Autour du Sixième sens de M. Night Shyamalan,
(Voir séquence)


  Continuons notre exploration des mondes propres (point de vue de leur conscience) ou des perspectives possibles sur le monde extérieur (rapport de la perception à la chose en soi) qui s'ouvrent à des êtres réellement ou hypothétiquement dotés de sens extraordinaires (Spiderman, Microcosmos, Daredevil, la famille Addams, le seigneur des Anneaux...). 

  Soit donc Cole, un petit garçon doté d'un terrible "sixième sens", capable de lui faire percevoir ce que les autres ne voient pas, à savoir ici les morts hantant à notre insu le monde des vivants. Autant les analyses précédentes portaient-elles sur des perceptions dont tout à la fois la réalité et la vérité apparaissaient possibles, autant ce dernier type de perception, pour peu que l'on ne croit pas aux fantômes (et nous avons de bonnes raisons de ne pas y croire), apparaît-il comme une pure fiction. Si l'on entend par philosophie une certaine forme de recherche de la vérité, quel intérêt philosophique peut donc bien avoir cet extrait ?

  Laissons de côté tant la réalité de la fiction - le fait que cette fiction existe et, que, par jeu, nous nous y laissons réellement prendre - que l'hypothèse que nous pourrions avoir affaire à une perception délirante, perception nous ouvrant sur les inconscients psychiques (et non plus biologiques) de notre perception (sur ce point, cf. extraits et analyses des films Spider de Cronenberg et la maison du docteur Edwards de Hitchcock qui explorent les mondes propres projetés et vécus par, respectivement, un être psychotique et un être névrosé). 

  Envisageons la chose du côté du réel hors de la conscience, plutôt que de celui de la subjectivité qui l'appréhende : des milliards et milliards de vivants ont réellement existé dans le monde - et ils ont disparu. Plus rien maintenant, en apparence, que le présent sans mémoire. Cet immeuble a été habité deux siècles durant : que reste t'il de ses habitants passés - et, par exemple, du souffle de ce vieux qui peinait à gravir les marches de l'escalier ? Rien en apparence. 

  Et pourtant, si tout corps vivant est l'expression singulière d'une subjectivité dans le monde, comme l'écho d'une voix, quoiqu'imperceptible, ne s'éteint peut-être jamais mais se mêle peu à peu aux mouvements du monde, n'est-il pas concevable que le corps présent du monde porte la trace ou l'écho de tous ces mouvements exprimant la singularité des subjectivités qui l'ont habité ? C'est bien là l'hypothèse de l'écrivain Patrick Modiano :  

   "Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeuble l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif."  (Rue des boutiques obscures, p. 124).
   
  Ne peut-on alors penser que Cole serait alors un être particulièrement sensible à ces ondes des mondes disparus et dont la perception serait capable de reconstruire l'image-même du passé ? En ce sens, son sixième sens, loin d'être délirant serait un sens dont l'existence potentielle nous ouvrirait les yeux sur notre propre illusion consistant à croire que le réel se résume au présent, tout présent étant, semble t'il, réellement constitué de la continuité d'un passé qui perdure en lui.

   Certes une telle hypothèse est problématique dans la mesure où Cole perçoit les fantômes d'humains et non l'image de tous les mouvements passés du monde - le tic tac de cette pendule, le vent d'avant-hier, etc.

  Si l'on voulait cependant garder notre hypothèse, il faudrait dès lors, en premier lieu, souligner la différence entre sensation et perception : si Cole sent potentiellement tout cela, il ne le perçoit pas. Tout se passe comme si le sens qui guidait sa perception, sélectionnant et organisant ses sensations, était un sens éthique relatif à la profondeur physique et morale des souffrances humaines.  Les traces que ces dernières, par hypothèse, laissent dans le monde résonneraient en lui comme la présence ineffaçable du mal.