1) Pythagore : " Tout est nombre ". Galilée : "la nature est écrite en langage mathématique". C'est l'hypothèse du film Pi : "tout ce qui nous entoure peut être mis en équation".
2) Preuves ? Empiriques
(a posteriori - fondées sur l'expérience) - mais surtout
(parce que sinon on ne comprendrait pas comment une telle idée a
pu surgir dans l'esprit non seulement d'un individu génial, mais
aussi fait écho dans celle de tous les esprits "bien
formés") a priori c'est-à-dire
fondées sur une évidence de l'esprit concernant la nature
des choses indépendamment de toute expérience effective.
3) Dans le film Pi, quelques idées de preuves empiriques uniquement : présence de logiques séquentielles
(répétitivité et calculabilité) : le cycle
des maladies épidémiques, la récurrence des
tâches solaires, les crues et décrues du nil et par
hypothèse, la bourse... (SQ1).
On pourrait ajouter de façon plus évidente : le mouvement
des astres, la récurrence des saisons, le mouvement des
marées... Puis (SQ2) : De Vinci et
le nombre d'or - nombre que l'on retrouve partout dans la nature et qui
dans l'espace, selon le film Pi, produit des formes spiralaires
(tornade, voie lactée, adn, cornes de
béliers...).
4) Mais c'est aussi un a priori de
l'esprit, une évidence avant toute expérience (qu'il ne
faut pas confondre avec le sens commun de "préjugé"). "Tout est nombre" (Platon). "La nature est écrite en langage mathématique"
(Galilée). Une telle certitude n'est pas un produit de
l'expérience puisqu'aucune expérience, par essence
limitée, n'est l'expérience du tout. C'est donc une
évidence issue de notre raison. Mettons-là en
lumière.
a) La raison
est cette faculté de connaissance qui a pour finalité
d’expliquer
et de comprendre. A ce titre elle pose au réel deux ensembles de
questions : « qu’est-ce que
c’est » et « pourquoi »?
La première question vise à identifier ce qui arrive, la
seconde à comprendre
les raisons de sa manifestation. Ainsi si nous entendons un bruit,
posons-nous
immédiatement ces deux questions au phénomène
(phénomène = ce qui se montre, se
manifeste). L’idée qu’un tel phénomène
n’est rien de définissable et est
précisément sans aucune cause ne peut pas nous venir
à l’esprit. Nous
savons – avant toute identification et explication réelle
– que ce que
nous entendons est quelque chose de déterminé et par
là de définissable - et ce même si nous n'arrivons
pas à le définir et à l'expliquer (comme, par
exemple, le bruit d'un crissement de pneu ayant pour cause un freinage
subit). Or le fait d’un tel savoir est
fondamental car avant toute expérience réelle (a priori donc) nous savons (ou croyons savoir) que le réel,
l’expérience que nous ferons qui est ici expérience possible (non encore
réelle) est structurée de telle façon qu’elle peut répondre à nos deux
questions. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que le réel est pour nous ordonné
et structuré par un ensemble de lois et ainsi que le possible – ce qui peut
exister - est limité par ce cadre général : nul phénomène ne saurait être
en soi indéterminé ni non soumis à la loi causale qui explique son avènement à
l’existence. Si donc apparaît un phénomène que nous n’arrivons pas à identifier, ni à
expliquer, il nous faut distinguer le fait actuel de notre non-connaissance et la
connaissabilité de principe de ce phénomène. Que nous soyons, actuellement,
incapable d’expliquer ce phénomène – ainsi par exemple de quelque vague
lueur ou d’un bruit bizarre, étrange – ne signifie pas l’irrationalité d’un
tel phénomène mais la simple lacune – temporaire ou non – de notre
connaissance. Nous savons au contraire a priori - c'est-à-dire avant
toute expérience effective, avant toute manifestation de phénomène – que le
réel est en soi rationnel c'est-à-dire déterminé et ordonné selon des lois dont la forme abstraite correspond à celle de notre propre raison.
b) Ce qui est une certitude de toute perception humaine - la nature rationnelle du réel - est à la source de la
science. C’est, en effet, parce que nous sommes a priori certains de la
rationalité du réel que nous interrogeons ce dernier à partir des questions
de la raison. Nous sommes certains qu’il est explicable parce que – avant toute
connaissance d’une loi effective – nous pensons qu’il est soumis à un ordre de
lois nécessaires. Dès lors la quête de la science sera de trouver, par
recherche et interrogation, quelles sont ces lois particulières qui
structurent la nature. Elle continue en ce sens le travail de la perception
qui, elle aussi, vise à identifier et comprendre la nature. Par rapport à la
perception commune, cependant, elle apparaît comme une exigence plus grande et
méthodique de rationalité et de rigueur
- rationalité toujours pensée comme celle-même des
choses et que, allons-nous voir, seule la mathématique peut
mettre à jour.
b.1)
La loi qui, dans notre perception, relie par exemple tel bruit particulier – un
crissement de pneu – à sa cause – freinage de la voiture - relie
deux ordres de phénomènes qui n’ont, à les considérer en eux-mêmes, rien
à voir, dans le sens où l’un n’est pas déductible de la structure même de l’autre.
Quel lien intrinsèque, en effet, d’un bruit – se manifestant à notre
oreille – au freinage d’une voiture – se manifestant à notre vue ? Un
tel lien est supposé dans notre perception (liaison par la loi) mais invisible.
Par la mathématisation de l’expérience, la science rend explicite un tel lien.
Décomposant et intégrant chaque instant du temps, ne laissant nulle
indétermination dans
le phénomène, la loi mathématique tente de rendre
compte
de la totalité des liens qui unissent tel
phénomène à tel autre – et par exemple le
freinage de cette voiture à tel bruit donné.
« Et puis la succession pure des causes et des
effets est une succession dans le temps humain, dans un temps exprimé en
expériences de sujets. C’est là un tissu à trop gros grains. On ne peut
suivre linéairement le flux causal. On l’exprime toujours de station à
station. Et c’est la rationalité qui donne le signal de départ en assurant
dogmatiquement que le phénomène effet se produira à l’arrivée. (…) Tout
changera heureusement quand on aura mathématisé la continuité du temps, quand
on aura substitué à la notion anthropomorphe de cause la notion scientifique
de fonction, quand on aura fondé par une technique de la causalité des
principes d’enchaînements » (Bachelard, L’activité rationaliste de
la physique contemporaine).
La loi
mathématique permet de véritablement déduire – à partir de conditions
initiales – un phénomène d’un autre. Si, par exemple, je dispose des lois
acoustiques et mécaniques, ainsi que de la mise à jour des conditions
initiales, je peux idéalement déduire l’intensité et la fréquence du son que je
vais entendre. Par quoi le son lui-même apparaît contenu dans ses causes
dont la structure est mathématisable.
b.2)
À la multiplicité et à la différenciation des lois dans notre perception, la
science oppose une réduction et une unification. Par exemple, en notre
perception, les différents sons sont différenciés en autant de genres et leurs
causes en autant de causes – si la cause du bruit de crissement est le
freinage de la voiture et la cause du son de la trompette est l’air émis par la
bouche d’un instrumentiste, il n’y a pourtant – en notre perception – nul lien entre
ces différents sons (ils n’ont en commun que d’être des sons sans autre lien
unitaire), ni entre leur cause (nul lien du freinage de voiture, au son de
l’air). La science vise, quant à elle, à unifier cette multiplicité. La
multiplicité qualitative du son sera ainsi réduite, expliquée et, par là,
déductible par une fonction mathématique selon la fréquence, l’amplitude et la
constitution harmonique. Le même travail sera effectué sur les causes,
celles-ci s’homogénéisant comme autant de facteurs déclenchant une fréquence,
amplitude et constitution harmonique particulière. A l’extrême limite, le but
de la science est de mathématiser l’ensemble des phénomènes afin de pouvoir les
déduire depuis une loi mathématique.
b.3) La science réalise ainsi tendanciellement
l’idéal de la raison (Kant : saisir le tout en un
système). En effet, « il n’y a de science que du nécessaire » (Aristote) : faire œuvre de science c’est ainsi comprendre comment notre
expérience est tissée de nécessité. Est nécessaire ce qui ne peut être
autrement. Le lien de nécessité par excellence est la déduction : lorsque
que B se déduit de A, j’ai conscience de la nécessité d’un tel lien : il
ne peut en être autrement. Ex : « A
donc B ; B donc C ;
d’où : A donc C ». Mais qu’en est-il de A? La science visera à en
rendre raison, c'est-à-dire à trouver le A’ à partir duquel déduire A (et A
apparaîtra non plus comme contingent = sans raisons, mais comme nécessaire).
Vers où la science dans sa visée d’élucidation de la rationalité du réel se
dirige t’elle? Remontant de conditionné (c'est-à-dire de dépendant d’une
condition : de B à A, du son à sa cause) à sa condition, et à la condition
de la condition, elle vise l’inconditionné, c'est-à-dire ce qui ne
dépend de rien d’autre, ce qui est absolu et non plus relatif.
De là la place nodale de la mathématisation dans la science : parce qu’à
la multiplicité qualitative, la loi mathématique substitue des quantités
homogènes, ces quantités peuvent par principe se réduire les unes aux autres
(comme 3 se déduit de 1 par addition d’unités) et être déduites de conditions,
elles aussi, mathématisables ; et le rêve dernier du savant d’enfermer
dans une formule la multiplicité de l’univers (rêve que déploie ici Max).
Parce qu'ainsi la science continue en un sens
l'évidence de toute perception humaine selon laquelle le
réel est conforme aux cadres de la raison; que, par delà
le flou et l'aspect qualitatif de la perception et du langage
ordinaires, les mathématiques apparaissent comme l'unique moyen
d'intégrer rationnellement et intégralement les
événements spatio-temporels posés comme
rationnels; l'idée que "tout est nombre" est un a priori de la science. Ce pourquoi sur la base de cet a priori, certain que "tout est nombre" - c'est l'ontologie naturelle du savant - Max, le héros de Pi,
va se mettre en quête des nombres cachés derrière
les apparences que le réel prend pour nos sens.
Tout ce qui précède était un préalable
nécessaire pour aborder ce film et comprendre que l'on n'a pas
ici affaire à quelque hypothèse d'illuminé - mais
à l'hypothèse la plus rationnelle qui soit (ce qui ne
signifie cependant pas qu'elle ne délire pas - cf. + bas, la
critique kantienne), puisqu'il s'agit de l'ontologie (conception du
réel en sa totalité) naturelle de notre esprit.
3) Le film Pi se présente comme la réalisation de cette "théorie" issue de l'esprit de Max selon laquelle "le langage de la nature est mathématique",
langue qu'il s'agit donc de décrypter afin de lire le
réel dont les apparences sensibles se manifestent à lui
comme le signe confus d'un texte dont nous connaissons la forme
abstraite (il est écrit en langage mathématique)
mais dont la formule exacte - formule qui nous permettrait de
pénétrer son coeur - nous fait actuellement
défaut.
Dans la première séquence choisie ici (SQ1),
Jenna, une petite fille, demande à Max, le mathématicien,
la solution d'assez complexes opérations que celui-ci
résoud de tête aisément et
immédiatement, sous les yeux emerveillés de la
gamine qui en vérifie la justesse avec sa calculatrice. Deux
points ici à souligner : a) le caractère exceptionnel de
la puissance de calcul de Max; b) puissance qui le rend apparemment
capable de dépasser toutes les médiations qui à la
fois nous séparent et nous lient aux nombres - médiation
de la calculatrice et médiation du calcul mental. Dans les
termes de Spinoza, en effet, celui qui avec sa calculatrice obtient le
résultat du calcul n'a, au final, qu'une "connaissance par ouï-dire"
- il fait confiance à l'instrument qui lui "dicte" le
résultat, sans être actuellement capable de
vérifier par lui-même, c'est-à-dire avec ses
propres puissances, la validité de ce dernier. En un
deuxième niveau, celui qui, au cours d'un relativement long
calcul mental, parvient à obtenir la solution, déploie
son calcul par la médiations d'opérations mentales qui,
se succédant dans son esprit, doivent pour se poursuivre
mémoriser les résultats des opérations
antérieures. Utilisant ainsi la mémoire, disait
Descartes, celle-ci n'étant que le souvenir de la
vérité (qu'il soit noté sur la papier ou
mentalement), celui qui effectue le calcul mental a certes un
accès plus certain à la réalité du nombre
que celui qui se contente de la calculatrice, mais il reste
séparé d'une compréhension unitaire et totale du
résultat - c'est, en effet, sur la base de résultats
qu'il ne comprend actuellement plus, qu'il élabore ses calculs
actuels. Max, quant à lui, semble s'être
libéré de ce type de médiations. Accomplissant
l'idéal "intuitif" et immédiat de la connaissance selon Descartes (Regulae)
Max semble saisir la relation immédiate entre les nombres - sans
qu'il ait à passer par la médiation temporelle d'un
calcul. Parce qu'il saisit cette relation, Max est de plein pied dans
les nombres et dans leur vérité. Dans les termes de
Spinoza, la connaissance que Max a de ces nombres et de leurs relations
est une "connaissance du troisième genre" (Ethique, Traité de la réforme de l'entendement) - non séparation et compréhension extérieure du résultat, mais coïncidence
de l'esprit et de la réalité (ici le nombre). Max a le
pouvoir de comprendre certaines choses - ici les nombres - de l'intérieur,
de telle façon que sa connaissance est absolument certaine,
hors de tout doute possible. Autrement dit, pour terminer, Max
s'est libéré des médiations qui à la fois
nous lient et nous séparent des réalités que nous
voulons rejoindre, pour accomplir, dans ce domaine précis,
l'idéal qu'est la connaissance immédiate et parfaite (de
là même façon, que, par exemple le danseur virtuose
qui coïncide avec la musique en épouse sa logique
intérieure - alors que d'autres, encore extérieurs
à elle, sont contraint de compter les temps).
Mais si Max a une telle connaissance immédiate de la
réalité des nombres - d'un certain monde des nombres - sa relation au monde physique reste,
quant à elle, encore tissée de médiations. Ce
sont, en effet, des "théories " et des "hypothèses"
qu'il échafaude. Or théories et hypothèses
appartiennent à l'ordre du discours par essence
séparé des choses auxquel il se réfère. Ce
pourquoi ils ne sauraient détenir en eux-mêmes la preuve
de leur vérité, toute théorie étant en
définitive une "hypothèse", soit un simple possible, qui
exige de passer par le nouveau détour de
l'expérimentation afin de donner quelques preuves externes de sa
vérité. Ce sont de tels détours, de telles
médiations que Max désire abolir, en tentant de
coïncider par la conscience avec le réel en sa
totalité comme il le fait avec les nombres (ou au moins certains
nombres). Ces médiations qui le séparent (et le relient
cependant - dans une expérience qui semble celle-même de
la conscience représentative, dont l'objet est toujours devant,
séparé, la séparation permettant la liaisons
c'est-à-dire la vision ou la pensée de la chose devant
moi) de l'épreuve immédiate de la vérité
sont figurées d'un côté par les feuilles de calcul
et les écrans d'ordinateur, images du discours toujours en
abstraction, à distance du réel (SQ2). Elles sont
figurées de l'autre par la réalité sensible, la
réalité telle qu'elle se donne aux sens,
réalité qui, par hypothèse, est une apparence
déterminée par une réalité plus profonde, mathématique, réalité qui
fait cependant écran à la pensée du réel en
son intériorité profonde.
Il faudrait analyser chacune de ses séquences une à une - tant le propos y est riche. Notons rapidement :
a) Le regard fixe et perçant de Max au sein du flux des
apparences, tentant
tout à la fois de lire et de cerner le sens mathématique
des évènements,
fixité figurant un point d'ancrage théorique pour une
lecture du réel en vérité. En Max, les apparences
mouvantes se pensent, s'ordonnent et s'unifient comme en leur unique centre.
b) Par contraste, le mouvement de la rue dans laquelle le
cinéaste, mouvant sa caméra en tous sens et liant, par le
montage, des plans hétérogènes, nous donne le tournis - "nous"
donne le tournis : c'est que, dans ce flux mouvant où le haut et
le bas, l'ici et le là-bas, le stable et le mouvant sont
bouleversés, nous
perdons notre centre de gravité (les pieds bien fixes sur une
terre ferme) et de perspective. Tout ce que nous identifions, dans la
perception ordinaire, est déréalisé, perdant sa
densité et sa fixité (les personnes rencontrées
dans la rue ne sont plus que des apparences mouvantes sans dimension de
profondeur, sans intériorité, des images mouvantes comme
le sont les nuages dans le ciel). Mais ce qui nous
donne le tournis est précisément la contrepartie du
regard de nulle part, regard de vérité qui est celui que
prétend détenir la science. La raison qui vise
à se dégager de toute anthropomorphisme nous
délocalise en relativisant le haut et le bas, le centre et
la périphérie, le mouvant et le fixe (Galilée) :
de là le tournis pour celui qui tenterait de voir avec des yeux
humains ce qui ne peut que se penser. Car
c'est bien, en effet, ceci que tente de nous donner à percevoir
l'auteur : le reflet pour nos yeux de ce que serait la
pensée de Max devenu sensible.
c) La superposition de plus en plus rapide des images sensibles et des feuilles de graphiques et de calcul (SQ3) . "Tout s'accélère",
dit Max selon l'idéal d'une coïncidence de la pensée
avec le réel physique - soit, avons-nous vu, d'une
connaissance du troisième genre, connaissance immédiate
à travers laquelle il n'y a plus de séparation entre
(ici) la réalité physique dans sa totalité et la
pensée qui le pense. L'idéal : penser le réel
à la vitesse d'un théorème ou d'une fonction.
Autrement dit : penser le temps et l'espace dans leur totalité
infinie en un instant. Et pour cela en bon platonicien :
dépasser le sensible obstacle. Appliqué au monde sensible
: tout s'accélère - la pensée lie de plus en plus
vite les apparences sensibles en les totalisant. Jusqu'à la
coïncidence : l'immédiat, l'absolu, le fixe et
l'éternel (préfigurés plus haut). C'est que la
vérité n'est ni dans le spectacle de la perception, ni
dans les calculs - médiations ne permettant de saisir la
réalité profonde qu'indirectement - médiations qui
sont autant de liens et d'obstacles. La vérité est
au-delà des deux - connaissance du troisième genre -
même si la seconde est connaissance vraie (connaissance du
deuxième genre) (cf. + haut).
d) L'image de cet immédiat absolu fixe et éternel : le soleil. Platon encore et la caverne
(République VI) : on ne peut fixer le soleil directement
(aveuglement) - il faut des médiations (la sortie de la caverne
par la médiation du discours) - mais c'est pourtant le but.
Le soleil est l'image de la source générative du
réel - c'est le Vrai (et le Bien) - d'où toutes choses
singulières découlent. L'atteindre - ce que désire
Max avec la pensée maintenant, alors qu'enfant c'était
avec les yeux - c'est comprendre le tout du réel. De là
le lien à la religion et aux rabbins : ce qu'ils cherchant,
l'origine à savoir Dieu à travers les chiffres
laissés dans le monde, ils le cherchent de la mauvaise
manière - par l'analyse d'un livre révélé.
Ce sont les mathématiques qui, permettant de lire directement
dans le livre du monde - et non dans un livre du monde - parce qu'elles
sont la marque en l'homme de la divinité (Dieu a fait l'homme a
son image, dit la Genèse - et si, croquant la pomme, il devient
comme Dieu c'est qu'il a le pouvoir de la connaissance; Platon ne dit
pas autre chose). Ce pourquoi l'idéal de Max est de
coïncider avec la pensée de Dieu - tel le démon
imaginé par Laplace :
« Nous devons envisager l’état présent de
l’Univers comme l’effet de son état antérieur, & comme la cause de ce qui
va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les
forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la
composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à
l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands
corps de l’univers & ceux du plus léger atome ; rien ne serait
incertain pour elle, & l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »
Pierre Simon de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités
e) Enfin la folie de Max. Deux interprétations possibles :
- Selon la première, la folie de Max qui va jusqu'à se faire creuser la tête avec une perceuse (SQ4)
mettrait en lumière la finitude de la pensée humaine eu
égard à une pensée divine qui lui
fait exploser la tête (maux de tête, tumeur). Message
classique : l'homme ne saurait - et peut-être même ne doit
(punition du péché de connaissance ?) -
pénétrer les desseins de Dieu.
- Seconde lecture : l'interprétation mathématisante du
monde lorsqu'elle est absolutisée est, en elle-même,
folie. L'étrangeté du comportement de Max, son regard
déréalisant sur les personnes qui abolit leur dimension
intérieure et leur densité propre, le monde sans couleur
et sans vie des mathématiques, monde figuré ici par le
noir et le blanc... tout ceci pour la perception commune apparaît
comme folie : dans le monde de Max, il n'y a plus de vivants mais une
unique formule qui nous fait saisir, à la limite, l'abstraction
mortifère du désir de la science. On pourrait pour
développer cela, et redonner ses droits au monde vécu
dans toutes sa densité, utiliser à propos Kant, Nietzsche
et Bergson. Kant : l'idée que tout est mathématique et
mathématisable est un a priori de l'esprit et une idée
régulatrice de la science - non une propriété des
choses-mêmes qui sont, dit-il, inconnaissables (puisque les
connaître c'est les saisir avec nos instruments, ici nos
mathématiques que nous projetons naturellement sur elles).
Nietzsche : la mathématisation du réel est d'abord une
interprétation, ensuite un appauvrissement de la vie. Bergson
: l'origine de notre regard est la vie, la mathématique est un
certain regard de la vie qui a en vue l'action et qui ne peut, par
structure, saisir sans illusions le fond mouvant du réel.
f) Notons enfin qu'à l'opposé de Max qui, au final, échoue, le Néo du premier Matrix (SQ3),
film suivant en partie l'hypothèse d'une nature numérique
du réel en lui-même (hypothèse qui, selon
Kant, Nietzsche ou Bergson est une illusion de la raison), semble
parvenir, quant à lui, à coïncider avec le code que
ses compagnons, eux, ne peuvent que percevoir sous la forme de chiffres
devant eux, l'écran formant une médiation entre eux et la
matrice (liaison et séparation encore). Néo, dans la
matrice, maîtrise le réel sensible de l'intérieur -
parvenant à arrêter les balles, pénétrer le
corps des autres et faire bouger les murs. Ayant dépassé
la médiation théorique comme la médiation
technique qui permettent d'agir sur mais à distance de la
matrice, Néo semble ici coïncider avec elle : la matrice
est son corps et son pouvoir, semble t'il ici, par conséquent,
total.