A propos d'une scène du Tatoué de Denys de La Patellière
La tyrannie de l'amour-propre
(voir séquence)


    Si le film est, à mon sens, assez médiocre, cette séquence-ci m'a toujours parue extraordinairement drôle. De quoi s'agit-il ? D'un De Funès incarnant, comme à son habitude, un individu ayant une confortable situation, ici Félicien Mezeray, antiquaire, individu dominateur et colérique avec ceux qu'il considère comme ses subordonnés, mielleux avec les plus puissants que lui et tout ceux dont il attend quelque faveur, et, néanmoins, toujours lâche quand la relation de pouvoir qu'il instaure, mais pense naturelle, ne fonctionne plus selon ses représentations. Lorsqu'alors un être évidemment naturellement et génétiquement inférieur à ses yeux, tel son domestique noir, se révolte contre son attitude méprisante, Félicien Mezeray perd immédiatement pied. A la fois révolté par l'attitude de son domestique qui ose lui répondre et lui demander des comptes et intimidé par quelqu'un qui parle plus fort que lui, Mezeray se met à bredouiller, incapable de justifier ce qui dans un monde qui, selon Tocqueville, est travaillé par l'idée d'égalité des conditions, idée destituant toute forme de hiérarchie ancrée dans la nature, est devenu injustifiable. Ainsi, élevant la voix, le domestique lui demande : " pourquoi vous me regardez de si haut ? Parce que je suis le valet de chambre ? Parce que je suis noir ? ". Cherchant à garder contenance alors même que l'ordre des choses se met à vaciller, Mezeray ponctue chaque question de son domestique par un " comment ? ! ", manifestant (par le "!" et le "?") tout à la fois la position du maître qui s'insurge contre la révolte de son propre esclave ("comment !"), position qu'il tente, malgré sa trouille, de maintenir tant elle lui semble fondée dans la nature des choses, que, lâche et de mauvaise foi, celle, interrogative et étonnée, de celui qu'on accuse injustement d'avoir lui-même été injuste. Révélant le tréfond injustifiable de sa propre pensée, en une réplique drôlissime et étonnante d'absurdité, devant son domestique qui l'accuse de le mépriser à cause de sa négritude, Mezeray bredouillant en cherchant des paroles tout à la fois socialement convenables et acceptables par ce grand domestique qui lui fait face et le déstabilise, lui répond : " mais, mais, mais... vous n'êtes pas noir ". Absurde puisque le domestique est évidemment noir; révélatrice cependant en ce qu'au moment même où Mezeray, en pleine confusion, pour se dédouaner de sa mise en accusation pour racisme caractérisé envers la personne du domestique (à la fois parce que ça ne se dit pas et parce qu'il a la trouille) confirme que telle était bien sa pensée, en ôtant absurdement à son domestique l'attribut posé par lui comme honteux et dégradant de "noir". Aussi enfonce t'il le clou, lorsque devant l'évidence de sa négritude que lui rappelle le domestique, il lui répond : "enfin pas trop", minimisant l'évidente insulte consistant pour lui à être traité de noir, c'est à dire de membre d'une race naturellement inférieure. Lorsqu'enfin, le domestique, rappelant Mezeray au devoir moral de le traiter en égal, lui demande ce que ce dernier peut bien avoir de plus que lui pour qu'il se permette de le traiter de façon si hautaine et méprisante, Mezeray reprend, furieux, sa position injustifiable de pouvoir en criant à son tour : " pleins de choses, voilà ! ", coupant ainsi court à une conversation qu'il se déteste lui-même d'avoir si mal engagé. Les "choses" en question sont, premièrement, ces idées qui ne peuvent le plus souvent avancer que masquées tant elles choquent des représentations que l'on dit aujourd'hui "politiquement correctes" - celle de l'infériorité des noirs et de la supériorité des blancs, celle de la supériorité humaine de celui qui a économiquement réussi et du lien établi entre la petitesse de la fortune et la petitesse de la personne, toutes représentations qui, pour ne pas pouvoir le plus souvent êtres dites dans une société démocratique (au sens de Tocqueville), n'en sont pas moins ce qui dirige presque partout les attitudes et les comportements : combien de chefs de bureaux, de la section ménage, de conducteurs de travaux, de professeurs, etc., toutes fonctions pouvant se prévaloir d'un rôle de direction et d'un salaire plus haut, qui ne ressentent et transforment leur position professionnelle en hiérarchie naturelle, jouissant de la représentation de leur propre puissance dans ce jeu de directeur dont ils admirent et aiment l'image à travers ce qu'ils lisent comme le regard soumis et apeuré de l'autre ? Qu'en temps démocratique (encore au sens de Tocqueville, non véritablement au sens politique, où nous ne vivons rien moins qu'en démocratie) cette position soit très fragile, c'est ce que révèle par ailleurs, tant l'incapacité à se justifier en profondeur que la quête effrenée des preuves de sa propre puissance dans le regard de ceux que l'on méprise mais dont, paradoxalement, on attend tout. C'est qu'il n'y a, en effet, en régime d'amour-propre (sur cette notion rousseauiste, voir ma lecture de la " déconnection " dans La belle verte de Coline Serreau), de sentiment de puissance qu'au travers de ce que j'imagine être le jugement des autres sur moi, autres pour lesquelles, sans me l'avouer, je joue la comédie. Lorsqu'alors ces autres viennent à se comporter de telle façon qu'il m'est impossible de fantasmer leur consentement à l'image que je désire cependant donner de moi-même, l'ego de l'amour-propre, dont la substance n'est au final qu'imaginaire, perd ses assises. Heureusement cependant pour Mezeray, le monde n'est pas fait que de tels domestiques impénitents. Il grouille, tout au contraire, d'individus dans le regard duquel, ainsi qu'en un miroir, il n'est pas difficile de lire sa puissance.

    Que sont donc, au fond, "ces choses" si profondes qui justifient le comportement dominateur de Mezeray ? Ce ne sont, au final, par delà toutes les justifications sociales de sa position (par la richesse, par le rôle de direction) qu'une manière d'affirmer sa position de maître. Moi, Mezeray, avorton vieux et laid, comme tous les méchants des films de science-fiction, je suis le centre tout-puissant de cet univers ! Ainsi, en est-il, selon Schopenhauer ou Freud, pour chacun de nous, tyran des profondeurs. Chez quelques-uns, comme Mezeray et la plupart des personnages joués par De Funès, la tyrannie, soit le désir de soumettre le monde entier à ses petits désirs, est moins masquée que chez d'autres. Aussi exécutent-ils leur propre caricature. Mais, à ce titre, parce qu'il est une caricature de l'amour-propre tyran, Mezeray n'est-il pas aussi un révélateur de désirs qui, de façon bien plus subtile, se cachent au fond de nous ? Et, pour ne pas en rester là, sur de fausses profondeurs, n'y a t'il pas évidemment derrière le désir de construire un tel site de philosophie et le motif louable et très hautement avouable de rentre populaires et accessibles quelques morceaux de pensée, le même amour-propre, certes plus finement caché, qui travaille Mezeray ? Lisons à nouveau La Rochefoucauld, Schopenhauer, Nietzsche, Freud ou Cioran pour nous convaincre de cela.