Lecture
de l’Alcibiade (premier Alcibiade) de Platon
Première partie
Notions du programme en jeu : politique, désir,
morale, autrui, bonheur, morale, justice…
Préliminaires
Situation
historique de ce dialogue
. Les
guerres médiques – victoire des cités grecques unies contre le pouvoir
hégémonique de l’empire Perse (480 av. JC).
.
Suivent 50 ans de paix relative et développement de la grandeur et du
pouvoir d’Athènes sur les autres cités grecques. Tension croissante
entre les cités qui s’unissent autour de deux pôles de pouvoir antagoniques
Athènes et Sparte.
.
Athènes / Sparte : deux sociétés très différentes. Deux
dynamiques : Athènes – mouvement de création politique, artistique et de
transformation des mœurs / Sparte : conservatisme, rigidité des
mœurs ; Régime politique : Athènes = démocratie en devenir /
Sparte : oligarchie (pouvoir de quelques-uns sur tous) dominée par un roi.
. Platon : nette
préférence relative pour le régime de Sparte – critique de la démesure
d’Athènes (l’ubris), son absence de tempérance (maîtrise de soi) et de
normes (le Juste, le Bien) qui l’amènent à la catastrophe.
. 434 : début de la guerre
du Péloponnèse (431 – 404) opposant Athènes et ses alliés à Sparte et ses
alliés.
. 430 : épidémie de
peste à Athènes – le ¼ de la population meurt : profonde crise morale.
. 415 : expédition de
Sicile par Alcibiade – défaite d’Athènes.
. 411 : coup d’Etat
oligarchique à Athènes – régime des 400, durant quatre mois, renversé à
nouveau.
. 404 : domination finale de Sparte sur Athènes -
tyrannie des Trente durant quatre mois.
. 403 : renversement du
régime des Trente, rétablissement de la démocratie dans une Athènes affaiblie…
. 399 : condamnation à
mort de Socrate, le meilleur des hommes selon Platon.
Les
personnages
1)
Alcibiade (450 – 404 av. JC).
.
Fils de noble athénien. Elevé par Périclès (grand stratège athénien du Vème
siècle). Très beau et brillant – il attire tous les regards (rayonnement). Sa
carrière est toute tracée : réussir en politique = briller
sur la sphère publique – acquérir de la gloire.
. Or
la vie d’Alcibiade est faite de débauche (d’intempérance - dont il sera
fortement question dans ce dialogue), de trahisons et d’échecs.
Alcibiade traite orgueilleusement quiconque : la vie pour lui est une
question de prise de pouvoir ; boit à tout soif et sans
mesure ; fait l’amour à tout va avec (presque) n’importe qui ; et, par
exemple, fait cocu (et beaucoup d’autres) le roi de Sparte et engrosse sa
femme ; ne respecte aucune tradition ni aucun dieu (affaire des Hermès en
415) ; envoie les athéniens dans des entreprises militaires insensées
(expédition de Sicile)…
Commence
une brillante carrière politique et militaire - s’illustre plusieurs
fois dans les batailles (en 432 durant le siège de Potidée et 424 durant la
bataille de Délion). Elu stratège en 420.
Contribue
à la rupture de la paix de Nicias (421) au motif de la domination, de
l’hégémonie d’Athènes à tout prix.
Echec
de l’expédition de Sicile en 415 et, parallèlement, condamné à mort pour
sacrilège.
Fuite
vers les Lacédémoniens (414-412) : trahison d’Athènes ; parce que les
spartiates se méfient de lui, négociation avec le roi des Perses.
Rappelé
en 411 par les athéniens de Samos après la chute des « 400 » – nommé général,
prend la tête de cette armée.
En
407, rappelé par Athènes – puis rejeté pour cause de défaite militaire.
En
406 se retire en Thrace et est Assassiné en 404 – soit par un mari jaloux, soit
à l’instigation de Lysandre (commandant de la flotte de Sparte).
.
Pour Platon, la vie d’Alcibiade est l’allégorie (une autre manière de
dire ou de raconter) de la fin d’Athènes : Alcibiade est un des
plus beaux produits de la grande Athènes qui a inscrit en lui ses vertus
(grandeur, beauté, puissance) et passions fondamentales (briller en politique,
quête d’hégémonie sur le monde), qui a dissout toute norme et valeur hétéronomes
(celles de la tradition qui s’imposeraient à elle et à lui de l’extérieur) et
dont la vie, sous le signe de la démesure (l’absence de maîtrise de soi,
d’obéissance à des normes), s’achève lamentablement (Athènes affaiblie et
soumise, mort d’Alcibiade).
.
C’est cet être plein d’ambitions, certain de son destin et des fins de sa
vie (le pouvoir) que Socrate va interroger au moment même où Alcibiade s’en
va tenir son premier discours à l’Assemblée (ecclésia).
Alcibiade
interrogé par Socrate, c’est toute personne juste avant de se jeter dans la
vie dite active en suivant ses désirs et une vie en accord avec
les modèles sociaux dont nul n’a jamais cependant véritablement
réfléchi le sens et les fins ; l’Alcibiade de Platon c’est l’exigence
de philosopher sur le sens (la bonne direction, la signification, la
valeur) à donner à sa vie – sous peine de l’échec cuisant qui sera tant
celui d’Alcibiade que de la cité d’Athènes. Voilà pourquoi ce dialogue a (et a
eu historiquement) tant d’importance.
3)
Socrate
(470 – 399 av. JC)
Très
souvent considéré comme le père de la philosophie. Fils d’artisan et d’une sage
femme. Né athénien. Laid et pauvre : rien d’enviable extérieurement.
Parcoure les places publiques en discutant avec tout un chacun. Par son
dialogue, met en doute toutes les opinions et certitudes de ses interlocuteurs.
D’où tout à la fois une fascination et une haine pour sa personne. En 399 av.
JC, accusé d’impiété, de croyance en de nouveaux dieux et de corruption de la
jeunesse, Socrate est condamné à l’exil ou à la peine de mort. Choisit la mort.
Mort de Socrate = signe de la décadence d’une démocratie devenue incapable de
bien juger et revenant dans la crise à des valeurs traditionalistes sans
fondement.
4) Platon
(428 – 347 av. JC)
Noble
athénien de la stature d’Alcibiade. Un des nombreux disciples de Socrate. Va
fonder l’académie à Athènes. C’est surtout à travers lui que l’on connaît
Socrate, un Socrate revu par Platon. Haine de la démocratie athénienne qu’il
pense comme un régime dégénéré allant par essence vers l’ubris (la
démesure).
I)
Rencontre de Socrate et d’Alcibiade (103a – 106c)
L’étrangeté
de l’amour socratique (première approche) (103a – 103b)
.
Socrate, « premier amoureux » (103a). Au sens grec,
relation hiérarchique – mêlant autorité, affection et liens érotiques -
entre un « amant » et un « aimé » – l’amant
étant un homme plus âgé qui élit un adolescent et se charge de pourvoir à son
éducation – afin, théoriquement, de le rendre meilleur. Idée d’amour :
élection d’une personne qui, au yeux de celui qui aime, se sépare du lot
commun. Question : pourquoi donc – et en quel sens - Socrate est-il
le « premier amoureux » d’Alcibiade ? Pourquoi a t’il élu
Alcibiade et que recherche t’il dans cet amour ? Cette question ne
cesse de traverser Alcibiade qui est en est tout « troublé »
(104d).
.
C’est qu’en effet Socrate est un bien étrange amoureux dont, venant
briser son horizon d’attente, Alcibiade s’étonne : 1) il est à la
fois le « premier » - par quoi on comprend qu’il a vu en
Alcibiade ce que les autres, attirés par les seuls charmes corporels
d’Alcibiade, ne pouvaient peut-être voir – quelque chose, verrons-nous, de l’âme
encore invisible dans le corps de l’enfant pré-pubère ; 2) mais en
même temps, avant ce premier dialogue, Socrate est toujours resté à distance
– alors même que tant d’amants, attirés par la beauté d’Alcibiade, ne
cherchaient qu’à rompre la distance en l’enveloppant tout d’abord de mots
séducteurs puis, ayant brisé la barrière, de leur corps entier ; 3)
ensuite, Socrate reste alors que tous (nous verrons pourquoi) sont partis,
manifestant par-là même qu’il ne cherche certainement pas la même chose qu’eux
(très clairement pour un Alcibiade dégrisé, à coucher avec lui); 4) enfin
Socrate est d’autant plus étrange, que prenant la parole pour expliquer sa
non-intervention passée, il invoque un « démon » c’est-à-dire,
chez les grecs, une divinité – soit une voix intérieure, moralement
supérieure, qui lui interdisait d’approcher Alcibiade quelque désir
immédiat qu’il en ait pu avoir.
.
Or, explique Socrate, cette voix intérieure ne lui interdit plus d’approcher
Alcibiade. Il va donc pouvoir l’entretenir de son amour pour lui – et nous,
comme Alcibiade, allons enfin comprendre ce que cet étrange amoureux veut de ce
dernier.
.
Mais pourquoi donc la fin de l’interdit ? C’est, pouvons-nous penser, qu’il était
auparavant trop tôt : peut-être Alcibiade n’était-il pas assez mûr,
c’est-à-dire ses puissances et ses désirs assez développées et conscients
d’eux-mêmes pour que la parole de Socrate puisse en être entendue. C’est,
en effet, au moment où Alcibiade, définitivement sorti des jeux de l’enfance, croit
savoir ce qu’il désire vraiment et s’apprête à se jeter dans l’action politique
que Socrate l’arrête et s’entretient avec lui.
La
suffisance d’Alcibiade et ses causes (103a – 104c)
.
Que va t’il lui dire ? Socrate commence par faire état de son observation
du jeune Alcibiade : pour l’avoir longuement observé en une toute autre
attitude que celle d’une admiration béate pour la perfection de ses qualités
(admiration qui est celle de ses autres « amants »), il le connaît
et, allons-nous voir, bien mieux qu’Alcibiade croit se connaître lui-même. Aussi
commencera t’il par faire état de son comportement le plus apparent et le plus immédiat,
par mettre à jour ses croyances pour enfin creuser derrière ces dernières
en révélant à un Alcibiade fasciné le fond véritable de son désir, fond
dont Alcibiade ignorait le sens profond mais qu’il reconnaîtra pourtant dans
les paroles de Socrate.
.
C’est tout d’abord l’apparente suffisance d’Alcibiade que Socrate lui décrit :
l’arrogance d’Alcibiade fait fuir ses amoureux. Ses amoureux – rappel de
la relation « amant / aimé » traditionnelle : Alcibiade
ne veut pas de maîtres, il n’a besoin de personne pour s’élever
ou s’éduquer ! Alcibiade EST pour lui-même plein de lui-même :
SUFFISANT. L’image qu’il a de lui-même et qu’il donne en spectacle
aux autres est celle d’un être superbe et autosuffisant. Tel est son orgueil
(sentiment – que nous verrons faux et contradictoire - de sa propre perfection
et, par conséquent, d’être au-dessus de tous). Ce pourquoi il rejette tous ceux
qui se présentent comme les indispensables compléments de son être :
qu’a, en effet, besoin d’un complément de soi celui qui est à lui-même un
Tout plein et complet ? Alcibiade, par conséquent, n’aime personne
– si aimer c’est « trouver sa richesse hors de soi »
(Alain), si « on n’aime que ce qu’on n’est pas, que ce qu’on n’a pas »
(Platon, Le Banquet) et que nous sentons plus grand que nous.
.
Mais pourquoi donc un tel orgueil ? Parce qu’Alcibiade a des qualités
hors du commun et le sait. Lesquelles ? Sa beauté, son ascendance
aristocratique, ses hautes relations, la puissance de Périclès par qui il a été
élevé et sa richesse – richesse que, tout entier saisi par le désir de
gloire (cf. + bas) et conformément aux idéaux d’une aristocratie (le nom,
la grandeur, l’éclat, les hauts faits) méprisant la mesquinerie de ce qui sera
bien plus tard nommé bourgeoisie (les parvenus, la richesse matérielle),
Alcibiade semble mépriser comme un bien non négligeable certes mais secondaire.
Si, en effet, Alcibiade ne s’enorgueillit pas de sa richesse, n’est-ce pas
parce qu’il ressent que cette richesse est certes un avoir mais que cet AVOIR
est détaché de son ETRE – soit de ce qui lui est propre, de son identité ?
Pour lui-même, en effet, Alcibiade a certes de l’argent mais il n’est
pas, par-là même, un être-riche – dit autrement, sa richesse n’est pas pour
lui-même un attribut essentiel de son être (appartenant à ce qu’il se
représente être sa nature, son essence), mais bien accidentel (dont le
lien à son être est pour lui contingent (lié au hasard, qui aurait pu
être autre sans que lui-même soit autre)). Loin donc d’Alcibiade le fait de se
gonfler en contemplant ses richesses comme Harpagon sa caissette (L’avare
de Molière) ou le propriétaire ses usines ou ses terres. Ce sont là des biens
qu’il pourrait très bien perdre sans se perdre.
.
Tout du moins est-ce que ce laisse supposer Platon ici. L’on sait, en effet,
que l’Alcibiade historique aimait la « montre » et vivait dans un
luxe dispendieux. Au moins est-ce ici le point de vue de l’aristocrate
qu’Alcibiade prétend être que Socrate expose (montrant ainsi déjà peut-être
qu’Alcibiade est déjà une forme décadente de l’aristocratie traditionnelle).
.
Qu’arrive t’il au contraire à celui qui s’enorgueillit de sa richesse
matérielle ? Son avoir (ses possessions) lui semble être son
être : lorsqu’il contemple l’étendue de ses terres, le gros paysan
gonfle le torse et ressent dans cette contemplation toute l’étendue de sa propre
puissance : ces terres, cette étendue c’est lui ! Que cela ne
soit pas vraiment lui, Alcibiade semble en être convaincu qui néglige la
richesse. Et, à raison semble t’il, puisque les terres disparaissant, bien
qu’il ait peut-être le sentiment de n’être plus rien, l’ancien propriétaire est
toujours bien quelque chose ; parce qu’ensuite la richesse loin d’être un
attribut appartenant à mon essence est, par nature, relative à ce qu’en
perçoivent et possèdent les autres : comme le notait Marx, une maison est belle
et grande tant qu’elle est plus grande que les autres, mais devient misérable
dès qu’un château se construit alentour ; parce qu’enfin, au seuil de la mort,
le sentiment commun est d’avoir négligé l’essentiel pour ce que nous découvrons
n’avoir jamais été qu’accidentel (cf. par ex., La mort d’Ivan Illich de
Tolstoï ou Citizen Kane d’Orson Welles) – ce pourquoi d’ailleurs, la
pensée de l’épreuve de la mort est un puissant révélateur dont Socrate va user
avec Alcibiade (105a).
.
Quoi qu’il en soit cependant comment fonctionne une telle illusion
consistant à « se croire » - ou dit-on couramment « s’y
croire » (se croire dans la chose imaginée et croire la chose imaginée
en soi) ? Processus : a) ce qui n’est rien d’autre qu’une chose
extérieure à nous et, en soi, indifférente – par ex. un champ ou une demeure –
le langage commun lui donne une signification, celui d’être non
seulement un champ mais aussi une puissance désirable, un lien aux ancêtres, à
la Terre-Mère (les « racines »), etc. Par l’opération du langage
et moyennant la puissance de l’imagination (ici comme faculté de voir
dans le réel autre chose que ce qui est) les choses deviennent ainsi des signes
(signe = relation signifiant / signifié – signifiant = le côté matériel du
signe (ex. le champ réel) / signifié = ce qu’il évoque et signifie), elles se
mettent à parler ; b) or le propre du langage est que le signifiant s’efface
derrière le signifié – de même que nous lisons une histoire d’amour
(signifié)(nous sommes « dedans ») et non des lettres (signifiant),
de même le propriétaire terrien voit-il immédiatement dans le champ réel
(signifiant) la réalité d’un terroir liée à la puissance de la famille
(signifié) ; c) tout se passe ensuite comme si en m’appropriant le signe
(la terre signifiant puissance) je devenais moi-même ce qu’il porte et
signifie. C’est d’ailleurs le principe même de la publicité : en
consommant tel produit, je deviens beau, fort, jeune, séduisant, etc (idée de participation).
L’image que je projette pour moi (et les autres) de moi-même (moi
dans un beau 4x4) est ainsi faite de toutes les images et significations qui
lui sont adjointes dans ma représentation (je suis cette puissance du 4x4).
Telle semble la logique de l’identification.
.
Mais parce qu’il est né aristocrate et que là ne sont pas (ou ne devraient pas
être) leurs valeurs, Alcibiade néglige la richesse et ne s’y identifie pas.
Reste que la suffisance d’Alcibiade procède d’une logique de l’imagination
strictement identique consistant à confondre l’AVOIR (ce que j’ai, détaché
de moi et qui n’est pas moi) avec l’ETRE (ce que je suis, mes qualités propres).
N’est-ce pas d’ailleurs ce que suggère peut-être ironiquement Socrate, lorsque
hiérarchisant les qualités prétendues d’Alcibiade en partant du corps
jusqu’à l’âme, il cite la richesse en dernier ? Car beauté, relations,
ascendance et richesse ne sont-elles, pas, en effet, quelque signification
sociale merveilleuses qu’elle paraissent détenir, des qualités extérieures
à moi, étrangères à ma véritable nature, autrement dit, en ce sens, des
relations simplement corporelles – auxquelles notre imagination prête
illusoirement une âme et nous perd dans leur identification ?
C’est, en effet, ce que va montrer par la suite Socrate.
.
Tel est donc, en tout cas et pour le moment, l’état des croyances d’Alcibiade
et les raisons de son orgueil. Ce pourquoi, dit Socrate, Alcibiade a dominé
tous ses amoureux. Trois remarques encore : 1) dominer ses
amoureux c’est inverser tout à la fois l’ordre social – puisque c’est l’amant
(adulte) qui doit dominer sur l’aimé (adolescent) – et l’ordre naturel, si
l’amant est celui qui élève et éduque selon une valeur supérieure et si,
commençant dans l’ignorance et l’impuissance, l’être humain a naturellement et
premièrement besoin d’un maître pour s’élever. Toutes proportions gardées
Alcibiade ressemble ici à un enfant imposant sa loi tyrannique – celle de ses
désirs -à sa mère et à son père. Le risque pour Alcibiade, ainsi que le
soulignera Socrate, est, faute d’un maître capable de lui faire acquérir la
maîtrise de soi (la tempérance), de rester dans le pire état qui soit qu’est
l’esclavage et l’ignorance sous couvert d’une illusoire liberté ; 2) à la
décharge d’Alcibiade toutefois : il n’est pas responsable de la médiocre
qualités de ses amants ; faute de grandeur et de vertu, loin de vouloir
élever Alcibiade ses derniers ne cherchent, en effet, à leur tour, qu’à le
dominer (ce sont eux aussi des « orgueilleux ») ; ceci
ouvre vers un problème politique général : si nous avons besoin d’un
maître pour devenir libre et si nos tuteurs ont eux-mêmes des âmes d’esclaves,
comment devenir grâce à eux ce qu’ils ne maîtrisent et ne connaissent
pas ? La cause d’une telle més-éducation et d’une telle médiocrité des
hommes selon Platon c’est, verrons-nous, la démocratie qui fait
illégitimement d’un ignorant, le peuple, la mesure des valeurs, faisant perdre
à chacun le sens de la transcendance (ce qui est plus haut, ce qui a
plus de valeur que nous – et dont la quête et l’imitation nous fait
croître) ; ce pourquoi Socrate se substitue à ces mauvais maîtres –
tel est, par ailleurs, sa tâche, son rôle et son devoir sur cette Terre, dira
t’il dans le Théétète, celle d’accoucher les âmes (la « maïeutique » :
art d’accoucher les âmes, c’est-à-dire d’aider à faire sortir la vérité en
chacun depuis l’ignorance inconsciente de soi où celle-ci baigne premièrement
toujours, cf. cours d’introduction) ; 3) Il est question ici de DOMINATION.
Or une telle logique est contradictoire avec la SUFFISANCE supposée
d’Alcibiade. Qu’a besoin, en effet, de dominer celui qui n’a besoin de rien ni
personne, qui, par définition, s’auto-suffit dans la plénitude ? A
besoin de dominer celui qui manque de quelque chose et qui donc, contradictoirement,
n’a pas ce qu’il prétend pourtant détenir. Tel est la logique contradictoire
de l’orgueilleux qui révèle une fissure et déjà quelque chose
comme un obscur désir au sein de l’image pleine de soi : « je
suis le plus puissant », l’orgueilleux veut le faire savoir et il se
bat pour qu’on le reconnaisse, chaque victoire étant une confirmation dans
le regard dominé de l’autre de sa propre puissance. Cet autre qu’il
méprise, cet autre dont il prétend ne pas avoir besoin, ses stratégies de
domination révèlent cependant que, le méprisant, il en a contradictoirement
besoin comme le miroir indispensable dans les yeux duquel, reconnaissant
sa propre puissance, Alcibiade peut se reconnaître. Aussi, nullement
indifférent aux regards des autres, brille t’il devant tous et, se donnant sans
cesse en spectacle, fait-il pour lui-même et pour tous le beau.
.
Mais que désire donc Socrate ? Alcibiade ne peut encore le comprendre.
L’attitude étrange de Socrate le déroute – mais il ne peut encore la
lire qu’avec ses anciennes grilles de lecture : que peut donc chercher un amant
sinon à le dominer et/ou à jouir de son corps ? Aussi est-ce cette
dernière idée qu’Alcibiade, semble t’il, soupçonne subtilement en Socrate à
travers l’image de la « caresse » d’un « espoir »
comme on le fait d’un corps (104d). Tout le dialogue suivant va néanmoins nous
faire comprendre la méprise d’Alcibiade : il ne s’agira nullement de
caresser un corps mais d’éveiller à elle-même une âme qui s’ignore
elle-même.
.
Reste qu’Alcibiade se dit et est certainement « troublé ».
Qu’est-ce que ce trouble ? C’est tout à la fois : a) un sentiment
d’étrangeté - dont nous avons plus haut noté les raisons ; b) mais, tout
autant, une obscure attirance – sans quoi on ne comprendrait pas
pourquoi Alcibiade écoute si patiemment le discours de Socrate et dit à Socrate
– si, hors politesse, il faut le croire - qu’il allait lui demander ce qu’il
désire de lui. Le personnage de Socrate – qu’Alcibiade connaît de visu et par
ouï-dire depuis longtemps – pour un être supérieurement intelligent tel
Alcibiade n’est pas, en effet, simplement un « original »
comme on se plaît à le dire à Athènes,
mais, par ses attitudes inédites, est enveloppé d’une forme d’aura
qui, par delà sa forme repoussante, attire les êtres, comme elle le fait
envers les êtres extérieurement beaux, comme vers la promesse de quelque
élévation. Aussi est-ce comme un commencement d’amour, comme le
notait Proust, lorsque nous pressentons la hauteur merveilleuse de mondes
inconnus de nous derrière les prunelles de l’être vers lequel nous nous sentons
mystérieusement attirés – pressentiment qui fait toute son aura. En quel monde enivrant et inconnu siège donc
ce Socrate ?
.
Aussi Socrate peut-il parler et sera t’il, un moment du moins, écouté. Un
moment du moins car le trouble d’Alcibiade rentre en conflit avec le
sentiment de sa propre suffisance : « je ne sais ce que veut cet
étrange Socrate mais en même temps je sais que, comme les autres, il veut me
posséder » ; « je ne sais ce qu’il a à dire mais en même temps
je sais tout ce qu’il faut pour vivre et je n’ai besoin de personne »,
doit-il, vraisemblablement, se dire… Aussi Socrate sachant qu’il a peu de temps
– Alcibiade étant, de plus, déjà tendu vers le discours qu’il va énoncer à
l’assemblée – demande t’il quelque « patience » (104d) à
Alcibiade, vertu que l’on a beau exiger de l’autre mais que, faute d’un profond
désir d’écouter de sa part, d’une part, et d’une puissante tempérance, d’autre
part, il ne pourra tenir longtemps. Aussi lui faudra t’il éveiller le désir
de ce dernier – et c’est donc à lui (au désir) que Socrate va parler.
Le
désir in(dé)fini d’Alcibiade (104e – 106a)
.
Socrate commence par rappeler la difficulté de parler à Alcibiade :
comment apprendre quelque chose à quelqu’un qui ne se laisse pas « dominer »,
c’est-à-dire qui refuse tout ce qui se présente comme plus haut que lui, le
mettant ainsi dans la position d’un disciple ? Seule
solution : briser son orgueil, en montrant tout à la fois qu’il n’est
fondé sur rien (sur la seule logique de l’imagination) en lui dévoilant,
par delà ses illusions, la véritable nature de son désir qui est,
allons-nous voir, un désir de hauteurs sans fins à l’accès desquelles la
médiation d’un maître – en l’occurrence Socrate – est nécessaire.
.
Socrate en parfait rhéteur (rhétorique : l’art de bien parler) commence
par s’ancrer dans le désir de reconnaissance, le désir d’être aimé
d’Alcibiade. Comment Alcibiade qui ne rêve que de cela : briller dans les
yeux de tous (gloire), n’en serait-il pas touché ? Ce n’est donc nullement
pour ces qualités, dit-il, qualités dont la possession fait son orgueil ou
sa suffisance qu’il aime Alcibiade. Autrement dit, ce n’est pas pour sa beauté
physique, ni pour son ascendance, ni pour ses relations que Socrate aime
Alcibiade. Si, en effet, Alcibiade était satisfait de cela, s’il se
réduisait à cela, s’il n’était rien de plus et d’autre que de telles qualités,
alors l’amour de Socrate aurait depuis longtemps cessé – car, allons-nous voir,
de telles beautés, de telles ascendances, etc. ne sont jamais, tout d’abord,
que relatives et donc, par essence, limitées, mais surtout extérieures
au moi (le sujet) véritable. Mais derrière la suffisance d’Alcibiade, derrière
ses identifications imaginaires auxquelles sa compréhension de soi-même pour
l’heure le limite, il y a le véritable Alcibiade. Et c’est celui-là que
Socrate aime. On comprend alors le risque pour Alcibiade de ne pas
écouter le discours de Socrate, quoiqu’à ce véritable Alcibiade il n’entende
pour le moment pas grand chose : il SAIT très bien qui il est et ce qu’il
veut. Aussi, est-ce certes tout à la fois par curiosité mais aussi dorénavant
pour plaire à un Socrate dont il se veut aimé qu’Alcibiade se met à son
écoute. Que peut donc être ce véritable moi derrière les identifications
imaginaires sous lesquelles il est, selon Socrate, censé se cacher ?
.
Pour le découvrir, Socrate propose à Alcibiade une fiction. Imaginons, lui
demande t’il, qu’un dieu (un être qui voit de haut et de loin – qui
n’est pas engoncé, comme nous sommes toujours, dans la situation présente –
situation à laquelle, faute de distance et perspective, nous donnons une
signification démesurée – ce qui n’est que relatif prenant pour notre
imagination une valeur quasi-absolue) te propose l’alternative
suivante : ou bien continuer à vivre comme tu vis, avec tes qualités
présentes, sans espoir de progrès possible ou bien mourir immédiatement.
Socrate semble ne pas douter un instant qu’Alcibiade préférerait mourir.
Mais pourquoi donc ? Parce que vivre ainsi continuant indéfiniment – voire
éternellement - mon être présent, c’est précisément l’enfer dans la mesure où
une telle vie sans progrès ni avenir est comme une mort pour moi ;
plutôt disparaître que vivre, dans ce qui ne peut être qu’une expérience de
l’ennui, cette insupportable mort vivante que serait une vie éternelle,
répétitive et sans avenir ! Que révèle donc un tel choix ? a)
qu’Alcibiade, contrairement à ce que son orgueil semble montrer, ne se
suffit pas. Il n’est ni ce qu’il a – ses qualités présentes, ni ce
qu’il est présentement. Il est essentiellement cet élan vers un ailleurs
à venir. Autrement dit : l’être profond d’Alcibiade - son âme
- n’est pas une substance immuable et pleine qu’il s’agirait de
conserver et de dorloter – c’est celui d’une puissance désirante ne
visant qu’à se transformer et dont Socrate va révéler la nature ; b)
préférant la mort à une vie sans progrès, Alcibiade semble bien révéler
l’absolue primauté du choix d’une vie sensée sur la vie au sens
simplement biologique. Près à sacrifier son corps si la vie n’a plus d’âme,
le choix d’Alcibiade révèle l’esprit en lui comme irréductible à
l’ordre extérieur des corps ; c) notons enfin que la pensée de la mort
est propre à révéler la vie à elle-même dans la mesure où cette pensée incite
l’esprit à se dégager du temps présent et de ses mille petits objectifs qui
accaparent notre attention, pour se mesurer à l’aune de l’ABSOLU, soit
de ce qui nous importe essentiellement (et non plus accidentellement ni
relativement).
.
Mais quelle est donc la nature de cette puissance désirante qu’est
essentiellement Alcibiade ? C’est en mettant en lumière ses espoirs
secrets que Socrate va lui révéler l’horizon ultime et donc le SENS DE SON
DESIR. Socrate commence alors son élucidation par le présent immédiat,
celui qui accapare le désir et l’imagination d’Alcibiade. L’objet de désir
qu’Alcibiade a actuellement en imagination est celui-ci : aller
proférer son premier discours sur la scène politique athénienne afin de
convaincre l’assemblée. Un tel acte ne le mobiliserait cependant aucunement si,
indissociable de ce discours et de sa réussite, ne rayonnait l’imagination
d’un sentiment de puissance dont il sent tout à la fois la présence en
creux au fond de lui-même (intériorité), le défaut présent d’affirmation et de
concrétisation dans le monde présent (extériorité) – soit le manque
d’objectivité - et l’imminence de réalisation à venir (passage de l’intériorité
à l’extériorité). Or quelle est la nature et le sens d’un tel sentiment
?
a)
Il est tout d’abord entièrement relatif à une logique de l’image ou de la
représentation. Jouir de sa propre « réussite » – être élu
stratège, devenir homme de pouvoir, être reconnu et applaudi par les autres (ce
que l’on appelle « réussir » dans la vie) – c’est, en effet,
jouir de l’image ou de la représentation de soi, image ou représentation
à laquelle je m’identifie. « Je m’identifie » :
non structure simple (je = je, sans césure) mais dualité interne –
« je », l’origine invisible et irreprésentable, celui qui
s’identifie, et « moi », le pôle objectif auquel je m’identifie. Ex.
assis dans mon lit, je me mets à rêver, je m’imagine être adulé, applaudi, etc.
– la jouissance = liée à la représentation de moi-même sur la scène
ou le théâtre de mon imagination – au « film que je me fais ».
b)
Or cette dualité est fondamentale : s’il est vrai que je ne jouis
pas tant de ce que je suis mais de ce que je me représente être, il se
peut que loin de manifester ce que je suis cette représentation me masque mon
véritable être. Logique : prendre pour moi ce qui n’est pas moi – et donc
pour l’objet de mon désir ce qui ne l’est essentiellement pas dans une identification
imaginaire et illusoire. Stratégie de Socrate : faire apparaître
cette différence - derrière l’identification, l’adhérence d’Alcibiade à l’image
de lui-même – il y a une disjonction entre le je et le moi
imaginaire. D’où, verrons-nous : le « je » ou l’âme,
c’est-à-dire l’identité véritable, sera tout à la fois fondement et problème.
c)
Comment fonctionne cependant cette logique de l’imagination ? Elle
n’est, en Alcibiade, nullement arbitraire. Ce dont souffre Alcibiade c’est d’un
manque de réalité objective : il voit son tuteur Périclès, reconnu,
admiré, au pouvoir d’influence énorme sur le monde et, il se voit, lui, reclus
dans la sphère privée, avec mille potentialités encore inexprimées. Avoir une
réalité objective c’est ainsi exister dans l’espace et être capable d’action
sur la réalité – celle des choses comme celle des hommes. Tel est la
représentation que l’on se fait du POUVOIR. Et, indissociablement,
être vu et admiré par tous – l’image de ce que je suis pour moi étant tout
autant constituée de celle de ce que je m’imagine être pour les autres. Se
sentir puissant c’est ainsi jouir de la représentation de sa propre image –
telle qu’on l’imagine pour les autres et pour soi -comme homme d’influence.
d)
Ce que va cependant montrer Socrate c’est que cette logique de la
représentation a un horizon que, tout à la fois, reconnaît et méconnaît
Alcibiade : cette forme de perfection vers laquelle tend son désir
qui est la toute-puissance, toute-puissance qui, pensée dans l’ordre de
la représentation, équivaut à la domination de toutes les choses et êtres.
Il le reconnaît : puisque Socrate le trouble et le touche par ce discours,
puisqu’ainsi c’est d’une telle aura de puissance qu’Alcibiade enveloppe
son prochain discours à l’assemblée. Il le méconnaît cependant : puisque
ce rêve de domination globale, Alcibiade, accaparé par son projet prochain –
parler devant l’assemblée – ne l’a jamais fait.
e)
C’est ainsi à dégager la logique de son désir que s’emploie ici Socrate.
Que fait alors Socrate sinon continuer en pensée le mouvement qui, depuis
l’origine, porte Alcibiade ? D’Athènes, à la Grèce entière, son désir se
porte sur la totalité des hommes : ce qu’Alcibiade veut au fond
c’est « remplir de son nom et de sa puissance tous les hommes ».
Ce que donne ainsi à rêver Socrate c’est l’expansion et la domination
croissante d’un homme sur les terres et le monde – qui est, tout autant, une
image de l’impérialisme athénien (cf. cartes).
f)
Mais un tel mouvement peut-il s’arrêter ? Le roi du monde ne
s’ennuie t’il pas, tel ces conquérants romains n’ayant plus rien à
conquérir ? « Le monde ne suffit pas », titre un film de James
Bond. Ce pourquoi, écrit Socrate, à moins du tout, Alcibiade ne voudrait plus
vivre. Ce qui polarise ainsi ultimement le désir d’Alcibiade c’est tout
à la fois les idées d’INFINI, l’ABSOLU et la TOTALITE – à moins desquels
jamais il ne sera comblé. Or n’est-ce pas là la nature de tout DESIR ?
.
Lecture d’un texte de Rousseau, La nouvelle Héloïse :
« Malheur
à qui n'a plus rien à désirer! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède.
On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, l'on est heureux
qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout
vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de
lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend
présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre
cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais
tout ce prestige disparaît devant l'objet même; rien n'embellit plus cet objet
aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu'on voit; l'imagination ne
pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance.
Les pays des chimères est en ce monde le seul lieu digne d'être habité et tel
est le néant des choses humaines, qu'hors l'Etre existant par lui-même, il n'y
a rien de beau que ce qui n'est pas.
Si cet effet n'a pas toujours lieu sur les
objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment
commun qui les comprends toutes. Vivre sans peine n'est pas un état d'homme;
vivre ainsi c'est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu, serait une
misérable créature; il serait privé du plaisir de désirer; toute autre
privation serait plus supportable. »
On
y retiendra que :
1)
Alors que la définition du bonheur semble être l’adéquation totale du
sujet et du monde – définition qui semble, par-là même, exclure le désir, si,
selon Platon, on ne désire jamais que ce dont on manque, ce manque manifestant
une césure du sujet avec le monde – Rousseau fait de l’absence de désir – qui
peut bien logiquement sembler une condition du bonheur – un état de malheur.
Malheur c’est-à-dire : césure totale et radicale entre le sujet le monde.
L’expérience dont nous parle Rousseau c’est celle de cette forme de désespoir
qu’est l’ennui.
2)
Que perd, en effet, celui qui ne désire plus ? Il perd tout – et
pourtant il n’a rien, puisqu’il désire ce que, par définition, il n’a pas. Que
détenait-il alors ? Son désir – soit la tension en avant vers quelque bien
futur – et, indissociable, de ce dernier une « force consolante », soit
l’imagination jouissive de la détention du bien à venir.
3)
Le « bonheur » semble ainsi selon Rousseau être indissociable
du désir. Encore souligne t’il le caractère paradoxal de ce bonheur qui n’est
pas un bonheur plein, l’adéquation totale du sujet du monde, mais un
« bonheur » mixte fait tout à la fois de la souffrance de ne
pas posséder et de la jouissance de l’imagination présente de la
possession future.
4)
Un tel état repose cependant sur l’illusion. Car ce que ne sait pas
celui qui, tel Alcibiade, est pris dans son désir immédiat c’est que l’objet
prochain de son désir est beau en imagination mais que sa possession ne saurait
le ravir. Aussi comme l’enfant devant le jouet tant attendu, sera t’il
nécessairement déçu. Mais pourquoi ?
5)
Parce que tout à la fois : rien de fini (limité) ne saurait satisfaire un
désir polarisé par l’infini et la totalité ; parce que l’imagination projette sur les
réalités finies du monde l’aura de cet infini qui polarise le désir.
Pascal : « l’homme n’est produit que pour l’infinité » -
l’infini est le FOND imperceptible sur lequel se découpent les FORMES,
qui sont les formes perçues (décevantes) et imaginées (enivrantes).
6)
Aussi est-ce une telle nature du désir qui explique chez Alcibiade tout à la
fois toutes ses conquêtes passées, toutes ses luttes pour la reconnaissance,
son désir présent d’aller sur la scène politique et le fait que chaque
victoire reste et RESTERA insatisfaisante, laissant ouvert un nouveau champ
de conquête, l’illusion d’Alcibiade consistant à croire qu’il pourra être
comblé et satisfait par le biais de telles conquêtes.
7)
Aussi peut-on prédire que, comme l’impérialisme d’Athènes l’a fait finalement
éclaté, Alcibiade lui-même mourra de ce désir voué par avance à l’échec – tout
ainsi que la boulimie (« je veux tout », dit-il) du personnage
du Sens de la vie (1984) des Monty Python le fait exploser, son corps
fini ne pouvant accueillir la totalité infinie à moins de laquelle son désir ne
saurait être comblé.
. Que
faut-il donc faire ? Renoncer à désirer ? Mais ce serait la mort même
– la mort vivante de l’ennui. Continuer à désirer en ce sens ? Mais
n’est-ce pas alors se vouer à l’illusion ? Socrate ne répond aucunement
ici et laissant ce désir de puissance en Alcibiade, lui indique simplement
cette voie : cette puissance que tu désires, tu ne pourras l’accomplir
sans moi ! Où il faut reconnaître tout à a la fois :
a)
Une stratégie de séduction d’Alcibiade – dont on connaît la réponse :
comment retenir un être tout entier pris dans son désir d’aller séduire le
peuple d’Athènes sinon en lui promettant cette puissance que, précisément, il
convoite ?
b)
On imagine toutefois qu’il ne s’agira évidemment pas de cette puissance-là,
celle de la domination du monde, que lui ouvrira Socrate – puissance que l’on
sait illusoire dans la mesure où, quelque imagination qu’on en est, elle ne
saurait satisfaire le désir.
c)
Non cependant, peut-être, que Socrate ici utilise un pieux mensonge :
éveiller Alcibiade à lui-même, n’est-ce pas, en effet, l’éveiller à, tout à la
fois, son véritable désir, par-delà ses illusions, et sa véritable puissance,
par-delà la puissance illusoire qu’il projette sur le monde ?
d)
Encore est-ce un chemin qui nécessitera, comme le montrera Socrate, quelque
« tempérance » – soit une forme de renonciation à l’explosion
des désirs en quête de jouissance immédiate. Mais comment la tempérance – qui
en semble une négation – pourra t’elle donc être une voie de la réalisation de
soi ?
Substitution
du dialogue interrogatif au discours (106b)
. A
Alcibiade qui attend de Socrate un long discours, comme le précédent, afin que
ce dernier lui donne les clefs de la puissance – sans, évidemment, qu’il y
croit véritablement : il est simplement intrigué - Socrate répond en
substituant un autre mode de relation : le dialogue. Pourquoi ?
.
Alcibiade attend de Socrate une leçon sur le comment, la technique
spécifique pour atteindre la puissance politique, c'est-à-dire pour persuader
la foule = la rhétorique. Cf. présence à Athènes de grands maîtres de
rhétorique = les sophistes, donnant les moyens de persuader la foule (la
démocratie et la rhétorique : celui qui maîtrise le bien parler peut
acquérir les biens convoités : l’honneur…).
La
rhétorique
Cf.
multiples stratégies du bien parler. Comment? En flattant, en jouant sur les
haines et les envies, en se faisant passer pour le sauveur… But = non dire la
vérité, mais persuader pour gagner = une forme de mystification.
D’où : lien / long discours, d’autant plus long qu’il faut qu’on s’y
perde. Un exemple : l’introduction du film Thank you for smoking de
Jason Reitman – où l’on nous montre un exemple d’art rhétorique
consistant à retourner l’opinion d’une foule ; cf. encore une scène de 99 F
de, où la véritable logique de la publicité est dévoilée à contresens de son
but initial. Le but du discours ici c’est de vaincre = logomachie (combat de
mots). Celui qui n’aura pas les arguments pour répondre aura perdu (honte, ou
« cassé »). Cf. encore comment on peut écraser quelqu’un par
son « bien parler ».
Or
cet usage du discours est constamment dénoncé par Platon. Alors que le discours
doit servir :
a) à
unir par la parole deux personnes premièrement séparées (par leur
particularité, leurs sentiments...) : amitié.
b) à
viser la vérité, universelle et donc commune par essence.
Le
discours rhétorique est d’autant plus pervers qu’il joue sur deux
tableaux :
Faire
croire à l’union dans la parole (= un champs d’égalité) pour le détruire et
instaurer une hiérarchie : il a besoin de cette égalité là, de cette union
là, sans laquelle on ne l’écoute même pas.
Prendre
la vérité comme prétexte, prétendre dire vrai non pour dire vrai mais pour
vaincre. Se donner les apparences de la vérité = mystifier. Il a besoin de la
vérité comme référent pour pouvoir en prendre l’apparence.
L’union
et la vérité sont présupposés, utilisés et déniés.
Les
longs discours
A
contrario un long discours d’exhortation, lui sincère et visant la vérité, a
toute chance de passer au-dessus de la tête d’Alcibiade. Combien de fois cela
n’arrive t’il pas, en effet?
Combien
de fois ne tentons-nous pas de démontrer à quelqu’un la vérité d’un propos tout
en s’apercevant que c’est peine perdue – puisque l’autre a déjà terminé
d’écouter.
Quels
en sont les obstacles?
Outre la fatigue, et de ces facteurs
circonstanciels, on peut discerner deux obstacles parfois liés :
a)
La suffisance de l’auditeur. Si je n’écoute pas, c’est que cela ne me
concerne pas. Et si cela ne me concerne pas c’est que j’ai déjà pour moi-même
répondu. Soit que j’ai ma propre réponse à la question. Soit que j’ai décidé
que la question n’avait pas d’importance
b) L’abstraction du discours. Le
discours apparaît décollé de l’expérience de l’auditeur. Il entend bien
les mots, mais ces mots ne résonnent pas en lui, les significations qui lui
sont attachées sont décollées, flottant dans un espace extérieur à lui. Ce ne
sont pas les siennes. Il y a moi d’un côté et le discours de l’autre
séparés de manière hermétique. C’est un discours qui ne l’exprime pas, qui n’a
donc pas grand sens (signification et valeur).
Développements :
A
propos du a) :
Or : ici une note importante sur cette suffisance. Le discours, le
logos = la raison, est la seule chose qui nous unisse.
Dans
et par le dialogue nous sommes égaux (Platon et l’esclave du Menon :
contre les valeurs aristocratiques de la Grèce, Socrate s’y adresse à un jeune
esclave et, dans l’instauration d’une stricte égalité, l’aide à se remémorer
comme à tout être libre une vérité – ici de géométrie) et guidés par un même
but, la vérité. Briser le logos en le rejetant c’est briser l’amitié de
l’homme à l’homme, c’est briser l’espoir d’une communauté pour se
refermer dans son individualité et sa suffisance. C’est se couper de
l’humanité pour se préférer soi.
C’est
la faute et c’est bien d’une faute qu’il s’agit. Une faute = il est
question de devoir et donc de morale dans la parole. Pourquoi ? Discuter avec
autrui, entendre sa parole c’est se démettre de la position moi = tout,
qui nous fait centre de la Terre = l’égocentrisme. C’est s’ouvrir à
l’autre, « penser en se mettant à la place de tout autre »
(Kant), à ce qui n’est pas nous et entendre la parole d’autrui comme une vérité
possible. C’est donc poser la possibilité de ma propre erreur et donc
immédiatement me remettre en question. Ce qui importe alors ce n’est
plus alors ma propre pensée mais la vérité, ma particularité, mais l’universel.
A
contrario les lieux où on ne dialogue pas sont des lieux de pouvoir et
d’arbitraire = des lieux où la parole est à sens unique et donc où l’on domine.
L’entreprise, la famille, l’école (bien souvent)… Toujours ? Pas
nécessairement : différence entre une hiérarchie fondée sur une autorité
légitime / une autre fondée sur une autorité dont la légitimité est usurpée.
Comment savoir ? Critère à établir : pour le bien de…, etc.
A
propos du b) :
Dans le cadre du dialogue, le seul long discours qu’Alcibiade pourrait entendre
est un discours sur la technique de manipulation des foules car un tel discours
s’ancre dans son intérêt actuel et présente un ensemble de règles
utilisables comme des moyens techniques, des outils qu’on peut manipuler à
souhait, sans que l’on ait à engager son propre être et ses propres fins. Cf.
les règles de l’arithmétique, par exemple.
Mais
un long discours sur l’essence de la puissance, du désir, sur le fait de se
connaître soi-même comme nécessité pour être maître de soi… serait pour
Alcibiade totalement abstrait. Ce discours parlerait en général d’une
situation générale « décollée » et qui n’est pas celle d’Alcibiade.
Par là, il n’écouterait même pas. L’extériorité du discours, son caractère
abstrait c’est l’extériorité d’une parole étrangère, d’un autre.
Et
ce d’autant plus qu’Alcibiade sait bien pour le vivre, ce qu’est le sens
de sa vie. Entendons bien : il le vit, ce sens : aller sur
l’Assemblée se couvrir de gloire, c’est tout ce qui l’excite, tout ce à quoi il
pense. Ce sont des évidences propres à Alcibiade. Evidences = un savoir
personnel, intérieur, sûr de lui. Or un discours, discours extérieur,
discours d’un autre sur moi-même, a toute chance de rouler sur les évidences
d’Alcibiade sans même y toucher.
-
D’où la nécessité de travailler à même ces évidences. Ce pourquoi
Socrate va interroger Alcibiade sur ses projets concrets.
-
Mais, là encore, comment le discours pourra t’il ne pas être un discours d’un
autre, un discours décollé en ce sens et donc un discours qui ne m’engage pas? A
la condition que ce ne soit pas le discours d’un autre, mais mon propre
discours. A la condition donc que ce ne soit pas Socrate qui parle,
mais Alcibiade lui-même. Alors le discours ne sera plus cette parole
extérieure, décollée, qui n’est pas mienne et qui ne m’engage pas, mais ma
propre parole.
Socrate
et le dialogue
D’où
la forme du dialogue. Socrate rejette les deux formes de discours
précitées : ce n’est pas un long discours comme Alcibiade est habitué à
entendre (106 b) que Socrate va produire. Non, c’est Alcibiade qui va parler !
Or,
il faut se rendre compte du caractère insolite de la situation. On vous dit
qu’on va vous aider à être puissant, cela suppose que Socrate a des recettes
pour être puissant et donc qu’il va vous donner ces recettes par le discours.
C’est donc lui qui va parler. Comment en serait-il autrement puisque c’est
lui qui a le savoir et l’autre, Alcibiade, qui est censé ne pas l’avoir ?
Mais
non, cela ne se passe pas ainsi ! Socrate demande à Alcibiade de répondre.
C’est donc Alcibiade qui va parler, qui va dire ce qu’il pense, qui va tenir un
discours et non Socrate (sur ce point lire : 112d – 113b).
Quel
est donc le rôle de Socrate? Socrate va partir de ce qu’Alcibiade veut et
pense. Et il va en l’interrogeant lui faire rendre compte qu’il ne sait pas
vraiment ce qu’il croyait savoir. Or ce qui est fondamental et difficile :
il faut que ce soit Alcibiade lui-même, qui alors qu’il était gorgé
d’évidences, se rendent compte que ses évidences étaient des croyances non
fondées et non des savoirs. Cela arrive à deux moments dans le
dialogue (116e et 127d).
C’est
donc Alcibiade qui parle et qui par l’interrogation de Socrate va s’apercevoir
que ses évidences étaient en fait très problématiques, donc nullement
évidentes. Il était dans l’opinion et non dans le savoir (116e – 118c).
La
condition de possibilité du dialogue, de sa prise sur les évidences
d’Alcibiade, de la remise en question par Alcibiade de ses propres évidences
c’est le fait qu’Alcibiade parle. Qu’est-ce à dire? Il ne fait pas que vivre
ses évidences, il les dit et les justifie (ou croit pouvoir les
justifier). Or justifier ses évidences c’est en rendre raison, c’est
affirmer qu’elles ne sont pas seulement mes évidences mais des vérités,
qui dépassent donc la singularité de mon sentiment, dont on peut donc rendre
raison.
II.
Examen des compétences d’Alcibiade
.
Alcibiade s’apprête à aller à l’assemblée pour présenter ses idées aux
athéniens, les convaincre et acquérir ainsi pouvoir et gloire. Par delà le
désir de briller, Socrate revient aux présupposés d’une telle
prétention : convaincre quelqu’un n’a un sens que si mes idées sont
meilleures que les siennes. Et meilleures signifie ici : plus raisonnables
ou davantage dans la vérité – ce pourquoi le présupposé de l’attitude
d’Alcibiade est une compétence supérieure à celles des autres athéniens.
Et c’est bien, en effet, ce qu’Alcibiade croit : comment, lui, si beau, si
noble, si maître de la parole n’aurait-il pas des compétences supérieures à
tous ?
a) Types
de connaissance et méconnaissance du savoir rationnel par Alcibiade
.
Mais quel est donc ce savoir - tout autant savoir sur (un domaine
particulier) que savoir-faire (capacité d’agir sur le domaine en question) - et
d’où provient-il ? Socrate commence par la seconde question. Celui qui
détient un savoir soit : a) tient ce savoir de l’enseignement
d’autrui ; b) l’a trouvé par lui-même ; c) le détient de manière
infuse ou innée. Cette dernière éventualité est laissée de côté par Alcibiade
lui-même (« que serait-elle en dehors de ces deux voies » ?,
demande t’il, en effet). Elle n’est pourtant pas absurde – mieux encore, c’est à
ce type de savoir que la philosophie entend nous éveiller. La
méconnaissance par Alcibiade de ce type de vérité signifie très clairement sa
méconnaissance de la philosophie et, par là, si la philosophie est éveil aux
vérités essentielles, de lui-même en son être profond et essentiel.
. Expliquons-nous : soit une
démonstration de géométrie, par exemple. Pour le non-géomètre, comme pour
Alcibiade, il y a essentiellement deux manières d’apprendre quelque chose (en
ces matières comme en d’autres) : soit en se mettant à l’écoute d’un homme
d’expérience, soit de faire soi-même les expériences. Dans l’un et l’autre cas,
savoir que tel triangle est rectangle est donc de toute façon affaire d’expérience
– la seconde manière substituant à la simple connaissance par ouï-dire, basée
sur l’autorité et la confiance, l’épreuve directe de la chose, cette
dernière comme connaissance de première main étant de toute façon, selon les
critères-mêmes d’un tel type de savoir, supérieure à la première. Expérience :
rencontre d’une chose extérieure à moi.
Le non-géomètre ignore toutefois une autre source de savoir auquel la
philosophie entend nous éveiller. Celui, qui, en effet, par la raison
démontre que tout triangle dont la base est le diamètre d’un cercle et le
sommet un point quelconque de ce cercle est rectangle en ce point, détient une connaissance
que la seule expérience ne saurait engendrer : compréhension des raisons
intérieures de ce que l’homme d’expérience ne fait que constater, épreuve
de la nécessité et de l’universalité de sa démonstration (cf.
encore une fois, cours sur la raison). Or d’où provient un tel savoir ?
Nous ne sommes pas allé le chercher par les sens à l’extérieur de nous-mêmes,
dans l’expérience du monde. C’est, tout au contraire, en délaissant
l’extériorité des choses, en fermant les yeux sensibles – ceux du corps - pour
rentrer en nous-mêmes, dans notre propre pensée, soit dans les raisons internes
des figures que nous avons pu engendrer notre démonstration et ainsi
être certain que tout triangle construit de la manière sus-dite est
nécessairement rectangle. Etonnons-nous d’en être absolument certain :
en quittant le monde sensible, nous découvrons un tout autre monde, monde
invisible aux lois de cristal que Platon nommera le monde des Idées.
L’exemple de la géométrie nous montrerait ainsi que, contrairement à ce que
croit Alcibiade :
a) Tout
savoir ne vient pas de l’extérieur – soit de l’expérience comme rencontre
et épreuve de l’extériorité.
b)
Il y a un savoir accessible à celui qui, se coupant de l’extériorité du monde, se
met à l’écoute de sa propre raison.
c)
Notre raison alors ne nous découvre pas nous-mêmes dans notre singularité
contingente et sensible mais au sein de notre propre pensée découvre un
monde de nécessité et d’universalité. Ce monde, intérieur à notre pensée, nous
dépasse pourtant : nous pressentons sa systématicité et sa
totalité, nous mettons à l’écoute de ses exigences en tentant de justifier nos
idées présentes – mais nous ne le possédons pas ; sa réalité ne
nous appartient pas, elle nous semble accessible à tout être de raison.
d)
Platon donne à ce monde le nom de monde des Idées (La République)
– en dehors de nous, en effet, les Idées (celle de Triangle, celle de Justice,
etc.) ont une essence et des relations entre elles dont nous éprouvons
tout à la fois que nous ne pouvons faire n’importe quoi (nécessité),
qu’elles règlent notre pensée (c’est en visant l’idée absente de Justice
que mes opinions sur la justice sont par moi réformées) et que leur réalité
universelle est indépendante du temps (éternité), de l’espace et de leur
reconnaissance ou méconnaissance par chacun.
e)
Eprouvant la nécessité de ces pensées, nous ne rencontrons pas une vérité sur
le modèle de l’expérience comme rencontre d’un objet extérieur mais nous
éprouvons la texture intérieure de notre propre pensée comme constituée
par la Pensée Universelle ou le monde des Idées. Aussi, Platon fait-il, par
ailleurs (le Ménon), l’hypothèse que nous retrouvons une vérité –
l’idée de retrouvaille ou de réminiscence manifestant tout à la fois
l’appartenance de notre pensée à la pensée universelle (et, par là, éternelle)
et l’oubli dans notre condition présente de ce qu’une partie de nous a
cependant toujours su, à savoir les Idées.
f)
Aussi en infère t’il la possibilité de l’existence éternelle de l’âme qui,
ayant connu les Idées avant d’être incarnée, les aurait partiellement oublié
(idée de chute) lors de son incarnation – ce pourquoi d’ailleurs nous pouvons
pressentir ce monde éternel, nécessaire et pur des Idées comme tout à la fois
notre véritable patrie (« ah si tout était clair, lumineux et
distinct ! » - alors que tout dans le monde est bariolé, flou,
contradictoire) et que nous nous sentons élevés lorsque nous nous saisissons
une Idée essentielle (le choc, l’éclair de la compréhension),
« élevé » : image de la sortie d’un bourbier (celui de
l’ignorance, du contingent et du relatif) vers le haut des cimes (le
« ciel » des Idées).
Friedrich, Le voyageur au-dessus des nuages
. Quoi
qu’il en soit cependant de ce dernier point (f), il y aurait en tout cas trois
modes d’accès à la vérité : la connaissance par ouï-dire et par
expérience directe - toutes deux extérieures – puisqu’il s’agit
d’une rencontre – contingente – de ce que nous ne pouvons ni comprendre (de
l’intérieur), ni prévoir ; la connaissance par raison - qui nous fait retrouver
par nous-mêmes des vérités éternelles comme la texture intérieure et
cependant oubliée (et le plus souvent méconnue) de notre propre pensée.
(Note :
on peut, avec Spinoza, affiner l’analyse et distinguer trois genres de
connaissances, la première – connaissance du premier genre – englobant
connaissance par ouï-dire et par expérience, toutes deux incapables de rendre
raison de ce qu’elles entendent ou constatent ; la seconde, connaissance
par raison, comme connaissance vraie mais encore extérieure à son objet, qui
reste non compris de l’intérieur ; la troisième : connaissance par
intuition rationnelle directe, connaissance parfaite et intime de la chose –
c’est à ce type parfait de connaissance que se réfère la Lettre VII de
Platon comme à un idéal – sur ces points, cf. mon analyse
du film Pi).
b) Contenu
et sources supposées du savoir d’Alcibiade
.
Parce qu’il est cependant trop tôt pour ce genre de considérations,
considérations qui ne sauraient être entendues par un Alcibiade encore tout
entier saisi dans l’opinion – et, par conséquent, à mille lieux du monde des
Idées, soit, avons-nous montré, de sa propre raison - Socrate part de l’opinion
d’Alcibiade selon laquelle il n’existe que deux sources de connaissance et
entreprend de montrer qu’à l’aune de ce critère - qui est, notons-le,
suffisant pour le moment, l’éducation d’Alcibiade, parce qu’encore étrangère à
la raison, n’ayant connu, de fait, que ces deux genres de connaissance - la
suffisance d’Alcibiade est sans aucun fondement.
.
Admis donc, pour le moment, que le savoir d’Alcibiade ne peut avoir pour source
que l’expérience (la sienne ou celle d’un autre, ayant plus d’expérience), soit
l’épreuve du monde, Socrate pose trois jalons : 1) Alcibiade ne peut
détenir un tel savoir de lui-même et par lui-même s’il ne l’a jamais cherché –
reste alors qu’un tel supposé savoir provienne de l’extérieur, et c’est, en
effet, cette seconde hypothèse que va soutenir plus loin Alcibiade ; 2) La
condition d’une telle recherche est la conscience d’une ignorance : aucun
sens à chercher à savoir si l’on croit déjà savoir ; 3) Il est un temps où
Alcibiade ignorait ce qu’il sait aujourd’hui. Par conséquent si Alcibiade
détient ce savoir dont il se prévaut – et dont nous ne connaissons pas encore
le contenu - il faut montrer à la fois qu’il existait un temps où Alcibiade
ne savait rien, qu’il a pris conscience de cette ignorance et qu’il a désiré
apprendre de lui-même afin de pallier à son ignorance et d’acquérir la maîtrise.
Or que s’est-il passé, en effet ?
.
Socrate fait la liste des enseignements qu’a reçu Alcibiade : grammaire,
cithare, lutte… Mais ce n’est sur aucun de ces domaines singuliers qu’Alcibiade
prétend à la maîtrise. Ni d’ailleurs la construction, la divination ou la
médecine qui supposent, semble t’il, des compétences singulières qui, note par
ailleurs Socrate, sont radicalement indépendantes de la beauté, de la taille
ou de la prestance d’une personne (107). C’est qu’en effet, les supposées
compétences d’Alcibiade ne sont rien d’autre qu’une prétention fondées sur ce
type de qualités (beauté, renom, richesse, etc.) – qui lui donnent
effectivement aura et pouvoir sur les autres - transposées et projetées de
façon tout à fait irraisonnable dans l’ordre politique qui, exige
cependant – Socrate va le montrer – des compétences tout à fait spécifiques.
Or, nous savons, au contraire qu’en démocratie où il faut convaincre la foule
pour accéder au pouvoir c’est, bien plutôt que sur la compétence, sur ce type
de transposition irrationnelle que se conquiert le pouvoir dans une
logique du type : je suis riche, je suis beau, je parle bien, etc. donc
j’ai des compétences en matière politique – en notant toute fois la prééminence
de la parole, cette dernière – par la rhétorique sophistique (cf. plus
haut) étant le vecteur poétique nécessaire de toutes ces transpositions.
. Si
ce n’est dans aucun de ces domaines qu’Alcibiade prétend avoir la
maîtrise : sur quoi porte donc ce savoir dont se targue Alcibiade ?
Réponse d’Alcibiade : sur ce qui les concerne essentiellement, soit les fins
de la cité, à savoir tout ce qui engage le destin de la cité et,
notamment, sur l’opportunité de la guerre et la paix (moyen pour une fin
particulière – ici implicitement : la suprématie d’Athènes, fin supposée
bonne) – soit la politique, entendue, comme l’ordre de la réalisation
des fins de la cité (répondant à la question : comment vivre
ensemble ? Où voulons-nous et devons-nous aller ? Quel projet
avons-nous pour notre société ?). Et l’on sait, en effet, que sur la
question singulière de la guerre Alcibiade parviendra à faire briser la paix de
Nicias en 421 – cette rupture entraînant à terme la défaite et la chute
d’Athènes.
. Or
bien évidemment, propose Socrate, une telle prétention suppose de savoir juger selon
le mieux - soit de savoir juger avec qui, quand, pour combien de temps et
pourquoi il vaut mieux faire la guerre ou la paix. Mais Alcibiade sait-il juger
selon ce « mieux » ? Pour le catch ou le karaté – art
martiaux eux aussi – domaines dans lesquels Alcibiade n’a pas la prétention de
savoir, un spécialiste vaut mieux qui sait tout à la fois quand, avec qui et
combien de temps lutter. Il en est de même pour la musique.
.
Socrate demande alors quel nom on donne dans chacune de ces techniques à ce
« mieux » dans chacun des domaines : le qualitatif =
« sportif » ou « vrai sport » pour la lutte, pour la
musique, « musical ». Mais quel est donc le « mieux »
dont Alcibiade se prétend juge - soit la norme à partir de laquelle Alcibiade
prétend juger des choses politiques ? Notons l’importance d’une telle
norme – en musique, comme en art du combat, comme en médecine, etc. la
norme du « musical », du « sportif », de la « bonne
santé » s’impose à tous – nul ne peut avoir la prétention de
changer les normes selon ses désirs, ainsi que le fait, verrons-nous,
tendanciellement la démocratie à laquelle s’oppose ici Socrate. Elle s’imposent
à tous car médecine, musique, combats… se déploient dans des champs de
réalité singuliers ayant chacun une structure et un ordre propre dont nul n’est
le maître. La compétence technique est alors celle de celui qui,
s’étant confronté à la résistance propre de ces champs de réalité, a
appris à se diriger parmi eux selon leurs normes propres. En invitant
Alcibiade à nommer la norme – le « mieux » - qui prévaut dans l’ordre
politique, Socrate invite Alcibiade à considérer que la politique est
un champs singulier de réalité ayant lui aussi une structure et une norme propre
dont nul n’est le maître. Mais quelle est donc la norme de ce champ de
réalité ?
. Or
Alcibiade se révèle incapable de nommer la norme de la politique.
« Quelle honte ! », lui dit alors Socrate. Alcibiade qui
se dit compétent – et supérieur à tous ces techniciens que sont médecins,
musiciens, etc. - est incapable de nommer la norme à partir de laquelle il
exerce sa compétence – alors qu’un médecin, un musicien, etc. eux, en sont tout
à fait capables. La honte : là encore, nul n’est maître de la honte –
celle-ci, qui, pour le moment n’est pas encore véritablement vécue par
Alcibiade, qui n’est, pour le moment encore que gêné de ne pouvoir répondre. La
honte : survient en nous indépendamment de notre volonté, et contre nos
désirs, en nous jugeant selon des valeurs dont nous ne sommes pas maîtres et
vis à vis desquelles nous apparaissons aux autres et à nous-mêmes comme déchus.
Alcibiade ici : c’est Socrate qui de l’extérieur le désigne comme honteux,
l’avènement de la honte en Alcibiade lui-même manifestant une contradiction
interne qui ne lui apparaît pas encore nettement ni profondément ; la
honte éventuellement éprouvée ne l’est encore que par rapport à cet autre
qu’est Socrate (autre qu’on peut, à tout moment, mettre de côté) – et non
encore vis-à-vis de soi. Lorsqu’Alcibiade éprouvera véritablement pour
lui-même la honte, celle-ci sera la manifestation pour lui-même de sa
contradiction interne et l’appel à se réformer en fonction du Bien. Le
jugement de l’autre – Socrate – lorsque ce jugement est celui d’un homme de
bien, est ici un appel à se juger soi-même selon la norme du Bien. Lorsqu’il
est, au contraire, celui d’individus dévoyés quant au bien, loin d’être un
vecteur de l’amélioration de soi, la honte comme honte devant les autres, puis,
intériorisée, honte devant soi – écarte du Bien. Ainsi par exemple, est-ce la
honte pour un footballeur de danser avec son partenaire ou pour un dur à cuire
de faire preuve de douceur (cf. extraits de La belle verte de Coline Serreau)
– ce qui est socialement honteux n’étant pas nécessairement un mal. Ce
pourquoi, d’ailleurs, par exemple, ce disciple de Socrate qu’était Diogène le
cynique, se masturbant en public – ne se faisant, selon ses dires, que du bien
sans faire de mal à quiconque – projetait par cet acte une leçon sur la honte à
la face des athéniens – leur montrant que, mal ciblée, la honte pouvait porter
sur des gestes peut-être sans malignité alors que les athéniens n’avaient pas
honte des mille méfaits qu’à l’insu de tous, ils commettaient dans la sphère
privée. Appel intérieur au Bien – absolu, universel - contre la conception
relative et social du Bien.
.
Quelle est donc la norme du politique – soit ce à partir de quoi on
évalue et juge en politique ? Et puisqu’Alcibiade est parti de la guerre – quel
est donc le critère politique à partir duquel on juge de l’opportunité de la
guerre ? Ce qu’on a, de suite, à l’esprit c’est que cette norme est la puissance.
Et c’est une norme de fait dans l’histoire – la guerre est jugée bonne si elle
apporte davantage de puissance et ainsi de la paix si elle est la condition
pour maintenir la puissance. Deux problèmes alors : que serait donc la
(vraie) puissance (cf. retour au problème du désir d’Alcibiade – ici du
point de vue de la cité). Ensuite : pourquoi Alcibiade dit-il ne pas avoir
« la moindre idée » de cette norme qui a pour elle,
apparemment, l’évidence ? On verra, en effet, que, plus loin, Alcibiade a
très clairement en tête ce critère, nommé « avantageux », et
qu’il oppose à la justice. Outre le désir de Platon de montrer à nouveau
l’ignorance d’Alcibiade, ignorance qui se manifeste dans un type de dialogue
et, donc selon un mode de questionnement, auquel il n’est pas habitué, n’est-ce
pas parce que les politiques, de fait sont, sur cette question, elle-même
dans la contradiction ?
.
Et, en effet, lorsque Socrate fait mettre en lumière à Alcibiade le critère de
la justice au nom duquel on mène explicitement la guerre contre tel ou
tel, Alcibiade ne peut qu’hésiter. C’est qu’il sait très bien que ce critère
appartient aux stratégies de discours politique mais qu’il est aussi
manipulable et manipulé en tous sens, chaque clan se prévalant d’une conception
de la justice conforme à ses intérêts. De telle façon que la justice qui n’a
que la sonorité de commune et dont le sens varie du tout au tout, ne semble
être que le masque des intérêts et de la quête de puissance. Et pourtant,
pouvons-nous, en politique, nous en passer ? Il semble bien que non
puisqu’Alcibiade avoue qu’on ne pourrait pas dire que l’on va faire la
guerre injustement contre un peuple juste – c’est, au contraire, parce
que tel peuple a commis une injustice que l’on va guerroyer. Mais il s’agit du dire
– et l’on sait que ce dire est, très souvent, un masque. Ce pourquoi Alcibiade
dit que c’est une « formidable question » de savoir si la
justice est la norme réelle du politique. Elle l’est, très certainement – mais
pourquoi ? – du discours politique. Elle ne l’est manifestement pas
des actes. Mais pourquoi encore une telle dissociation ? Du point de
vue du discours, en tout cas, Alcibiade admet qu’il est malséant, qu’il n’est pas
noble d’attaquer les justes. Aussi Socrate l’exhorte t’il à suivre
cette idée de Justice – idée qui, pour le moment en Alcibiade, est on ne
peut plus floue et masque ses véritables ambitions (la domination :
Alcibiade est le double humain de l’impérialisme athénien)
.
Une fois cette norme supposée de la politique mise en lumière – et avant
qu’Alcibiade ne revienne, légitimement, sur cette dernière – Socrate peut enfin
interroger Alcibiade sur l’origine de ce supposé savoir concernant la
justice, si, en effet, Alcibiade s’apprête à parler à la foule au sujet de
la politique et, puisque par hypothèse la justice est la norme du bien ou
vrai–parler politique, à développer son discours sous la norme de justice. Soit
alors, dit Socrate, tu ne fais que croire avoir cette science du juste et de
l’injuste, ne l’ayant jamais acquise, soit, tu l’as apprise à mon insu
par un autre professeur, hypothèse peu vraisemblable puisque Socrate a toujours
suivi Alcibiade mais aussi, parce que de tels professeurs semblent bien ne pas
exister à Athènes – toute prétention à la connaissance en ces matières, étant
de toute façon, l’épreuve des dialogues socratiques le montrant, le fait de
rhéteurs présomptueux (v. par ex. l’Hippias majeur, le Gorgias,
l’Euthyphron, etc.). Aussi Socrate ironise t’il en demandant à Alcibiade
de lui présenter ce professeur inconnu tout en sachant très bien qu’il n’a
jamais existé – ironie que perçoit évidemment Alcibiade qui, attaqué par
Socrate, s’en offusque. Mais pourquoi – et quelle est la nature - d’une telle
ironie ?
. L’ironie de
Socrate. Partout présente dans les dialogues. Ironie : forme de moquerie où
l’on feint de croire quelque chose d’évidemment faux voire absurde concernant
l’interlocuteur (ici qu’Alcibiade a appris d’un grand maître) en en tirant
logiquement les conséquences (donne-moi son adresse que je puisse apprendre
auprès de lui). L’ironie – de manière non explicite comme le jugement de
« honte » jeté sur l’autre - entraîne tout d’abord une rupture
dans le dialogue : celui-ci supposant une position d’égalité entre les
interlocuteurs, chacun étant idéalement tenu pour l’autre comme libre
c’est-à-dire également capable de vérité, la position ironique, est une
position qui fait de la pensée de l’autre non plus une pensée libre mais une forme
de marionnette. L’ironie suppose donc ici un rapport de hiérarchique entre
les interlocuteurs : celui qui se moque en position de supériorité par
rapport à celui qui est moqué, tout en maintenant la position apparente
d’égalité du dialogue. Cette position est celle de tout rire qui selon
Bergson (Le rire) suppose tout à la fois la séparation du rieur vis à
vis de l’objet du rire et, insurrection de la vie contre les formes mécaniques
et figées que peut prendre cette dernière, est un appel à se réformer pour
redevenir à nouveau souple et fluide, c’est-à-dire libre ou accordé à la
mouvance de la réalité. En ce sens l’ironie socratique est certes dangereuse en
ce qu’elle brise un instant les règles du dialogue (égalité, liberté – et donc
respect de la parole de l’autre dans sa prétention sincère à la vérité) et est
donc susceptible d’engendrer la séparation réelle (l’ironie est une manière de
« casser » l’autre) voire le conflit ouvert. N’est-ce pas,
d’ailleurs, aussi pour se venger d’elle que Socrate fut condamné ? Mais
elle est chez Socrate un appel à : 1) se voir de l’extérieur, depuis un
point de vue logique depuis lequel ce qu’on affirme apparaît évidemment
absurde ; 2) afin – et c’est là la fonction du rire selon Bergson - de se
réformer et donc de recouvrer cette liberté que la pensée figée en évidences
avait perdu. En ce sens l’ironie socratique est un jeu dangereux mais
terriblement efficace pour réveiller les pensées endormies dans leurs évidences
et les inciter à retrouver la route de leur propre liberté. Aussi pour éteindre
le conflit qu’il vient d’allumer, Alcibiade accusant légitimement Socrate de se
moquer de lui, Socrate fait-il immédiatement appel à la loi supérieure au nom
de laquelle il vient de se moquer, à savoir « l’Amitié » :
ce n’est pas, à ses dires, pour dominer, humilier, se séparer de l’autre rejeté
dans l’infériorité au profit de son amour-propre que Socrate vient d’ironiser –
c’est parce que sa tâche est de libérer la pensée d’Alcibiade de ses chaînes,
autrement dit pour le bien d’Alcibiade – non son bien apparent (être flatté et
admiré) mais son bien véritable (dont le « se connaître soi-même »
est un vecteur nécessaire).
.
Puisque Alcibiade n’est pas en mesure de nommer l’hypothétique maître qui lui
aurait appris la science du juste et de l’injuste – d’autant plus d’ailleurs
qu’ainsi que nous l’avons vu l’orgueil d’Alcibiade refuse toute position
supérieure à la sienne – reste donc qu’Alcibiade ait reçu ce savoir en l’ayant
trouvé par lui-même. Ce qui est tout à fait possible à la condition, note
Socrate qu’Alcibiade l’ai cherché. Mais encore pour chercher à
savoir ce que sont le juste et l’injuste faut-il avoir la conscience première
de l’ignorer. Mais quand Alcibiade a t’il jamais eu conscience d’ignorer
le juste et l’injuste ? A vrai dire : jamais. Enfant déjà, au sein
des jeux, il accusait les autres d’injustice – en sachant apparemment très bien
ce que ce mot signifiait. Par conséquent répond Alcibiade, croyant
effectivement savoir ce qu’est la justice (avec la même conviction que l’enfant
qu’il était) et encore incapable de prendre conscience du fait qu’il ne s’agit
que d’une opinion de savoir ou d’une ignorance inconsciente d’elle-même, il a toujours
su ce qu’était la justice. Notons ici que la position d’Alcibiade vis-à-vis
de la justice n’est pas celle seulement d’Alcibiade, elle est celle de tout
un chacun : qui de nous ne croit savoir ce qu’est la justice tout en n’ayant,
comme Alcibiade, jamais eu conscience de l’ignorer, ni, par conséquent, jamais
cherché ?
. Si
donc Alcibiade n’a pas reçu d’un autre la science de la justice, ni de lui-même
– reste soit qu’il ne l’a pas, soit – mais c’est une alternative que Socrate
refuse ici, qu’il l’ait de manière innée (cf. + haut) - ce qui est, à vrai
dire, impossible puisque la reconnaissance de cette forme d’innéité (la
réminiscence) suppose, elle aussi, la prise de conscience première de notre
non-savoir et l’effort du souvenir (qui est celui de la raison accédant au
monde premier des Idées) – soit qu’il l’ait, et c’est ce qu’Alcibiade va lui
répondre, effectivement reçu d’un autre. Et, en effet, d’où provient la science
d’Alcibiade sinon de la société athénienne dans le giron de laquelle il a
été éduqué, faisant sien inconsciemment le sens commun de la justice ? C’est
donc bien la véritable source de son savoir qu’Alcibiade nomme – non un maître
en particulier, mais « tous », à savoir Athènes.
.
Nous arrivons ici à un point capital : Alcibiade vient de nommer la source
véritable de son prétendu savoir. Ce n’est pas lui-même qui en est l’origine –
mais le peuple ou la foule. Ce point est capital car en pensant n’avoir aucun
maître et être le maître de tous, Alcibiade l’ambitieux se soumet, en réalité,
à un maître d’autant plus pernicieux qu’invisible, il est partout et nul
part : ce maître c’est la foule – car c’est bien de la foule qu’Alcibiade
tient ses plus intimes pensées et c’est bien de la foule qu’il entend se faire
admirer. Double dépendance dont la première apparaît ici à la pensée
d’Alcibiade – sans, pour autant, qu’il s’en sente blessé puisque tenir ses
opinions de la société, c’est le lot, semble t’il, de tout le monde et qu’à ce
titre, sur un pied d’égalité avec tous, on n’est le disciple de personne en
particulier. Ce qui est visé ici est ce que, par ailleurs (cf. cours sur la
conscience, deuxième partie), nous avons nommé l’inconscient social
(Inconscient : ensemble de forces déterminant la conscience à son insu.
Social : collectif anonyme forgeant les significations imaginaires qui
structurent le vivre-ensemble).
.
Petite note sur la dualité de sens du mot peuple. 1) Le peuple comme
populace – point de vue aristocratique qui est le point de vue
platonicien : foule, masse, agglutinement, réactions affectives immédiates
et, par conséquent, manipulable à souhait. S’oppose à la maîtrise de soi et à
la pensée, par essence solitaire – qui doit donc se séparer de la foule. 2) Le
peuple comme organisation des citoyens = point de vue démocratique.
S’oppose à l’aristocratie comme principe de domination. Peuple = non
agglutinement mais collectif de pensée et d’action par dialogues et débats
(modèle de l’Assemblée). Platon combat la démocratie car, selon lui, le peuple
– qui va mettre à mort Socrate – ne sait pas bien penser, oubliant de se
soumettre à plus haut que lui, à savoir la vérité (et, ici, la vérité de la
justice) – et, par conséquent, à ceux qui sont davantage capable d’y accéder
(cf. La République).
.
Or, note Socrate, la foule – ou la société – est un bien mauvais maître
en matière de justice. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas le savoir – de la
même façon qu’elle n’a pas le savoir pour enseigner un simple jeu (le « jacquet »)
qui suppose, semble t’il, la technique d’un spécialiste. A quoi Alcibiade
répond par l’argument très sérieux de la langue grecque – la langue,
institution sociale, par excellence n’est-elle pas, effectivement, l’exemple
type de ce qui, partagé et maîtrisé par tous, peut être enseigné par
tous ? Et la langue, véhiculant des significations du mot justice, semble
ainsi légitimer la prétention de chacun à savoir ce qu’est la justice. N’est-ce
pas d’ailleurs immédiatement en ouvrant un dictionnaire de ce que nous
nous informons de ce que signifie une notion ?
. A
quoi il faut répondre deux choses :
a) Comme le fait Socrate que pour ce qui est
de la grammaire, par exemple, ou de l’usage commun et utilitaire des mots
(« désigner une pierre, le bois, un cheval… »), tout homme parlant
grec est bon maître – preuve indirecte : tout le monde est
d’accord sur ces règles ; mais quant à savoir ce qu’est un bon cheval,
un bon bois, une bonne pierre, un corps en bonne santé…
c’est au spécialiste et au meilleur technicien-spécialiste (le dresseur, le
menuisier, le tailleur de pierre, le médecin…), celui qui a une compétence
spécifique, de répondre et non à tout le monde. S’il y a ici désaccord possible
entre les individus ce n’est donc pas parce que – comme l’opinion relativiste
le pense de la justice ou de la beauté… - il n’y a pas de sens universel du
mot, mais, parce que, faute de maîtrise partagée, tous n’y ont pas également
accès. Ce pourquoi ces non-techniciens seraient en ces matières de bien mauvais
professeurs ; enfin quant au sens du mot « justice », les
conflits sur sa signification, « tout le monde »
n’étant pas d’accord dessus – loin de là !- révèlent un non-savoir
et, par conséquent, que ce « tout le monde » est en ces
matières un bien mauvais professeur. Voilà pour l’argument de Socrate. Par
conséquent : Alcibiade qui n’a jamais cherché par lui-même ce qu’était
la justice et qui n’a, derechef, eu pour seul maître que la foule, elle-même
ignorante malgré soi de la nature de la justice devrait donc en conclure qu’il
ne peut savoir ce qu’est la justice alors même qu’il le croît.
b)
Quel doit être plus largement le rapport du savoir à la langue ? Nous
partons toujours de l’usage commun des mots – ce sont ces mots et ces usages
qui sont ancrés en nous par la langue commune (le fait que nos pensées se
forment à travers une langue que nous n’avons pas choisie véhiculant des
significations du sens duquel nous ne sommes pas maîtres). A ce titre le dictionnaire
n’est rien d’autre que l’ensemble des usages vivants des mots (unité signifiant
/ signifié). C’est donc le point de départ nécessaire de toute pensée car
c’est dans les mots de la cité que nous apprenons à penser et pensons
effectivement – la richesse inépuisable de la langue donnant un corps
(singulier, précis, communicable) à notre pensée (réduite à l’informe sans
cela). Hegel : « nous pensons dans les mots ». Mais si
ces usages et ces significations communes sont un point de départ nécessaire
de toute pensée et, mieux encore, le milieu même de la pensée – en
ce que celle-ci, répétons-le, doit s’objectiver (se donner un corps) dans le
miroir des mots - celle-ci ne se réduit pas, pour autant, à la répétition des
usages passés. La réflexion critique en frottant les significations communes
les unes sur les autres et leur demandant compte et raison, vise à
déployer un second niveau de langage libéré du caractère flou, polysémique
et, souvent, contradictoire du premier. Ce n’est pas, par exemple, parce
que tel peuple utilise les mots « Dieu », « esprit », «
liberté », « justice » ou « dahu » et croit en leur
existence que ces mots ont un référent réel (c’est à dire que quelque chose de
réel leur corresponde – Dieu, la justice, la liberté… peuvent n’être que des
fictions) ou que leur véritable signification correspond à ce qu’en comprend le
sens commun (on peut, par exemple, communément appeler liberté ce qui n’est
qu’une forme de servitude et justice ce qui n’est qu’injustice). Philosopher
c’est donc réfléchir à partir de et à travers la langue commune en visant
l’au-delà de la particularité de cette langue, soit la vérité, ce qui est
au-delà des illusions communes. Ainsi, avec Socrate, nous interrogeons-nous
sur la question de savoir ce qu’est (vraiment) la justice – sur sa place
(véritable) au sein de la politique – à partir de et par delà tous les discours
véhiculés par Athènes et qui forment toute la pensée d’Alcibiade.
c) Le
sens du dialogue : le dépassement des points de vue vers la vérité
.
Revenons donc à la conclusion que tire Socrate de tout ce dialogue (112) :
Alcibiade qui n’a jamais cherché par lui-même ce qu’était la justice et qui
n’a, derechef, eu pour seul maître que la foule, elle-même ignorante malgré soi
de la nature de la justice devrait donc en conclure qu’il ne peut savoir ce
qu’est la justice alors même qu’il le croît. Or que répond Alcibiade à Socrate ? « D’après ce que toi,
tu peux dire, il n’y a aucune apparence… ». Pour Alcibiade ce n’est
donc pas lui-même qui est dans la contradiction – c’est l’Alcibiade selon
Socrate, bref un autre que lui-même. Il ne s’agit donc pas de vérité mais
d’ « apparence » ou de point de vue. Double raison
de cette affirmation : a) Tout d’abord Alcibiade croit savoir ce qu’est la
justice et être à même de l’exposer – l’idée selon laquelle il ne peut savoir
rentre donc en contradiction avec cette croyance forte, ce pourquoi elle ne
peut être entièrement acceptée. Ce pourquoi aussi il faudra mettre à mal cette
seconde opinion en montrant à Alcibiade que, contrairement à ce qu’il croît, il
ne sait pas ce qu’est la justice; b) Stratégie plus ou moins inconsciente
d’Alcibiade visant à échapper à la mise en question – le dialogue serait
un échange de points de vue à partir d’opinions relatives à chacun. Il n’y aurait donc pas une vérité concernant Alcibiade – mais des points
de vue, irréductibles et contradictoires, sur ce dernier, l’Alcibiade réel
restant en arrière-plan du discours, libéré, dégagé, dans un savoir de soi hermétique et certain puisque
clos dans la subjectivité invisible et muette de ce dernier. « Je sais bien qui je suis et ce
que je sais », pourrait-il ainsi répondre. Tout le problème de Socrate
est, en effet, avons-nous vu, de faire en sorte que la parole touche la cible qu’est Alcibiade –
au lieu de simplement flotter à sa surface, vide, détachée, décollée de sa vie
réelle et éprouvée.
. A
quoi Socrate va répondre en montrant à Alcibiade la propre contradiction de
cette position. En référant sa propre contradiction aux seul point de vue de
Socrate, Alcibiade, en effet, « s’exprime de travers ».
Pourquoi ? a) C’est que Socrate ne vient pas de développer un long
discours solitaire – mais que la conclusion selon laquelle Alcibiade est
ignorant malgré soi est la conclusion
d’un dialogue. Or, note Socrate, qui répond et qui interroge ? Socrate
interroge et Alcibiade répond. Les réponses viennent donc d’Alcibiade – c’est
donc Alcibiade lui-même qui doit
logiquement conclure à sa propre ignorance ; b) C’est aussi que la
multiplicité et l’irréductibilité des points de vue est - le dialogue même
l’atteste -s dépassée par l’exigence de toute parole de rendre raison d’elle-même. L’exigence de raison – auquel nul ne
peut légitimement et honnêtement se dérober (cf. encore cours sur la raison) –
fait éclater la bulle hermétique dans laquelle Alcibiade voudrait s’enfermer et
enfermer la parole de Socrate. Une opinion peut bien m’appartenir – elle est,
en réalité, bien plutôt, montre Socrate, le fait de la foule – sa vérité
ne m’appartient pas. Celle-ci est, par essence, universelle – et les raisons
qui permettent de la découvrir me dépassent et ne m’appartiennent pas quelque
désir que j’en puisse avoir. Il n’y a donc pas deux Alcibiade – celui de
Socrate et celui d’Alcibiade lui-même – mais un seul dont le dialogue tente,
par raison, de cerner la réalité.
. De
là cette conclusion nécessaire qui est la vérité et qui devrait être reconnue
par Alcibiade lui-même : Alcibiade s’en va à l’Assemblée pour convaincre
la foule avec un savoir qu’il n’a pas ! Mais le « je »
d’Alcibiade n’est pas encore atteint – Alcibiade cherche à nouveau à fuir,
cette conclusion logiquement irréfutable, il ne la fait pas encore sienne.
Pourquoi ? a) parce qu’elle brise évidemment ce qu’il croit être son plus
grand désir – celui de la gloire ; b) mais aussi parce que, dès le départ,
cette idée de détenir la science de la justice lui semble totalement inutile en
politique. Il y a donc encore apparemment quelques raisons d’échapper à
la rude conclusion – et tant qu’il y a encore de la place pour des raisons, le
désir s’y engouffre. Ce sont elles qu’il va exposer à Socrate.
d) La
véritable relation entre justice et utilité : conflit ou unité ?
.
Alcibiade élabore une distinction fondamentale : à vrai dire, dit-il, en
politique, nous nous moquons de la justice, ce qui nous intéresse avant tout c’est
l’utilité – ou l’avantageux – qui diffère essentiellement du juste puisqu’être
juste va souvent contre notre avantage et qu’il est bien souvent très
avantageux de commettre des injustices. Ce qu’Alcibiade énonce ici a pour lui
tout à la fois l’évidence et est, évidemment, abject.
1)
Que la politique de fait se moque de la justice c’est bien là, semble t’il, un
fait d’histoire. Que le champ politique de fait soit très souvent (et selon
Alcibiade, toujours) le champ de la manipulation – ce que les allemands
appellent la Real politik – qui se moque des individus ou peuples que
l’utilité immédiate impose d’écraser c’est ce que l’histoire de l’humanité nous
permet d’amèrement constater. La Grèce n’est évidemment pas en reste sur ce
plan, la politique impérialiste d’Athènes subordonnant tendanciellement tous
les peuples à sa seule volonté de puissance.
2)
Que cela soit abject, c’est aussi une évidence – et que reconnaît implicitement
Alcibiade plus haut, lorsqu’il énonce qu’il ne serait pas « noble »
de dire qu’on attaque injustement un peuple juste. Mais une évidence qui ne le
bouleverse pas davantage. Alcibiade pourrait bien dire : « certes
c’est injuste mais… » - le mais impliquant que la justice
ne fait pas le poids avec l’utilité dans la grande balance du choix. Et
comment, derechef, un individu, comme Alcibiade, qui cherche le pouvoir à tout
prix, pourrait-il perdre son temps à des considérations sur la justice ?
. Et
cependant la position d’Alcibiade – qui est celle-là même de nombres de
politiques – n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes :
1)
Tout d’abord, Alcibiade pose que ce qu’est la justice est pour les grecs une « évidence »
- oubliant qu’il vient auparavant de reconnaître que les grecs étaient en
conflit sur sa définition. A moins que – et c’est peut-être bien ce qu’il pense
– que tous, selon lui, sachent ce qu’est la justice mais que tous les discours
conflictuels à son propos ne portent pas tant sur la définition de la justice
et de l’injustice que sur son attribution à tel ou tel, chacun cherchant par la
rhétorique à se mettre sous la bannière du juste.
2)
Resterait cependant à comprendre les raisons de cette référence du champ
politique à la justice. Pourquoi une telle référence – et pourquoi pas
simplement l’utilité ? On comprend qu’un discours qui ne viserait que
l’avantageux – serait abject. Mais qu’est-ce qu’une telle
abjection ? Elle n’empêche pas la real-politik des entreprises et la
politique secrète des Etats. Quelle est donc sa nécessité ? Sa
réalité ? Et sa force – réelle et potentielle ?
3)
Alcibiade présuppose donc deux savoirs : celui de la justice et celui de
l’utile. Or c’est tant la définition de l’une et de l’autre que la vérité de
leur opposition que le dialogue socratique va ici mettre en cause.
.
Admettons donc pour le moment, avec Alcibiade, le divorce utilité / justice,
reste qu’Alcibiade prétend avoir une compétence – sinon sur la justice du
moins concernant ce qui est avantageux ou utile en politique (113). Et donc
se pose évidemment la question précédente de savoir comment et quand Alcibiade
a pu acquérir cette compétence. A quoi Alcibiade ici tente d’échapper :
mais, dit-il, en substance, tu ne vas pas encore me servir ces vieux
arguments ? Tu te répètes, Socrate !
. A
quoi avons-nous affaire ici ? Et en quoi la répétition au sein du discours
est-elle une faute ? Cette incise contre Socrate est un leitmotiv des
dialogues socratiques. Ainsi aussi, allons-nous voir, que la réponse de
Socrate. La répétition est, en effet, le signe d’une mécanique – soit d’une idée
fixe – là où l’on attend un discours vivant, c’est-à-dire évolutif et mouvant.
Pour ridiculiser un adversaire, une stratégie courante consiste ainsi à faire
de sa parole, supposée libre c’est-à-dire capable de vérité, le fait d’une
marionnette, répétant sans cesse et hors propos les mêmes arguties. Ainsi,
« mécanique plaquée sur du vivant » (Bergson, encore) peut-on
rire de lui. S’il peut, en effet, être vrai que la répétition soit le signe
d’une idée fixe, soit d’une idée passionnée au service du désir et non de la
vérité, telle n’est cependant pas le cas de l’idée de Socrate. C’est que, dit,
en substance, Socrate, la vérité n’a pas changé et les arguments,
seraient-ils passés de mode, restent valides. C’est ici très clairement la
« belle apparence » - tant des discours que des êtres – que
Socrate fustige : de la même façon que l’habit sale et usé de Socrate
s’oppose aux habits chatoyants et sans cesse nouveaux d’Alcibiade, la langue de
Socrate faite d’une démonstration dont le sens universel et éternel
est indépendant des apparats sensibles s’oppose aux « voltigeurs »
de mots, soit aux rhéteurs et sophistes, qui, au nom de la belle apparence et
de l’existence de nouveauté, synonyme apparent de la pensée vivante – soit de
liberté créatrice - doivent changer de mots comme on change d’habits.
L’habit (ici le « beau langage ») est ici très clairement un masque
– empêchant que ne se dé-voile la vérité toute-nue. Il est le
corps qui s’oppose à l’âme comme l’extérieur à l’intérieur, le sensible à
l’intelligible et donc l’apparence à la vérité. Et c’est, en effet, de tous
ses habits-là c’est-à-dire de ces revêtements extérieurs (la beauté, la
richesse, les relations, le renom ainsi que, maintenant, la belle parole)
qu’est recouvert Alcibiade – cette couverture masquant par identification son
être véritable inconnu de lui-même (cf. I).
.
Puisque la vérité de la démonstration n’a pas changé, il faudrait donc, énonce
Socrate, en conclure à nouveau ceci : Alcibiade ne peut pas davantage
savoir ce qu’est la justice que ce qu’est l’utilité. Néanmoins Socrate prend
ici un autre biais. Pourquoi ? Explicitement pour faire droit à la
« délicatesse » d’Alcibiade c’est-à-dire à son désir de changement –
qui est aussi désir de fuir. Mais aussi parce qu’il y a ici de nouveaux et
importants arguments auxquels il faut répondre – à savoir d’un côté le problème
de la nature de cette utilité qu’Alcibiade – avec les Athéniens - tient
pour une évidence ; et, deuxièmement, celui de la vérité de la disjonction
entre utilité et justice – quoi qu’on ne puisse apparemment
savoir si utilité et justice sont réellement disjointes sans savoir ce que sont
réellement utilité et justice. Socrate part néanmoins de ce second point :
l’opposition « évidente » entre justice et utilité, demandant
à Alcibiade de lui démontrer – et non seulement de lui faire constater
que les Athéniens tiennent pour vraie une telle opposition – la nécessité
rationnelle de cette opposition. Nous verrons alors si la nature de
l’utilité et de la justice (première question), sont par ce développement,
éclairées.
.
Note importante du traducteur Jacques Cazeaux (édition Livre de poche,
1998, p.63) : sur l’ironie socratique demandant à Alcibiade de démontrer
la nécessité de l’opposition justice / utilité comme s’il était devant l’assemblée
et comme si cette dernière était faite d’individus libres et rationnels. Alors
que : plus le nombre d’auditeurs est grand, plus il faut simplifier les
arguments et plus l’audition fonctionne à l’affect, le sens s’échauffant des
mille applaudissements. Ex. « il fait beau aujourd’hui », « nous
allons gagner, etc. », effet nul devant cinq personnes, grand effet
devant 10000 ! Idem pour le « je vous ai compris » de De
Gaulle. Leitmotiv de Platon : on ne démontre pas – et donc on ne pense pas
– devant une foule – car une foule ne pense pas, elle réagit. Ce qui se passe
devant une foule est donc tout le contraire de ce qu’ironise ici Socrate :
ce n’est pas la raison, la compétence, la démonstration – soit la pensée libre
– qui prévaut, mais le conformisme et les effets irréfléchis de masse. Ce
pourquoi, Socrate dit, par ailleurs, dans le Gorgias, que la foule
assemblée devant élire un médecin pour la cité, ne jugeant que par les
apparences immédiates, élirait pour médecin bien plutôt un rhéteur incapable
qu’un médecin compétent mais moins bien versé dans la rhétorique. Contrairement
à ce que laisse donc ici ironiquement supposer Socrate il y a une claire
opposition entre parler à un individu singulier et parler à une foule. Cette
ironie – la seconde moquerie dans ce dialogue – n’est-elle pas d’ailleurs perçu
par Alcibiade à qui Socrate demande une démonstration comme il ferait devant la
foule « afin de t’entraîner » ? Socrate, en effet,
« dépasse les bornes ». Lesquelles ? Celles du
respect du tant aux égaux qu’aux supérieurs : 1) en demandant une
démonstration dont on sait l’autre incapable, on l’humilie, l’obligeant à
rentrer en contradiction avec soi-même et à apparaître ainsi vis-à-vis de
l’autre – de là l’art de ces conversations, sans aucun intérêt, où on ne
discute pas sinon de sujets convenus et sans risques (la pluie et le beau
temps), de peur de se blesser mutuellement ; 2) en demandant à Alcibiade
de le prendre- par exercice - pour l’Assemblée, Socrate se hisse au niveau du
peuple, maître à Athènes – se faisant, en un sens, le juge des juges comme il
le fera lors de son propre jugement (l’Apologie de Socrate) – peuple
que, par ailleurs, il ne cesse de dénigrer, ainsi qu’Alcibiade le sait (ne
serait-ce que par son propos antérieur sur les contradictions du « tout
le monde »). A travers son ironie, Socrate se pose donc comme un
individu dont le jugement est supérieur tant à celui du peuple qu’à celui
d’Alcibiade - qui se targue de vouloir l’enseigner : on comprend que ce
dépassement des « bornes » qui sont celles d’une démocratie,
elle-même singulièrement bornée selon Platon, lui vaudra sa future condamnation
à mort.
Arguments
visant à prouver l’harmonie du juste et du bien
1)
La disjonction est premièrement évidente : on peut mourir – ce qui est un
mal - pour la justice ; plus humblement, partager un gros gâteau nous fait
du mal, c’est néanmoins certainement juste.
2)
Socrate commence par poser l’identité du juste et du noble : l’homme juste
commet des actions que l’on peut dire nobles. La bassesse, au contraire, va
avec l’injustice. Noblesse : idée de hiérarchie entre deux états de
l’homme – bassesse / noblesse = injustice / justice. Idée fondamentale :
avec les valeurs de noblesse / bassesse, l’homme n’est plus un mais est
déjà l’objet d’un conflit interne. Justice / injustice = semble t’il, de
l’extérieur à moi – concernant ma relation à l’autre. Noblesse / bassesse =
plus intérieur – concernant le rapport de moi à moi.
3)
Qu’en est-il cependant de la relation du noble au bon et de la bassesse au mauvais ? Alcibiade rappelle (1) que la noblesse peut
être mauvaise et la bassesse bonne. Ex. le sacrifice de sa vie ou d’une partie
de son corps (mal) pour secourir un parent (juste). Dualité du courage : qui
fait du mal mais qui est noble, beau et juste.
4)
Socrate écarte logiquement l’identité mal / courage. Le mauvais n’est,
en effet, pas le noble puisque mort et courage ne sont pas la même chose et
qu’il est mauvais quant à la mort et non quant au courage de
sauver son ami. On ne peut donc dire que le courage est mauvais – c’est
la mort qui l’est. Cette dualité est encore une fois importante : de la
même façon que bassesse et noblesse sont deux états intérieurs de l’homme,
courage et risque de mort sont deux modalités de l’existence – ce qui nous achemine
de l’idée extérieure de l’opposition vers le point central ici, qui est
le choix existentiel.
5)
C’est pourquoi Socrate demande à Alcibiade s’il choisirait pour lui-même ce
qu’il tient pour bon ou pour mauvais. Le bon évidemment, répond
Alcibiade – c’est-à-dire ce qui le rendrait heureux.
6)
Et quand au courage, accepterait-il d’en être privé ? Pour rien au monde –
préférant la mort à la lâcheté. Cette préférence = le fait d’une âme noble,
d’un caractère aristocratique (étymologie : gouvernement du meilleur).
C’est ici au choix existentiel concret que Socrate s’adresse – et, face
à la mort à nouveau, à la considération de l’essentiel, l’accidentel et
contingent étant mis de côté.
7)
Mais si Alcibiade choisit pour lui-même ce qui est bon et s’il choisit le
courage – c’est donc que le courage est bon. Et comme le courage est du
côté du noble et du juste, le juste est, par là même, bon. A contrario comme
l’absence de courage est mauvaise, l’injustice qui l’accompagne est mauvaise. Conclusion :
on a inversé la position d’Alcibiade – justice et bonheur vont de pair,
contrairement à ce que ce dernier affirmait. Et c’est maintenant, lui,
Alcibiade, qui, selon la logique, affirme le contraire !
.
Quel est donc le ressort de toute cette argumentation dont on peut avoir
l’impression qu’elle est un simple tour de passe-passe ? Essentiellement
celui-ci : on est passé d’une considération extérieure de sens commun
où l’homme est un, tout entier recherche de plaisir et fuite de la peine
– et où, par conséquent, ce qu’on appelle beau, juste ou noble suppose
un sacrifice de plaisir ou une peine, soit une négation de l’homme au
nom d’impératifs sociaux extérieurs – conception qui fait de l’homme l’analogue
d’un animal - à une conception duale et étagée de l’humain où celui-ci
a à faire des choix existentiels qui engagent sa conception de la vie
bonne et, où, cette vie bonne se trouve par un choix irréductible
en Alcibiade du haut contre le bas, du côté de la justice. La vie
bonne n’équivaut donc plus au plaisir puisque ce n’est pas celui-ci
qu’Alcibiade choisit mais à la vie belle et juste – une vie selon l’Idée,
une vie ayant de l’âme et non selon le seul corps.
e) La
prise de conscience de sa propre ignorance par Alcibiade
.
D’où la conclusion de Socrate : si quelqu’un – à savoir l’ancien Alcibiade
– affirmait qu’il y a des choses justes qui sont mauvaises et des choses bonnes
qui sont injustes, Alcibiade – le nouvel Alcibiade, éveillé par la logique –
devrait rire de lui ! C’est qu’en effet, Alcibiade ne savait pas ce qu’il
disait, la différence étant que maintenant il s’en rend pleinement
compte : pour la première fois, Alcibiade se rend compte de son propre
égarement.
.
Aussi est-ce à sonder la nature de cet égarement que Socrate va s’atteler.
Jamais Alcibiade, par exemple, ne dirait tantôt une chose tantôt une autre à
propos d’un sujet qu’il maîtrise assurément – comme, par exemple, de savoir
s’il a deux yeux ou trois. A contrario, la contradiction est le signe d’un
non-savoir. Mais pour autant, ce n’est pas un non-savoir conscient de lui-même
car sur ce point, on ne peut ni errer, ni se tromper puisque l’on sait que l’on
ne sait pas. Ainsi, de la cuisine ou du pilotage (métaphore platonicienne du
politique, pilote de la cité) – Alcibiade s’en remettant à plus compétent que
lui puisque sachant qu’il ne sait pas – ce qu’il devrait faire, comprenons-nous
pour la politique, puisqu’il est manifestement incompétent. D’où l’on comprend
que si Alcibiade erre ce n’est pas seulement parce qu’il ne sait pas mais
aussi parce qu’il croit savoir. Telle est la définition de l’opinion selon
Platon : croire savoir alors qu’on ne sait pas – qui a pour
symptôme l’errance puisque l’opinion est incapable de rendre raison de soi.
. Or
lorsqu’une telle croyance porte sur les sujets les plus importants – à savoir
le gouvernement de soi ou de la cité – les conséquences en sont potentiellement
terribles puisque la vie et la mort sont engagées par le pouvoir d’ignorants
inconscients de leur ignorance. Ainsi évidemment d’Athènes – qui sème la guerre
autour d’elle au nom d’un Bien qu’elle ignore pourtant ! Mais ainsi aussi de la
vie d’Alcibiade – et, par extension de chacun, tous suivant avec assurance
une route qu’ils croient ferme et solide et qui n’est cependant que le tracé
d’un songe.
.
Ainsi la situation d’Alcibiade est-elle proprement catastrophique : il
s’apprête à aller proférer un discours à l’Assemblée sur des sujets qu’il
méconnaît totalement – sa décision entraînant les catastrophes que l’on sait
dans l’histoire d’Athènes. Mais cet effet n’aurait pas lieu si Alcibiade était
seul dans ce cas : ce sont, au contraire, tous les politiques qui sont
dans la même ignorance du bien véritable qu’Alcibiade. Ainsi même de Périclès –
l’homme des lumières grecques ! (on parle du « siècle de
Périclès ») dont Socrate argumente l’ignorance à partir de son incapacité
à transmettre quelque compétence que ce soit, invitant ainsi Alcibiade à se
séparer de ce qui reste encore pour lui un modèle. Aussi est-ce tout
Athènes – la grande Athènes ! – et, plus largement, toute l’humanité qui
se trouve dans une errance inconsciente d’elle-même.
. En
prendre conscience c’est néanmoins ouvrir le chemin de la libération :
quel est donc le véritable moi – par-delà les identifications imaginaires
qui étaient celles d’Alcibiade – et, si mettre en lumière ce véritable moi est
mettre en lumière la tension d’un désir vers la vie bonne – quel est donc le
chemin de la meilleure vie ?