Lecture d'une séquence du seigneur des anneaux de Peter Jackson

Le visible et l'invisible

(Voir séquence)

L'histoire, on le sait, raconte la geste d'un gentil hobbit nommé Frodon dont la pénible tâche consiste, sous peine de la victoire de Soron, le maître du Mal, à devoir pénétrer les terres de ce dernier, appélées le Mordor, afin de détruire un anneau magique que la soif de puissance en chacun convoite. La séquence choisie ici met en scène Frodon et Boromir, fils d'un des rois des hommes. Boromir, appelé et comme drogué par l'anneau de pouvoir, tente de le subtiliser à Frodon. Sous l'emprise de sa puissance, il rationalise cependant ses gestes en les faisant tour à tour passer pour l'émanation de sa générosité - décharger Frodon d'un poids trop lourd pour lui - et, au nom de tous les hommes, de sa méfiance envers la loyauté de Frodon. Pour s'échapper de son emprise, Frodon alors - et pour le troisième fois - enfile à son doigt l'anneau de pouvoir et devient, ainsi qu'il l'attendait, tout à fait invisible et, par ce moyen, hors de portée de Boromir. 

Ce qui m'intéresse ici et que je me propose de discuter c'est la nature de cet étrange monde invisible aux yeux de ceux qui ne possèdent pas l'anneau de pouvoir, monde invisible qui apparaît, imagine t'on, aux seuls yeux du porteur de l'anneau (et à nous spectateurs) lorsque celui-ci ajustant l'anneau à son doigt devient lui aussi invisible au monde ordinaire et commun. L'imagination géniale de Peter Jackson et de ses collaborateurs nous dévoile un univers cauchemardesque qui, à certains égards, pourrait bien apparaître comme le fond chaotique et terrible sur lequel s'élève comme un masque illusoire le monde commun des hommes. 

Pour étayer une telle lecture on trouverait aisément quelques chemins de pensées en suivant tant l'idée nietzchéenne d'une présence du chaos derrière les sphères domestiquées des mondes que celle d'Emmanuel Lévinas dévoilant la présence bruissante de l"il y a", nuit anonyme sans issue, derrière les paysages et foyers sympathiques du moi dont les mondes seraient, selon lui, le fruit d'une illusoire maîtrise, que celle d'un Bergson pour qui le monde visible est la condensation et la fixation par notre regard du mouvement incessant dont est tissé le réel ou enfin Sloterdjick.

Plutôt cependant que d'interpréter une telle séquence en projetant sur elle des thèses extérieures, faisons le pari de tenter de la lire pour elle-même tout comme si elle était le noyau sensible d'une profonde vérité, vérité que l'imagination de Peter Jackson (et compagnie) aurait su mettre en scène - en images et en son - et qui, par hypothèse, pourrait rencontrer certains concepts profonds de la philosophie. 

Tout d'abord dans cette scène, le monde ordinaire, le monde commun des hommes, des hobbits et des elfes. Nous sommes dans une forêt. Au coeur de cette dernière les restes d'un temple ancien à moitié recouvert par la vie végétale. Frodon s'est éloigné du campement. Il a quitté pour un instant le monde enjoué des hobbits et des hommes, monde auquel de toutes façons, désormais incapable de prendre un quelconque jeu avec le poids qu'il sent au plus profond de lui, il est devenu étranger. Il peut bien sourire aux facéties de Pippin et Merry comme face au souvenir d'une innocence perdue. Mais le poids est trop lourd; aujourd'hui, il n'en a pas la force. Parce qu'il ne veut pas éteindre cette joie, dont il aime l'insouciance, et parce qu'il ne peut pas supporter sans agir ce poids qui s'alourdit, Frodon se lève et, à l'insu de tous, s'en va vers nulle part dans les bois, errant. Mais le fardeau est toujours là, Frodon simplement le transporte avec lui. C'est lui que l'on entend dans cette musique sombre qui accompagne ses pas, son regard et sa voix. Mais quel est donc ce poids ? Nous spectateurs, à distance du héros, n'en percevons que les effets : la tristesse de Frodon, la lenteur de ses gestes, ses absences au monde, sa solitude, la fatigue qui le prend, sa méfiance envers tous. Mais nous sommes incapables de pénétrer dans le savoir qui, de l'intérieur, imprègne son existence. La musique, malgré tout, plus proche de l'essentiel, nous laisse cependant pressentir comme la fatalité d'un malheur à venir. Mais lequel ? C'est ce qu'à ce point nous serions bien en mal d'énoncer.

Frodon erre parmi les ruines. Dans la forêt immense c'est vers elles qu'il a été attiré. Que sont-elles, en effet, sinon tout à la fois la trace d'un monde passé et la préfiguration de la mort à venir ? Une tête gigantesque, celle d'un roi-guerrier ou bien d'un dieu armé, décapitée de son corps de pierre, gît, impassible, parmi les feuilles mortes. Une civilisation ici a vécu et, par la même force que Frodon pressent en germe dans les tréfonds du temps présent, a disparu, anéantie. Tournant autour de la statue, il songe à ce monde disparu, à son identité perdue, aux milliers de coeurs, de pensées et désirs qui vivaient en lui et qui, maintenant, ne sont plus. Et puis au temps présent travaillé dans sa chair par un mal identique qui ne laissera du monde qu'il aime qu'un semblable champ de ruines.

La voix de Boromir arrête soudain Frodon. Parce qu'il connaît le pouvoir de l'anneau, il sent que le guerrier est comme aimanté par lui. Frodon le regarde alors, suspicieux, cherchant autour de lui moyen de s'échapper des griffes d'un adversaire qu'il sait bien supérieur. Et, en effet, ce dernier comme halluciné par la promesse d'un formidable pouvoir se jette sur Frodon et, tout en masquant à ce dernier comme à lui-même son véritable désir sous de justes paroles, tente de lui subtiliser l'anneau. Mais le hobbit lui échappe en mettant à son doigt l'anneau magique et nous sommes transportés dans un tout autre monde. 

Quel monde, en effet ? Frodon est devenu invisible à ce monde qui est notre monde. Que perçoit donc du monde un regard invisible ? On pourrait tout d'abord croire que son regard sur le monde est absolument inchangé : tout comme nous, spectateurs ainsi que Boromir, percevons le même monde moins un, un objet de ce monde ayant mystérieusement disparu, Frodon percevrait cet identique monde depuis son point de vue, en sentant son corps propre sans le voir cependant, seule l'arrête de son nez, et les parties de son corps accessibles au regard ayant disparu du champ de sa vision.  Il ne s'agirait alors que d'une permutation de perspectives sans que rien du monde lui-même ne soit fondamentalement bouleversé par l'invisibilité soudaine du corps de Frodon. C'est bien ainsi d'ailleurs qu'en un premier temps nous le donne à penser Peter Jackson : dans cette même forêt, tout proche de ces ruines que, l'instant précédent, nous avons rencontré, le corps de Frodon simplement disparaît - tout de l'univers, hors ce petit changement-ci, restant identique, de telle façon qu'il nous semble qu'en soi, au fond, rien n'est bouleversé. C'est ainsi que, sauf erreur de ma part, sont représentés les différents hommes invisibles de l'histoire du cinéma (cf. lien sur la question), le problème étant davantage de trouver le moyen de les représenter eux que de tenter de penser le monde depuis leur point de vue. Encore faut-il nuancer un tel propos puisque certains nous donnent, d'un côté, quelque peu à penser les angoisses singulières de celui qui est devenu invisible au monde et d'autres, de façon plus classique, dans la lignée de la fable de Gygès, que Platon nous raconte dans la République, l'éveil d'une soif de pouvoir immense, autrefois comprimée par le jugement présent dans le regard de tous, et qui peut désormais se donner libre cours. Quoiqu'il en soit cependant, c'est me semble t'il la première fois (ou la seconde si l'on tient compte du dessin-animé qui a précédé les films, à mon sens bien inférieur) que, du point de vue de la perception sensible du monde, les effets de l'invisibilité sont présentés depuis ce que nous imaginons être le regard de l'invisible. 

Que perçoit donc du monde Frodon ? Le monde commun, ce monde coloré aux formes bien connues, délimitées, identifiées et stables, monde perçu comme étant celui, calme et - n'était cette musique qui, comme nous le notions, creuse le temps présent d'un sous-jacent mélancolique et angoissant, présence encore lointaine de quelque catastrophe - silencieux, monde de la forêt et des ruines, ce monde-ci a disparu. Non complètement cependant : Frodon est toujours ici, il n'a pas été transporté dans un tout autre monde, il est toujours présent dans la présence du réel - parmi ce qu'auparavant nous identifiions comme des ruines, proche de celui qu'on appelait Boromir dont on perçoit encore quelque chose comme la voix - mais ce qu'il perçoit de ce dernier est maintenant tout autre chose que ce à quoi nos regards étaient habitués. Que voyons-nous - ou que perçoit-il, en effet ? Avant d'analyser chacun des points singuliers de ce nouveau monde, établissons un petit catalogue des transformations : au calme et au silence succèdent un bruit de vent permanent comme si Frodon avait été propulsé au coeur d'une tempête; que le réel soit devenu tempête, le frémissement subit de tout ce qui auparavant était stable et déterminé nous le fait comprendre : les formes deviennent imprécises et mouvantes, toute prêtes à s'effacer et à se mélanger - et ce sont non seulement les cheveux de Frodon qui se meuvent au vent mais aussi, être stable parmi les êtres stables, la pierre grise des ruines; ce sont ensuite les couleurs du monde qui ont été transformées, tout à viré au gris et, plus tard, vire au feu; les ruines, par ailleurs, semblent reprendre vie, non d'une vie pleine et dense, mais de celle des fantômes; la voix de Boromir, écho d'un monde de sens, s'aggrave et se ralentit jusqu'à devenir analogue à celle d'une bête se perdant dans l'inaudible - tout ainsi qu'apparaîtra, en fin de séquence, celle de Soron; enfin, l'espace se transforme, la distance séparant Soron de Frodon devenant subitement rapprochement intense de telle façon que devant le regard effrayé de ce dernier, l'oeil de feu de Soron, pétrifiant l'univers de sa voix grave et inintelligible, semble devoir embraser toutes choses et êtres. Au seuil de sa perte, en un mouvement désespéré pour s'échapper de cette horreur, Frodon enlève l'anneau et se retrouve à terre, le regard terrifié, dans le monde commun qu'il venait de quitter. Mais après ce voyage un tel monde commun ne pourra plus jamais être tel que nous le connaissions.

Commençons donc notre exploration. Par où faut-il débuter ? Par la voix de Boromir peut-être. Elle tisse, en effet, un lien explicite avec la scène précédente. Revenant à lui et prenant manifestement conscience de se réveiller de l'emprise de l'anneau - "mon Dieu qu'ai-je fait ?", soupire t'il, en effet - Boromir dont la vocation initiale était de protéger Frodon, lequel s'enfuit à toutes jambes, le conjure de revenir. Mais, dans le monde dans lequel est désormais plongé ce dernier, la voix de Boromir peu à peu s'efface en tant que voix humaine. Sur le seuil du nouveau monde, qu'on appelera - nous verrons pourquoi - im-monde, nous distinguons encore quelques instants, en effet, le sens des mots - "Frodon", "Pardonnez-moi" s'écrie Boromir - mais la voix se transforme devenant peu à peu plus grave jusqu'à se perdre en sons inintelligibles tout à fait analogues, notions-nous plus haut, à ceux proférés par une monstrueuse bête. De la même façon, la voix terrifiante de Soron sera, elle aussi, une voix paradoxalement sans sens. Mais pour quelles raisons ? Qu'est-ce qui se joue, en effet, dans un tel effacement de toute signification distincte pour un son brut et menaçant ? Pourquoi, mis au défi de figurer la plongée de Frodon au sein de ce que nous nommerons plus tard l'horreur ou le fond chaotique du réel, Peter Jackson and co ont-ils choisi de faire disparaître la couche de sens du langage pour que n'apparaissent plus qu'une expression brute menaçante et inintelligible ? Plus de signe, plus de distance, plus d'interprétation, plus d'imaginaire, plus d'ailleurs. La présence du réel sans échappement possible. "Mais que voulez-vous enfin ? " , demandons-nous encore au futur assassin afin de trouver quelque voie de sortie. Et couramment, comme dans les James Bond, les méchants parlent et se justifient dans un langage de vérité, tissant un lien avec nous-mêmes de telle façon tout à la fois que nous pouvons comprendre leurs intentions et nous mettre à répondre. Pas ici : ni interprétation, ni dialogue possible. Le son grave emplit l'espace comme la voix de Saturne, le Père infanticide. Et, en effet, si dans la Genèse le "fiat lux" du Verbe est précédé des Ténèbres - "La terre n'était que solitude et chaos; des ténèbres couvraient la face de l'abîme" (Genèse, I, 2) - n'est-ce pas à un tel commencement que nous sommes ramenés ? En deça de la lumière du langage, lumière signifiant tout à la fois distance et sens, éloignement et domestication du réel, n'est-ce pas la voix du Père que nous entendons ici gronder ? Voix sans lien, voix sans sens, pure menace effrayante qui semble nous destituer de notre droit à être. Menace intemporelle, menace originelle. Menace de Saturne qui bruit dans la tempête.

Que de Soron nous ne voyions qu'un oeil, voilà qui, de surcroît, va dans le sens de cette lecture. L'oeil est, en effet, couramment l'attribut de Dieu qui, Big Brother éternel, "is - perpétuellement - watching you". Si cherchant l'oeil de Dieu, le Christ aux oliviers de Gérard De Nerval, n'a vu qu'un orbite - révélation athée de la misère de l'homme dans un monde sans Dieu - Frodon, lui, qui ne cherchait rien, perçoit un oeil de feu, oeil plongeant ses racines dans les entrailles d'une Terre dont on devine maintenant que la surface calme est le masque d'un mal qu'elle vit de conjurer. Car, lorsque pour Frodon, devenu invisible et, en ce sens, hors monde, a disparu le filet protecteur de la sphère de ce monde, le mal lointain, toujours à distance - dont nous notions la présence latente à travers la musique de la scène précédente - se fait proximité. L'oeil alors - comme au jour du Jugement Dernier - abolit les distances qui le séparait de nous et fait brûler devant Frodon, à une distance minimale toute prête de s'abolir, l'imminence de la fin du monde. De l'oeil de feu il faut donc retenir : l'imminence du jugement soit de la fin du monde mais sans promesse d'ailleurs; jugement donc sans jugement car sans parole ni sens, celui d'une pure abolition sans horizon de salut; le caractère encore éloigné de la fin, l'oeil étant un sens de la distance, caractère qui devient imminence pour le porteur de l'anneau, ayant éteint autour de lui la lumière protectrice du monde; si la Terre est l'enveloppe protectrice qui nous sépare du feu primitif, feu qui couve encore sous la croûte du monde, cette promesse de fin du monde est à penser comme un retour à l'origine, au chaos primitif que chantent les mythes anciens; si donc enfin l'oeil est originellement ce au regard de quoi on n'échappe pas, les mondes eux-mêmes, qui ne se maintiennent qu'en déployant des sphères et créant des distances, ne vivent-ils pas de la conjuration et de l'éloignement de ce mal premier (et dernier) figuré par Soron ? N'est-ce pas ce qu'obscurément perçoit Frodon dans la scène précédente à travers les ruines - la chute d'un monde, la crevaison d'une bulle commune de vie et de sens, l'abolition de toute distance dans un corps à corps avec le réel sans que puisse même apparaître l'espace libérateur d'un souffle ? 

Où est donc Frodon ? Il n'est plus dans le monde commun des hobbits et des hommes. Il n'est pas non plus encore dans l'absence de monde ou la présence du mal figuré par Soron. Il est dans l'entre-deux : dans le monde en train de se défaire et sur le point de s'abolir, dans un monde à l'agonie. Ce qui nous fait saisir cela c'est, en premier lieu, la perte des couleurs - le monde automnale de la forêt s'abolit pour laisser place à un univers crépusculaire teinté de gris et de noir. C'est ensuite la déformation vibratoire de toutes choses, rappelées ainsi à leur impermanence, saisis dans un grand vent tout prêt à les effacer, la tempête du réel soufflée par une puissance qui n'est pas celle de la vie, puisqu'elle dissout les formes stables et sensées que cette dernière avait créé comme une sphère protectrice autour de soi. C'est enfin la transformation de ce qui nous devinions être des statues anciennes en êtres fantomatiques et, par là, terrifiants : image de la vie morte et préfiguration de l'immonde à venir. 

Que signifie donc au total cette séquence ? En apposant l'anneau à son doigt pour s'échapper d'un danger présent, Frodon a ouvert " une porte donnant sur mille déserts, vide et froids" (Nietzsche). Son invisibilité au monde ne le laisse pas indemne : en sortant de ce monde, il perd ses yeux humains. Tout se transforme alors : ce rapport de distance qui maintenait le monde ainsi qu'une sphère de sens tout d'un coup s'effondre. Les choses perdent leur forme et leur identité. Le langage son sens. Le réel brut et aveugle, l'immonde des origines qui couve sous les mondes, enveloppe Frodon. L'expérience qu'il effectue alors n'est-elle pas analogue à celle-ci que décrit Lévinas dans De l'existence à l'existant : " l'être, écrit-il, est essentiellement étranger et nous heurte. Nous subissons son étreinte étouffante comme la nuit, mais il ne répond pas. Il est le mal d'être " ? N'est-ce pas, en effet, ce que découvre Frodon : l'impossibilité d'exister, l'étouffement sous une réalité pleine d'elle-même d'où nous sommes expulsés, l'étrangeté radicale de l'être à nos prises et à nos espérances, et les ténébres enfin. N'est-ce pas là l'analogue de ce que Lévinas décrit être l'expérience de l"Il y a" ? 


« « Il y a » pour moi est le phénomène de l’être impersonnel. Ma réflexion sur ce sujet part de souvenirs d’enfance. On dort seul, les grandes personnes continuent la vie ; l’enfant ressent le silence de sa chambre à coucher comme « bruissant » (…). Quelque chose qui ressemble à ce que l’on entend quand on approche un coquillage vide de son oreille, comme si le vide était plein, comme si le silence était un bruit. Quelque chose qu’on peut ressentir aussi quand on pense que même s’il n’y avait rien, le fait qu’ « il y a » n’est pas niable. Non qu’il y ait ceci ou cela ; mais la scène même de l’être est ouverte : il y a. Dans le vide absolu, qu’on peut imaginer, d’avant la création – il y a (…). J’insiste sur l’impersonnalité de l’ « il y a » ; « il y a » comme « il pleut » ou « il fait nuit ». Et il n’y a ni joie ni abondance : c’est un bruit revenant après toute négation de ce bruit. Ni néant, ni être. J’emploie parfois l’expression : le tiers-exclu. On ne peut dire de cet « il y a » qui persiste que c’est un évènement d’être. On ne peut non plus dire que c’est le néant, bien qu’il n’y ait rien. De l’existence à l’existant essaie de décrire cette chose horrible, et d’ailleurs la décrit comme horreur et affolement. »

 Lévinas, Ethique et infini, p. 38 et suiv.

 Et seigneur des anneaux nous en donne une image : le monde de Soron n'est aucunement le néant, c'est la présence bruissante et anonyme de ce qui n'a aucun sens et où on ne peut pas vivre. Que veulent donc les méchants ? Rien de dicible. On ne peut le dire, on ne peut le penser, on ne peut discuter : ils sont essentiellement cela, la figure d'une puissance aveugle et anonyme, puissance qui est le fond sur lequel, fragiles, s'élèvent la vie et les sphères des mondes.

A ce non monde là, s'oppose, en effet, les mondes, issus de la maîtrise :

« Ma première idée était que peut-être l’ « étant », le « quelque chose » qu’on peut désigner du doigt, correspond à une maîtrise de l’ « il y a » qui effraie dans l’être. Je parlais donc de l’étant ou de l’existant déterminé, comme d’une aube de clarté dans l’horreur de l’ « il y a », d’un moment où le soleil se lève, où les choses apparaissent pour elles-mêmes, où elles ne sont pas portées par l’ « il y a » mais le dominent. Ne dit-on pas que la table est, que les choses sont ? On rattache alors l’être à l’existant, et déjà le moi y domine les existants qu’il possède. Je parlais ainsi de l’ « hypostase » des existants, c'est-à-dire du passage allant de l’être à quelque chose, de l’état de  verbe à l’état de chose. L’être qui se pose, pensais-je, est « sauvé ».

Lévinas, Ethique et infini, p. 42

Or ce sont, au contraire, ces "étants" stables et déterminés, ces étants qui, tels les arbres de la forêt, arbres qui, en effet, "sont", qui disparaissent devant le nouveau regard de Frodon. Contemporaine de cette disparition, dans laquelle, rappelons-le, les choses sans cesser d'être deviennent tout autre chose, étranges et étrangères, sans prises pour les mains ou pour notre langage, est la perte de maîtrise de Frodon, absorbé, abandonné aux forces de Soron. Ne faut-il pas alors, en effet, conclure que le monde ordinaire, sphère enveloppant les vivants, loin d'être un sol ferme et définitif a la fragilité d'une construction, construction d'une sphère protectrice issue de l'acte de reprise en main de sa vie par le moi vivant, acte de maîtrise sur l'existence dans laquelle chacun est premièrement et passivement projeté ? Positionnement dans l'être créateur d'une bulle d'air par l'acte libérateur d'une mise à distance : les choses stabilisées, déterminées, nommées et sensées sont dorévanant là devant, assimilables et utilisables, familières et domestiquées, se déployant dans le double horizon d'un espace et d'un temps tout ouverts à nos prises. Cette séquence du Seigneur des anneaux nous donne cependant à imaginer et penser que sous ce monde stable, protecteur et aimé, couve toujours quelque chose comme un mal originaire, mal être permanent, chaos ténébreux anonyme et étouffant, que l'acte qui s'appelle vivre pour son bonheur oublie.