Lecture de l’Alcibiade (premier Alcibiade) de Platon

 

Première partie

 

 

Notions du programme en jeu : politique, désir, morale, autrui, bonheur, morale, justice…

 

 

 

Préliminaires

Situation historique de ce dialogue

. Les guerres médiques – victoire des cités grecques unies contre le pouvoir hégémonique de l’empire Perse (480 av. JC).

. Suivent 50 ans de paix relative et développement de la grandeur et du pouvoir d’Athènes sur les autres cités grecques. Tension croissante entre les cités qui s’unissent autour de deux pôles de pouvoir antagoniques Athènes et Sparte.

. Athènes / Sparte : deux sociétés très différentes. Deux dynamiques : Athènes – mouvement de création politique, artistique et de transformation des mœurs / Sparte : conservatisme, rigidité des mœurs ; Régime politique : Athènes = démocratie en devenir / Sparte : oligarchie (pouvoir de quelques-uns sur tous) dominée par un roi.

. Platon : nette préférence relative pour le régime de Sparte – critique de la démesure d’Athènes (l’ubris), son absence de tempérance (maîtrise de soi) et de normes (le Juste, le Bien) qui l’amènent à la catastrophe.

. 434 : début de la guerre du Péloponnèse (431 – 404) opposant Athènes et ses alliés à Sparte et ses alliés.

. 430 : épidémie de peste à Athènes – le ¼ de la population meurt : profonde crise morale.

. 415 : expédition de Sicile par Alcibiade – défaite d’Athènes.

. 411 : coup d’Etat oligarchique à Athènes – régime des 400, durant quatre mois, renversé à nouveau.

. 404 :  domination finale de Sparte sur Athènes - tyrannie des Trente durant quatre mois.

. 403 : renversement du régime des Trente, rétablissement de la démocratie dans une Athènes affaiblie…

. 399 : condamnation à mort de Socrate, le meilleur des hommes selon Platon.

 

Les personnages

1) Alcibiade (450 – 404 av. JC).

. Fils de noble athénien. Elevé par Périclès (grand stratège athénien du Vème siècle). Très beau et brillant – il attire tous les regards (rayonnement). Sa carrière est toute tracée : réussir en politique = briller sur la sphère publique – acquérir de la gloire.

. Or la vie d’Alcibiade est faite de débauche (d’intempérance - dont il sera fortement question dans ce dialogue), de trahisons et d’échecs. Alcibiade traite orgueilleusement quiconque : la vie pour lui est une question de prise de pouvoir ; boit à tout soif et sans mesure ; fait l’amour à tout va avec (presque) n’importe qui ; et, par exemple, fait cocu (et beaucoup d’autres) le roi de Sparte et engrosse sa femme ; ne respecte aucune tradition ni aucun dieu (affaire des Hermès en 415) ; envoie les athéniens dans des entreprises militaires insensées (expédition de Sicile)…

Commence une brillante carrière politique et militaire - s’illustre plusieurs fois dans les batailles (en 432 durant le siège de Potidée et 424 durant la bataille de Délion). Elu stratège en 420.

Contribue à la rupture de la paix de Nicias (421) au motif de la domination, de l’hégémonie d’Athènes à tout prix.

Echec de l’expédition de Sicile en 415 et, parallèlement, condamné à mort pour sacrilège.

Fuite vers les Lacédémoniens (414-412) : trahison d’Athènes ; parce que les spartiates se méfient de lui, négociation avec le roi des Perses.

Rappelé en 411 par les athéniens de Samos après la chute des « 400 » – nommé général, prend la tête de cette armée.

En 407, rappelé par Athènes – puis rejeté pour cause de défaite militaire.

En 406 se retire en Thrace et est Assassiné en 404 – soit par un mari jaloux, soit à l’instigation de Lysandre (commandant de la flotte de Sparte).

. Pour Platon, la vie d’Alcibiade est l’allégorie (une autre manière de dire ou de raconter) de la fin d’Athènes : Alcibiade est un des plus beaux produits de la grande Athènes qui a inscrit en lui ses vertus (grandeur, beauté, puissance) et passions fondamentales (briller en politique, quête d’hégémonie sur le monde), qui a dissout toute norme et valeur hétéronomes (celles de la tradition qui s’imposeraient à elle et à lui de l’extérieur) et dont la vie, sous le signe de la démesure (l’absence de maîtrise de soi, d’obéissance à des normes), s’achève lamentablement (Athènes affaiblie et soumise, mort d’Alcibiade).

. C’est cet être plein d’ambitions, certain de son destin et des fins de sa vie (le pouvoir) que Socrate va interroger au moment même où Alcibiade s’en va tenir son premier discours à l’Assemblée (ecclésia).

 

Alcibiade interrogé par Socrate, c’est toute personne juste avant de se jeter dans la vie dite active en suivant ses désirs et une vie en accord avec les modèles sociaux dont nul n’a jamais cependant véritablement réfléchi le sens et les fins ; l’Alcibiade de Platon c’est l’exigence de philosopher sur le sens (la bonne direction, la signification, la valeur) à donner à sa vie – sous peine de l’échec cuisant qui sera tant celui d’Alcibiade que de la cité d’Athènes. Voilà pourquoi ce dialogue a (et a eu historiquement) tant d’importance.

 

3) Socrate (470 – 399 av. JC)

Très souvent considéré comme le père de la philosophie. Fils d’artisan et d’une sage femme. Né athénien. Laid et pauvre : rien d’enviable extérieurement. Parcoure les places publiques en discutant avec tout un chacun. Par son dialogue, met en doute toutes les opinions et certitudes de ses interlocuteurs. D’où tout à la fois une fascination et une haine pour sa personne. En 399 av. JC, accusé d’impiété, de croyance en de nouveaux dieux et de corruption de la jeunesse, Socrate est condamné à l’exil ou à la peine de mort. Choisit la mort. Mort de Socrate = signe de la décadence d’une démocratie devenue incapable de bien juger et revenant dans la crise à des valeurs traditionalistes sans fondement.

 

4) Platon (428 – 347 av. JC)

Noble athénien de la stature d’Alcibiade. Un des nombreux disciples de Socrate. Va fonder l’académie à Athènes. C’est surtout à travers lui que l’on connaît Socrate, un Socrate revu par Platon. Haine de la démocratie athénienne qu’il pense comme un régime dégénéré allant par essence vers l’ubris (la démesure).

 

 

I) Rencontre de Socrate et d’Alcibiade (103a – 106c)

L’étrangeté de l’amour socratique (première approche) (103a – 103b)

. Socrate, « premier amoureux » (103a). Au sens grec, relation hiérarchique – mêlant autorité, affection et liens érotiques - entre un « amant » et un « aimé » – l’amant étant un homme plus âgé qui élit un adolescent et se charge de pourvoir à son éducation – afin, théoriquement, de le rendre meilleur. Idée d’amour : élection d’une personne qui, au yeux de celui qui aime, se sépare du lot commun. Question : pourquoi donc – et en quel sens - Socrate est-il le « premier amoureux » d’Alcibiade ? Pourquoi a t’il élu Alcibiade et que recherche t’il dans cet amour ? Cette question ne cesse de traverser Alcibiade qui est en est tout « troublé » (104d).

. C’est qu’en effet Socrate est un bien étrange amoureux dont, venant briser son horizon d’attente, Alcibiade s’étonne : 1) il est à la fois le « premier » - par quoi on comprend qu’il a vu en Alcibiade ce que les autres, attirés par les seuls charmes corporels d’Alcibiade, ne pouvaient peut-être voir – quelque chose, verrons-nous, de l’âme encore invisible dans le corps de l’enfant pré-pubère ; 2) mais en même temps, avant ce premier dialogue, Socrate est toujours resté à distance – alors même que tant d’amants, attirés par la beauté d’Alcibiade, ne cherchaient qu’à rompre la distance en l’enveloppant tout d’abord de mots séducteurs puis, ayant brisé la barrière, de leur corps entier ; 3) ensuite, Socrate reste alors que tous (nous verrons pourquoi) sont partis, manifestant par-là même qu’il ne cherche certainement pas la même chose qu’eux (très clairement pour un Alcibiade dégrisé, à coucher avec lui); 4) enfin Socrate est d’autant plus étrange, que prenant la parole pour expliquer sa non-intervention passée, il invoque un « démon » c’est-à-dire, chez les grecs, une divinité – soit une voix intérieure, moralement supérieure, qui lui interdisait d’approcher Alcibiade quelque désir immédiat qu’il en ait pu avoir.

. Or, explique Socrate, cette voix intérieure ne lui interdit plus d’approcher Alcibiade. Il va donc pouvoir l’entretenir de son amour pour lui – et nous, comme Alcibiade, allons enfin comprendre ce que cet étrange amoureux veut de ce dernier.

. Mais pourquoi donc la fin de l’interdit ? C’est, pouvons-nous penser, qu’il était auparavant trop tôt : peut-être Alcibiade n’était-il pas assez mûr, c’est-à-dire ses puissances et ses désirs assez développées et conscients d’eux-mêmes pour que la parole de Socrate puisse en être entendue. C’est, en effet, au moment où Alcibiade, définitivement sorti des jeux de l’enfance, croit savoir ce qu’il désire vraiment et s’apprête à se jeter dans l’action politique que Socrate l’arrête et s’entretient avec lui.

 

La suffisance d’Alcibiade et ses causes (103a – 104c)

. Que va t’il lui dire ? Socrate commence par faire état de son observation du jeune Alcibiade : pour l’avoir longuement observé en une toute autre attitude que celle d’une admiration béate pour la perfection de ses qualités (admiration qui est celle de ses autres « amants »), il le connaît et, allons-nous voir, bien mieux qu’Alcibiade croit se connaître lui-même. Aussi commencera t’il par faire état de son comportement le plus apparent et le plus immédiat, par mettre à jour ses croyances pour enfin creuser derrière ces dernières en révélant à un Alcibiade fasciné le fond véritable de son désir, fond dont Alcibiade ignorait le sens profond mais qu’il reconnaîtra pourtant dans les paroles de Socrate.

. C’est tout d’abord l’apparente suffisance d’Alcibiade que Socrate lui décrit : l’arrogance d’Alcibiade fait fuir ses amoureux. Ses amoureux – rappel de la relation « amant / aimé » traditionnelle : Alcibiade ne veut pas de maîtres, il n’a besoin de personne pour s’élever ou s’éduquer ! Alcibiade EST pour lui-même plein de lui-même : SUFFISANT. L’image qu’il a de lui-même et qu’il donne en spectacle aux autres est celle d’un être superbe et autosuffisant. Tel est son orgueil (sentiment – que nous verrons faux et contradictoire - de sa propre perfection et, par conséquent, d’être au-dessus de tous). Ce pourquoi il rejette tous ceux qui se présentent comme les indispensables compléments de son être : qu’a, en effet, besoin d’un complément de soi celui qui est à lui-même un Tout plein et complet ? Alcibiade, par conséquent, n’aime personne – si aimer c’est « trouver sa richesse hors de soi » (Alain), si « on n’aime que ce qu’on n’est pas, que ce qu’on n’a pas » (Platon, Le Banquet) et que nous sentons plus grand que nous.

. Mais pourquoi donc un tel orgueil ? Parce qu’Alcibiade a des qualités hors du commun et le sait. Lesquelles ? Sa beauté, son ascendance aristocratique, ses hautes relations, la puissance de Périclès par qui il a été élevé et sa richesse – richesse que, tout entier saisi par le désir de gloire (cf. + bas) et conformément aux idéaux d’une aristocratie (le nom, la grandeur, l’éclat, les hauts faits) méprisant la mesquinerie de ce qui sera bien plus tard nommé bourgeoisie (les parvenus, la richesse matérielle), Alcibiade semble mépriser comme un bien non négligeable certes mais secondaire. Si, en effet, Alcibiade ne s’enorgueillit pas de sa richesse, n’est-ce pas parce qu’il ressent que cette richesse est certes un avoir mais que cet AVOIR est détaché de son ETRE – soit de ce qui lui est propre, de son identité ? Pour lui-même, en effet, Alcibiade a certes de l’argent mais il n’est pas, par-là même, un être-riche – dit autrement, sa richesse n’est pas pour lui-même un attribut essentiel de son être (appartenant à ce qu’il se représente être sa nature, son essence), mais bien accidentel (dont le lien à son être est pour lui contingent (lié au hasard, qui aurait pu être autre sans que lui-même soit autre)). Loin donc d’Alcibiade le fait de se gonfler en contemplant ses richesses comme Harpagon sa caissette (L’avare de Molière) ou le propriétaire ses usines ou ses terres. Ce sont là des biens qu’il pourrait très bien perdre sans se perdre.

. Tout du moins est-ce que ce laisse supposer Platon ici. L’on sait, en effet, que l’Alcibiade historique aimait la « montre » et vivait dans un luxe dispendieux. Au moins est-ce ici le point de vue de l’aristocrate qu’Alcibiade prétend être que Socrate expose (montrant ainsi déjà peut-être qu’Alcibiade est déjà une forme décadente de l’aristocratie traditionnelle).

. Qu’arrive t’il au contraire à celui qui s’enorgueillit de sa richesse matérielle ? Son avoir (ses possessions) lui semble être son être : lorsqu’il contemple l’étendue de ses terres, le gros paysan gonfle le torse et ressent dans cette contemplation toute l’étendue de sa propre puissance : ces terres, cette étendue c’est lui ! Que cela ne soit pas vraiment lui, Alcibiade semble en être convaincu qui néglige la richesse. Et, à raison semble t’il, puisque les terres disparaissant, bien qu’il ait peut-être le sentiment de n’être plus rien, l’ancien propriétaire est toujours bien quelque chose ; parce qu’ensuite la richesse loin d’être un attribut appartenant à mon essence est, par nature, relative à ce qu’en perçoivent et possèdent les autres : comme le notait Marx, une maison est belle et grande tant qu’elle est plus grande que les autres, mais devient misérable dès qu’un château se construit alentour ; parce qu’enfin, au seuil de la mort, le sentiment commun est d’avoir négligé l’essentiel pour ce que nous découvrons n’avoir jamais été qu’accidentel (cf. par ex., La mort d’Ivan Illich de Tolstoï ou Citizen Kane d’Orson Welles) – ce pourquoi d’ailleurs, la pensée de l’épreuve de la mort est un puissant révélateur dont Socrate va user avec Alcibiade (105a).

. Quoi qu’il en soit cependant comment fonctionne une telle illusion consistant à « se croire » - ou dit-on couramment « s’y croire » (se croire dans la chose imaginée et croire la chose imaginée en soi) ? Processus : a) ce qui n’est rien d’autre qu’une chose extérieure à nous et, en soi, indifférente – par ex. un champ ou une demeure – le langage commun lui donne une signification, celui d’être non seulement un champ mais aussi une puissance désirable, un lien aux ancêtres, à la Terre-Mère (les « racines »), etc. Par l’opération du langage et moyennant la puissance de l’imagination (ici comme faculté de voir dans le réel autre chose que ce qui est) les choses deviennent ainsi des signes (signe = relation signifiant / signifié – signifiant = le côté matériel du signe (ex. le champ réel) / signifié = ce qu’il évoque et signifie), elles se mettent à parler ; b) or le propre du langage est que le signifiant s’efface derrière le signifié – de même que nous lisons une histoire d’amour (signifié)(nous sommes « dedans ») et non des lettres (signifiant), de même le propriétaire terrien voit-il immédiatement dans le champ réel (signifiant) la réalité d’un terroir liée à la puissance de la famille (signifié) ; c) tout se passe ensuite comme si en m’appropriant le signe (la terre signifiant puissance) je devenais moi-même ce qu’il porte et signifie. C’est d’ailleurs le principe même de la publicité : en consommant tel produit, je deviens beau, fort, jeune, séduisant, etc (idée de participation). L’image que je projette pour moi (et les autres) de moi-même (moi dans un beau 4x4) est ainsi faite de toutes les images et significations qui lui sont adjointes dans ma représentation (je suis cette puissance du 4x4). Telle semble la logique de l’identification.

. Mais parce qu’il est né aristocrate et que là ne sont pas (ou ne devraient pas être) leurs valeurs, Alcibiade néglige la richesse et ne s’y identifie pas. Reste que la suffisance d’Alcibiade procède d’une logique de l’imagination strictement identique consistant à confondre l’AVOIR (ce que j’ai, détaché de moi et qui n’est pas moi) avec l’ETRE (ce que je suis, mes qualités propres). N’est-ce pas d’ailleurs ce que suggère peut-être ironiquement Socrate, lorsque hiérarchisant les qualités prétendues d’Alcibiade en partant du corps jusqu’à l’âme, il cite la richesse en dernier ? Car beauté, relations, ascendance et richesse ne sont-elles, pas, en effet, quelque signification sociale merveilleuses qu’elle paraissent détenir, des qualités extérieures à moi, étrangères à ma véritable nature, autrement dit, en ce sens, des relations simplement corporelles – auxquelles notre imagination prête illusoirement une âme et nous perd dans leur identification ? C’est, en effet, ce que va montrer par la suite Socrate.

. Tel est donc, en tout cas et pour le moment, l’état des croyances d’Alcibiade et les raisons de son orgueil. Ce pourquoi, dit Socrate, Alcibiade a dominé tous ses amoureux. Trois remarques encore : 1) dominer ses amoureux c’est inverser tout à la fois l’ordre social – puisque c’est l’amant (adulte) qui doit dominer sur l’aimé (adolescent) – et l’ordre naturel, si l’amant est celui qui élève et éduque selon une valeur supérieure et si, commençant dans l’ignorance et l’impuissance, l’être humain a naturellement et premièrement besoin d’un maître pour s’élever. Toutes proportions gardées Alcibiade ressemble ici à un enfant imposant sa loi tyrannique – celle de ses désirs -à sa mère et à son père. Le risque pour Alcibiade, ainsi que le soulignera Socrate, est, faute d’un maître capable de lui faire acquérir la maîtrise de soi (la tempérance), de rester dans le pire état qui soit qu’est l’esclavage et l’ignorance sous couvert d’une illusoire liberté ; 2) à la décharge d’Alcibiade toutefois : il n’est pas responsable de la médiocre qualités de ses amants ; faute de grandeur et de vertu, loin de vouloir élever Alcibiade ses derniers ne cherchent, en effet, à leur tour, qu’à le dominer (ce sont eux aussi des « orgueilleux ») ; ceci ouvre vers un problème politique général : si nous avons besoin d’un maître pour devenir libre et si nos tuteurs ont eux-mêmes des âmes d’esclaves, comment devenir grâce à eux ce qu’ils ne maîtrisent et ne connaissent pas ? La cause d’une telle més-éducation et d’une telle médiocrité des hommes selon Platon c’est, verrons-nous, la démocratie qui fait illégitimement d’un ignorant, le peuple, la mesure des valeurs, faisant perdre à chacun le sens de la transcendance (ce qui est plus haut, ce qui a plus de valeur que nous – et dont la quête et l’imitation nous fait croître) ; ce pourquoi Socrate se substitue à ces mauvais maîtres – tel est, par ailleurs, sa tâche, son rôle et son devoir sur cette Terre, dira t’il dans le Théétète, celle d’accoucher les âmes (la « maïeutique » : art d’accoucher les âmes, c’est-à-dire d’aider à faire sortir la vérité en chacun depuis l’ignorance inconsciente de soi où celle-ci baigne premièrement toujours, cf. cours d’introduction) ; 3) Il est question ici de DOMINATION. Or une telle logique est contradictoire avec la SUFFISANCE supposée d’Alcibiade. Qu’a besoin, en effet, de dominer celui qui n’a besoin de rien ni personne, qui, par définition, s’auto-suffit dans la plénitude ? A besoin de dominer celui qui manque de quelque chose et qui donc, contradictoirement, n’a pas ce qu’il prétend pourtant détenir. Tel est la logique contradictoire de l’orgueilleux qui révèle une fissure et déjà quelque chose comme un obscur désir au sein de l’image pleine de soi : « je suis le plus puissant », l’orgueilleux veut le faire savoir et il se bat pour qu’on le reconnaisse, chaque victoire étant une confirmation dans le regard dominé de l’autre de sa propre puissance. Cet autre qu’il méprise, cet autre dont il prétend ne pas avoir besoin, ses stratégies de domination révèlent cependant que, le méprisant, il en a contradictoirement besoin comme le miroir indispensable dans les yeux duquel, reconnaissant sa propre puissance, Alcibiade peut se reconnaître. Aussi, nullement indifférent aux regards des autres, brille t’il devant tous et, se donnant sans cesse en spectacle, fait-il pour lui-même et pour tous le beau.

 

. Mais que désire donc Socrate ? Alcibiade ne peut encore le comprendre. L’attitude étrange de Socrate le déroute – mais il ne peut encore la lire qu’avec ses anciennes grilles de lecture : que peut donc chercher un amant sinon à le dominer et/ou à jouir de son corps ? Aussi est-ce cette dernière idée qu’Alcibiade, semble t’il, soupçonne subtilement en Socrate à travers l’image de la « caresse » d’un « espoir » comme on le fait d’un corps (104d). Tout le dialogue suivant va néanmoins nous faire comprendre la méprise d’Alcibiade : il ne s’agira nullement de caresser un corps mais d’éveiller à elle-même une âme qui s’ignore elle-même.

. Reste qu’Alcibiade se dit et est certainement « troublé ». Qu’est-ce que ce trouble ? C’est tout à la fois : a) un sentiment d’étrangeté - dont nous avons plus haut noté les raisons ; b) mais, tout autant, une obscure attirance – sans quoi on ne comprendrait pas pourquoi Alcibiade écoute si patiemment le discours de Socrate et dit à Socrate – si, hors politesse, il faut le croire - qu’il allait lui demander ce qu’il désire de lui. Le personnage de Socrate – qu’Alcibiade connaît de visu et par ouï-dire depuis longtemps – pour un être supérieurement intelligent tel Alcibiade n’est pas, en effet, simplement un « original » comme on se plaît à le dire à  Athènes, mais, par ses attitudes inédites, est enveloppé d’une forme d’aura qui, par delà sa forme repoussante, attire les êtres, comme elle le fait envers les êtres extérieurement beaux, comme vers la promesse de quelque élévation. Aussi est-ce comme un commencement d’amour, comme le notait Proust, lorsque nous pressentons la hauteur merveilleuse de mondes inconnus de nous derrière les prunelles de l’être vers lequel nous nous sentons mystérieusement attirés – pressentiment qui fait toute son aura.  En quel monde enivrant et inconnu siège donc ce Socrate ?

. Aussi Socrate peut-il parler et sera t’il, un moment du moins, écouté. Un moment du moins car le trouble d’Alcibiade rentre en conflit avec le sentiment de sa propre suffisance : « je ne sais ce que veut cet étrange Socrate mais en même temps je sais que, comme les autres, il veut me posséder » ; « je ne sais ce qu’il a à dire mais en même temps je sais tout ce qu’il faut pour vivre et je n’ai besoin de personne », doit-il, vraisemblablement, se dire… Aussi Socrate sachant qu’il a peu de temps – Alcibiade étant, de plus, déjà tendu vers le discours qu’il va énoncer à l’assemblée – demande t’il quelque « patience » (104d) à Alcibiade, vertu que l’on a beau exiger de l’autre mais que, faute d’un profond désir d’écouter de sa part, d’une part, et d’une puissante tempérance, d’autre part, il ne pourra tenir longtemps. Aussi lui faudra t’il éveiller le désir de ce dernier – et c’est donc à lui (au désir) que Socrate va parler.

 

Le désir in(dé)fini d’Alcibiade (104e – 106a)

. Socrate commence par rappeler la difficulté de parler à Alcibiade : comment apprendre quelque chose à quelqu’un qui ne se laisse pas « dominer », c’est-à-dire qui refuse tout ce qui se présente comme plus haut que lui, le mettant ainsi dans la position d’un disciple ? Seule solution : briser son orgueil, en montrant tout à la fois qu’il n’est fondé sur rien (sur la seule logique de l’imagination) en lui dévoilant, par delà ses illusions, la véritable nature de son désir qui est, allons-nous voir, un désir de hauteurs sans fins à l’accès desquelles la médiation d’un maître – en l’occurrence Socrate – est nécessaire.

. Socrate en parfait rhéteur (rhétorique : l’art de bien parler) commence par s’ancrer dans le désir de reconnaissance, le désir d’être aimé d’Alcibiade. Comment Alcibiade qui ne rêve que de cela : briller dans les yeux de tous (gloire), n’en serait-il pas touché ? Ce n’est donc nullement pour ces qualités, dit-il, qualités dont la possession fait son orgueil ou sa suffisance qu’il aime Alcibiade. Autrement dit, ce n’est pas pour sa beauté physique, ni pour son ascendance, ni pour ses relations que Socrate aime Alcibiade. Si, en effet, Alcibiade était satisfait de cela, s’il se réduisait à cela, s’il n’était rien de plus et d’autre que de telles qualités, alors l’amour de Socrate aurait depuis longtemps cessé – car, allons-nous voir, de telles beautés, de telles ascendances, etc. ne sont jamais, tout d’abord, que relatives et donc, par essence, limitées, mais surtout extérieures au moi (le sujet) véritable. Mais derrière la suffisance d’Alcibiade, derrière ses identifications imaginaires auxquelles sa compréhension de soi-même pour l’heure le limite, il y a le véritable Alcibiade. Et c’est celui-là que Socrate aime. On comprend alors le risque pour Alcibiade de ne pas écouter le discours de Socrate, quoiqu’à ce véritable Alcibiade il n’entende pour le moment pas grand chose : il SAIT très bien qui il est et ce qu’il veut. Aussi, est-ce certes tout à la fois par curiosité mais aussi dorénavant pour plaire à un Socrate dont il se veut aimé qu’Alcibiade se met à son écoute. Que peut donc être ce véritable moi derrière les identifications imaginaires sous lesquelles il est, selon Socrate, censé se cacher ?

. Pour le découvrir, Socrate propose à Alcibiade une fiction. Imaginons, lui demande t’il, qu’un dieu (un être qui voit de haut et de loin – qui n’est pas engoncé, comme nous sommes toujours, dans la situation présente – situation à laquelle, faute de distance et perspective, nous donnons une signification démesurée – ce qui n’est que relatif prenant pour notre imagination une valeur quasi-absolue) te propose l’alternative suivante : ou bien continuer à vivre comme tu vis, avec tes qualités présentes, sans espoir de progrès possible ou bien mourir immédiatement. Socrate semble ne pas douter un instant qu’Alcibiade préférerait mourir. Mais pourquoi donc ? Parce que vivre ainsi continuant indéfiniment – voire éternellement - mon être présent, c’est précisément l’enfer dans la mesure où une telle vie sans progrès ni avenir est comme une mort pour moi ; plutôt disparaître que vivre, dans ce qui ne peut être qu’une expérience de l’ennui, cette insupportable mort vivante que serait une vie éternelle, répétitive et sans avenir ! Que révèle donc un tel choix ? a) qu’Alcibiade, contrairement à ce que son orgueil semble montrer, ne se suffit pas. Il n’est ni ce qu’il a – ses qualités présentes, ni ce qu’il est présentement. Il est essentiellement cet élan vers un ailleurs à venir. Autrement dit : l’être profond d’Alcibiade - son âme - n’est pas une substance immuable et pleine qu’il s’agirait de conserver et de dorloter – c’est celui d’une puissance désirante ne visant qu’à se transformer et dont Socrate va révéler la nature ; b) préférant la mort à une vie sans progrès, Alcibiade semble bien révéler l’absolue primauté du choix d’une vie sensée sur la vie au sens simplement biologique. Près à sacrifier son corps si la vie n’a plus d’âme, le choix d’Alcibiade révèle l’esprit en lui comme irréductible à l’ordre extérieur des corps ; c) notons enfin que la pensée de la mort est propre à révéler la vie à elle-même dans la mesure où cette pensée incite l’esprit à se dégager du temps présent et de ses mille petits objectifs qui accaparent notre attention, pour se mesurer à l’aune de l’ABSOLU, soit de ce qui nous importe essentiellement (et non plus accidentellement ni relativement).

. Mais quelle est donc la nature de cette puissance désirante qu’est essentiellement Alcibiade ? C’est en mettant en lumière ses espoirs secrets que Socrate va lui révéler l’horizon ultime et donc le SENS DE SON DESIR. Socrate commence alors son élucidation par le présent immédiat, celui qui accapare le désir et l’imagination d’Alcibiade. L’objet de désir qu’Alcibiade a actuellement en imagination est celui-ci : aller proférer son premier discours sur la scène politique athénienne afin de convaincre l’assemblée. Un tel acte ne le mobiliserait cependant aucunement si, indissociable de ce discours et de sa réussite, ne rayonnait l’imagination d’un sentiment de puissance dont il sent tout à la fois la présence en creux au fond de lui-même (intériorité), le défaut présent d’affirmation et de concrétisation dans le monde présent (extériorité) – soit le manque d’objectivité - et l’imminence de réalisation à venir (passage de l’intériorité à l’extériorité). Or quelle est la nature et le sens d’un tel sentiment ?

a) Il est tout d’abord entièrement relatif à une logique de l’image ou de la représentation. Jouir de sa propre « réussite » – être élu stratège, devenir homme de pouvoir, être reconnu et applaudi par les autres (ce que l’on appelle « réussir » dans la vie) – c’est, en effet, jouir de l’image ou de la représentation de soi, image ou représentation à laquelle je m’identifie. « Je m’identifie » : non structure simple (je = je, sans césure) mais dualité interne – « je », l’origine invisible et irreprésentable, celui qui s’identifie, et « moi », le pôle objectif auquel je m’identifie. Ex. assis dans mon lit, je me mets à rêver, je m’imagine être adulé, applaudi, etc. – la jouissance = liée à la représentation de moi-même sur la scène ou le théâtre de mon imagination – au « film que je me fais ».

b) Or cette dualité est fondamentale : s’il est vrai que je ne jouis pas tant de ce que je suis mais de ce que je me représente être, il se peut que loin de manifester ce que je suis cette représentation me masque mon véritable être. Logique : prendre pour moi ce qui n’est pas moi – et donc pour l’objet de mon désir ce qui ne l’est essentiellement pas dans une identification imaginaire et illusoire. Stratégie de Socrate : faire apparaître cette différence - derrière l’identification, l’adhérence d’Alcibiade à l’image de lui-même – il y a une disjonction entre le je et le moi imaginaire. D’où, verrons-nous : le « je » ou l’âme, c’est-à-dire l’identité véritable, sera tout à la fois fondement et problème.

c) Comment fonctionne cependant cette logique de l’imagination ? Elle n’est, en Alcibiade, nullement arbitraire. Ce dont souffre Alcibiade c’est d’un manque de réalité objective : il voit son tuteur Périclès, reconnu, admiré, au pouvoir d’influence énorme sur le monde et, il se voit, lui, reclus dans la sphère privée, avec mille potentialités encore inexprimées. Avoir une réalité objective c’est ainsi exister dans l’espace et être capable d’action sur la réalité – celle des choses comme celle des hommes. Tel est la représentation que l’on se fait du POUVOIR. Et, indissociablement, être vu et admiré par tous – l’image de ce que je suis pour moi étant tout autant constituée de celle de ce que je m’imagine être pour les autres. Se sentir puissant c’est ainsi jouir de la représentation de sa propre image – telle qu’on l’imagine pour les autres et pour soi -comme homme d’influence.

d) Ce que va cependant montrer Socrate c’est que cette logique de la représentation a un horizon que, tout à la fois, reconnaît et méconnaît Alcibiade : cette forme de perfection vers laquelle tend son désir qui est la toute-puissance, toute-puissance qui, pensée dans l’ordre de la représentation, équivaut à la domination de toutes les choses et êtres. Il le reconnaît : puisque Socrate le trouble et le touche par ce discours, puisqu’ainsi c’est d’une telle aura de puissance qu’Alcibiade enveloppe son prochain discours à l’assemblée. Il le méconnaît cependant : puisque ce rêve de domination globale, Alcibiade, accaparé par son projet prochain – parler devant l’assemblée – ne l’a jamais fait.

e) C’est ainsi à dégager la logique de son désir que s’emploie ici Socrate. Que fait alors Socrate sinon continuer en pensée le mouvement qui, depuis l’origine, porte Alcibiade ? D’Athènes, à la Grèce entière, son désir se porte sur la totalité des hommes : ce qu’Alcibiade veut au fond c’est « remplir de son nom et de sa puissance tous les hommes ». Ce que donne ainsi à rêver Socrate c’est l’expansion et la domination croissante d’un homme sur les terres et le monde – qui est, tout autant, une image de l’impérialisme athénien (cf. cartes).

f) Mais un tel mouvement peut-il s’arrêter ? Le roi du monde ne s’ennuie t’il pas, tel ces conquérants romains n’ayant plus rien à conquérir ? « Le monde ne suffit pas », titre un film de James Bond. Ce pourquoi, écrit Socrate, à moins du tout, Alcibiade ne voudrait plus vivre. Ce qui polarise ainsi ultimement le désir d’Alcibiade c’est tout à la fois les idées d’INFINI, l’ABSOLU et la TOTALITE – à moins desquels jamais il ne sera comblé. Or n’est-ce pas là la nature de tout DESIR ?

. Lecture d’un texte de Rousseau, La nouvelle Héloïse :

« Malheur à qui n'a plus rien à désirer! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, l'on est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu'on voit; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Les pays des chimères est en ce monde le seul lieu digne d'être habité et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Etre existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.

 Si cet effet n'a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprends toutes. Vivre sans peine n'est pas un état d'homme; vivre ainsi c'est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu, serait une misérable créature; il serait privé du plaisir de désirer; toute autre privation serait plus supportable. »

 

On y retiendra que :

1) Alors que la définition du bonheur semble être l’adéquation totale du sujet et du monde – définition qui semble, par-là même, exclure le désir, si, selon Platon, on ne désire jamais que ce dont on manque, ce manque manifestant une césure du sujet avec le monde – Rousseau fait de l’absence de désir – qui peut bien logiquement sembler une condition du bonheur – un état de malheur. Malheur c’est-à-dire : césure totale et radicale entre le sujet le monde. L’expérience dont nous parle Rousseau c’est celle de cette forme de désespoir qu’est l’ennui.

2) Que perd, en effet, celui qui ne désire plus ? Il perd tout – et pourtant il n’a rien, puisqu’il désire ce que, par définition, il n’a pas. Que détenait-il alors ? Son désir – soit la tension en avant vers quelque bien futur – et, indissociable, de ce dernier une « force consolante », soit l’imagination jouissive de la détention du bien à venir.

3) Le « bonheur » semble ainsi selon Rousseau être indissociable du désir. Encore souligne t’il le caractère paradoxal de ce bonheur qui n’est pas un bonheur plein, l’adéquation totale du sujet du monde, mais un « bonheur » mixte fait tout à la fois de la souffrance de ne pas posséder et de la jouissance de l’imagination présente de la possession future.

4) Un tel état repose cependant sur l’illusion. Car ce que ne sait pas celui qui, tel Alcibiade, est pris dans son désir immédiat c’est que l’objet prochain de son désir est beau en imagination mais que sa possession ne saurait le ravir. Aussi comme l’enfant devant le jouet tant attendu, sera t’il nécessairement déçu. Mais pourquoi ?

5) Parce que tout à la fois : rien de fini (limité) ne saurait satisfaire un désir polarisé par l’infini et la totalité ;  parce que l’imagination projette sur les réalités finies du monde l’aura de cet infini qui polarise le désir. Pascal : « l’homme n’est produit que pour l’infinité » - l’infini est le FOND imperceptible sur lequel se découpent les FORMES, qui sont les formes perçues (décevantes) et imaginées (enivrantes).

6) Aussi est-ce une telle nature du désir qui explique chez Alcibiade tout à la fois toutes ses conquêtes passées, toutes ses luttes pour la reconnaissance, son désir présent d’aller sur la scène politique et le fait que chaque victoire reste et RESTERA insatisfaisante, laissant ouvert un nouveau champ de conquête, l’illusion d’Alcibiade consistant à croire qu’il pourra être comblé et satisfait par le biais de telles conquêtes.

7) Aussi peut-on prédire que, comme l’impérialisme d’Athènes l’a fait finalement éclaté, Alcibiade lui-même mourra de ce désir voué par avance à l’échec – tout ainsi que la boulimie (« je veux tout », dit-il) du personnage du Sens de la vie (1984) des Monty Python le fait exploser, son corps fini ne pouvant accueillir la totalité infinie à moins de laquelle son désir ne saurait être comblé.

 

. Que faut-il donc faire ? Renoncer à désirer ? Mais ce serait la mort même – la mort vivante de l’ennui. Continuer à désirer en ce sens ? Mais n’est-ce pas alors se vouer à l’illusion ? Socrate ne répond aucunement ici et laissant ce désir de puissance en Alcibiade, lui indique simplement cette voie : cette puissance que tu désires, tu ne pourras l’accomplir sans moi ! Où il faut reconnaître tout à a la fois :

a) Une stratégie de séduction d’Alcibiade – dont on connaît la réponse : comment retenir un être tout entier pris dans son désir d’aller séduire le peuple d’Athènes sinon en lui promettant cette puissance que, précisément, il convoite ?

b) On imagine toutefois qu’il ne s’agira évidemment pas de cette puissance-là, celle de la domination du monde, que lui ouvrira Socrate – puissance que l’on sait illusoire dans la mesure où, quelque imagination qu’on en est, elle ne saurait satisfaire le désir.

c) Non cependant, peut-être, que Socrate ici utilise un pieux mensonge : éveiller Alcibiade à lui-même, n’est-ce pas, en effet, l’éveiller à, tout à la fois, son véritable désir, par-delà ses illusions, et sa véritable puissance, par-delà la puissance illusoire qu’il projette sur le monde ?

d) Encore est-ce un chemin qui nécessitera, comme le montrera Socrate, quelque « tempérance » – soit une forme de renonciation à l’explosion des désirs en quête de jouissance immédiate. Mais comment la tempérance – qui en semble une négation – pourra t’elle donc être une voie de la réalisation de soi ?

 

 

Substitution du dialogue interrogatif au discours (106b)

. A Alcibiade qui attend de Socrate un long discours, comme le précédent, afin que ce dernier lui donne les clefs de la puissance – sans, évidemment, qu’il y croit véritablement : il est simplement intrigué - Socrate répond en substituant un autre mode de relation : le dialogue. Pourquoi ?

. Alcibiade attend de Socrate une leçon sur le comment, la technique spécifique pour atteindre la puissance politique, c'est-à-dire pour persuader la foule = la rhétorique. Cf. présence à Athènes de grands maîtres de rhétorique = les sophistes, donnant les moyens de persuader la foule (la démocratie et la rhétorique : celui qui maîtrise le bien parler peut acquérir les biens convoités : l’honneur…).

 

La rhétorique

Cf. multiples stratégies du bien parler. Comment? En flattant, en jouant sur les haines et les envies, en se faisant passer pour le sauveur… But = non dire la vérité, mais persuader pour gagner = une forme de mystification. D’où : lien / long discours, d’autant plus long qu’il faut qu’on s’y perde. Un exemple : l’introduction du film Thank you for smoking de Jason Reitman – où l’on nous montre un exemple d’art rhétorique consistant à retourner l’opinion d’une foule ; cf. encore une scène de 99 F de, où la véritable logique de la publicité est dévoilée à contresens de son but initial. Le but du discours ici c’est de vaincre = logomachie (combat de mots). Celui qui n’aura pas les arguments pour répondre aura perdu (honte, ou « cassé »). Cf. encore comment on peut écraser quelqu’un par son « bien parler ».

Or cet usage du discours est constamment dénoncé par Platon. Alors que le discours doit servir :

a) à unir par la parole deux personnes premièrement séparées (par leur particularité, leurs sentiments...) : amitié.

b) à viser la vérité, universelle et donc commune par essence.

Le discours rhétorique est d’autant plus pervers qu’il joue sur deux tableaux :

Faire croire à l’union dans la parole (= un champs d’égalité) pour le détruire et instaurer une hiérarchie : il a besoin de cette égalité là, de cette union là, sans laquelle on ne l’écoute même pas.

Prendre la vérité comme prétexte, prétendre dire vrai non pour dire vrai mais pour vaincre. Se donner les apparences de la vérité = mystifier. Il a besoin de la vérité comme référent pour pouvoir en prendre l’apparence.

L’union et la vérité sont présupposés, utilisés et déniés.

 

Les longs discours

A contrario un long discours d’exhortation, lui sincère et visant la vérité, a toute chance de passer au-dessus de la tête d’Alcibiade. Combien de fois cela n’arrive t’il pas, en effet?

Combien de fois ne tentons-nous pas de démontrer à quelqu’un la vérité d’un propos tout en s’apercevant que c’est peine perdue – puisque l’autre a déjà terminé d’écouter.

Quels en sont les obstacles?

 Outre la fatigue, et de ces facteurs circonstanciels, on peut discerner deux obstacles parfois liés :

a) La suffisance de l’auditeur. Si je n’écoute pas, c’est que cela ne me concerne pas. Et si cela ne me concerne pas c’est que j’ai déjà pour moi-même répondu. Soit que j’ai ma propre réponse à la question. Soit que j’ai décidé que la question n’avait pas d’importance

    b) L’abstraction du discours. Le discours apparaît décollé de l’expérience de l’auditeur. Il entend bien les mots, mais ces mots ne résonnent pas en lui, les significations qui lui sont attachées sont décollées, flottant dans un espace extérieur à lui. Ce ne sont pas les siennes. Il y a moi d’un côté et le discours de l’autre séparés de manière hermétique. C’est un discours qui ne l’exprime pas, qui n’a donc pas grand sens (signification et valeur).

 

Développements :

A propos du a) : Or : ici une note importante sur cette suffisance. Le discours, le logos = la raison, est la seule chose qui nous unisse.

Dans et par le dialogue nous sommes égaux (Platon et l’esclave du Menon : contre les valeurs aristocratiques de la Grèce, Socrate s’y adresse à un jeune esclave et, dans l’instauration d’une stricte égalité, l’aide à se remémorer comme à tout être libre une vérité – ici de géométrie) et guidés par un même but, la vérité. Briser le logos en le rejetant c’est briser l’amitié de l’homme à l’homme, c’est briser l’espoir d’une communauté pour se refermer dans son individualité et sa suffisance. C’est se couper de l’humanité pour se préférer soi.

C’est la faute et c’est bien d’une faute qu’il s’agit. Une faute = il est question de devoir et donc de morale dans la parole. Pourquoi ? Discuter avec autrui, entendre sa parole c’est se démettre de la position moi = tout, qui nous fait centre de la Terre = l’égocentrisme. C’est s’ouvrir à l’autre, « penser en se mettant à la place de tout autre » (Kant), à ce qui n’est pas nous et entendre la parole d’autrui comme une vérité possible. C’est donc poser la possibilité de ma propre erreur et donc immédiatement me remettre en question. Ce qui importe alors ce n’est plus alors ma propre pensée mais la vérité, ma particularité, mais l’universel.

A contrario les lieux où on ne dialogue pas sont des lieux de pouvoir et d’arbitraire = des lieux où la parole est à sens unique et donc où l’on domine. L’entreprise, la famille, l’école (bien souvent)… Toujours ? Pas nécessairement : différence entre une hiérarchie fondée sur une autorité légitime / une autre fondée sur une autorité dont la légitimité est usurpée. Comment savoir ? Critère à établir : pour le bien de…, etc.

A propos du b) : Dans le cadre du dialogue, le seul long discours qu’Alcibiade pourrait entendre est un discours sur la technique de manipulation des foules car un tel discours s’ancre dans son intérêt actuel et présente un ensemble de règles utilisables comme des moyens techniques, des outils qu’on peut manipuler à souhait, sans que l’on ait à engager son propre être et ses propres fins. Cf. les règles de l’arithmétique, par exemple.

Mais un long discours sur l’essence de la puissance, du désir, sur le fait de se connaître soi-même comme nécessité pour être maître de soi… serait pour Alcibiade totalement abstrait. Ce discours parlerait en général d’une situation générale « décollée » et qui n’est pas celle d’Alcibiade. Par là, il n’écouterait même pas. L’extériorité du discours, son caractère abstrait c’est l’extériorité d’une parole étrangère, d’un autre.

Et ce d’autant plus qu’Alcibiade sait bien pour le vivre, ce qu’est le sens de sa vie. Entendons bien : il le vit, ce sens : aller sur l’Assemblée se couvrir de gloire, c’est tout ce qui l’excite, tout ce à quoi il pense. Ce sont des évidences propres à Alcibiade. Evidences = un savoir personnel, intérieur, sûr de lui. Or un discours, discours extérieur, discours d’un autre sur moi-même, a toute chance de rouler sur les évidences d’Alcibiade sans même y toucher.

- D’où la nécessité de travailler à même ces évidences. Ce pourquoi Socrate va interroger Alcibiade sur ses projets concrets.

- Mais, là encore, comment le discours pourra t’il ne pas être un discours d’un autre, un discours décollé en ce sens et donc un discours qui ne m’engage pas? A la condition que ce ne soit pas le discours d’un autre, mais mon propre discours. A la condition donc que ce ne soit pas Socrate qui parle, mais Alcibiade lui-même. Alors le discours ne sera plus cette parole extérieure, décollée, qui n’est pas mienne et qui ne m’engage pas, mais ma propre parole.

 

Socrate et le dialogue

D’où la forme du dialogue. Socrate rejette les deux formes de discours précitées : ce n’est pas un long discours comme Alcibiade est habitué à entendre (106 b) que Socrate va produire. Non, c’est Alcibiade qui va parler !

Or, il faut se rendre compte du caractère insolite de la situation. On vous dit qu’on va vous aider à être puissant, cela suppose que Socrate a des recettes pour être puissant et donc qu’il va vous donner ces recettes par le discours. C’est donc lui qui va parler. Comment en serait-il autrement puisque c’est lui qui a le savoir et l’autre, Alcibiade, qui est censé ne pas l’avoir ?

Mais non, cela ne se passe pas ainsi ! Socrate demande à Alcibiade de répondre. C’est donc Alcibiade qui va parler, qui va dire ce qu’il pense, qui va tenir un discours et non Socrate (sur ce point lire : 112d – 113b).

Quel est donc le rôle de Socrate? Socrate va partir de ce qu’Alcibiade veut et pense. Et il va en l’interrogeant lui faire rendre compte qu’il ne sait pas vraiment ce qu’il croyait savoir. Or ce qui est fondamental et difficile : il faut que ce soit Alcibiade lui-même, qui alors qu’il était gorgé d’évidences, se rendent compte que ses évidences étaient des croyances non fondées et non des savoirs. Cela arrive à deux moments dans le dialogue (116e et 127d).

C’est donc Alcibiade qui parle et qui par l’interrogation de Socrate va s’apercevoir que ses évidences étaient en fait très problématiques, donc nullement évidentes. Il était dans l’opinion et non dans le savoir (116e – 118c).

 

La condition de possibilité du dialogue, de sa prise sur les évidences d’Alcibiade, de la remise en question par Alcibiade de ses propres évidences c’est le fait qu’Alcibiade parle. Qu’est-ce à dire? Il ne fait pas que vivre ses évidences, il les dit et les justifie (ou croit pouvoir les justifier). Or justifier ses évidences c’est en rendre raison, c’est affirmer qu’elles ne sont pas seulement mes évidences mais des vérités, qui dépassent donc la singularité de mon sentiment, dont on peut donc rendre raison.

 

II. Examen des compétences d’Alcibiade

 

. Alcibiade s’apprête à aller à l’assemblée pour présenter ses idées aux athéniens, les convaincre et acquérir ainsi pouvoir et gloire. Par delà le désir de briller, Socrate revient aux présupposés d’une telle prétention : convaincre quelqu’un n’a un sens que si mes idées sont meilleures que les siennes. Et meilleures signifie ici : plus raisonnables ou davantage dans la vérité – ce pourquoi le présupposé de l’attitude d’Alcibiade est une compétence supérieure à celles des autres athéniens. Et c’est bien, en effet, ce qu’Alcibiade croit : comment, lui, si beau, si noble, si maître de la parole n’aurait-il pas des compétences supérieures à tous ?

 

a) Types de connaissance et méconnaissance du savoir rationnel par Alcibiade

. Mais quel est donc ce savoir - tout autant savoir sur (un domaine particulier) que savoir-faire (capacité d’agir sur le domaine en question) - et d’où provient-il ? Socrate commence par la seconde question. Celui qui détient un savoir soit : a) tient ce savoir de l’enseignement d’autrui ; b) l’a trouvé par lui-même ; c) le détient de manière infuse ou innée. Cette dernière éventualité est laissée de côté par Alcibiade lui-même (« que serait-elle en dehors de ces deux voies » ?, demande t’il, en effet). Elle n’est pourtant pas absurde – mieux encore, c’est à ce type de savoir que la philosophie entend nous éveiller. La méconnaissance par Alcibiade de ce type de vérité signifie très clairement sa méconnaissance de la philosophie et, par là, si la philosophie est éveil aux vérités essentielles, de lui-même en son être profond et essentiel.

 

.  Expliquons-nous : soit une démonstration de géométrie, par exemple. Pour le non-géomètre, comme pour Alcibiade, il y a essentiellement deux manières d’apprendre quelque chose (en ces matières comme en d’autres) : soit en se mettant à l’écoute d’un homme d’expérience, soit de faire soi-même les expériences. Dans l’un et l’autre cas, savoir que tel triangle est rectangle est donc de toute façon affaire d’expérience – la seconde manière substituant à la simple connaissance par ouï-dire, basée sur l’autorité et la confiance, l’épreuve directe de la chose, cette dernière comme connaissance de première main étant de toute façon, selon les critères-mêmes d’un tel type de savoir, supérieure à la première. Expérience : rencontre d’une chose extérieure à moi.  Le non-géomètre ignore toutefois une autre source de savoir auquel la philosophie entend nous éveiller. Celui, qui, en effet, par la raison démontre que tout triangle dont la base est le diamètre d’un cercle et le sommet un point quelconque de ce cercle est rectangle en ce point, détient une connaissance que la seule expérience ne saurait engendrer : compréhension des raisons intérieures de ce que l’homme d’expérience ne fait que constater, épreuve de la nécessité et de l’universalité de sa démonstration (cf. encore une fois, cours sur la raison). Or d’où provient un tel savoir ? Nous ne sommes pas allé le chercher par les sens à l’extérieur de nous-mêmes, dans l’expérience du monde. C’est, tout au contraire, en délaissant l’extériorité des choses, en fermant les yeux sensibles – ceux du corps - pour rentrer en nous-mêmes, dans notre propre pensée, soit dans les raisons internes des figures que nous avons pu engendrer notre démonstration et ainsi être certain que tout triangle construit de la manière sus-dite est nécessairement rectangle. Etonnons-nous d’en être absolument certain : en quittant le monde sensible, nous découvrons un tout autre monde, monde invisible aux lois de cristal que Platon nommera le monde des Idées. L’exemple de la géométrie nous montrerait ainsi que, contrairement à ce que croit Alcibiade :

a) Tout savoir ne vient pas de l’extérieur – soit de l’expérience comme rencontre et épreuve de l’extériorité.

b) Il y a un savoir accessible à celui qui, se coupant de l’extériorité du monde, se met à l’écoute de sa propre raison.

c) Notre raison alors ne nous découvre pas nous-mêmes dans notre singularité contingente et sensible mais au sein de notre propre pensée découvre un monde de nécessité et d’universalité. Ce monde, intérieur à notre pensée, nous dépasse pourtant : nous pressentons sa systématicité et sa totalité, nous mettons à l’écoute de ses exigences en tentant de justifier nos idées présentes – mais nous ne le possédons pas ; sa réalité ne nous appartient pas, elle nous semble accessible à tout être de raison.

d) Platon donne à ce monde le nom de monde des Idées (La République) – en dehors de nous, en effet, les Idées (celle de Triangle, celle de Justice, etc.) ont une essence et des relations entre elles dont nous éprouvons tout à la fois que nous ne pouvons faire n’importe quoi (nécessité), qu’elles règlent notre pensée (c’est en visant l’idée absente de Justice que mes opinions sur la justice sont par moi réformées) et que leur réalité universelle est indépendante du temps (éternité), de l’espace et de leur reconnaissance ou méconnaissance par chacun.

e) Eprouvant la nécessité de ces pensées, nous ne rencontrons pas une vérité sur le modèle de l’expérience comme rencontre d’un objet extérieur mais nous éprouvons la texture intérieure de notre propre pensée comme constituée par la Pensée Universelle ou le monde des Idées. Aussi, Platon fait-il, par ailleurs (le Ménon), l’hypothèse que nous retrouvons une vérité – l’idée de retrouvaille ou de réminiscence manifestant tout à la fois l’appartenance de notre pensée à la pensée universelle (et, par là, éternelle) et l’oubli dans notre condition présente de ce qu’une partie de nous a cependant toujours su, à savoir les Idées.

f) Aussi en infère t’il la possibilité de l’existence éternelle de l’âme qui, ayant connu les Idées avant d’être incarnée, les aurait partiellement oublié (idée de chute) lors de son incarnation – ce pourquoi d’ailleurs nous pouvons pressentir ce monde éternel, nécessaire et pur des Idées comme tout à la fois notre véritable patrie (« ah si tout était clair, lumineux et distinct ! » - alors que tout dans le monde est bariolé, flou, contradictoire) et que nous nous sentons élevés lorsque nous nous saisissons une Idée essentielle (le choc, l’éclair de la compréhension), « élevé » : image de la sortie d’un bourbier (celui de l’ignorance, du contingent et du relatif) vers le haut des cimes (le « ciel » des Idées).

 

 

Friedrich, Le voyageur au-dessus des nuages

 

. Quoi qu’il en soit cependant de ce dernier point (f), il y aurait en tout cas trois modes d’accès à la vérité : la connaissance par ouï-dire et par expérience directe - toutes deux extérieures – puisqu’il s’agit d’une rencontre – contingente – de ce que nous ne pouvons ni comprendre (de l’intérieur), ni prévoir ; la connaissance par raison - qui nous fait retrouver par nous-mêmes des vérités éternelles comme la texture intérieure et cependant oubliée (et le plus souvent méconnue) de notre propre pensée.

 

(Note : on peut, avec Spinoza, affiner l’analyse et distinguer trois genres de connaissances, la première – connaissance du premier genre – englobant connaissance par ouï-dire et par expérience, toutes deux incapables de rendre raison de ce qu’elles entendent ou constatent ; la seconde, connaissance par raison, comme connaissance vraie mais encore extérieure à son objet, qui reste non compris de l’intérieur ; la troisième : connaissance par intuition rationnelle directe, connaissance parfaite et intime de la chose – c’est à ce type parfait de connaissance que se réfère la Lettre VII de Platon comme à un idéal – sur ces points, cf. mon analyse du film Pi).

 

b) Contenu et sources supposées du savoir d’Alcibiade

. Parce qu’il est cependant trop tôt pour ce genre de considérations, considérations qui ne sauraient être entendues par un Alcibiade encore tout entier saisi dans l’opinion – et, par conséquent, à mille lieux du monde des Idées, soit, avons-nous montré, de sa propre raison - Socrate part de l’opinion d’Alcibiade selon laquelle il n’existe que deux sources de connaissance et entreprend de montrer qu’à l’aune de ce critère - qui est, notons-le, suffisant pour le moment, l’éducation d’Alcibiade, parce qu’encore étrangère à la raison, n’ayant connu, de fait, que ces deux genres de connaissance - la suffisance d’Alcibiade est sans aucun fondement.

 

. Admis donc, pour le moment, que le savoir d’Alcibiade ne peut avoir pour source que l’expérience (la sienne ou celle d’un autre, ayant plus d’expérience), soit l’épreuve du monde, Socrate pose trois jalons : 1) Alcibiade ne peut détenir un tel savoir de lui-même et par lui-même s’il ne l’a jamais cherché – reste alors qu’un tel supposé savoir provienne de l’extérieur, et c’est, en effet, cette seconde hypothèse que va soutenir plus loin Alcibiade ; 2) La condition d’une telle recherche est la conscience d’une ignorance : aucun sens à chercher à savoir si l’on croit déjà savoir ; 3) Il est un temps où Alcibiade ignorait ce qu’il sait aujourd’hui. Par conséquent si Alcibiade détient ce savoir dont il se prévaut – et dont nous ne connaissons pas encore le contenu - il faut montrer à la fois qu’il existait un temps où Alcibiade ne savait rien, qu’il a pris conscience de cette ignorance et qu’il a désiré apprendre de lui-même afin de pallier à son ignorance et d’acquérir la maîtrise. Or que s’est-il passé, en effet ?

. Socrate fait la liste des enseignements qu’a reçu Alcibiade : grammaire, cithare, lutte… Mais ce n’est sur aucun de ces domaines singuliers qu’Alcibiade prétend à la maîtrise. Ni d’ailleurs la construction, la divination ou la médecine qui supposent, semble t’il, des compétences singulières qui, note par ailleurs Socrate, sont radicalement indépendantes de la beauté, de la taille ou de la prestance d’une personne (107). C’est qu’en effet, les supposées compétences d’Alcibiade ne sont rien d’autre qu’une prétention fondées sur ce type de qualités (beauté, renom, richesse, etc.) – qui lui donnent effectivement aura et pouvoir sur les autres - transposées et projetées de façon tout à fait irraisonnable dans l’ordre politique qui, exige cependant – Socrate va le montrer – des compétences tout à fait spécifiques. Or, nous savons, au contraire qu’en démocratie où il faut convaincre la foule pour accéder au pouvoir c’est, bien plutôt que sur la compétence, sur ce type de transposition irrationnelle que se conquiert le pouvoir dans une logique du type : je suis riche, je suis beau, je parle bien, etc. donc j’ai des compétences en matière politique – en notant toute fois la prééminence de la parole, cette dernière – par la rhétorique sophistique (cf. plus haut) étant le vecteur poétique nécessaire de toutes ces transpositions.

 

. Si ce n’est dans aucun de ces domaines qu’Alcibiade prétend avoir la maîtrise : sur quoi porte donc ce savoir dont se targue Alcibiade ? Réponse d’Alcibiade : sur ce qui les concerne essentiellement, soit les fins de la cité, à savoir tout ce qui engage le destin de la cité et, notamment, sur l’opportunité de la guerre et la paix (moyen pour une fin particulière – ici implicitement : la suprématie d’Athènes, fin supposée bonne) – soit la politique, entendue, comme l’ordre de la réalisation des fins de la cité (répondant à la question : comment vivre ensemble ? Où voulons-nous et devons-nous aller ? Quel projet avons-nous pour notre société ?). Et l’on sait, en effet, que sur la question singulière de la guerre Alcibiade parviendra à faire briser la paix de Nicias en 421 – cette rupture entraînant à terme la défaite et la chute d’Athènes.

. Or bien évidemment, propose Socrate, une telle prétention suppose de savoir juger selon le mieux - soit de savoir juger avec qui, quand, pour combien de temps et pourquoi il vaut mieux faire la guerre ou la paix. Mais Alcibiade sait-il juger selon ce « mieux » ? Pour le catch ou le karaté – art martiaux eux aussi – domaines dans lesquels Alcibiade n’a pas la prétention de savoir, un spécialiste vaut mieux qui sait tout à la fois quand, avec qui et combien de temps lutter. Il en est de même pour la musique.

. Socrate demande alors quel nom on donne dans chacune de ces techniques à ce « mieux » dans chacun des domaines : le qualitatif = « sportif » ou « vrai sport » pour la lutte, pour la musique, « musical ». Mais quel est donc le « mieux » dont Alcibiade se prétend juge - soit la norme à partir de laquelle Alcibiade prétend juger des choses politiques ? Notons l’importance d’une telle norme – en musique, comme en art du combat, comme en médecine, etc. la norme du « musical », du « sportif », de la « bonne santé » s’impose à tous – nul ne peut avoir la prétention de changer les normes selon ses désirs, ainsi que le fait, verrons-nous, tendanciellement la démocratie à laquelle s’oppose ici Socrate. Elle s’imposent à tous car  médecine, musique, combats… se déploient dans des champs de réalité singuliers ayant chacun une structure et un ordre propre dont nul n’est le maître. La compétence technique est alors celle de celui qui, s’étant confronté à la résistance propre de ces champs de réalité, a appris à se diriger parmi eux selon leurs normes propres. En invitant Alcibiade à nommer la norme – le « mieux » - qui prévaut dans l’ordre politique, Socrate invite Alcibiade à considérer que la politique est un champs singulier de réalité ayant lui aussi une structure et une norme propre dont nul n’est le maître. Mais quelle est donc la norme de ce champ de réalité ?

. Or Alcibiade se révèle incapable de nommer la norme de la politique. « Quelle honte ! », lui dit alors Socrate. Alcibiade qui se dit compétent – et supérieur à tous ces techniciens que sont médecins, musiciens, etc. - est incapable de nommer la norme à partir de laquelle il exerce sa compétence – alors qu’un médecin, un musicien, etc. eux, en sont tout à fait capables. La honte : là encore, nul n’est maître de la honte – celle-ci, qui, pour le moment n’est pas encore véritablement vécue par Alcibiade, qui n’est, pour le moment encore que gêné de ne pouvoir répondre. La honte : survient en nous indépendamment de notre volonté, et contre nos désirs, en nous jugeant selon des valeurs dont nous ne sommes pas maîtres et vis à vis desquelles nous apparaissons aux autres et à nous-mêmes comme déchus. Alcibiade ici : c’est Socrate qui de l’extérieur le désigne comme honteux, l’avènement de la honte en Alcibiade lui-même manifestant une contradiction interne qui ne lui apparaît pas encore nettement ni profondément ; la honte éventuellement éprouvée ne l’est encore que par rapport à cet autre qu’est Socrate (autre qu’on peut, à tout moment, mettre de côté) – et non encore vis-à-vis de soi. Lorsqu’Alcibiade éprouvera véritablement pour lui-même la honte, celle-ci sera la manifestation pour lui-même de sa contradiction interne et l’appel à se réformer en fonction du Bien. Le jugement de l’autre – Socrate – lorsque ce jugement est celui d’un homme de bien, est ici un appel à se juger soi-même selon la norme du Bien. Lorsqu’il est, au contraire, celui d’individus dévoyés quant au bien, loin d’être un vecteur de l’amélioration de soi, la honte comme honte devant les autres, puis, intériorisée, honte devant soi – écarte du Bien. Ainsi par exemple, est-ce la honte pour un footballeur de danser avec son partenaire ou pour un dur à cuire de faire preuve de douceur (cf. extraits de La belle verte de Coline Serreau) – ce qui est socialement honteux n’étant pas nécessairement un mal. Ce pourquoi, d’ailleurs, par exemple, ce disciple de Socrate qu’était Diogène le cynique, se masturbant en public – ne se faisant, selon ses dires, que du bien sans faire de mal à quiconque – projetait par cet acte une leçon sur la honte à la face des athéniens – leur montrant que, mal ciblée, la honte pouvait porter sur des gestes peut-être sans malignité alors que les athéniens n’avaient pas honte des mille méfaits qu’à l’insu de tous, ils commettaient dans la sphère privée. Appel intérieur au Bien – absolu, universel - contre la conception relative et social du Bien.

 

. Quelle est donc la norme du politique – soit ce à partir de quoi on évalue et juge en politique ? Et puisqu’Alcibiade est parti de la guerre – quel est donc le critère politique à partir duquel on juge de l’opportunité de la guerre ? Ce qu’on a, de suite, à l’esprit c’est que cette norme est la puissance. Et c’est une norme de fait dans l’histoire – la guerre est jugée bonne si elle apporte davantage de puissance et ainsi de la paix si elle est la condition pour maintenir la puissance. Deux problèmes alors : que serait donc la (vraie) puissance (cf. retour au problème du désir d’Alcibiade – ici du point de vue de la cité). Ensuite : pourquoi Alcibiade dit-il ne pas avoir « la moindre idée » de cette norme qui a pour elle, apparemment, l’évidence ? On verra, en effet, que, plus loin, Alcibiade a très clairement en tête ce critère, nommé « avantageux », et qu’il oppose à la justice. Outre le désir de Platon de montrer à nouveau l’ignorance d’Alcibiade, ignorance qui se manifeste dans un type de dialogue et, donc selon un mode de questionnement, auquel il n’est pas habitué, n’est-ce pas parce que les politiques, de fait sont, sur cette question, elle-même dans la contradiction ?

. Et, en effet, lorsque Socrate fait mettre en lumière à Alcibiade le critère de la justice au nom duquel on mène explicitement la guerre contre tel ou tel, Alcibiade ne peut qu’hésiter. C’est qu’il sait très bien que ce critère appartient aux stratégies de discours politique mais qu’il est aussi manipulable et manipulé en tous sens, chaque clan se prévalant d’une conception de la justice conforme à ses intérêts. De telle façon que la justice qui n’a que la sonorité de commune et dont le sens varie du tout au tout, ne semble être que le masque des intérêts et de la quête de puissance. Et pourtant, pouvons-nous, en politique, nous en passer ? Il semble bien que non puisqu’Alcibiade avoue qu’on ne pourrait pas dire que l’on va faire la guerre injustement contre un peuple juste – c’est, au contraire, parce que tel peuple a commis une injustice que l’on va guerroyer. Mais il s’agit du dire – et l’on sait que ce dire est, très souvent, un masque. Ce pourquoi Alcibiade dit que c’est une « formidable question » de savoir si la justice est la norme réelle du politique. Elle l’est, très certainement – mais pourquoi ? – du discours politique. Elle ne l’est manifestement pas des actes. Mais pourquoi encore une telle dissociation ? Du point de vue du discours, en tout cas, Alcibiade admet qu’il est malséant, qu’il n’est pas noble d’attaquer les justes. Aussi Socrate l’exhorte t’il à suivre cette idée de Justice – idée qui, pour le moment en Alcibiade, est on ne peut plus floue et masque ses véritables ambitions (la domination : Alcibiade est le double humain de l’impérialisme athénien)

 

. Une fois cette norme supposée de la politique mise en lumière – et avant qu’Alcibiade ne revienne, légitimement, sur cette dernière – Socrate peut enfin interroger Alcibiade sur l’origine de ce supposé savoir concernant la justice, si, en effet, Alcibiade s’apprête à parler à la foule au sujet de la politique et, puisque par hypothèse la justice est la norme du bien ou vrai–parler politique, à développer son discours sous la norme de justice. Soit alors, dit Socrate, tu ne fais que croire avoir cette science du juste et de l’injuste, ne l’ayant jamais acquise, soit, tu l’as apprise à mon insu par un autre professeur, hypothèse peu vraisemblable puisque Socrate a toujours suivi Alcibiade mais aussi, parce que de tels professeurs semblent bien ne pas exister à Athènes – toute prétention à la connaissance en ces matières, étant de toute façon, l’épreuve des dialogues socratiques le montrant, le fait de rhéteurs présomptueux (v. par ex. l’Hippias majeur, le Gorgias, l’Euthyphron, etc.). Aussi Socrate ironise t’il en demandant à Alcibiade de lui présenter ce professeur inconnu tout en sachant très bien qu’il n’a jamais existé – ironie que perçoit évidemment Alcibiade qui, attaqué par Socrate, s’en offusque. Mais pourquoi – et quelle est la nature - d’une telle ironie ?

. L’ironie de Socrate. Partout présente dans les dialogues. Ironie : forme de moquerie où l’on feint de croire quelque chose d’évidemment faux voire absurde concernant l’interlocuteur (ici qu’Alcibiade a appris d’un grand maître) en en tirant logiquement les conséquences (donne-moi son adresse que je puisse apprendre auprès de lui). L’ironie – de manière non explicite comme le jugement de « honte » jeté sur l’autre - entraîne tout d’abord une rupture dans le dialogue : celui-ci supposant une position d’égalité entre les interlocuteurs, chacun étant idéalement tenu pour l’autre comme libre c’est-à-dire également capable de vérité, la position ironique, est une position qui fait de la pensée de l’autre non plus une pensée libre mais une forme de marionnette. L’ironie suppose donc ici un rapport de hiérarchique entre les interlocuteurs : celui qui se moque en position de supériorité par rapport à celui qui est moqué, tout en maintenant la position apparente d’égalité du dialogue. Cette position est celle de tout rire qui selon Bergson (Le rire) suppose tout à la fois la séparation du rieur vis à vis de l’objet du rire et, insurrection de la vie contre les formes mécaniques et figées que peut prendre cette dernière, est un appel à se réformer pour redevenir à nouveau souple et fluide, c’est-à-dire libre ou accordé à la mouvance de la réalité. En ce sens l’ironie socratique est certes dangereuse en ce qu’elle brise un instant les règles du dialogue (égalité, liberté – et donc respect de la parole de l’autre dans sa prétention sincère à la vérité) et est donc susceptible d’engendrer la séparation réelle (l’ironie est une manière de « casser » l’autre) voire le conflit ouvert. N’est-ce pas, d’ailleurs, aussi pour se venger d’elle que Socrate fut condamné ? Mais elle est chez Socrate un appel à : 1) se voir de l’extérieur, depuis un point de vue logique depuis lequel ce qu’on affirme apparaît évidemment absurde ; 2) afin – et c’est là la fonction du rire selon Bergson - de se réformer et donc de recouvrer cette liberté que la pensée figée en évidences avait perdu. En ce sens l’ironie socratique est un jeu dangereux mais terriblement efficace pour réveiller les pensées endormies dans leurs évidences et les inciter à retrouver la route de leur propre liberté. Aussi pour éteindre le conflit qu’il vient d’allumer, Alcibiade accusant légitimement Socrate de se moquer de lui, Socrate fait-il immédiatement appel à la loi supérieure au nom de laquelle il vient de se moquer, à savoir « l’Amitié » : ce n’est pas, à ses dires, pour dominer, humilier, se séparer de l’autre rejeté dans l’infériorité au profit de son amour-propre que Socrate vient d’ironiser – c’est parce que sa tâche est de libérer la pensée d’Alcibiade de ses chaînes, autrement dit pour le bien d’Alcibiade – non son bien apparent (être flatté et admiré) mais son bien véritable (dont le « se connaître soi-même » est un vecteur nécessaire).

 

. Puisque Alcibiade n’est pas en mesure de nommer l’hypothétique maître qui lui aurait appris la science du juste et de l’injuste – d’autant plus d’ailleurs qu’ainsi que nous l’avons vu l’orgueil d’Alcibiade refuse toute position supérieure à la sienne – reste donc qu’Alcibiade ait reçu ce savoir en l’ayant trouvé par lui-même. Ce qui est tout à fait possible à la condition, note Socrate qu’Alcibiade l’ai cherché. Mais encore pour chercher à savoir ce que sont le juste et l’injuste faut-il avoir la conscience première de l’ignorer. Mais quand Alcibiade a t’il jamais eu conscience d’ignorer le juste et l’injuste ? A vrai dire : jamais. Enfant déjà, au sein des jeux, il accusait les autres d’injustice – en sachant apparemment très bien ce que ce mot signifiait. Par conséquent répond Alcibiade, croyant effectivement savoir ce qu’est la justice (avec la même conviction que l’enfant qu’il était) et encore incapable de prendre conscience du fait qu’il ne s’agit que d’une opinion de savoir ou d’une ignorance inconsciente d’elle-même, il a toujours su ce qu’était la justice. Notons ici que la position d’Alcibiade vis-à-vis de la justice n’est pas celle seulement d’Alcibiade, elle est celle de tout un chacun : qui de nous ne croit savoir ce qu’est la justice tout en n’ayant, comme Alcibiade, jamais eu conscience de l’ignorer, ni, par conséquent, jamais cherché ?

. Si donc Alcibiade n’a pas reçu d’un autre la science de la justice, ni de lui-même – reste soit qu’il ne l’a pas, soit – mais c’est une alternative que Socrate refuse ici, qu’il l’ait de manière innée (cf. + haut) - ce qui est, à vrai dire, impossible puisque la reconnaissance de cette forme d’innéité (la réminiscence) suppose, elle aussi, la prise de conscience première de notre non-savoir et l’effort du souvenir (qui est celui de la raison accédant au monde premier des Idées) – soit qu’il l’ait, et c’est ce qu’Alcibiade va lui répondre, effectivement reçu d’un autre. Et, en effet, d’où provient la science d’Alcibiade sinon de la société athénienne dans le giron de laquelle il a été éduqué, faisant sien inconsciemment le sens commun de la justice ? C’est donc bien la véritable source de son savoir qu’Alcibiade nomme – non un maître en particulier, mais « tous », à savoir Athènes.

 

. Nous arrivons ici à un point capital : Alcibiade vient de nommer la source véritable de son prétendu savoir. Ce n’est pas lui-même qui en est l’origine – mais le peuple ou la foule. Ce point est capital car en pensant n’avoir aucun maître et être le maître de tous, Alcibiade l’ambitieux se soumet, en réalité, à un maître d’autant plus pernicieux qu’invisible, il est partout et nul part : ce maître c’est la foule – car c’est bien de la foule qu’Alcibiade tient ses plus intimes pensées et c’est bien de la foule qu’il entend se faire admirer. Double dépendance dont la première apparaît ici à la pensée d’Alcibiade – sans, pour autant, qu’il s’en sente blessé puisque tenir ses opinions de la société, c’est le lot, semble t’il, de tout le monde et qu’à ce titre, sur un pied d’égalité avec tous, on n’est le disciple de personne en particulier. Ce qui est visé ici est ce que, par ailleurs (cf. cours sur la conscience, deuxième partie), nous avons nommé l’inconscient social (Inconscient : ensemble de forces déterminant la conscience à son insu. Social : collectif anonyme forgeant les significations imaginaires qui structurent le vivre-ensemble).

. Petite note sur la dualité de sens du mot peuple. 1) Le peuple comme populace – point de vue aristocratique qui est le point de vue platonicien : foule, masse, agglutinement, réactions affectives immédiates et, par conséquent, manipulable à souhait. S’oppose à la maîtrise de soi et à la pensée, par essence solitaire – qui doit donc se séparer de la foule. 2) Le peuple comme organisation des citoyens = point de vue démocratique. S’oppose à l’aristocratie comme principe de domination. Peuple = non agglutinement mais collectif de pensée et d’action par dialogues et débats (modèle de l’Assemblée). Platon combat la démocratie car, selon lui, le peuple – qui va mettre à mort Socrate – ne sait pas bien penser, oubliant de se soumettre à plus haut que lui, à savoir la vérité (et, ici, la vérité de la justice) – et, par conséquent, à ceux qui sont davantage capable d’y accéder (cf. La République).

. Or, note Socrate, la foule – ou la société – est un bien mauvais maître en matière de justice. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas le savoir – de la même façon qu’elle n’a pas le savoir pour enseigner un simple jeu (le « jacquet ») qui suppose, semble t’il, la technique d’un spécialiste. A quoi Alcibiade répond par l’argument très sérieux de la langue grecque – la langue, institution sociale, par excellence n’est-elle pas, effectivement, l’exemple type de ce qui, partagé et maîtrisé par tous, peut être enseigné par tous ? Et la langue, véhiculant des significations du mot justice, semble ainsi légitimer la prétention de chacun à savoir ce qu’est la justice. N’est-ce pas d’ailleurs immédiatement en ouvrant un dictionnaire de ce que nous nous informons de ce que signifie une notion ?

. A quoi il faut répondre deux choses :

 a) Comme le fait Socrate que pour ce qui est de la grammaire, par exemple, ou de l’usage commun et utilitaire des mots (« désigner une pierre, le bois, un cheval… »), tout homme parlant grec est bon maître – preuve indirecte : tout le monde est d’accord sur ces règles ; mais quant à savoir ce qu’est un bon cheval, un bon bois, une bonne pierre, un corps en bonne santé… c’est au spécialiste et au meilleur technicien-spécialiste (le dresseur, le menuisier, le tailleur de pierre, le médecin…), celui qui a une compétence spécifique, de répondre et non à tout le monde. S’il y a ici désaccord possible entre les individus ce n’est donc pas parce que – comme l’opinion relativiste le pense de la justice ou de la beauté… - il n’y a pas de sens universel du mot, mais, parce que, faute de maîtrise partagée, tous n’y ont pas également accès. Ce pourquoi ces non-techniciens seraient en ces matières de bien mauvais professeurs ; enfin quant au sens du mot « justice », les conflits sur sa signification, « tout le monde » n’étant pas d’accord dessus – loin de là !- révèlent un non-savoir et, par conséquent, que ce « tout le monde » est en ces matières un bien mauvais professeur. Voilà pour l’argument de Socrate. Par conséquent : Alcibiade qui n’a jamais cherché par lui-même ce qu’était la justice et qui n’a, derechef, eu pour seul maître que la foule, elle-même ignorante malgré soi de la nature de la justice devrait donc en conclure qu’il ne peut savoir ce qu’est la justice alors même qu’il le croît.

b) Quel doit être plus largement le rapport du savoir à la langue ? Nous partons toujours de l’usage commun des mots – ce sont ces mots et ces usages qui sont ancrés en nous par la langue commune (le fait que nos pensées se forment à travers une langue que nous n’avons pas choisie véhiculant des significations du sens duquel nous ne sommes pas maîtres). A ce titre le dictionnaire n’est rien d’autre que l’ensemble des usages vivants des mots (unité signifiant / signifié). C’est donc le point de départ nécessaire de toute pensée car c’est dans les mots de la cité que nous apprenons à penser et pensons effectivement – la richesse inépuisable de la langue donnant un corps (singulier, précis, communicable) à notre pensée (réduite à l’informe sans cela). Hegel : « nous pensons dans les mots ». Mais si ces usages et ces significations communes sont un point de départ nécessaire de toute pensée et, mieux encore, le milieu même de la pensée – en ce que celle-ci, répétons-le, doit s’objectiver (se donner un corps) dans le miroir des mots - celle-ci ne se réduit pas, pour autant, à la répétition des usages passés. La réflexion critique en frottant les significations communes les unes sur les autres et leur demandant compte et raison, vise à déployer un second niveau de langage libéré du caractère flou, polysémique et, souvent, contradictoire du premier. Ce n’est pas, par exemple, parce que tel peuple utilise les mots « Dieu », « esprit », « liberté », « justice » ou « dahu » et croit en leur existence que ces mots ont un référent réel (c’est à dire que quelque chose de réel leur corresponde – Dieu, la justice, la liberté… peuvent n’être que des fictions) ou que leur véritable signification correspond à ce qu’en comprend le sens commun (on peut, par exemple, communément appeler liberté ce qui n’est qu’une forme de servitude et justice ce qui n’est qu’injustice). Philosopher c’est donc réfléchir à partir de et à travers la langue commune en visant l’au-delà de la particularité de cette langue, soit la vérité, ce qui est au-delà des illusions communes. Ainsi, avec Socrate, nous interrogeons-nous sur la question de savoir ce qu’est (vraiment) la justice – sur sa place (véritable) au sein de la politique – à partir de et par delà tous les discours véhiculés par Athènes et qui forment toute la pensée d’Alcibiade.

 

 

c) Le sens du dialogue : le dépassement des points de vue vers la vérité

. Revenons donc à la conclusion que tire Socrate de tout ce dialogue (112) : Alcibiade qui n’a jamais cherché par lui-même ce qu’était la justice et qui n’a, derechef, eu pour seul maître que la foule, elle-même ignorante malgré soi de la nature de la justice devrait donc en conclure qu’il ne peut savoir ce qu’est la justice alors même qu’il le croît. Or que répond Alcibiade à Socrate ? « D’après ce que toi, tu peux dire, il n’y a aucune apparence… ». Pour Alcibiade ce n’est donc pas lui-même qui est dans la contradiction – c’est l’Alcibiade selon Socrate, bref un autre que lui-même. Il ne s’agit donc pas de vérité mais d’ « apparence » ou de point de vue. Double raison de cette affirmation : a) Tout d’abord Alcibiade croit savoir ce qu’est la justice et être à même de l’exposer – l’idée selon laquelle il ne peut savoir rentre donc en contradiction avec cette croyance forte, ce pourquoi elle ne peut être entièrement acceptée. Ce pourquoi aussi il faudra mettre à mal cette seconde opinion en montrant à Alcibiade que, contrairement à ce qu’il croît, il ne sait pas ce qu’est la justice; b) Stratégie plus ou moins inconsciente d’Alcibiade visant à échapper à la mise en question – le dialogue serait un échange de points de vue à partir d’opinions relatives à chacun. Il n’y aurait donc pas une vérité concernant Alcibiade – mais des points de vue, irréductibles et contradictoires, sur ce dernier, l’Alcibiade réel restant en arrière-plan du discours, libéré, dégagé, dans un savoir de soi hermétique et certain puisque clos dans la subjectivité invisible et muette de ce dernier. « Je sais bien qui je suis et ce que je sais », pourrait-il ainsi répondre. Tout le problème de Socrate est, en effet, avons-nous vu, de faire en sorte que la parole touche la cible qu’est Alcibiade – au lieu de simplement flotter à sa surface, vide, détachée, décollée de sa vie réelle et éprouvée.

. A quoi Socrate va répondre en montrant à Alcibiade la propre contradiction de cette position. En référant sa propre contradiction aux seul point de vue de Socrate, Alcibiade, en effet, « s’exprime de travers ». Pourquoi ? a) C’est que Socrate ne vient pas de développer un long discours solitaire – mais que la conclusion selon laquelle Alcibiade est ignorant malgré soi est la conclusion d’un dialogue. Or, note Socrate, qui répond et qui interroge ? Socrate interroge et Alcibiade répond. Les réponses viennent donc d’Alcibiade – c’est donc Alcibiade lui-même qui doit logiquement conclure à sa propre ignorance ; b) C’est aussi que la multiplicité et l’irréductibilité des points de vue est - le dialogue même l’atteste -s dépassée par l’exigence de toute parole de rendre raison d’elle-même. L’exigence de raison – auquel nul ne peut légitimement et honnêtement se dérober (cf. encore cours sur la raison) – fait éclater la bulle hermétique dans laquelle Alcibiade voudrait s’enfermer et enfermer la parole de Socrate. Une opinion peut bien m’appartenir – elle est, en réalité, bien plutôt, montre Socrate, le fait de la foule – sa vérité ne m’appartient pas. Celle-ci est, par essence, universelle – et les raisons qui permettent de la découvrir me dépassent et ne m’appartiennent pas quelque désir que j’en puisse avoir. Il n’y a donc pas deux Alcibiade – celui de Socrate et celui d’Alcibiade lui-même – mais un seul dont le dialogue tente, par raison, de cerner la réalité.

. De là cette conclusion nécessaire qui est la vérité et qui devrait être reconnue par Alcibiade lui-même : Alcibiade s’en va à l’Assemblée pour convaincre la foule avec un savoir qu’il n’a pas ! Mais le « je » d’Alcibiade n’est pas encore atteint – Alcibiade cherche à nouveau à fuir, cette conclusion logiquement irréfutable, il ne la fait pas encore sienne. Pourquoi ? a) parce qu’elle brise évidemment ce qu’il croit être son plus grand désir – celui de la gloire ; b) mais aussi parce que, dès le départ, cette idée de détenir la science de la justice lui semble totalement inutile en politique. Il y a donc encore apparemment quelques raisons d’échapper à la rude conclusion – et tant qu’il y a encore de la place pour des raisons, le désir s’y engouffre. Ce sont elles qu’il va exposer à Socrate.

 

 

d) La véritable relation entre justice et utilité : conflit ou unité ?

. Alcibiade élabore une distinction fondamentale : à vrai dire, dit-il, en politique, nous nous moquons de la justice, ce qui nous intéresse avant tout c’est l’utilité – ou l’avantageux – qui diffère essentiellement du juste puisqu’être juste va souvent contre notre avantage et qu’il est bien souvent très avantageux de commettre des injustices. Ce qu’Alcibiade énonce ici a pour lui tout à la fois l’évidence et est, évidemment, abject.

1) Que la politique de fait se moque de la justice c’est bien là, semble t’il, un fait d’histoire. Que le champ politique de fait soit très souvent (et selon Alcibiade, toujours) le champ de la manipulation – ce que les allemands appellent la Real politik – qui se moque des individus ou peuples que l’utilité immédiate impose d’écraser c’est ce que l’histoire de l’humanité nous permet d’amèrement constater. La Grèce n’est évidemment pas en reste sur ce plan, la politique impérialiste d’Athènes subordonnant tendanciellement tous les peuples à sa seule volonté de puissance.

2) Que cela soit abject, c’est aussi une évidence – et que reconnaît implicitement Alcibiade plus haut, lorsqu’il énonce qu’il ne serait pas « noble » de dire qu’on attaque injustement un peuple juste. Mais une évidence qui ne le bouleverse pas davantage. Alcibiade pourrait bien dire : « certes c’est injuste mais… » - le mais impliquant que la justice ne fait pas le poids avec l’utilité dans la grande balance du choix. Et comment, derechef, un individu, comme Alcibiade, qui cherche le pouvoir à tout prix, pourrait-il perdre son temps à des considérations sur la justice ?

 

. Et cependant la position d’Alcibiade – qui est celle-là même de nombres de politiques – n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes :

1) Tout d’abord, Alcibiade pose que ce qu’est la justice est pour  les grecs une « évidence » - oubliant qu’il vient auparavant de reconnaître que les grecs étaient en conflit sur sa définition. A moins que – et c’est peut-être bien ce qu’il pense – que tous, selon lui, sachent ce qu’est la justice mais que tous les discours conflictuels à son propos ne portent pas tant sur la définition de la justice et de l’injustice que sur son attribution à tel ou tel, chacun cherchant par la rhétorique à se mettre sous la bannière du juste.

2) Resterait cependant à comprendre les raisons de cette référence du champ politique à la justice. Pourquoi une telle référence – et pourquoi pas simplement l’utilité ? On comprend qu’un discours qui ne viserait que l’avantageux – serait abject. Mais qu’est-ce qu’une telle abjection ? Elle n’empêche pas la real-politik des entreprises et la politique secrète des Etats. Quelle est donc sa nécessité ? Sa réalité ? Et sa force – réelle et potentielle ?

3) Alcibiade présuppose donc deux savoirs : celui de la justice et celui de l’utile. Or c’est tant la définition de l’une et de l’autre que la vérité de leur opposition que le dialogue socratique va ici mettre en cause.

 

. Admettons donc pour le moment, avec Alcibiade, le divorce utilité / justice, reste qu’Alcibiade prétend avoir une compétence – sinon sur la justice du moins concernant ce qui est avantageux ou utile en politique (113). Et donc se pose évidemment la question précédente de savoir comment et quand Alcibiade a pu acquérir cette compétence. A quoi Alcibiade ici tente d’échapper : mais, dit-il, en substance, tu ne vas pas encore me servir ces vieux arguments ? Tu te répètes, Socrate !

. A quoi avons-nous affaire ici ? Et en quoi la répétition au sein du discours est-elle une faute ? Cette incise contre Socrate est un leitmotiv des dialogues socratiques. Ainsi aussi, allons-nous voir, que la réponse de Socrate. La répétition est, en effet, le signe d’une mécanique – soit d’une idée fixe – là où l’on attend un discours vivant, c’est-à-dire évolutif et mouvant. Pour ridiculiser un adversaire, une stratégie courante consiste ainsi à faire de sa parole, supposée libre c’est-à-dire capable de vérité, le fait d’une marionnette, répétant sans cesse et hors propos les mêmes arguties. Ainsi, « mécanique plaquée sur du vivant » (Bergson, encore) peut-on rire de lui. S’il peut, en effet, être vrai que la répétition soit le signe d’une idée fixe, soit d’une idée passionnée au service du désir et non de la vérité, telle n’est cependant pas le cas de l’idée de Socrate. C’est que, dit, en substance, Socrate, la vérité n’a pas changé et les arguments, seraient-ils passés de mode, restent valides. C’est ici très clairement la « belle apparence » - tant des discours que des êtres – que Socrate fustige : de la même façon que l’habit sale et usé de Socrate s’oppose aux habits chatoyants et sans cesse nouveaux d’Alcibiade, la langue de Socrate faite d’une démonstration dont le sens universel et éternel est indépendant des apparats sensibles s’oppose aux « voltigeurs » de mots, soit aux rhéteurs et sophistes, qui, au nom de la belle apparence et de l’existence de nouveauté, synonyme apparent de la pensée vivante – soit de liberté créatrice - doivent changer de mots comme on change d’habits. L’habit (ici le « beau langage ») est ici très clairement un masque – empêchant que ne se dé-voile la vérité toute-nue. Il est le corps qui s’oppose à l’âme comme l’extérieur à l’intérieur, le sensible à l’intelligible et donc l’apparence à la vérité. Et c’est, en effet, de tous ses habits-là c’est-à-dire de ces revêtements extérieurs (la beauté, la richesse, les relations, le renom ainsi que, maintenant, la belle parole) qu’est recouvert Alcibiade – cette couverture masquant par identification son être véritable inconnu de lui-même (cf. I).

. Puisque la vérité de la démonstration n’a pas changé, il faudrait donc, énonce Socrate, en conclure à nouveau ceci : Alcibiade ne peut pas davantage savoir ce qu’est la justice que ce qu’est l’utilité. Néanmoins Socrate prend ici un autre biais. Pourquoi ? Explicitement pour faire droit à la « délicatesse » d’Alcibiade c’est-à-dire à son désir de changement – qui est aussi désir de fuir. Mais aussi parce qu’il y a ici de nouveaux et importants arguments auxquels il faut répondre – à savoir d’un côté le problème de la nature de cette utilité qu’Alcibiade – avec les Athéniens - tient pour une évidence ; et, deuxièmement, celui de la vérité de la disjonction entre utilité et justice – quoi qu’on ne puisse apparemment savoir si utilité et justice sont réellement disjointes sans savoir ce que sont réellement utilité et justice. Socrate part néanmoins de ce second point : l’opposition « évidente » entre justice et utilité, demandant à Alcibiade de lui démontrer – et non seulement de lui faire constater que les Athéniens tiennent pour vraie une telle opposition – la nécessité rationnelle de cette opposition. Nous verrons alors si la nature de l’utilité et de la justice (première question), sont par ce développement, éclairées.

 

. Note importante du traducteur Jacques Cazeaux (édition Livre de poche, 1998, p.63) : sur l’ironie socratique demandant à Alcibiade de démontrer la nécessité de l’opposition justice / utilité comme s’il était devant l’assemblée et comme si cette dernière était faite d’individus libres et rationnels. Alors que : plus le nombre d’auditeurs est grand, plus il faut simplifier les arguments et plus l’audition fonctionne à l’affect, le sens s’échauffant des mille applaudissements. Ex. « il fait beau aujourd’hui », « nous allons gagner, etc. », effet nul devant cinq personnes, grand effet devant 10000 ! Idem pour le « je vous ai compris » de De Gaulle. Leitmotiv de Platon : on ne démontre pas – et donc on ne pense pas – devant une foule – car une foule ne pense pas, elle réagit. Ce qui se passe devant une foule est donc tout le contraire de ce qu’ironise ici Socrate : ce n’est pas la raison, la compétence, la démonstration – soit la pensée libre – qui prévaut, mais le conformisme et les effets irréfléchis de masse. Ce pourquoi, Socrate dit, par ailleurs, dans le Gorgias, que la foule assemblée devant élire un médecin pour la cité, ne jugeant que par les apparences immédiates, élirait pour médecin bien plutôt un rhéteur incapable qu’un médecin compétent mais moins bien versé dans la rhétorique. Contrairement à ce que laisse donc ici ironiquement supposer Socrate il y a une claire opposition entre parler à un individu singulier et parler à une foule. Cette ironie – la seconde moquerie dans ce dialogue – n’est-elle pas d’ailleurs perçu par Alcibiade à qui Socrate demande une démonstration comme il ferait devant la foule « afin de t’entraîner » ? Socrate, en effet, « dépasse les bornes ». Lesquelles ? Celles du respect du tant aux égaux qu’aux supérieurs : 1) en demandant une démonstration dont on sait l’autre incapable, on l’humilie, l’obligeant à rentrer en contradiction avec soi-même et à apparaître ainsi vis-à-vis de l’autre – de là l’art de ces conversations, sans aucun intérêt, où on ne discute pas sinon de sujets convenus et sans risques (la pluie et le beau temps), de peur de se blesser mutuellement ; 2) en demandant à Alcibiade de le prendre- par exercice - pour l’Assemblée, Socrate se hisse au niveau du peuple, maître à Athènes – se faisant, en un sens, le juge des juges comme il le fera lors de son propre jugement (l’Apologie de Socrate) – peuple que, par ailleurs, il ne cesse de dénigrer, ainsi qu’Alcibiade le sait (ne serait-ce que par son propos antérieur sur les contradictions du « tout le monde »). A travers son ironie, Socrate se pose donc comme un individu dont le jugement est supérieur tant à celui du peuple qu’à celui d’Alcibiade - qui se targue de vouloir l’enseigner : on comprend que ce dépassement des « bornes » qui sont celles d’une démocratie, elle-même singulièrement bornée selon Platon, lui vaudra sa future condamnation à mort.

 

Arguments visant à prouver l’harmonie du juste et du bien

1) La disjonction est premièrement évidente : on peut mourir – ce qui est un mal - pour la justice ; plus humblement, partager un gros gâteau nous fait du mal, c’est néanmoins certainement juste.

2) Socrate commence par poser l’identité du juste et du noble : l’homme juste commet des actions que l’on peut dire nobles. La bassesse, au contraire, va avec l’injustice. Noblesse : idée de hiérarchie entre deux états de l’homme – bassesse / noblesse = injustice / justice. Idée fondamentale : avec les valeurs de noblesse / bassesse, l’homme n’est plus un mais est déjà l’objet d’un conflit interne. Justice / injustice = semble t’il, de l’extérieur à moi – concernant ma relation à l’autre. Noblesse / bassesse = plus intérieur – concernant le rapport de moi à moi.

3) Qu’en est-il cependant de la relation du noble au bon et de la bassesse au mauvais ?  Alcibiade rappelle (1) que la noblesse peut être mauvaise et la bassesse bonne. Ex. le sacrifice de sa vie ou d’une partie de son corps (mal) pour secourir un parent (juste). Dualité du courage : qui fait du mal mais qui est noble, beau et juste.

4) Socrate écarte logiquement l’identité mal / courage. Le mauvais n’est, en effet, pas le noble puisque mort et courage ne sont pas la même chose et qu’il est mauvais quant à la mort et non quant au courage de sauver son ami. On ne peut donc dire que le courage est mauvais – c’est la mort qui l’est. Cette dualité est encore une fois importante : de la même façon que bassesse et noblesse sont deux états intérieurs de l’homme, courage et risque de mort sont deux modalités de l’existence – ce qui nous achemine de l’idée extérieure de l’opposition vers le point central ici, qui est le choix existentiel.

5) C’est pourquoi Socrate demande à Alcibiade s’il choisirait pour lui-même ce qu’il tient pour bon ou pour mauvais. Le bon évidemment, répond Alcibiade – c’est-à-dire ce qui le rendrait heureux.

6) Et quand au courage, accepterait-il d’en être privé ? Pour rien au monde – préférant la mort à la lâcheté. Cette préférence = le fait d’une âme noble, d’un caractère aristocratique (étymologie : gouvernement du meilleur). C’est ici au choix existentiel concret que Socrate s’adresse – et, face à la mort à nouveau, à la considération de l’essentiel, l’accidentel et contingent étant mis de côté.

7) Mais si Alcibiade choisit pour lui-même ce qui est bon et s’il choisit le courage – c’est donc que le courage est bon. Et comme le courage est du côté du noble et du juste, le juste est, par là même, bon. A contrario comme l’absence de courage est mauvaise, l’injustice qui l’accompagne est mauvaise. Conclusion : on a inversé la position d’Alcibiade – justice et bonheur vont de pair, contrairement à ce que ce dernier affirmait. Et c’est maintenant, lui, Alcibiade, qui, selon la logique, affirme le contraire !

 

. Quel est donc le ressort de toute cette argumentation dont on peut avoir l’impression qu’elle est un simple tour de passe-passe ? Essentiellement celui-ci : on est passé d’une considération extérieure de sens communl’homme est un, tout entier recherche de plaisir et fuite de la peine – et où, par conséquent, ce qu’on appelle beau, juste ou noble suppose un sacrifice de plaisir ou une peine, soit une négation de l’homme au nom d’impératifs sociaux extérieurs – conception qui fait de l’homme l’analogue d’un animal - à une conception duale et étagée de l’humain où celui-ci a à faire des choix existentiels qui engagent sa conception de la vie bonne et, où, cette vie bonne se trouve par un choix irréductible en Alcibiade du haut contre le bas, du côté de la justice. La vie bonne n’équivaut donc plus au plaisir puisque ce n’est pas celui-ci qu’Alcibiade choisit mais à la vie belle et juste – une vie selon l’Idée, une vie ayant de l’âme et non selon le seul corps.

 

 

e) La prise de conscience de sa propre ignorance par Alcibiade

. D’où la conclusion de Socrate : si quelqu’un – à savoir l’ancien Alcibiade – affirmait qu’il y a des choses justes qui sont mauvaises et des choses bonnes qui sont injustes, Alcibiade – le nouvel Alcibiade, éveillé par la logique – devrait rire de lui ! C’est qu’en effet, Alcibiade ne savait pas ce qu’il disait, la différence étant que maintenant il s’en rend pleinement compte : pour la première fois, Alcibiade se rend compte de son propre égarement.

. Aussi est-ce à sonder la nature de cet égarement que Socrate va s’atteler. Jamais Alcibiade, par exemple, ne dirait tantôt une chose tantôt une autre à propos d’un sujet qu’il maîtrise assurément – comme, par exemple, de savoir s’il a deux yeux ou trois. A contrario, la contradiction est le signe d’un non-savoir. Mais pour autant, ce n’est pas un non-savoir conscient de lui-même car sur ce point, on ne peut ni errer, ni se tromper puisque l’on sait que l’on ne sait pas. Ainsi, de la cuisine ou du pilotage (métaphore platonicienne du politique, pilote de la cité) – Alcibiade s’en remettant à plus compétent que lui puisque sachant qu’il ne sait pas – ce qu’il devrait faire, comprenons-nous pour la politique, puisqu’il est manifestement incompétent. D’où l’on comprend que si Alcibiade erre ce n’est pas seulement parce qu’il ne sait pas mais aussi parce qu’il croit savoir. Telle est la définition de l’opinion selon Platon : croire savoir alors qu’on ne sait pas – qui a pour symptôme l’errance puisque l’opinion est incapable de rendre raison de soi.

. Or lorsqu’une telle croyance porte sur les sujets les plus importants – à savoir le gouvernement de soi ou de la cité – les conséquences en sont potentiellement terribles puisque la vie et la mort sont engagées par le pouvoir d’ignorants inconscients de leur ignorance. Ainsi évidemment d’Athènes – qui sème la guerre autour d’elle au nom d’un Bien qu’elle ignore pourtant ! Mais ainsi aussi de la vie d’Alcibiade – et, par extension de chacun, tous suivant avec assurance une route qu’ils croient ferme et solide et qui n’est cependant que le tracé d’un songe.

. Ainsi la situation d’Alcibiade est-elle proprement catastrophique : il s’apprête à aller proférer un discours à l’Assemblée sur des sujets qu’il méconnaît totalement – sa décision entraînant les catastrophes que l’on sait dans l’histoire d’Athènes. Mais cet effet n’aurait pas lieu si Alcibiade était seul dans ce cas : ce sont, au contraire, tous les politiques qui sont dans la même ignorance du bien véritable qu’Alcibiade. Ainsi même de Périclès – l’homme des lumières grecques ! (on parle du « siècle de Périclès ») dont Socrate argumente l’ignorance à partir de son incapacité à transmettre quelque compétence que ce soit, invitant ainsi Alcibiade à se séparer de ce qui reste encore pour lui un modèle. Aussi est-ce tout Athènes – la grande Athènes ! – et, plus largement, toute l’humanité qui se trouve dans une errance inconsciente d’elle-même.

 

. En prendre conscience c’est néanmoins ouvrir le chemin de la libération : quel est donc le véritable moi – par-delà les identifications imaginaires qui étaient celles d’Alcibiade – et, si mettre en lumière ce véritable moi est mettre en lumière la tension d’un désir vers la vie bonne – quel est donc le chemin de la meilleure vie ?