Vérité - raison, croyance, expérience

 

 

 

La vérité s’oppose ainsi à l’erreur, à l’illusion et au mensonge.

- Au mensonge : dire « je t’aime » à la fille que l’on veut seulement séduire. Mentir c’est dire ce qui n’est pas dans l’intention de tromper.

- A l’erreur : « 2+2=5 », « La Terre est plate ». L’erreur c’est un discours qui pose pour vrai ce qui ne l’est pas.

- A l’illusion enfin : un mirage, « le prince charmant ». L’illusion est une erreur, mais, comme le note Kant, à la différence de cette dernière, elle ne disparaît pas alors même que je sais qu’elle est une erreur. Je continue à attendre le prince charmant et à voir de l’eau sur la route ensoleillée alors même que je sais qu’il n’y a ni eau ni prince charmant.

 

L’opposé commun à ces trois formes de fausseté est la vérité. La vérité désigne ainsi couramment la qualité d’une connaissance adéquate à son objet. Ainsi la phrase « il pleut » est vraie, si elle désigne correctement un état du monde ; fausse si l’état du monde censé lui correspondre est, par exemple, celui du plein soleil.

 

Comment donc se mettre en quête de la vérité ? Autrement dit : comment savoir ce qu’est vraiment le réel dans lequel nous sommes plongés ? Et pouvons-nous - à quel degré ? Et dans lesquels de ses champs ? - en constituer une connaissance adéquate ? Ce sont là les questions de la juste méthode ainsi que de la portée et des limites de notre connaissance.

 

Or ce qui étonne toujours le philosophe c’est l’absence d’intérêt de la plupart des hommes devant de telles questions.

 

De là deux hypothèses pour expliquer ce fait : 

- ou bien la question de la vérité est une question effectivement sans aucun intérêt – mais alors on ne comprendrait pas la colère qui naît en celui qui est convaincu d’erreur ni l’attachement que nous avons à défendre la vérité de nos plus profondes croyances ; être traité d’imbécile, d’individu crédule, d’illuminé, de dogmatique idiot… réveille toujours en nous l’orgueil d’être dans notre bon sens, c’est à dire dans le vrai. Bref, tous les hommes, de fait, se flattent de vérité. Ainsi écrit ironiquement Descartes : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont » (Discours de la méthode). L’horreur de l’hypothèse d’une vie entièrement illusoire, telle que la révèlent par exemple les films Matrix ou The Truman Show dans lesquels les héros découvrent que ce qu’ils pensaient réel n’est qu’un monde illusoire produit par des êtres (les machines d’un côté, un créateur d’émission TV de l’autre) qui se jouent d’eux, montre assez combien nous tenons à la vérité. De fait, tout change lorsque l’on apprend que les baisers de l’amant(e) n’étaient pas des baisers d’amour mais seulement d’intérêt.

- ou bien alors - et c’est la seule alternative - si la plupart des hommes jugent sans intérêt les questions relatives à la juste méthode, la portée et les limites de notre connaissance, c’est que la réponse à de telles questions leur paraît évidente. Et, de fait, en effet, nous croyons tous savoir tant comment atteindre le vrai qu’être capables de faire facilement la part de ce qui est vraiment et de ce qui est douteux (cf. par exemple le « de toute façon, on ne saura jamais » de certains élèves – qui suppose qu’on sache (et donc qu’on puisse prouver) qu’on ne peut savoir) comme de ce qui est vraiment important de ce qui ne l’est pas (cf. le « tout ça, ça sert à rien… » - qui suppose la vérité d’une distinction problématique entre l’utile et l’inutile).

 

Mais de telles prétentions relèvent t’elles d’une croyance fondée ou bien de l’illusion d’un savoir ?

 

Pour répondre, partons de ce point de départ qu’est l’absence relative de questionnement des hommes sur un certain nombre de sujets pourtant parfois essentiels à la conduite de la vie. Pourquoi donc une telle absence de questionnement ?

 

        

1) Parce que loin d’être vierge, notre esprit est, devant toute question, déjà gorgé d’opinions.

 

.Sur la relation de la Terre au Soleil, la validité de l’islam, l’existence de Dieu, la peine de mort, le chemin du bonheur, le sens de la vie, le juste et l’injuste, le sens du travail… nous avons tous des opinions qui nous suffisent au moins assez pour ne pas avoir à chercher plus loin. Que sont (2) et d’où viennent (3) donc de telles opinions ?

 

 

2) Ces opinions sont des « évidences » qui fonctionnent comme des filtres ou des grilles à partir desquels nous lisons, percevons et jugeons le réel.

 

. Des « évidences » ? Ce qui s’impose à mon esprit, comme ne faisant pas question, immédiatement et évidemment vrai – ce qui nous fait dire à l’autre qui s’interroge, « mais, mon pauvre vieux, c’est évident ! ». L’opinion est ainsi, en ce sens, un tenir pour vrai, soit une forme de la croyance qui se pense fondée dans la nature des choses.

. Exemple d’évidences possibles : « la Terre tourne autour du Soleil » – ou bien, à d’autres époques, l’opinion contraire ; « Dieu n’existe pas », « la vie n’a pas de sens » – et pour d’autres encore le contraire ; « la société est une grande entreprise unie dans laquelle il faut se serrer les coudes et faire des sacrifices » ; « pour être heureux il faut plein d’argent », etc.

. C’est avec des évidences, ces pôles de certitude, que nous balisons le monde en faisant ainsi un monde familier – le monde « bien connu ». Les évènements du monde sont ainsi lus c’est à dire interprétés à travers les filtres ou les grilles de nos évidences (cf. cours sur l’art et la technique). Ainsi pour celui pour lequel la société est une grande entreprise unie, les mouvements de grève sont lus comme une réaction de mécontentement d’individus ignorants et inconscients des nécessités du monde et de la nature véritable de la société. Pour celui qui vit sur l’évidence d’une relation positive entre le bonheur et l’argent, l’image d’un être richissime le fait baver d’envie et l’excite sur sa voie, etc.

 

 

3) D’où viennent donc de telles opinions ? Comme nous naissons dans un milieu social et historique spécifique que nous ne choisissons pas et auquel nous devons notre éducation permanente (de nos pensées, de nos désirs comme de nos sentiments), si nous ne les avons pas longuement méditées nos opinions ont toute chance de n’être que le reflet contingent de notre situation sociale et historique.

 

. « Et ainsi je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu'ils auraient été si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle. » (Descartes, Discours de la méthode). Bien avant d’être adulte et au moins potentiellement maître de ses pensées et désirs, nous avons, en effet, dit Descartes baigné dans une foule d’opinions et de normes – portant sur ce qui est / ce qui n’est pas, ce qui est certain / ce qui est douteux, ce qui doit se faire / ce qui ne doit pas, etc. – foule d’idées que l’habitude a ancré dans notre corps et notre esprit, et qui font désormais corps avec nous. Cf. cours sur la Culture – « la coutume est notre seconde nature » (Montaigne).

. Et en effet, dans notre pays par exemple, les parents catholiques, musulmans, athées, communistes, libéraux, etc. produisent le plus souvent  chez leurs enfants respectivement des catholiques, musulmans, athées, communistes et libéraux – il s’agit là d’un fait statistique. Aussi peut-on soupçonner que si nous étions nés ailleurs nous aurions de tout autres idées. Est-il cependant raisonnable, tout ainsi qu’une girouette allant mécaniquement et sans liberté dans la direction du vent de sa naissance, de laisser dépendre mes opinions de la contingence (qui aurait pu être autrement) d’une situation ? Ainsi, demande Montaigne, à propos de nos opinions concernant la justice, « que nous dira donc en cette nécessité la philosophie ? Que nous suivons les lois de notre pays, c'est-à-dire cette mer flottante des opinions d’un peuple ou d’un prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs et la réformeront en autant de visages qu’il y aura en eux de changements de passions ? Je ne puis pas avoir le jugement si flexible » (Montaigne, Essais, II, 12). Autrement dit : soucieux de vérité et de liberté, je ne peux laisser mon jugement dépendre du seul hasard de ma naissance. Il me faut pour celui-ci une assiette plus solide.

. Mais demande le jeune Alcibiade à Socrate dans un dialogue de Platon (L’Alcibiade) : ne se peut-il pas que j’ai pourtant raison ? « Cela se peut, répond en substance Socrate, si et seulement si tu as longuement douté et médité avant d’établir ta réponse. Mais, regarde bien, quand as-tu jamais douté et, prenant quelques heures devant toi, t’es-tu mis à penser sérieusement la chose ? A vrai dire jamais ».

. Cependant un tel argument ne suffit pas : s’il rend probable le fait que notre opinion est peut-être une croyance sans fondement, il se peut, en effet, comme répond Alcibiade à Socrate que la vérité soit chose facile à saisir et que tel groupe ou peuple dont, par chance, naissance ou sentiment, nous suivons l’opinion, ait néanmoins raison. Comment donc tester la vérité de nos opinions ?

 

 

4) En passant nos opinions au crible de la raison, nous nous rendons compte le plus souvent de notre propre incapacité à en rendre raison. C’est ainsi le questionnement (socratique) qui fait apparaître l’absence de justification véritable de la plupart de nos opinions.

 

. Exemples mettant à jour la nature propre de ce type d’opinion.

a) Exemple d’introduction : la relation de la Terre et du Soleil.

b) Dialogue en classe autour de l’opinion  « Dieu existe » puis « Dieu n’existe pas ».

 

. Que nous apprennent ces dialogues ? Que nos opinions ne sont pas sans raisons – nous cherchons ainsi à les justifier = à leur donner des fondements – et, point important, nous sommes a priori certains de pouvoir le faire. Mais l’exposition de ces raisons les fait apparaître le plus souvent insuffisantes. On s’aperçoit ainsi que toute opinion tentant de se justifier repose sur des présupposés problématiques de la vérité desquels dépend entièrement l’opinion en question. Ces présupposés pris comme autant d’évidences doivent eux-mêmes être passés au crible de la raison sous risque de tenir pour vrai ce qui ne l’est pas.

. Qu’est-ce donc en définitive que l’opinion ? C’est, selon la définition platonicienne, « croire savoir alors qu’on ne sait pas » (L’Alcibiade). L’opinion, en ce sens, est donc une modalité de la croyance - ici aveugle sur soi puisqu’elle se croit savoir.

 

 

5) Deux attitudes suivent généralement la mise en lumière dans le dialogue de l’absence de justification véritable des opinions auxquelles pourtant nous croyons. Soit, dans le meilleur des cas, une véritable crise du savoir nous faisant prendre conscience de notre « non savoir » (cf. 6). Soit, le plus souvent, un rejet pur et simple du dialogue, une mise à l’écart des arguments invoqués, la conviction que malgré ces raisons-là nous avons tout de même raison. Que faudrait-il en conclure cependant, n’ayant aucune raison présente pour justifier ma croyance, sinon que nous croyons sans raison et que nous ne savons pas ? Ce n’est pas cependant ce que nous concluons : nous avons raison, nous le sentons, même si nous ne savons dire pourquoi. Aussi plutôt que de mettre en cause notre opinion, de la tenir pour un problème à regarder avec des yeux lucides, chercherons-nous de nouveaux arguments afin de la justifier coûte que coûte.

. Qu’est-ce que cette attitude si gorgée de tension et parfois de colère nous apprend ?  « Quand dans une discussion avec un adversaire nous ne croyons avoir affaire qu’à son intellect, que nous lui opposons force raisons et arguments et nous donnons toute la peine imaginable pour le convaincre, rien n’est exaspérant comme de reconnaître, à bout de patience, qu’il ne veut pas comprendre » (Schopenhauer). C’est que, sans raisons propres, il y a un très fort désir qui refuse de comprendre. Et, en effet, écrit Pascal : « Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, qui sont ces deux principales puissances, l’entendement et le désir. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle du désir ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément » (Pascal, De l’art de persuader). Si je crois, en effet, sans preuves suffisantes qu’est-ce donc qui me porte à croire sinon un désir de croire ? Ainsi tendons-nous à prendre le monde conforme à nos désirs pour la vérité.

 

. C’est une telle analyse que Nietzsche et Freud ont projeté sur la croyance religieuse.

 

« Les idées religieuses, qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l'humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme s'est cramponné à un père cette fois plus puissant. L'angoisse humaine en face des dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l'institution d'un ordre moral de l'univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées non réalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l'existence terrestre par une vie future fournit les cadres du temps et le lieu où les désirs se réaliseront. Des réponses aux questions que se pose la curiosité humaine touchant ses énigmes : la genèse de l'univers, le rapport entre le corporel et le spirituel, s'élaborent suivant les prémisses du système religieux. Et c'est un énorme allègement pour l'âme individuelle de voir les conflits de l'enfance - conflits qui ne sont jamais entièrement résolus - lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous » (Freud, L’avenir d’une illusion).

 

« Une fois que l’on eut inventé le concept de « nature » pour l’opposer en tant que tel à celui de « Dieu », « naturel » ne peut que devenir l’équivalent de « condamnable » : ce monde de fiction a tout entier sa racine dans la haine de la nature (de la réalité)… Mais cela explique tout. Le seul qui ait besoin de mentir pour s’évader de la réalité, qui est-il ? Celui qui en souffre. Mais souffrir de la réalité signifie être soi-même une réalité manquée… La prépondérance des sentiments de déplaisir sur les sentiments de plaisirs est la cause de cette religion, de cette morale fictives ; or, c’est cette prépondérance qui fournit la formule de la décadence… » (Nietzsche, L’antéchrist, § 15)

 

Les sources de la croyance religieuse seraient ainsi un désir, le désir le plus profond de l’homme : celui de vivre dans un monde sensé (un monde qui parle et me parle, où j’ai une place et je suis protégé…). Aussi, à défaut de le construire, le fantasmerions-nous en le projetant en un « arrière-monde » (Nietzsche) derrière notre monde, monde plus haut, plus beau, plus vrai dont le nôtre – celui du mal, de la misère, de la souffrance – serait la dégradation. Négation du réel au profit du rêve et de l’illusion : ainsi tendrait à fonctionner la logique de nos désirs.

 

. Or ce qui vaut pour la religion vaut pour toutes les sphères de sens que nous construisons autour de nous. Aussi tendons-nous à dire impossibles et par là même à fuir par les actes et la pensée, tout ce qui s’oppose à nos désirs. Pouvons-nous, par exemple, soutenir lucidement et fermement les idées vraies ou fausses que : « la vie n’a peut-être pas de sens », « le malheur est la condition humaine », « la mort est le grand terminus », « la laideur est la proche destinée de notre corps », « nos désirs sont voués à l’illusion »… ?  La répulsion que nous avons à les entendre est du même type que celle que nous avons à entendre l’annonce d’une maladie ou de la mort d’un être cher : « c’est impossible », disons-nous. Et c’est pourtant peut-être vrai : aussi pouvons-nous dire que selon la logique du désir « le réel c’est l’impossible » (Lacan). C’est que toutes viennent faire éclater la petite bulle protectrice tissée d’idées imaginaires centrées autour de nos plus profonds désirs que nous projetons sur le monde afin de pouvoir y vivre.

 

. Aussi, pour comprendre la logique de nos croyances, faut-il repérer un conflit premier entre la logique du désir et celle de la vérité, conflit ambiguë puisque si nous désirons vivre dans un monde sensé, nous désirons aussi qu’un tel monde soit vrai. Ainsi, pour faire disparaître l’opposition, tendons-nous à réduire la vérité à nos désirs. En parodiant Pascal (cf. cours sur la Justice et la loi – « n’ayant pu faire que le juste fut fort, on a fait que le fort fut juste »), on pourrait écrire : « ne pouvant faire que le vrai soit désirable, on a fait que le désir soit vrai » - bien évidemment non réellement, mais par le mensonge, la mauvaise foi et l’illusion.

 

 

6) Ce pourquoi la deuxième attitude – qui consiste à prendre conscience de notre non savoir - est la plus rare. Il faut, en effet, rendre à une telle prise de conscience son intensité dramatique : c’est qu’elle met en crise tout ce à quoi nous croyions et tenions.

 

Une telle prise de conscience n’est donc pas un jeu anodin :

elle porte sur notre orientation dans la vie (ce que nous visons, ce que nous évitons à partir d’un jugement sur ce qui est / ce qui n’est pas, ce qui vaut / ce qui ne vaut pas)

elle porte tout autant sur autrui (que nous jugions, enfermions dans des catégories, etc.)

elle aboutit à la prise de conscience d’avoir  été jusqu’ici le jouet de forces impersonnelles alors même que je me croyais libre : de là la naissance d’un désir de liberté – vérité.

 

 

7)  Une telle prise de conscience est la condition et le point de départ de toute recherche. Seul celui qui prend et se décide à prendre conscience de son non-savoir peut se mettre en quête de la vérité.

 

. « Voici le point de départ de la philosophie : la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l'origine de ce conflit, la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de l'opinion pour déterminer si on a raison de la tenir, l'invention d'une norme, de même que nous avons inventé la balance pour la détermination du poids, ou le cordeau pour distinguer ce qui est droit et ce qui est tordu.

Est-ce là le point de départ de la philosophie ? Est juste tout ce qui paraît tel à chacun ? Et comment est-il possible que les opinions qui se contredisent soient justes ? Par conséquent, non pas toutes. Mais celles qui nous paraissent à nous justes ? Pourquoi à nous plutôt qu'aux Syriens, plutôt qu'aux Égyptiens ? Plutôt que celles qui paraissent telles à moi ou à un tel ? Pas plus les unes que les autres. Donc l'opinion de chacun n'est pas suffisante pour déterminer la vérité.

Nous ne nous contentons pas non plus quand il s'agit de poids ou de mesures de la simple apparence, mais nous avons inventé une norme pour ces différents cas. Et dans le cas présent, n'y a-t-il donc aucune norme supérieure à l'opinion ? Et comment est-il possible qu'il n'y ait aucun moyen de déterminer et de découvrir ce qu'il y a pour les hommes de plus nécessaire ?

Il y a donc une norme.

Alors, pourquoi ne pas la chercher et ne pas la trouver, et après l'avoir trouvée, pourquoi ne pas nous en servir par la suite rigoureusement, sans nous en écarter d'un pouce ? » (Epictète)

 

. Notre raison interdit que deux propositions contradictoires soient vraies en même temps et sous le même rapport (« Dieu existe » ou « Dieu n’existe pas »). Or il est pour nous certain que, par delà nos opinions, il y a une vérité : soit, en réalité, Dieu existe, soit il n’existe pas. Il ne peut pas exister « un peu ». Le fait que certains pensent qu’il existe ne le fait pas exister pour autant s’il n’existe pas. Et, de la même manière, le fait que certains pensent qu’il n’existe pas, s’il existe pourtant, ne l’anéantit pas pour autant. Autrement dit : la vérité est indépendante de mes opinions. Par conséquent, l’idée « à chacun sa vérité » : a) est contradictoire ; b) confond vérité et opinion ; c) tolérance et connaissance ; d) cache un secret désir (cf.6) de ne pas discuter ses opinions, soit de les poser comme absolues et vraies conformément à la logique de nos désirs.

. Il y a donc une vérité, par nature universelle (valable pour tous, partout et toujours), indépendante de nos opinions et de nos désirs.

 

 

8) Mais comment donc nous mettre en quête de la vérité ? Avec quels instruments ? Nous avons au moins trois modes de connaissance : la connaissance par ouï-dire (« on m’a dit que », « j’ai lu », etc.) ; la connaissance par expérience (« j’ai vu »); la connaissance par raison (« j’ai compris que », « je peux démontrer que », etc.) . Evaluons chacune d’elles.

 

 

9) La connaissance par ouï-dire

. Le domaine de ce que nous posons comme connaissances et qui ont pour source le « ouï-dire » (on m’a dit que) est énorme. Ainsi, dit Spinoza du jour de ma naissance ; mais encore de la quasi-totalité de ce qui est écrit dans les livres et donc de mes connaissances de l’histoire, de la géographie, des mécanismes physiques, géologiques, biologiques… dont je ne doute pourtant (quotidiennement et communément) pas un instant.

. Connaître par « ouï-dire » c’est avoir accès à un récit (un discours, des dires) que nous tenons pour vrai. Et pourtant, du point de vue du récit lui-même, rien ne distingue une fiction d’une vérité. Lire un livre d’histoire ou un roman, c’est toujours imaginer des évènements, que ceux-ci aient existé ou non. La seule différence est que je tiens le roman pour fictif et le livre d’histoire pour véridique. De fait, j’ai confiance et je donne foi à certains récits ; je doute de quelques-uns ; j’en tiens d’autres pour fictifs et d’autres encore pour faux et illusoires. Mais, n’ayant accès qu’au seul récit, je n’ai pour ma part nulle preuve. Il s’agit donc de croyance – croire en quelque chose, croire en quelqu’un.

. Décidé à ne pas me tromper et à ne pas être trompé, et sachant que je ne pourrai jamais pour ma part faire preuve de tous les récits que l’on me tient pour vrai, qui dois-je donc croire et sur quels fondements ?  Qu’est-ce qui me permet et doit me permettre de m’orienter à travers la foule de récits que l’on me pose pour vrais ?

 

9.a) La sincérité

Le premier critère grâce auquel nous catégorisons les récits en vrai, faux, douteux ou probable est la sincérité de leur auteur. Si nous soupçonnons, en effet, que l’auteur du récit a quelque intérêt à ce que nous le croyions, nous pouvons suspecter une tromperie. Ainsi vis à vis du vendeur qui nous vante les mérites de son produit, de la mère au tribunal qui loue ceux de son fils accusé, etc. La première difficulté pour juger de la sincérité de l’autre est le fait du mensonge : l’autre peut me tromper et me faire croire par toutes les apparences de la sincérité qu’il dit la vérité. Admettons toutefois qu’il dise (ce qui lui semble être) la vérité. Suffit-il, cependant, d’être sincère pour être dans le vrai ? Certes non, et ce pour au moins deux raisons : a) je peux me tromper – croire sincèrement avoir vu ce qui n’a pas été (cf. très communément les récits si divergents de témoins pourtant sincères concernant un même accident); ou bien être convaincu par ce qui n’est qu’apparence de raison ; ce pourquoi, par exemple, je ne croirai pas le premier « pochetron » du coin, quelque sincère qu’il puisse m’apparaître, qui m’affirmerait qu’il y a des fantômes dans ses toilettes, soupçonnant que sa perception et son raisonnement sont quelque peu brouillés ; b) je peux tromper et me tromper, croyant sincèrement n’avoir aucun intérêt à l’affaire alors même que j’y suis très intéressé : ainsi, par exemple, vis à vis des questions portant sur Dieu, le surnaturel, le sens de la vie ou la justice (cf. 5) – tel croyant être objectif serait, par exemple, poussé par des désirs inconscients, qu’il ne connaît donc pas (qui sait, au fond, ce qu’il désire vraiment ?)

 

9.b) L’autorité

. Le second critère que nous utilisons communément est celui de l’autorité. De fait, il y a des êtres que nous sommes portés à croire sur parole (tel professeur, animateur de TV, star, politique, religieux, mon père, etc.) : « le prof a dit que… », « c’était à la télé… », etc. Il font pour nous autorité, c’est à dire qu’ils nous semblent des êtres en un sens supérieur à nous et, parce que plus compétents, ayant un accès privilégié à la vérité. Mais quel est le fondement d’une telle autorité ? Ce peut-être, avons-nous déjà vu, tout simplement la coutume (cf. 3) : nés dans une famille ou une société catholique, musulmane, juive, athée, de droite ou de gauche, etc. nous tendons spontanément à faire nôtre de telles idées. Nous avons aussi vu ce qu’il fallait en penser : si nous sommes incapables de rendre raison de nos croyances, il est bien probable qu’elles ne reposent que sur du vent.

. Mais, répondrons-nous, si nous en sommes incapables, peut-être y a t’il un sage qui, lui, peut rendre raison de ces croyances-là ? Ce sage serait pour nous, très exactement, une autorité. Ainsi devant tel argument d’un athée, untel va t’il demander une réponse au prêtre ou à l’Imam ; devant tel argument de droite, cet autre étant de gauche, va chercher dans les propos d’un journaliste ou d’un intellectuel aimés des moyens d’y répondre., etc. Au moins deux points positifs dans une telle recherche : a) la volonté de trouver des raisons, des arguments et de ne pas en rester à la faiblesse et à la suffisance de sa position immédiate – volonté positive d’élargissement de notre esprit ; b) le fait de ne pouvoir répondre ne signifie pas que l’on a nécessairement tort : peut-être, en effet, y a t’il des arguments que, sous le feu de la dispute, nous ne trouvons pas et qui sont pourtant valides. Mais, en même temps, il s’agit d’être au clair sur les motivations (cf. 5) qui nous poussent à recourir à de telles autorités : est-ce un moyen pour moi de chercher la vérité ou bien, tout au contraire, de me conforter dans mes propres idées (et donc mes désirs) ? Pour rendre claires pour chacun une telle motivation on peut tenter de se poser honnêtement de telles questions : accepterais-je vraiment de changer d’opinion ? Et sinon pourquoi ? Parce qu’elles me semblent vraies ? Mais quelles preuves en ai-je ? Il y a rappelons-nous trois sources de connaissance : le oui-dire - qui repose sur l’autorité, l’expérience et la raison.

. Continuons donc sur la relation d’autorité pour saisir si elle peut en elle-même faire preuve. Si je me réfère à une autorité extérieure, c’est, avons-nous vu, que celle-ci me semble plus compétente que moi pour juger de la vérité. Quelle est donc la nature d’une telle compétence ? Les seules compétences valides sont relatives à l’extension et à la finesse de l’expérience et de la raison : l’autre est plus compétent s’il a un plus large champ d’expériences que moi (ex. le voyageur) ou/et s’il est plus capable d’analyser et de juger l’expériences que moi, autrement dit, si son expérience est plus fine et profonde (ex. tel scientifique, tel artiste, tel religieux, tel sage). Pour juger de la vérité d’une proposition on ne peut donc se référer au récit en lui-même – au ouï-dire ; ni à l’autorité en elle-même – mais à ce sur quoi la validité de l’un et de l’autre dépende à savoir l’expérience et la raison. Ainsi, par exemple, devant le prêtre ou l’Imam qui me dit qu’il y a un Dieu qui a fait ceci ou cela, il me faut demander des comptes à savoir : sur quelle type d’expérience et de raison se fonde sa proposition ? Si, en effet, il ne se fonde que sur un ouï-dire (un livre, la parole d’un autre), c’est au livre ou à cette parole que je vais maintenant demander des preuves.

 

9.c) La probabilité

 Avec la sincérité et l’autorité, le troisième critère par lequel je suis porté à croire ou à ne pas croire les propositions d’un récit est la probabilité. Ainsi – hors relation d’autorité - si nous supposons l’individu qui nous parle sincère, jugeons-nous de la véracité de ses dires en fonction de leur caractère « croyable » ou « incroyable ». Or un tel caractère est directement fonction de notre connaissance passée : si nous ne croyons pas celui qui nous dit qu’hier soir il y avait une baleine dans sa baignoire c’est que : a) le milieu des baleines est marin ; b) on n’a jamais vu de baleine dans une baignoire ; c) les causes qui pourraient expliquer sa présence sont extrêmement improbables (pêche, remorquage, destruction de l’immeuble puis reconstruction autour de la baleine, intention de mettre une baleine dans ma baignoire : pourquoi donc ? Coûts… etc.); d) une baleine ne tient pas dans une baignoire. Autrement dit : un tel récit s’oppose par trop à ce que nous savons de source sûre (autorité : savoir sur les baleines), d’expérience directe (ma baignoire, pas vu de baleine) et de raison (impossibilité logique pour un grand contenu de rentrer dans un contenant plus petit : baignoire, appartement). Mais puis-je conclure de ce que je n’ai jamais vu tel phénomène au fait qu’il n’existe pas ou n’existera jamais – autrement dit qu’il est impossible ? A ce titre ce sont toutes les découvertes scientifiques qu’il faudrait éliminer (les microbes, la rotation de la Terre autour du Soleil, les atomes, les électrons, etc. ). Comme le dit Hume, ce n’est pas parce que j’ai eu l’expérience que le soleil se lève tous les matins de ma vie, que je m’attends ce matin à ce qu’il se lève, qu’il va ce matin se lever : ce qui est probable n’est pas certain (il peut s’être éteint). Autre exemple : Hume parlait d’un certain roi de Siam qui, sur la base de son expérience passée, concluait devant les récits d’explorateurs lui certifiant le contraire, à l’impossibilité pour l’eau de se changer en glace. Ce dont nous n’avons pas l’expérience nous paraît incroyable, mais un tel fait n’en n’existe, ici, pas moins. Aussi Montaigne, contre la prétention de restreindre le réel à ce que nous pouvons en comprendre, sur la base d’une expérience et d’une compréhension limitées (dans le temps, l’espace, la richesse, la puissance), fustigeait-il l’orgueil humain qui veut réduire l’infinie richesse et puissance de la nature à ce qu’il peut en comprendre (à ses grilles limitées) : « Avons-nous vu quelque chose semblable au soleil? Laisse t’il d’être parce que nous n’avons rien vu de semblable ? Et ses mouvements d’être parce qu’il n’en est point de pareils. Si ce que nous n’avons pas vu n’est pas, notre science est merveilleusement raccourcie : « Tant sont étroites les bornes de notre esprit » (Cicéron, La Nature des dieux, I, 31) » (Essais). Nous pouvons donc sur ce point conclure que s’il est prudent de juger improbable – et ainsi de ne pas croire - ce que nous n’avons jamais vu et qui semble s’opposer aux lois de notre expérience (croire sans preuve = crédulité) sans cependant pouvoir juger de là à l’impossible, le seul critère qui permet, en définitive, de trancher c’est l’expérience effective. Nous sommes de là projetés vers notre second mode de connaissance.

 

. Avant cela, notons qu’il faut dorénavant distinguer deux modalités de la croyance. Si croire c’est tenir pour vrai sans preuves véritables (preuves que l’on demandera à l’expérience et à la raison), il faut distinguer : a) un premier mode de croyance, « l’opinion » au sens platonicien qui est un « tenir pour vrai » aveugle sur soi un « croire savoir alors qu’on ne sait pas ». Ainsi de la plupart de nos certitudes et de nos évidences ; b) et un second mode de la croyance, lui, conscient de soi et du poids propre des raisons qui le portent à croire. « Je crois que… parce que » ; « j’ai l’opinion que… parce que » ; « il me semble que… parce que… ». Ainsi pouvons-nous croire ou ne pas croire tel récit, non par crédulité ou dogmatisme, mais, sans en avoir pourtant fait la preuve, parce qu’il nous semble, pour telles raisons, que l’autre est sincère ou n’a, par exemple, pas de raison de mentir, parce que, pour telles raisons, il fait autorité ou bien, parce que son propos est probable ou improbable en regard de ce que nous croyons ou savons du monde. Une telle croyance (« je crois que c’est vrai » - « je crois que c’est faux ») est un « il me semble » conscient de sa propre fragilité et - c’est là le point – ouvert sur la possibilité d’être réfuté. Montaigne proposait ainsi de transformer tous nos jugements souvent si dogmatiques affirmant « il est vrai que », « c’est », « j’affirme que… », etc. en jugements plus modérés conscients de leur relativité : « il me semble », « j’ai l’opinion que », « je crois que… », « il est probable que… », etc.  Celui qui entretient un tel rapport avec ses propres opinions est certain d’être dans le vrai, ses opinions seraient-elles fausses puisqu’il est toujours vrai qu’il « lui semble » et qu’ « il a telles raisons », ces semblants et ces raisons seraient-elles insuffisantes.

 

« Il s’engendre beaucoup d’abus au monde ou, pour le dire plus hardiment, tous les abus du monde s’engendrent de ce qu’on nous apprend à craindre de faire profession de notre ignorance, et que nous sommes tenus d’accepter tout ce que nous ne pouvons réfuter. Nous parlons de toutes choses par préceptes et résolution. […] On me fait haïr les choses vraisemblables quand on me les plante pour infaillibles. J’aime ces mots qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : à l’aventure, aucunement, quelque, on dit, je pense, et semblables. Et si j’eusse eu à dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de répondre, enquêteuse, non résolutive : qu’est-ce à dire ? Je ne l’entends pas, il pourrait être, est-il vrai ? qu’ils eussent plutôt gardé la forme d’apprentis à soixante ans que de représenter les docteurs à dix ans, comme ils font. Qui veut guérir l’ignorance, il faut la confesser.»

Montaigne, Essais, I, 26

 

. Pour dépasser cependant la croyance et laisser place au savoir (dans l’hypothèse où, comme il nous semble, un tel dépassement est possible) il faut recourir à la preuve. Cette dernière, avons-nous vu, semble résider dans la connaissance par expérience et la connaissance par raison.

 

 

10) La connaissance par expérience

. A la différence de la connaissance par ouï-dire qui est une connaissance indirecte médiatisée par la parole d’un autre, la connaissance par expérience est la rencontre effective et directe du sujet connaissant avec l’objet à connaître. Ainsi face aux dires douteux de tel ou tel, demandons-nous à « aller voir de nos propres yeux » c’est à dire à faire l’expérience de la chose. Or, à bien réfléchir, l’expérience semble la source de toute connaissance vraie : que le feu brûle ce n’est qu’une théorie plus ou mois probable avant d’en avoir acquis la certitude en y mettant la main ; qu’ « il n’y a pas d’amour heureux » de même ; que Dieu existe, etc. Il suffirait donc d’aller voir c’est à dire de se mettre dans la présence immédiate de la chose pour garantir la vérité de notre connaissance.

. Développons trois exemples : tel juge que les chômeurs, et par conséquent son voisin qui est un chômeur, sont des parasites ; tel autre, guéri contre toute attente d’une grave maladie, y perçoit un miracle divin ; Newton, enfin, dans la chute d’une pomme perçoit l’application concrète de la théorie de la gravitation universelle. Les trois font une expérience – c’est à dire la rencontre consciente (non inconsciente, ni aveugle) d’une chose – rencontre du voisin ; rencontre de la guérison ; rencontre d’une pomme qui chute. Et chacun prétend sur la base de cette expérience, connaître la chose dont il est question : un chômeur parasite ; un miracle divin ; une manifestation concrète de loi de la gravitation universelle.

. Premier point à montrer : toute expérience qui se prétend rencontre singulière et connaissance de cette chose-là dépend de cadres généraux, de schémas de pensée tenus pour valides. Autrement dit : faire une expérience ce n’est nullement, comme on le vit et le croit, se mettre en présence directe d’une chose qui nous révélerait immédiatement ce qu’elle est, c’est toujours juger et donc interpréter. Et l’on peut mal juger comme mal interpréter. Montrons-le.

. Une expérience est, en tant qu’événement réel, quelque chose d’unique qui ne se répète jamais. Cette pomme, ce voisin, cette guérison… dont nous faisons l’expérience, nous ne les rencontrerons plus jamais. Ce sera une autre pomme : pomme vieillie ou autre pomme. Idem pour le voisin et, plus évidemment encore, pour cette guérison que nous ne revivrons plus à l’identique. « Tout s’écoule » (Héraclite) et rien n’est jamais le même ; tout est toujours autre car rien n’échappe au devenir. « Nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve », dit encore Héraclite. Plus rigoureusement, si toute expérience est l’expérience d’un ceci (et pas autre chose), ici (et pas ailleurs) et maintenant (ni hier, ni tout à l’heure) alors il faut dire toute expérience absolument unique – car ce n’est jamais le même ceci, le même maintenant ni, si l’espace est lui-même changeant, le même ici. Si donc la connaissance que nous élaborons dans l’expérience était un pur reflet immédiat et direct de cette dernière, elle épouserait à tout instant la mouvance du monde. Mais aussi elle se limiterait à la singularité du ceci, ici, maintenant sans pouvoir dépasser cette expérience – qui est un événement - vers d’autres cas (les autres pommes), d’autres maintenant (les pommes d’hier et de demain) et d’autres ici (les pommes de Chine).

. Or ce n’est pas du tout ce qui se passe : lorsque notre perception rencontre la chose en un événement unique, le « ceci, ici et maintenant » rencontré est lu et interprété à partir de schémas et d’idées nécessairement généraux et provenant d’ailleurs que cette expérience-ci. Dire, par exemple, simplement « c’est une pomme » c’est ranger la chose rencontrée dans la catégorie générale de pomme, elle-même rangée dans celle de fruit, ayant les qualités générales d’une forme, d’une couleur et d’un goût généraux aux pommes. Nous avons donc dépassé l’événement de la rencontre pour ranger la chose rencontrée dans un concept général, le concept de pomme, et ainsi pu l’identifier. De la même manière, dire « cette guérison est un miracle » suppose une même identification (« c’est une guérison »), soit l’opération de classification d’un événement dans un concept général et, une explication, soit une interprétation des causes du phénomène (le miracle, soit une intervention divine). Or de telles causes ne sont évidemment pas présentes dans le phénomène lui-même (elles ne me sont pas, en tout cas, données), c’est moi qui les y projette – qui les y lis – afin d’en rendre raison.

. Dans toute expérience, dans toute perception, on peut donc repérer une double lecture (c’est à dire interprétation) : 1) l’opération qui consiste à identifier la chose – soit à la ranger sous un concept général (la pomme, la guérison, le chômeur, le parasite…) ; 2) l’opération qui consiste à expliquer la chose – soit à interpréter les causes invisibles qui font qu’elle nous apparaît telle qu’elle nous apparaît. C’est par le biais de cette double lecture que nous nous assurons une connaissance de la chose : connaître quelque chose c’est savoir ce qu’elle est (identification) et pourquoi elle est telle qu’elle est (causes et but). Un objet d’expérience qu’on ne saurait ni identifier ni expliquer ne serait pas un objet connu (un « je ne sais quoi, venant de je ne sais où causé par je ne sais quoi »). Toute expérience est ainsi une lecture et donc une interprétation du monde.

. Or la validité d’une telle lecture-interprétation de l’expérience dépend, bien entendu, de celle des cadres généraux et des modèles explicatifs à partir desquels on lit cette expérience. Aussi faut-il distinguer deux types de connaissance : la connaissance de cet être singulier-ci (cette pomme qui tombe de l’arbre – identification - sous le coup du vent - explication) ; cette connaissance dépend entièrement, venons-nous de voir, d’un autre type de connaissance, celle générale et abstraite par nature, des cadres généraux et des modèles explicatifs : cette dernière connaissance vise non tel pomme, mais l’ensemble des pommes, non tel mouvement, mais l’ensemble des mouvements, non tel chômeur mais le chômage lui-même. Ainsi dire : « c’est une pomme qui tombe de l’arbre sous le coup du vent » suppose la validité d’une classification botanique et une théorie générale de la causalité mécanique. Dire : « c’est un chômeur donc un parasite », la pertinence de la catégorie de chômeur ainsi qu’une théorie socio-économique sur la nature et les causes du chômage. Dire enfin : « cette guérison est un miracle » suppose encore la pertinence d’un diagnostic (la guérison) et la validité théorique d’un mode d’explication du monde par intervention divine. Ces connaissances générales et abstraites sont le domaine même de ce qu’on appelle la science (au sens large : « avoir la science de… » - qui nous permet de comprendre) - « il n’y a de science que de général » (Aristote) et c’est par ce général là (la pomme) qu’on connaît le singulier (cette pomme-ci).

. Ainsi devant tout jugement d’expérience (le nôtre comme celui d’autrui), devons-nous, pour être dans le vrai et ne pas nous tromper, dégager les présupposés théoriques de notre jugement. Vous dites : « cette guérison est un miracle ». Quels sont les présupposés d’une telle lecture ? 1) Qu’il y ait deux types de causalité : une causalité simplement physique et matérielle, une causalité divine invisible ; 2) Qu’il y a donc un Dieu ; 3) Qu’il a tels attributs : par exemple toute-puissance, infinité, bonté… 4) Qu’il s’intéresse aux hommes et, plus particulièrement, à ma petite vie ; 5) Qu’il a la puissance de guérir les maux de la terre, etc. Chacun de ces présupposés doit être interrogé et discuté sous peine de prendre pour vrai ce qui n’est qu’un préjugé (et ainsi plutôt que de me servir des idées comme instruments pour saisir le réel, de m’en faire l’esclave). De la même manière celui qui dit : « les chômeurs sont des parasites » présuppose peut-être que : 1) Le chômage est en un sens volontaire, le chômeur préférant ne pas travailler et profiter des allocations ; 2) Qu’il n’y a donc pas de chômage structurel, et donc d’autres causes au chômage que la décision des individus; 3) Qu’il est nécessaire et de l’ordre du devoir de travailler ; 4) Que l’on peut – que l’on a le droit – d’assimiler un homme à un parasite (sur le modèle d’ailleurs des nazis vis à vis des juifs), etc… tous énoncés problématiques qui doivent être interrogés et longuement discutés sous peine encore une fois d’enfermer notre liberté et notre sens de la vérité dans des préjugés.

. Comment donc diriger notre esprit afin d’être dans la vérité ? L’expérience seule ne peut répondre – puisque il faut encore bien la juger et l’interpréter. Il faut donc faire dialoguer la raison qui comprend les choses (« en rend raison ») et l’expérience.

 

 

11) La connaissance comme dialogue infini de la raison et de l’expérience

. La source principale de nos erreurs consiste dans une mauvaise interprétation-lecture de l’expérience. Comment donc réformer ces grilles de lecture du réel afin d’être dans la vérité et éviter l’erreur ?

. Il faut tout d’abord, ainsi que nous l’avons vu, être au clair sur l’ensemble des présupposés de notre lecture. Il faut ensuite faire porter l’interrogation sur la validité de ces présupposés puis enfin, si ces derniers sont invalidés, trouver et tester d’autres hypothèses afin de rendre raison du réel. Définissons au passage la raison comme cette faculté qui interroge le réel selon les questions « qu’est-ce que c’est ? » et « pourquoi ? » et qui, par analyse et liaisons logiques, construit des réponses, soit des modèles explicatifs rendant compte et raison de ce qui se donne à nous dans l’expérience.

. Prenons un exemple très facile – expérimenté dans une classe de CM2 – mais qui vaut, me semble t’il, pour toutes nos idées et qu’on peut appliquer aux démarches de toute science. Dans cette classe donc, on demande à des enfants : 1) « Lorsqu’il fait froid, faut-il mettre sur soi une couverture de laine ? » La réponse est évidemment un « oui » unanime; puis 2) « Lorsque j’achète une pizza surgelée en plein été, faut-il, pour la conserver au froid, que je l’enroule dans ma couverture de laine ? ». La réponse est aussi presque unanimement « non ». Pourquoi ? Parce que : a) nous ne nous contentons pas de savoir que tel pull ou couverture de laine chauffe (ce dont ils ont eux l’expérience), nous généralisons d’emblée ces expérience répétées en vérités universelles (valable partout, toujours et pour tous) ; b) cette généralisation s’accompagne d’une première forme de théorie explicative : « la laine chauffe ». En effet, à la question : « pourquoi ne faut-il pas mettre la pizza surgelée dans la laine pour la maintenir au froid ? », la réponse commune est celle-ci : « parce que la laine va la réchauffer ».

. Notons ici, que les enfants, certains d’eux-mêmes, rient de celui qui prétend le contraire. La certitude dogmatique (un dogme est une croyance tenue pour vraie c’est à dire posée comme un absolu qu’on ne peut par là même remettre en question) d’être dans la vérité s’accompagne d’une forme de mépris et de domination d’autrui – catégorisé, c’est à dire, là encore, lu et interprété comme un « idiot » qui « n’a pas les pieds sur terre ».

. Avec des individus plus âgés, on pourra même aller plus loin en leur demandant d’affiner leur schéma explicatif. On leur demandera alors : « comment le pull chauffe t’il ? ». Certains élaboreront des schémas d’explication par lesquels, par exemple, des « molécules de chaleur » viennent entourer le corps et, par une loi de transmission de la chaleur, réchauffer ce dernier. Comment à nouveau ? Le mouvement des molécules chaudes, par exemple, ferait que celles-ci viendraient à leur tour mouvoir, par percussion, les molécules froides qui, ainsi, se réchaufferaient, etc. Les plus habiles écriront des livres expliquant les causes profondes de tous ces mouvements. Le point important ici est que nous avons un modèle théorique d’explication de la transmission de chaleur, modèle qui nous semble expliquer et donc surplomber le monde de l’expérience puisque c’est avec cette théorie rationnelle (il y a des causes explicatives c’est à dire des raisons) que nous allons voir et expliquer le réel. Or il se trouve qu’une telle théorie est fausse. Nous le montrerons plus bas. On en conclura qu’une théorie rationnelle d’explication du monde, fût-elle belle, logique et rigoureuse, qui se coupe de l’expérimentation, soit de la volonté de se tester c’est à dire, allons-nous voir, de chercher à se réfuter, est vouée à délirer. Comme le disait le philosophe Kant, la raison pure – c’est à dire la raison qui ne soumet pas les chaînes pourtant logiques qu’elle construit au verdict de l’expérience, la raison purifiée d’expérience donc – délire c’est à dire prend ses raisons abstraites et vides pour la réalité.

. On demande alors aux enfants comment on pourrait tester cette hypothèse. Notons que, pour celui qui est certain d’être dans la vérité, une telle question semble sans intérêt : pourquoi chercher à tester ce qui est certain ? Seul celui qui est nourri à l’esprit de doute qui est, verrons-nous, l’esprit de vérité, cherche à tester ce qu’il pose toujours non comme vérité mais comme simple hypothèse (« peut-être » - non « il est vrai que » mais « il est possible que »). Qu’est-ce que, dans l’esprit scientifique, tester une hypothèse ? Ce n’est pas chercher à la confirmer : il suffit en ce cas de mettre un pull sur soi et de constater que l’on a plus chaud, ce qui confirme effectivement la théorie selon laquelle « les pulls chauffent ». C’est, tout au contraire, chercher à la réfuter : quelle expérience serait capable de mettre en cause mon hypothèse ? Ce type de questionnement va à rebours de notre mode de pensée quotidien : dans un dialogue, lorsque l’on nous met en cause, nous cherchons le plus souvent des confirmations de notre opinion plutôt qu’à nous réfuter nous-mêmes. Aussi, avons-nous vu (cf. 5), est-ce plus d’avoir raison de l’autre (le vaincre) que d’avoir vraiment raison que nous nous soucions, substituant dans la mauvaise foi la loi de notre désir à la recherche humble et désintéressée de la vérité. Pourquoi donc une telle tentative de réfuter nos propres théories ? Non par masochisme, mais par souci de vérité c’est à dire d’un savoir solide : s’il se trouve, en effet, que, mon hypothèse résiste à toutes mes tentatives pour la mettre en question, je pourrais la considérer comme valide (tout au moins temporairement, comme nous allons le voir plus loin), sinon je risque de me tromper prenant ainsi pour vrai ce qui ne l’est pas.

. Comment donc tester mon hypothèse ? Il faut que j’élabore un dispositif – qu’en science on appelle dispositif expérimental.

« Les pulls chauffent » donc, logiquement selon cette théorie désormais posée comme hypothétique, si je mets des glaçons dans une couverture et des glaçons hors de la couverture dans une pièce uniformément chauffée, disons, à vingt degrés, les premiers devront fondre plus vite que les derniers. Notons que dans un tel dispositif, on a, par exemple éliminé le radiateur et toute autre source de chaleur qui, dans les conditions de la classe, étaient, par exemple, plus proche de l’un ou de l’autre élément testé. Il s’agit, en effet, de construire une situation expérimentale en choisissant rigoureusement les éléments à tester et en éliminant tous les facteurs perturbateurs eu égard à la question posée (d’autres sources de chaleur, etc.). L’expérimentation se distingue ainsi de la simple expérience en ce qu’elle est la construction active et volontaire (et non la plongée dans une situation que nous n’avons pas choisie) d’une situation faite pour répondre de façon univoque (alors que l’expérience commune est souvent ambiguë) à une question posée, question portant sur la validité d’un schéma théorique d’explication du monde (alors que dans l’expérience commune nous lisons et interprétons, le plus souvent, le monde à partir de schémas posés comme valides, cf. 10).

. Ma théorie me permet, en effet, de prévoir ce qui, dans tel dispositif expérimental, va nécessairement – selon ce qui nous semble rationnel à savoir logique - se passer. Si, en effet, « le pull est cause de chaleur » alors, dans ce dispositif expérimental particulier, les glaçons vont fondre plus vite dans la couverture que ceux qui sont restés à l’air libre. On fait le test. Et que se passe t’il ? Tout le contraire : les glaçons à l’air libre ont presque entièrement fondus ; on soulève la couverture pour voir ce qu’il en est de ceux qui sont restés sous la couverture et – étonnement : ils sont entiers ! Cet étonnement est fondamental : a) Il marque l’irruption du non-attendu, du non-prévu, mieux du contre-attendu et du contre-prévu dans notre expérience. Ce qui arrive – les glaçons ne fondent pas (fondent moins) –est l’exact opposé de ce que nous avions prévu. L’étonnement marque ainsi ce moment particulier où nous faisons l’expérience de notre non-savoir : nous croyions savoir et nous ne savions pas (cf. 6). Un événement vient briser la validité de ma théorie et je ne sais pas comment le comprendre. « Je n’y comprend plus rien » ! C’est un beau moment sur lequel il faut méditer – celui d’un réveil (nous étions endormis dans nos théories) contemporain de la naissance d’un questionnement (« comment est-ce donc possible ? » - là où nous vivotions dans le sans-question de nos perceptions habituelles) ; b) Tout autant intéressant est l’empressement que nous avons à vouloir sortir de cette situation de non-savoir – « alors quelle est la réponse ? comment est-ce possible ? », demandent les enfants à leur maître, pressés, semble t’il, de se rendormir dans de nouvelles réponses.  Tout se passe ainsi comme si nous ne pouvions rester dans l’incertitude, dans le non-savoir conscient de soi, que nous devions combler cette faille par une réponse. Peut-être est-ce, au contraire, le signe d’un esprit fort que de rester dans le creux de la faille sans chercher coûte que coûte (au prix de la vérité, si la précipitation à trouver des réponses, est, comme l’avait dit Descartes, l’une des principales sources de l’erreur) à trouver une réponse qui endormira à nouveau l’esprit dans de nouvelles évidences ? ;c) On repère enfin cette attitude classique qui consiste à considérer que si l’expérience montre le contraire de ce que je comprend, c’est le réel qui a tort ! Ainsi certains enfants cherchent-ils le « truc » qui, comme fait l’illusionniste, a déterminé un résultat contraire à ce qu’ils attendaient. Dans un tel cadre : l’illusion c’est donc l’expérience elle-même et la vérité le schéma explicatif grâce auquel je comprends et prévois le monde. Nous avons ici une illustration de la fantastique inversion par laquelle nous mécomprenons le monde : alors que nous devrions nous instruire de l’expérience, nous soumettons cette dernière, quoiqu’elle dise, à nos anciens schémas. Le réel a tort ! Rappelons-nous Lacan : « le réel c’est l’impossible » (cf. 5) – par quoi nous jugeons impossible tout ce que, selon la logique de nos désirs ou, ici, de nos schémas de compréhension, nous ne pouvons pas comprendre. C’est cette même conviction qui fait que, sans changer nos schémas théoriques, nous allons chercher des hypothèses supplémentaires (appelées « ad hoc ») expliquant pourquoi, alors même que l’expérience nous réfute, les choses se passent ainsi. Si les glaçons fondent plus vite, c’est qu’il y a un tour de passe-passe ; si des enfants souffrent, ce n’est pas la faute de Dieu mais, par exemple, du péché originel ou bien encore du Diable ; s’il y a du chômage, ce n’est pas que celui-ci est peut-être une conséquence nécessaire de la dynamique du capitalisme, c’est que les gens ne veulent plus travailler, etc. etc. – tant nous préférons nous clore au repos dans la maison de nos préjugés qu’affronter la tempête de l’incertitude et de l’inconnu.

. L’esprit de vérité, au contraire, consiste, selon le philosophe Karl Popper, à garder, sur toutes propositions un esprit ouvert critique, préférant toujours la liberté d’un esprit sans illusions à la sécurité d’un système de fausses vérités. « Ce qui fait l’homme de science, ce n’est pas la possession de connaissances, d’irréfutables vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité » (Popper). Autrement dit : il ne faut pas juger un savant à la quantité de connaissances sur le monde qu’il semble détenir sur le monde mais à la qualité de cette dernière, c’est à dire à l’esprit qui les a construites et qui les maintient. Qui les a construites : le doute, l’hypothèse, la tentative de réfutation, la méthode expérimentale pour ce faire. Qui les maintient : la conscience de leur caractère construit, de leur nature hypothétique, du fait que toute théorie scientifique est, en un sens, une  « erreur en sursis » (Popper) – le réel étant infiniment plus complexe que nos idées simplificatrices ; la conscience enfin du champ immense des problèmes qui restent ouverts à son esprit. Si, ainsi, la découverte que « les pulls ne chauffent pas » ouvre l’esprit à la recherche d’autres hypothèses – et, par exemple, l’idée selon laquelle les pulls ne font que conserver une chaleur qui provient des autres corps sans pouvoir par lui-même la créer, cette idée quoique plus vrai, est encore insuffisante puisqu’elle ouvre les questions : qu’est-ce que la chaleur ? comment se produit-elle ? dans quelle mesure et selon quels procédés peut-elle être conservée, etc. ? Or, la réponse à chacune de ces questions engage la totalité de la science : on ne pourra savoir rigoureusement ce qu’est la chaleur, comment elle se produit et se conserve sans une théorie de l’énergie qui engage à son tour une théorie du microphysique (atomes, électrons, quark, etc.) seule à même d’expliquer la nature propre de l’énergie, une théorie du cosmos si, en définitive, toute énergie vient du soleil et si, cette dernière provient très lointainement d’une explosion plus primordiale, une théorie du vivant qui explique comment le vivant produit et maintient sa propre chaleur, mais aussi donc comment il y a et il y a eu vivant au sein de la matière sans vie, etc… Disons-le donc : parce que dans le moindre corps il y a tout l’univers (les astrophysiciens contemporains nous expliquent par exemple que nous sommes faits de « poussières d’étoiles ») le moindre petit fait – « il pleut », par exemple - demande pour être expliqué totalement (plus de questions : comment ? pourquoi ?) une foule de théories problématiques engageant finalement une théorie impossible du monde en totalité (si celui est infini). Par conséquent, la moindre petite affirmation repose sur un abîme de questions dont, si nous voulons être dans la vérité, il faut avoir conscience.

 

Aussi Pascal, philosophe et scientifique, conscient de l’imbrication réelle de toutes choses et de l’abîme de questions qui enveloppent nos théories locales (valables temporairement et hypothétiquement pour telle classe d’objets), pose t’il : « Je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties » (Pensées).

 

 

 

Conclusion générale : comment se diriger dans la pensée ?

 

. Parce qu’il était conscient du nombre infini de présupposés que la moindre de nos affirmations suppose ainsi que de l’infinie richesse de l’expérience que nos théories simplificatrices prétendent expliquer, Montaigne disait ainsi : « L’étonnement est fondement de toute philosophie, la recherche le progrès, l’ignorance le bout. Mais vraiment, il y a quelque ignorance forte et généreuse qui ne doit rien en honneur et en courage à la science, ignorance pour laquelle concevoir il n’y a pas moins de science que pour concevoir la science » (Montaigne, Essais, I, 26). L’étonnement : la conscience de l’étrangeté de l’événement révélé par l’expérience au savoir nôtre qui prétendait en rendre compte. La recherche : la construction par la raison de systèmes explicatifs (hypothèses) permettant de comprendre le monde et ainsi l’élargissement de notre compréhension, de nos schémas explicatifs. L’ignorance : distinguer deux types d’ignorance, celle de celui qui ne sait pas faute de s’être posé des questions et d’avoir cherché – c’est l’en deçà de la connaissance - et celle, dont nous parle ici Montaigne, de celui qui sait que, confronté à la question des questions qu’est la nature dernière du réel en sa totalité, il ne sait pas et pourquoi il ne sait pas (infinie richesse du réel / petitesse des schémas de compréhension de l’homme) – c’est l’au-delà de la connaissance. Socrate disant qu’il savait qu’il ne savait rien était dit le plus sage des hommes par la Pythie de Delphes parce qu’à la différence des autres il n’avait pas la prétention infondée de savoir. Mais une telle conscience – qu’il faut conquérir – ne doit pas, cependant nous laisser renoncer à la quête. Car : 1) de fait, devant nous diriger dans la vie, nous ne pouvons pas renoncer à savoir. Pour se diriger dans la vie, il faut, en effet, avoir une bonne carte. La destruction des erreurs - des fausses balises, si l’on veut – est la condition d’une bonne orientation ; 2) le dialogue de la raison et de l’expérience aboutit à la construction de chemins qui, si leur validité n’est pas absolue et si leur champ est limité, sont cependant plus solides que les chemins flous et fragiles de l’opinion.

 

 

. En posant maintenant ensemble les quatre notions du programme, nous distinguerons ainsi dans le cheminement vers la vérité :

 

1) La croyance dogmatique – ou opinion – dans le sens platonicien (cf. 4) : « croire savoir alors qu’on ne sait pas ». Cette position qui est la plus courante dans les rapports de l’homme au monde est celle de l’erreur, incapable de rendre raison d’elle-même et donc à mille lieux de la vérité. Elle entraîne une expérience limitée et pauvre du monde puisqu’on saisit ce dernier à partir de schémas grossiers et infondés.

 

2) L’étonnement – qui est l’expérience de l’irréductibilité de l’expérience à nos schémas grossiers, conscience de notre non-savoir et réveil de notre raison, soit de notre pouvoir d’interroger le monde (« qu’est-ce que c’est ? », «  pourquoi ? »). C’est le point de départ de la recherche de la vérité.

 

3) La recherche qui, par construction rationnelle d’hypothèses explicatives, démarche expérimentale (dans les sciences) et enracinement dans une expérience élargie et plus fine, dilate et complexifie notre compréhension du réel par la quête et la construction de preuves. Sans être jamais absolument vraies, à travers le mouvement d’ouverture et de quête, nos preuves sont « dans le vrai » c’est à dire dans le juste mouvement vers la vérité. La recherche de la vérité consiste ainsi à tracer au sein de l’infinité du monde quelques chemins de pensée dont nous devons, par raison, garder conscience du caractère limité, ouvert et temporaire.

 

4) Ceci nous permet de distinguer un second type de croyance (cf. 9, fin) : nous pouvons « tenir pour vrai… », « croire que… » avec des raisons que nous savons insuffisantes mais, cependant, suffisamment solides ou plus solides que d’autres, pour les poser, tout au moins temporairement, pour vraies. On distinguera ainsi la rigueur de la preuve scientifique qui, lorsqu’elle pose une thèse sur le monde est une forme de croyance rationnelle scientifique, avec le caractère beaucoup plus hypothétique et moins rigoureux des croyances non susceptibles de science (le domaine flou de l’humain, qui n’est, de plus, pas susceptible de véritable expérimentation) et cependant non dogmatiques avec lesquelles nous pouvons et devons baliser le monde afin d’en faire un monde relativement compris. Nous pouvons appeler ces dernières – dans le champ politique, celui du « bien vivre », etc.  – des croyances rationnelles non scientifiques.

 

5) L’ignorance dernière enfin qui est la conscience de l’infinité du réel eu égard aux limites de notre raison. Celle-ci est la condition d’une conscience supérieure de la vérité engageant un refus humble du dogmatisme et une ouverture de l’esprit sur l’infinité du monde ainsi que sur les autres esprits qui peuvent être le siège d’expériences et de compréhension singulières.