Mais toute autre est la disposition de la nature humaine ; tous observent bien leur intérêt, mais ce n'est pas suivant l'enseignement de la droite Raison ; c'est le plus souvent entraînés par le seul appétit de plaisir et les passions de l'âme (qui n'ont aucun égard à l'avenir et ne tiennent compte que d'elles-mêmes) qu'ils désirent quelque objet et le jugent utile. De là vient que nulle société ne peut subsister sans un pouvoir de commandement et une force, et conséquemment sans des lois qui modèrent et contraignent l'appétit du plaisir et les passions sans frein » (Spinoza, Traité politique).

 

 « Chaque individu, en dépit de sa petitesse, bien que perdu, anéanti au milieu d’un monde sans bornes, ne se prend pas moins pour centre du tout, faisant plus de cas de son existence et de son bien-être que de ceux de tout le reste » (Schopenhauer).

 

 

Texte 5. Une société sans lois serait un chaos de violence

 

« Nous venons de parler de l'hostilité contre la civilisation, engendrée par la pression que celle-ci exerce, par les renonciations aux instincts qu'elle exige. S'imagine-t-on toutes ses interdictions levées, alors on pourrait s'emparer de toute femme qui vous plairait, sans hésiter, tuer son rival ou quiconque vous barrerait le chemin, ou bien dérober à autrui, sans son assentiment, n'importe lequel de ses biens ; que ce serait donc beau et quelle série de satisfactions nous offrirait alors la vie ! Mais la première difficulté se laisse à la vérité vite découvrir. Mon prochain a exactement les mêmes désirs que moi et il ne me traitera pas avec plus d'égards que je ne le traiterai moi-même. Au fond, si les entraves dues à la civilisation étaient brisées, ce n'est qu'un seul homme qui pourrait jouir d'un bonheur illimité, un tyran, un dictateur ayant monopolisé tous les moyens de coercition, et alors lui-même aurait toute raison de souhaiter que les autres observassent du moins ce commandement culturel: tu ne tueras point. » (Freud, Malaise dans la culture).

 

 

Texte 6. Les révolutions peuvent être la source de plus grand maux que le maintien d’un ordre injuste

 

« L'art de bouleverser les États est d'ébranler les coutumes établies, en fondant jusque dans leur source, pour y faire remarquer le défaut d'autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'État, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre. Rien ne sera juste a cette balance. Cependant le peuple preste l'oreille à ces discours ; il secoue le joug dés qu'il le reconnaît ; et les grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais par un défaut contraire les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n'est pas sans exemple. » (Pascal, Pensées).

 

 

Texte 7.  Relativité de la notion de justice

 

« On ne voit presque rien de juste ou d'injuste, qui ne change de qualité, en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du Pôle renversent toute la Jurisprudence. Un Méridien décide de la vérité, ou peu d'années de possession. Les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques. Plaisante justice qu'une rivière ou une Montaigne borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà. » (Pascal, Pensées).

 

 

Texte 8. L’homme seul parle et la parole suppose l’horizon commun du juste et de l’injuste

 

« Seul d’entre les animaux, l’homme a la parole. Sans doute les sons de la voix (phonè) expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi la trouve t’on chez les animaux en général : leur nature leur permet de ressentir la douleur et le plaisir et de se les manifester entre eux. Mais la parole (logos), elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste. Tel est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les autres valeurs ; or c’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité. » (Aristote, Politique, I, 2)

 

Texte 9, 10 et 11. Stratégies du pouvoir pour masquer sa violence par la parole

 

 Un mal qui répand la terreur, /   Mal que le Ciel en sa fureur / Inventa pour punir les crimes de la terre,  /  La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom), / Capable d'enrichir en un jour l'Achéron, /  Faisait aux animaux la guerre. /   Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés : / On n'en voyait point d'occupés /  A chercher le soutien d'une mourante vie ; /  Nul mets n'excitait leur envie ; /  Ni loups ni renards n'épiaient / La douce et l'innocente proie ; / Les tourterelles se fuyaient : / Plus d'amour, partant plus de joie.


Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis / Je crois que le Ciel a permis / Pour nos péchés cette infortune ; / Que le plus coupable de nous / Se sacrifie aux traits du céleste courroux ; / Peut-être il obtiendra la guérison commune. / L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents / On fait de pareils dévouements. / Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence / L'état de notre conscience. /  Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons, / J'ai dévoré force moutons. / Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense ; /  Même il m'est arrivé quelquefois de manger / Le berger. / Je me dévouerai donc, s'il le faut : mais je pense /  Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi : / Car on doit souhaiter, selon toute justice, / Que le plus coupable périsse. /  - Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ; / Vos scrupules font voir trop de délicatesse. /  Eh bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce, /  Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur, /  En les croquant, beaucoup d'honneur ; / Et quant au berger, l'on peut dire / Qu'il était digne de tous maux, /  Etant de ces gens-là qui sur les animaux / Se font un chimérique empire. » / Ainsi dit le Renard ; et flatteurs d'applaudir. / On n'osa trop approfondir / Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances, / Les moins pardonnables offenses. / Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins, / Au dire de chacun, étaient de petits saints. / L'Ane vint à son tour, et dit : « J'ai souvenance / Qu'en un pré de moines passant, / La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense, / Quelque diable aussi me poussant, / Je tondis de ce pré la largeur de ma langue. / Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net. » / A ces mots on cria haro sur le Baudet. / Un Loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue / Qu'il fallait dévouer ce maudit animal, / Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal. / Sa peccadille fut jugée un cas pendable. / Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable ! / Rien que la mort n'était capable / D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.


Selon que vous serez puissant ou misérable, / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

 

Jean de La Fontaine, Les animaux malades de la peste, 1678

 

La raison du plus fort est toujours la meilleure ; Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Un Agneau se désaltérait Dans le courant d’une onde pure. Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure, Et que la faim en ces lieux attirait. – Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Dit cet animal plein de rage : Tu seras châtié de ta témérité. – Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté Ne se mettre pas en colère ; Mais plutôt qu’elle considère Que je me vas désaltérant Dans le courant, Plus de vingt pas au-dessous d’elle ; Et que par conséquent, en aucune façon, Je ne puis troubler sa boisson. – Tu la troubles ! reprit cette bête cruelle ; Et je sais que de moi tu médis l’an passé. – Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ? Reprit l’Agneau. Je tête encore ma mère. – Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! – Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens ; Car vous ne m’épargnez guère, Vous, vos bergers et vos chiens. On me l’a dit : il faut que je me venge. Là-dessus, au fond des forêts, Le loup l’emporte, et puis le mange, Sans autre forme de procès. 

 

Jean de La Fontaine, Le loup et l’agneau

 

«Un prince doit s'efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de fidélité à ses engagements, et de justice ; il doit avoir toutes ces bonnes qualités mais rester assez maître de soi pour en déployer de contraires, lorsque cela est expédient. Je pose en fait qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus, parce que l'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité et de la religion. Il doit être d'un caractère facile à se plier aux différentes circonstances dans lesquelles il peut se trouver. En un mot, il lui est aussi utile de persévérer dans le bien, lorsqu'il n'y trouve aucun inconvénient, que de savoir en dévier, lorsque les circonstances l'exigent. Il doit surtout s'étudier à ne rien dire qui ne respire la bonté, la justice, la bonne foi et la piété ; mais cette dernière qualité est celle qu'il lui importe le plus de paraître posséder, parce que les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par aucun des autres sens. Tout homme peut voir ; mais il est donné à très peu d'hommes de savoir rectifier les erreurs qu'ils commettent par les yeux. On voit aisément ce qu'un homme paraît être, mais non ce qu'il est réellement; et ce petit nombre d'esprits pénétrants n'ose contredire la multitude, qui d'ailleurs a pour elle l'éclat et la force du gouvernement. Or, quand il s'agit de juger l'intérieur des hommes, et surtout celui des princes, comme on ne peut avoir recours aux tribunaux, il ne faut s'attacher qu'aux résultats; le point est de se maintenir dans son autorité; les moyens, quels qu'ils soient, paraîtront toujours honorables, et seront loués de chacun. Car le vulgaire se prend toujours aux apparences, et ne juge que par l'événement. »

Machiavel, Le prince

 

Texte 12. Le droit de révolte

 

 « Quand les législateurs tentent de ravir et de détruire les choses qui appartiennent en propre au peuple, ou de le réduire en esclavage, sous un pouvoir arbitraire, ils se mettent en état de guerre avec le peuple, qui dès lors est absous et exempt de toute sorte d’obéissance à leur égard et a droit d’user du commun recours que Dieu a destiné pour tous les hommes contre la force et la violence […] Si ces Messieurs estiment que cette doctrine ne peut que donner occasion à des guerres civiles et à des brouilleries intestines, qu’elle ne tend qu’à détruire la paix dans le monde et, que par conséquent elle ne doit pas être approuvée et soufferte, ils peuvent dire avec autant de sujet et sur le même fondement, que les honnêtes gens ne doivent pas s’opposer aux voleurs et aux pirates, parce que cela pourrait donner occasion à des désordres et à effusion de sang »

Locke, Du gouvernement civil

 

Texte 13. La désobéissance civile

 

 « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobés sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre »

Etienne de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire