L’art est-il une évasion ?

 

 

 

Analyse des termes et ébauche de problématique

Art 

a) « Ensemble des procédés et des œuvres qui portent la marque d’une personnalité, d’un savoir-faire et d’un talent particulier » (Comte-Sponville). Ici l’aspect chose de l’œuvre.

b) Ouvrant, à travers le regard qui le perçoit, des mondes particuliers qui sont les mondes des œuvres. Cette chose = sens imaginaire.

 

Evasion 

a) S’évader = quitter un lieu qui nous emprisonne = dans lequel nous ne sommes pas librespas chez nous.

b) De là : monde de l’art = monde où nous serions libres et chez nous? Evasion comme libération.

c) Mais une telle évasion n’est-elle pas illusoire? Le monde comme ce qu’on ne peut jamais quitter. Second sens : évasion = imaginaire et illusoire.

d) Mais l’art ne serait-il pas au contraire – par cette évasion même du monde quotidien – puissance effective, élargissement du regard et questionnement critique du réel ? Mouvement d’évasion pensé non comme sortie impossible de soi mais : a) comme transformation réelle de soi  et b) questionnement problématique et libérateur du réel.

 

Rapport de la vie et de l’art :

L’art est-il un refus illusoire du réel ou bien en nous éloignant de l’irréalité du monde quotidien nous ouvre t’il les portes d’une vie en vérité?

 

 

 

Introduction

« Tu m’as fait croire que la mer ressemblait à la vaste nappe d’eau étalée sur tes toiles, si bleue qu’une pierre en y tombant ne peut que se changer en saphir, que les femmes s’ouvraient et se refermaient comme des fleurs… Tu m’a menti Wang-Fô, vieil imposteur : le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes. Le royaume de Han n’est pas le plus beau des royaumes, et je ne suis pas l’Empereur. Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres » (M. Yourcenar, Nouvelles orientales). Ainsi s’exprime un jeune empereur déçu de ne pas trouver dans le monde qu’il perçoit la beauté dont il avait goûté la pure intensité dans les toiles du maître. Là tout n’était « qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » (Baudelaire, Invitation au voyage) – ici tout n’est que fuite et dispersion, mélange bigarré sans ordre ni unité. Ici le monde est vide, vide d’un sens lumineux qui – tel un soleil rayonnant et irradiant le monde - ordonnerait la masse confuse des apparences en leur donnant la signification, la direction et la valeur qui leur manque. L’art est alors promesse, promesse d’évasion hors de ce monde sans sens, promesse d’une vie transfigurée et libérée de ses chaînes. Mais, découvrant l’irréalité d’une telle promesse, le jeune empereur semble être condamné à vivre une vie à jamais scindée entre un réel sans goût et de nul parfum et le rêve d’un ailleurs dont il ne peut qu’effleurer – sans jamais pouvoir le vivre - l’irréel spectacle à travers les œuvres de l’art. Dès lors le monde de l’art en nous promettant un tel Ciel où nous ne saurions vivre et une Terre plus bleue n’est-il pas le voile mensonger et trompeur de la vie sur elle-même ? La vie blessée et insatisfaite ne cherche t’elle pas dans l’art à s’évader d’un caveau auquel elle est rivée ? En ce sens l’évasion ne serait comme le jeu, qu’illusoire distraction. Mais un tel divertissement de ce que nous nommons réel, n’est-il qu’un moyen de nous en éloigner ? En nous évadant d’un rapport au réel peut-être illusoirement posé comme unique et véritable, l’art – sans nous promettre nécessairement telle Terre plus bleue et lumineuse - n’a-t-il pas aussi pour vocation d’ouvrir notre regard et nos propres puissances en nous faisant percevoir que la vie et la réalité n’étaient pas en ces lieux communs en lesquels nous les posions ? L’art est-il donc un refus illusoire du réel ou bien en nous éloignant de l’irréalité du monde quotidien nous ouvre t’il les portes d’une vie plus vraie et intense ?

 

Dans un premier temps nous montrerons que l’art en rompant avec notre monde quotidien est promesse d’une évasion vers quelque autre monde plus dense et plus vrai. Cependant, dans un deuxième temps, nous porterons le soupçon sur la nature d’une telle évasion, qui loin d’être réelle libération nous apparaîtra comme évasion rêvée et ainsi illusoire s’enracinant dans un refus d’un réel auquel nous sommes pourtant rivés. Enfin, si une telle critique touche, en effet, une certaine pratique que nous faisons d’un art qui nous divertit de vivre notre vie, nous montrerons que ce dernier a, néanmoins, pour vocation non de nous faire vivre dans l’illusion mais de nous transformer en changeant notre regard, dans un mouvement de libération et d’enrichissement de nos puissances créatrices.

 

 

 

I  L’art est rupture vis-à-vis de notre monde et promesse d’une libération – évasion réelle vers un monde plus vrai

 

 

a) L’expérience esthétique comme rupture du monde quotidien

 

Lecture d’un texte de Sartre relatant l’expérience que nous faisons des œuvres comme rupture de notre monde commun et épreuve d’une profondeur qui nous élève et nous transporte.

 

Sartre, La nausée, Éd. Gallimard 1938, p. 34. (Journal : Vendredi.)

Quand la patronne fait des courses, c'est son cousin qui la remplace au comptoir. Il s'appelle Adolphe. J'ai commencé à le regarder en m'asseyant et j'ai continué parce que je ne pouvais pas tourner la tête. Il est en bras de chemise, avec des bretelles mauves; il a roulé les man­ches de sa chemise jusqu'au-dessus du coude. Les bretelles se voient à peine sur la chemise bleue, elles sont tout effa­cées, enfouies dans le bleu, mais c'est de la fausse humilité : en fait, elles ne se laissent pas oublier, elles m'agacent par leur entêtement de moutons, comme si, parties pour devenir violettes, elles s'étaient arrêtées en route sans abandonner leurs prétentions. On a envie de leur dire : « Allez-y, devenez violettes et qu'on n'en parle plus. »  Mais non, elles restent en suspens, butées dans leur effort inachevé. Parfois le bleu qui les entoure glisse sur elles et les recouvre tout à fait : je reste un instant sans les voir. Mais ce n'est qu'une vague, bientôt le bleu pâlit par places et je vois réapparaître des îlots d'un mauve hésitant, qui s'élargissent, se rejoignent et reconstituent les bretelles. Le cousin Adolphe n'a pas d'yeux : ses paupières gonflées et retroussées s'ouvrent tout juste un peu sur du blanc. Il sourit d'un air endormi ; de temps à autre il s'ébroue, jappe et se débat faiblement, comme un chien qui rêve.

Sa chemise de coton bleu se détache joyeusement sur un mur chocolat. Ça aussi ça donne la Nausée. Ou plutôt c'est la Nausée. La Nausée n'est pas en moi : je la ressens là-bas sur le mur, sur les bretelles, partout autour de moi. Elle ne fait qu'un avec le café, c'est moi qui suis en elle.

A ma droite, le paquet tiède se met à bruire, il agite ses paires de bras.

« Tiens, le voilà ton atout. -Qu'est-ce que c'est l'atout? »  Grande échine noire courbée sur le jeu : « Hahaha! »  « Quoi? Voilà l'atout, il vient de le jouer. » « Je ne sais pas, je n'ai pas vu... »  « Si, maintenant je viens de jouer atout. »  « Ah bon, alors atout cœur. »  Il chantonne : « A tout cœur, A tout cœur. »  Parlé : « Qu'est-ce que c'est, Monsieur? Qu’est-ce que c'est, Monsieur ? Je prends ! »

De nouveau, le silence - le goût de sucre de l'air, dans mon arrière-bouche. Les odeurs. Les bretelles.

Le cousin s'est levé, il a fait quelques pas, il a mis ses mains derrière son dos, il sourit, il lève la tête et se renverse en arrière, sur l'extrémité des talons. En cette position, il s'endort. Il est là, oscillant, il sourit toujours, ses joues tremblent. Il va tomber. Il s'incline en arrière, s'incline, s'incline, la face entièrement tournée vers le plafond, puis, au moment de tomber, il se rattrape adroitement au rebord du comptoir et rétablit son équilibre. Après quoi, il recom­mence. J'en ai assez, j'appelle la serveuse :

« Madeleine, jouez-moi un air, au phono, vous serez gentille. Celui qui me plaît, vous savez : Some of these days. »

« Oui, mais ça va peut-être ennuyer ces messieurs ; ces messieurs n'aiment pas la musique, quand ils font leur partie. Ah, je vais leur demander. »

Je fais un gros effort et je tourne la tête. Ils sont quatre. Elle se penche sur un vieillard pourpre qui porte au bout du nez un lorgnon cerclé de noir. Il cache son jeu contre sa poitrine et me jette un regard par en dessous.

« Faites donc, Monsieur. »

Sourires. Il a les dents pourries. Ce n'est pas à lui qu'ap­partient la main rouge, c'est à son voisin, un type à mous­taches noires. Ce type à moustaches possède d´immenses narines, qui pourraient pomper de l'air pour toute une famille et qui lui mangent la moitié du visage, mais, malgré cela, il respire par la bouche en haletant un peu. Il y a aussi avec eux un jeune homme à tête de chien. Je ne distingue pas le quatrième joueur.

Les cartes tombent sur le tapis de laine, en tournoyant. Puis des mains aux doigts bagués viennent les ramasser, grattant le tapis de leurs ongles. Les mains font des taches blanches sur le tapis, elles ont l'air soufflé et poussiéreux. Il tombe toujours d'autres cartes, les mains vont et vien­nent. Quelle drôle d'occupation : ça n'a pas l'air d'un jeu, ni d'un rite, ni d'une habitude. Je crois qu'ils font ça pour remplir le temps, tout simplement. Mais le temps est trop large, il ne se laisse pas remplir. Tout ce qu'on y plonge s'amollit et s'étire. Ce geste, par exemple, de la main rouge, qui ramasse les cartes en trébuchant : il est tout flasque. Il faudrait le découdre et tailler dedans.

Madeleine tourne la manivelle du phonographe. Pourvu qu'elle ne se soit pas trompée, qu'elle n'ait pas mis, comme l'autre jour, le grand air de Cavalleria Rusticana. Mais non, c'est bien ça, je reconnais l'air dès les premières mesures. C'est un vieux rag-time avec refrain chanté. Je l'ai entendu siffler en 1917 par des soldats américains dans les rues de La Rochelle. Il doit dater d'avant-guerre. Mais l'enregistrement est beaucoup plus récent. Tout de même, c'est le plus vieux disque de la collection, un disque Pathé pour aiguille à saphir.

Tout à l'heure viendra le refrain : c'est lui surtout que j'aime et la manière abrupte dont il se jette en avant, comme une falaise contre la mer. Pour l'instant, c'est le jazz qui joue ; il n'y a pas de mélodie, juste des notes, une myriade de petites secousses. Elles ne connaissent pas de repos, un ordre inflexible les fait naître et les détruit, sans leur laisser jamais le loisir de se reprendre, d'exister pour soi. Elles courent, elles se pressent, elles me frappent au passage d'un coup sec et s'anéantissent. J'aimerais bien les retenir, mais je sais que, si j'arrivais à en arrêter une, il ne resterait plus entre mes doigts qu'un son canaille et languissant. Il faut que j'accepte leur mort ; cette mort, je dois même la vouloir : je connais peu d'impressions plus âpres ni plus fortes.

Je commence à me réchauffer, à me sentir heureux. Ça n'est encore rien d'extraordinaire, c'est un petit bonheur de Nausée : il s'étale au fond de la flaque visqueuse, au fond de notre temps - le temps des bretelles mauves et des ban­quettes défoncées -, il est fait d'instants larges et mous, qui s'agrandissent par les bords en tache d'huile. A peine né, il est déjà vieux, il me semble que je le connais depuis vingt ans.

II y a un autre bonheur : au dehors, il y a cette bande d'acier, l'étroite durée de la musique, qui traverse notre temps de part en part, et le refuse et le déchire de ses sèches petites pointes ; il y a un autre temps.

« Monsieur Randu joue cœur, tu mets le manillon.»

La voix glisse et disparaît. Rien ne mord sur le ruban d'acier, ni la porte qui s'ouvre, ni la bouffée d'air froid qui se coule sur mes genoux, ni l'arrivée du vétérinaire avec sa petite fille : la musique perce ces formes vagues et passe au travers. A peine assise, la petite fille a été saisie : elle se tient raide, les yeux grands ouverts ; elle écoute, en frottant la table de son poing.

Quelques secondes encore et la négresse va chanter. Ça semble inévitable, si forte est la nécessité de cette mu­sique : rien ne peut l'interrompre, rien qui vienne de ce temps où le monde est affalé ; elle cessera d'elle-même, par ordre. Si j'aime cette belle voix, c'est surtout pour ça : ce n'est ni pour son ampleur ni pour sa tristesse, c'est qu'elle est l'événement que tant de notes ont préparé, de si loin, en mourant pour qu'il naisse. Et pourtant je suis inquiet ; il faudrait si peu de chose pour que le disque s'arrête : qu'un ressort se brise, que le cousin Adolphe ait un caprice. Comme il est étrange, comme il est émou­vant que cette dureté soit si fragile. Rien ne peut l'inter­rompre et tout peut la briser.

Le dernier accord s'est anéanti. Dans le bref silence qui suit, je sens fortement que ça y est, que quelque chose est arrivé.

Silence.

Some of these days

You'll miss me honey

 

Ce qui vient d'arriver, c'est que la Nausée a disparu. Quand la voix s'est élevée, dans le silence, j'ai senti mon corps se durcir et la Nausée s'est évanouie. D'un coup : c'était presque pénible de devenir ainsi tout dur, tout rutilant. En même temps la durée de la musique se dilatait, s'enflait comme une trombe. Elle emplissait la salle de sa transparence métallique, en écrasant contre les murs notre temps misérable. Je suis dans la musique. Dans les glaces roulent des globes de feu ; des anneaux de fumée les encer­clent et tournent, voilant et dévoilant le dur sourire de la lumière. Mon verre de bière s'est rapetissé, il se tasse sur la table : il a l'air dense, indispensable. Je veux le prendre et le soupeser, j'étends la main... Mon Dieu ! C'est ça sur­tout qui a changé, ce sont mes gestes. Ce mouvement de mon bras s'est développé comme un thème majestueux, il a glissé le long du chant de la négresse; il m'a semblé que je dansais.

Le visage d'Adolphe est là, posé contre le mur chocolat ; il a l'air tout proche. Au moment où ma main se refermait; j'ai vu sa tête ; elle avait l'évidence, la nécessité d'une con­clusion. Je presse mes doigts contre le verre, je regarde Adolphe : je suis heureux.

 

Analyse :

1) «Il y a » (Lévinas). Il y a le monde plat comme une crêpe, lourd, sans sens (cf. description : dispersion, contingence, indifférence, sans goût ; le temps comme horizon de répétition morne et infini)  – la banalité insoutenable de la vie.

Sartre : la nausée = une certaine modalité du désir : l’ennui qui colore le monde et l’impossibilité d’en sortir. Tout est le même, rien ne ressort. Nous sommes «englués dans l’être » (Sartre). Ce sentiment d’être rivé à un sol à jamais insipide, un monde sans profondeur, cette absence de distance, de souffle dans lequel pourrait s’engorger notre désir, c’est ce qui est le propre de la nausée.

 

« L’état nauséabond qui précède le vomissement et dont le vomissement va nous délivrer nous enferme de partout. Mais il ne vient pas nous enfermer du dehors. Nous sommes soulevés de l’intérieur ; le fond de nous-mêmes étouffe sous nous-mêmes ; nous avons « mal au cœur » (…) Il y a dans la nausée un refus d’y demeurer, un effort d’en sortir. Mais cet effort est d’ores et déjà caractérisé comme désespéré : il l’est en tout cas pour toute tentative d’agir ou de penser. Et ce désespoir, ce fait d’être rivé constitue toute l’angoisse de la nausée. Dans la nausée, qui est une impossibilité d’être ce qu’on est, on est en même temps rivé à soi-même, enserré dans un cercle étroit qui étouffe » (Lévinas, De l’évasion, p. 115 – 116).

 

Alors nous sentons que nous sommes tant étranger à ce monde que rivé à lui.

                            

2) Or c’est cet état premier que l’expérience de la contemplation esthétique vient briser. La musique se révèle à moi (passivité) comme ce qui brise cet univers de  l’ « il y a » et le creuse d’une profondeur. Alors se révèle à moi ce qui vaut, une profondeur qui éclaire ce petit monde – et me fait échapper au non-sens quotidien. L’art en ce sens est bien une évasion mais une évasion vers quoi?

 

 

b) L’art est la révélation d’un autre monde

 

Sartre : «II y a un autre bonheur : au dehors, il y a cette bande d'acier, l'étroite durée de la musique, qui traverse notre temps de part en part, et le refuse et le déchire de ses sèches petites pointes ; il y a un autre temps ».

 

Evidence : rencontre (passivité); quelque chose s’est creusé dans la morne identité du monde. Là quelque chose s’est révélé, quelque chose de dense, quelque chose de profond, quelque chose qui contraste si fort avec le reste du monde qu’il semble venu d’ailleurs. Comment pourrait-il venir de notre monde alors que celui-ci n’est que morne et stérile répétition absurde?

 

De là cette réponse : le contenu de l’art c’est ce qui transcende notre monde, c’est un autre monde plus vrai et plus beau que le nôtre dont l’œuvre est le reflet et dont nous goûtons les miettes – miettes du pain des anges.

Sur cette révélation d’un ailleurs plus profond apparaissant comme la source même de l’œuvre : 

 

 

« Au-dessus de la vie, au-dessus du bonheur, il y a quelque chose de bleu et d’incandescent, un grand ciel immuable et subtil dont les rayonnements qui nous arrivent suffisent à animer des mondes. La splendeur du génie n’est que le reflet pâle de ce verbe caché »

(Flaubert, Correspondance).

 

 

« Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée,

Tu y pourras reconnaître l’idée

De la beauté qu’en ce monde j’adore » (Joachim du Bellay).

 

 

« La peinture a pour ainsi dire son soleil qui n’est pas celui de l’univers »

(Diderot, sur l’art de peindre »

 

 

« Tout y parlerait

A l’âme en secret

Sa douce langue natale »

(Baudelaire, Invitation au voyage).

 

 

« L’homme siège au conseil qui créa l’univers

Où l’âme remontant à sa grande origine

Sent qu’elle est une part de l’essence divine » (Chénier).

 

 

« Astre dont le Soleil n’est que l’ombre grossière

Sacré jour dont le jour emprunte sa clarté » (Racine).

 

 

Le secret du surréalisme « tient dans le fait que nous sommes persuadés que quelque chose est caché derrière les objets visibles » (A. Breton).

 

 

Quel est donc le rapport entre ce monde transcendant et lumineux et notre monde quotidien et comment accéder à un tel monde? Ou comment faire de notre évasion une libération?

 

 

c) Métaphysique de la libération

 

De cette réalité transcendante nous sommes séparés. Aussi, êtres de deux mondes (corps et âme, matière et esprit) sommes-nous nostalgiques d’un tel pays dont nous ne connaissons que le reflet et les traces.

 

 

« La vraie vie est ailleurs » (Rimbaud)

 

 

« Misérable, et je vis, et je soutiens la vue

De ce sacré Soleil dont je suis descendue »

(Phèdre, Racine)

 

 

« Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes,

Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,

Et les chères amours dont nous sommes les tombes

Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits » (Hugo).

 

 

Le poète, quant à lui, est plus proche de l’Origine de laquelle il s’approche par l’élan inspiré de son imagination et détache pour nous des miettes du pain des dieux – que nous goûtons et grâce auquel nous nous sentons croître (élévation). Modèle de Platon dans le Phèdre.

 

 

« Ce n’est pas l’art mais une force divine qui leur inspire leurs vers » (Platon, Ion)

 

 

« Quiconque approche des portes de la poésie sans que les Muses lui aient soufflé le délire, persuadé que l’art suffit pour faire de lui un bon poète, celui-là reste loin de la perfection, et la poésie du bon sens est éclipsée par la poésie de l’inspiration » (Platon, Phèdre)

 

 

« La musique dans les choses sensibles est créée par une musique qui leur est antérieure » (Plotin, Ennéades, V, 8).

 

 

Nul ne saurait se dire poète « s’il ne sent pas du ciel l’influence secrète » (Boileau)

 

 

« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et irraisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit – et le suprême Savant ! »

(Rimbaud, lettre à Paul Demeny, datée du 15 mai 1871).

 

 

Tentons de mettre en image les intuitions qui se révèlent à travers ces poèmes : imaginons ainsi un grand Soleil rayonnant, le Principe ontologique qui fait que les œuvres sont œuvres, que les artistes sont artistes, que les regards voient l’œuvre. C’est notre Origine, l’absolu transcendant, l’Un-Beau-Véritable, ce vers quoi notre désir nous attire – et dont nous gardons en nous la trace.

 L’Un rayonne à travers les œuvres, les artistes et les regards. Il faut concevoir les œuvres comme autant d’astres – plus ou moins éloignés - dont la source est le grand Soleil, l’Astre dont tous les astres ne sont que le reflet.

Or à ce monde nous sommes liés et de ce monde séparés – plus ou moins – voile plus ou moins léger. Liés : origine métaphysique qui explique notre désir. Et séparés : chute. Nous, être de deux mondes, avons à nous faire poète et artiste – ou à goûter leurs œuvres = une évasion qui est libération vers quelque ciel plus bleu, notre être véritable, notre véritable patrie. Et, en effet, c’est bien là-bas que nous respirons.

 

 

 

Conclusion – transition 

 

Mais l’expérience de l’art n’est-elle pas vouée à la déception? Car le fait est que ce monde plus lumineux que l’art nous promet n’existe jamais pour nous que visé et absent – si bien que, tel le jeune empereur de M. Yourcenar, dégrisé des images du poète, nous retournons sans cesse au même monde, vide et plat, que nous espérions quitter. N’est-ce pas ici le signe que ce monde de lumière n’est qu’un monde rêvé ? Dès lors si l’art est évasion ne l’est t’il pas simplement qu’en ce qu’il nous divertit du réel de nous-mêmes et non en ce qu’il serait l’instrument d’une vraie libération.

 

 

 

 

II  Une telle évasion est évasion imaginaire – le monde de l’art est un monde joué

 

L’artiste, tout ainsi que le philosophe, est, en effet, souvent considéré par le sens commun comme un doux rêveur, un homme qui vit « dans son monde », monde imaginaire oublieux de la réalité. C’est un « distrait », un « idéaliste » dit Bergson. Ce qu’il offre aux autres hommes ce n’est alors que le produit plaisant de ses songes – œuvre d’imagination que les spectateurs, mettant pour un temps le réel de côté, vont à leur tour goûter.

 

 

a) L’œuvre ne se donne qu’à un regard qui joue à irréaliser le monde alentour

 

C’est qu’en effet, l’œuvre d’art ne se donne qu’à un regard (ou une écoute) qui a déréalisé son rapport au monde. Cf. un tableau : alors que du point de vue de ma perception, le tableau est dans la pièce, il faut pour le percevoir comme tableau que j’irréalise – comme s’il n’existaient pas – tant le mur que tout ce qui entoure le tableau, pour ne décider que de voir ce qu’il représente. Je fais comme si le reste n’existait pas – et c’est la condition pour que je rentre dans le monde imaginaire présenté sur la toile. De même / la lecture : où il faut que les signes sur le papier soient oubliés, mis de côté – ainsi que le lieu où je me trouve en irréalisant le monde alentour dans tel univers de chevalerie ou de science fiction. Alors on peut dire « il est dans son monde », monde imaginaire porté par une certaine attention de notre regard / monde duquel nous chutons lorsque par exemple on nous appelle pour le dîner, alors le monde imaginaire disparaît, les signes sur la page redeviennent graffitis, le livre est sur le lit et le lit dans la pièce où on m’appelle – nous retombons dans le monde commun, nous « revenons sur Terre ».

A la différence du rêve toutefois, le regard esthétique est une déréalisation feinte – bien qu’absorbés dans l’œuvre contemplée, nous savons que nous sommes en train de lire, d’écouter de la musique ou au théâtre. Le réel n’est donc nullement quitté, mais simplement ajourné, toujours présent à la marge de la conscience qui joue comme si le réel était musique ou peinture. De la même manière que l’enfant qui joue avec son bâton sait très bien que ce qu’il prend pour une épée n’est en réalité qu’un bâton, dans la contemplation des œuvres nous ne quittons le monde qu’en imagination. Ce qui explique d’ailleurs que, pour qui se refuse à un tel jeu avec le réel, l’œuvre d’art n’est rien qu’un morceau de notre monde et non l’ouverture d’un monde imaginaire. Or une telle analogie avec le jeu éclaire la nature du désir qui nous porte vers les œuvres d’arts : car pourquoi jouons-nous ainsi?

 

 

b) L’art est conjuration imaginaire d’un réel qui fait souffrir.  

 

Freud a montré quelle était la fonction affective du jeu. Avec le rêve et le fantasme, le jeu est, en effet, l’un des trois éléments centraux de notre vie imaginaire. Or chacun d’eux vise, selon une modalité particulière, à satisfaire un désir qu’il n’a pu réaliser. Ainsi dans Au-delà du principe de plaisir, Freud analyse t’il le jeu d’un enfant lançant et tirant une bobine de fil en prononçant successivement «fort-da » (ici, là) comme une manière pour lui de maîtriser imaginairement l’absence et le retour de sa mère vis-à-vis desquels il n’a nul pouvoir réel. Il redevient actif par les gestes imaginairement sensés du jeu là où dans la réalité il est impuissant et frustré. Ainsi l’enfant qui joue « se crée un monde à lui, ou plus exactement, il transpose les choses du monde où il vit dans un ordre nouveau tout à sa convenance » (Freud).

 Or, écrit Freud, l’œuvre d’art est « une continuation et un substitut du jeu enfantin d’autrefois » (Essais de psychanalyse appliquée). « Le poète fait, en effet, comme l’enfant qui joue », il maîtrise imaginairement par la création d’un substitut imaginaire – l’œuvre - sa frustration réelle. Aussi est-ce pourquoi, écrit Mélanie Klein, la nécessité de créer se fait souvent sentir dans des situations douloureuses. « A ce stade du deuil, la souffrance peut devenir productive. Nous savons que les expériences douloureuses, quelles qu’elles soient, stimulent quelquefois les sublimations, ou font même apparaître des aptitudes tout à fait nouvelles chez certaines personnes : celles-ci se mettent alors à peindre ou à écrire, sous la pression des épreuves et des frustrations » (Essais de psychanalyse). Si l’on joue, si l’on imagine, si l’on crée c’est donc que la réalité ne correspond pas à nos désirs ou, dit prosaïquement, que l’on n’est pas bien chez soi. Aussi l’artiste est-il celui qui crée du sublime pour conjurer son incapacité à vivre dans un réel qui n’est pas à la mesure de son désir. A ce titre l’art est bien évasion mais évasion imaginaire et jouée d’un réel auquel nous sommes rivés.

 

 

c) L’illusion d’une évasion possible

 

 Or, ainsi que nous le montre l’exemple du jeune empereur qui s’y est laissé prendre et que nous l’avons vu en notre première partie, l’art ne se donne pas en une telle origine dans le bas-fond de notre souffrance et de nos frustrations mais comme une émanation de quelque ciel plus bleu. L’expérience que nous faisons des œuvres qui nous émeuvent puissamment est, en effet, celle d’une « vraie vie », plus claire, plus vraie, plus dense, annoncée et effleurée au travers de l’épreuve que nous faisons de l’œuvre – expérience si forte, qu’un artiste pourra passer sa vie à en chercher et à en dire les signes. L’art est alors promesse d’une libération et de vie véritable.

 Mais ce dont il faut rendre compte c’est, tout d’abord, du fait que cette réalité céleste figurée dans les œuvres n’y est jamais que figurée et effleurée. Or une telle réalité, nous ne pouvons jamais la posséder, nous arrêter en elle : elle n’existe pour nous que par l’arrêt dans notre action, dans la mise à l’écart par l’imagination du fond réel de la vie, et dans cette visée particulière que nous avons reconnue être celle d’un jeu. Même si la Messe en si peut avoir pour nous les couleurs de la « vraie vie », c’est dans son absence à notre monde commun qu’elle se donne à nous comme cette musique des anges. Dès lors ne nous faut-il pas conclure avec Rousseau qu’ «il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas » (Rousseau), la beauté des œuvres n’étant qu’un horizon à jamais éloigné porté par notre désir de rompre avec le pathétique de notre vie ? L’illusion constitutive de l’art serait alors de nous faire croire qu’une évasion est possible – alors que la beauté ne se donne que dans l’absence, sur fond de manque et de souffrance. Dès lors ce sortilège enchanté de l’art n’est-il pas la marque de notre refus de voir ce qui est, masques et baumes illusoires posés sur notre vie ? C’est là ce que suggère, en effet, Céline – opposant à ce monde enchanté de l’art l’âpre dureté de notre réalité.

 

Sur Musyne, racontant la guerre en la parant de notes héroïques : « Elle possédait le don de mettre ses trouvailles dans un certain lointain dramatique où tout devenait et demeurait précieux et pénétrant (…) Elle travaillait dans l’éternel, ma belle. Il faut croire Claude Lorrain, les premiers plans d’un tableau sont souvent répugnants et l’art exige qu’on situe l’intérêt de l’œuvre dans les lointains, dans l’insaisissable, là où se réfugie le mensonge, ce rêve pris sur le fait, et seul amour des hommes » (Voyage au bout de la nuit, p. 80). En mettant à distance l’horreur de la réalité – ici de la guerre – l’art apparaît comme un agent du mensonge.

 

 

 

Claude Lorrain, Port

 

 

Oui, mais comment la dire alors la réalité ? Par ce langage sec, cru, tissé de mots simples, communs et cinglants : «Quand on s’arrête à la façon par exemple dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor baveux. C’est plus compliqué et plus pénible que la défécation notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition ! Voilà pourtant ce qu’on nous adjure de transposer en idéal » (V, p. 336). 

 

Or qu’un tel fond de souffrance, qu’une telle réalité plate et sans profondeur fasse le fond de notre vie c’est, suggère à son tour Nietzsche, ce que tous savent et dénient dans la « sorcellerie évocatoire » (Baudelaire) de la poésie – ce pourquoi, savoir qui s’oublie et qui ne se dit pas, il n’y a pas d’art sans quelque mauvaise foi. « On rencontre, çà et là, chez les philosophes comme chez les artistes, le culte passionné et excessif des « formes pures » ; à n’en pas douter, ceux qui ont à ce point besoin du cultes des apparences ont dû faire un jour ou l’autre un plongeon malencontreux au-delà de ces apparences. Peut-être y a-t-il une hiérarchie même parmi ces chats échaudés, les artistes nés, qui ne jouissent de la vie qu’en s’escrimant à en fausser l’image (comme qui dirait pour en tirer une longue vengeance) ; on pourrait deviner à quel point la vie leur est odieuse d’après le degré auquel ils souhaitent en voir falsifier, diluer, transcender, diviniser l’image ; on pourrait ranger les artistes parmi les homines religiosi dont ils constitueraient l’échelon supérieur » (Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 59).

 

On comprend ainsi pourquoi l’art nous est si nécessaire : il est le baume, l’oubli que nous faisons du fond de notre vie en nous en distrayant : «Pendant deux ans qu’il avait passés là-bas, il n’était pas entré bien avant dans la vie des Américains ; seulement, il avait été comme touché quand même par leur espèce de musique, où il essayent de quitter eux aussi leur lourde accoutumance et la peine écrasante de faire tous les jours la même chose et avec laquelle ils se dandinent avec la vie qui n’a pas de sens, un peu, pendant que ça joue. Des ours, ici, là-bas.

Il n’en finissait pas son cassis à réfléchir à tout ça. Un peu de poussière s’élevait de partout. Autour des platanes vadrouillent les petits enfants barbouillés et ventrus, attirés, eux aussi, par le disque. Personne ne lui résiste au fond à la musique. On n’a rien à faire avec son cœur, on le donne volontiers. Faut entendre au fond de toutes les musiques l’air sans notes, fait pour nous, l’air de la Mort » (Céline, voyage au bout de la nuit, p. 297).

 

Mais dès lors que nous n’avons plus la force de cette distance imaginante, dès lors que nous ne pouvons plus avoir du jeu avec la vie, dès lors que la vérité de ce vis-à-vis de quoi il n’y a plus de distance : la souffrance, la mort – vient nous envahir, alors retombent et disparaissent ces paysages et ces contrées qui n’existaient que figurés. «On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on a plus en soi la somme suffisante de délire? La vérité c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir mourir ou mentir » (Voyage au bout de la nuit, p. 200)

 

 

Conclusion - transition

 

Si donc « nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité » (Nietzsche), l’art est un mensonge, un doux mensonge, un baume, en ce que mettant un jeu, une distance imaginaire, dans notre rapport au réel, il nous fait vivre par procuration une vie que nous ne saurions vivre autrement qu’en imagination. Dès lors, la conclusion ne s’impose t’elle pas, pour qui veut vivre en vérité, de rejeter tout entier l’univers mensonger de l’art ?

Il conviendrait alors de retourner à notre monde commun et de vivre dans la conscience claire de la réalité qui est celle de tout un chacun – de tous ceux qui savent bien que le poète est un illuminé et qui frappent la terre en montrant ce qui résiste. En banquier, en mère de famille, en maçon, en élève lambda… Mais est-ce ainsi vivre sur le roc même du réel ? Une telle vie n’est-elle pas, elle aussi, dans sa pauvreté même, évasion perpétuelle?

 

 

 

 

 

III L’art comme puissance et fonction critique

 

 

a) L’art et la critique du monde quotidien (pour approfondire, lire le cours sur l’art, première partie)

Or si de telles vies qui opposent à l’artiste la positivité de leur ancrage dans le réel sont des vies aveugles sur elles-mêmes et sur la réalité, c’est que, toujours portées en avant vers quelque objet de désir, elles ne s’arrêtent jamais pour percer les apparences et réfléchir leur désir. «Toujours béant après les choses futures (…) nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, l’espérance nous élancent vers l’avenir et nous dérobent le sentiment de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus» (Montaigne, Essais, I, 3). Ainsi « chacun court ailleurs et à l’avenir, d’autant que nul n’est arrivé à soi… » (Montaigne, Essais, III, 12). Que voyons-nous, en effet, de nous-mêmes et du monde dans le regard quotidien?

La promptitude quotidienne dans l’identification des choses et des êtres, nous fait naturellement penser que notre perception est un simple reflet des choses en notre regard. Les choses, immédiatement, déposeraient en nous leur image, de telle façon qu’aucune médiation ne serait ni nécessaire ni possible pour nous les faire percevoir plus efficacement ou d’une autre façon. Pourtant que voyons nous, communément, des choses et des êtres qui nous entourent? Parce que notre regard n’est pas celui d’une chose mais d’un sujet vivant, qu’il est donc motivé, dirigé en fonction d’un but, ce que nous voyons premièrement des choses c’est leur rapport à nous, à nos fins, à nos intérêts. « Dans l’intuition directe du monde et de la vie, nous ne considérons d’ordinaire les choses que dans leurs relations (…), dans leur existence relative et non pas absolue. Nous regarderons par exemple des maisons, des vaisseaux, des machines, avec la pensée de leur destination et de leur appropriation à cette fin ; nous regarderons des hommes avec la pensée de leurs rapports avec nous, s’il en existe», écrit Schopenhauer dans Le monde comme volonté et représentation. Parce qu’il est ainsi pris dans le mouvement de nos vies, notre regard ne sélectionne, dans l’indéfini de ce qu’on peut percevoir, que ce qui l’intéresse. Le perçu est alors entièrement pensé dans le rapport à notre action, comme ce chien (cf. plus bas le chien de Giacometti) qui n’est pour le passant qu’obstacle sur le chemin qui le mène au lieu de son désir. Parce que vivre c’est ainsi réagir promptement aux sollicitations de notre environnement en fonction de nos fins, cela implique de «n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément » (Bergson, Le rire)C’est pourquoi « ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite » (id.). Dans ce mouvement d’orientation à travers l’indéfini du perceptible nous traçons des chemins et des points de repère pour faciliter notre prise sur les choses. C’est ainsi que «des routes me sont tracées à l’avance où mon action s’engagera » (ibid.), routes tracées par nos mouvements, nos habitudes perceptives, et les mots et clichés de notre langue commune. Dès lors, engagés dans les habitudes de nos mouvements quotidiens, nous ne voyons plus des choses que les chemins que nous y avons tracés. Devenus insensibles à leur étrangeté, nous avons assimilé les choses et les êtres, nous mouvant dans un monde « à nous », prolongement du mouvement d’appropriation et d’assimilation de notre corps vivant. Ce pourquoi nous comprenons que, loin de nous faire voir les choses comme elles sont en elles-mêmes, le mouvement et les habitudes de la vie perceptive ne nous les révèlent que dans leur relation utilitaire à nos vies, chaque élément perçu renvoyant à une fin vis-à-vis de laquelle elle n’est que moyen ou obstacle. Notre vision ne saurait ainsi être un pur reflet des choses. Ainsi que le dit Bergson, « entre la nature et nous, que dis-je? Entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent pour l’artiste et le poète » (ibid.).

 Aussi parce qu’il est détaché des préoccupations quotidiennes, parce qu’il arrête ce mouvement de préhension et d’appropriation qui assimile les choses à leur utilité, le regard de l’artiste, comme celui exigé par la contemplation des œuvres, nous met en position de voir et d’interroger ce que notre regard quotidien ne peut pas voir.

 

 

b) Quatre exemples de libération du regard par l’art

 

1) Les mains

Qui regarde – et pourquoi – les mains des autres? « Ce ne sont que des mains » : jugement commun. C’est qu’il ne voit rien. Les mains ont un langage, un langage singulier aux milles tonalités – la main qui caresse, qui frappe, qui tremble, qui joue, qui accroche, qui saisit, qui perce, qui insulte, qui meurtrit… – avec ces milles nuances qu’il faut apprendre à voir, qu’il faut apprendre à dire : il y a des mondes, mondes de sentiments et de vie, portés par ce mouvement des mains que disent les poètes, les peintres, les sculpteurs.

. Les mains de celle que j’aime, des mains qui revivent enfin, à nouveau : «je vois des mains retrouver leur lumière et se soulever comme des fleurs après la pluie. Les flammes de ses doigts cherchent celle des cieux et l’amour qu’elles engendrent sous les feuilles, sous la terre, dans le bec des oiseaux, me rend à moi-même, à ce que j’ai été » (Eluard, Donner à voir, p. 14).

. Les mains de solitude : « Des mains belles encore, déformées, les doigts nus. Comme sont nus parfois les arbres en novembre » (Barbara, Drouot).

. Etc.

 

2) Le chien

Que voyons-nous du chien qui fouille les poubelles sinon un obstacle au bord de nos chemins? Le chien que nous voyons n’est qu’un chien, rangé dans nos catégories, engageant telle action pour le chasser, l’éviter ou le négliger. « Ce n’est qu’un chien » - et nous passons notre chemin.

Parce qu’il s’arrête et interroge, parce qu’il refuse que son regard passe dessus comme il passe communément sur toutes choses, l’artiste scelle dans le métal ce qu’il vit comme l’être réel et profond, rendant extérieur ce qui n’a de réalité qu’à être vécu et souffert. Il prétend alors nous montrer ce que nous ne pouvions pas voir : la présence d’une solitude déchirée, réduite à l’irréductible unicité d’une présence sans personne, pour personne, au vide désolé d’une vie abandonnée à la morsure du temps, de la faim, de la nuit.               

Tel est le monde que nous donne indéfiniment à voir le chien d’Alberto Giacometti. 

 

 

 

 

                                                                                                                                                                                                     Alberto Giacometti, Le chien

 

 

3) Nos amours, nos malheurs, nos espoirs

Bergson : « Ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre : nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles» (Le rire).

 

Qui n’a jamais senti combien la pauvreté de ses mots pour dire le plus profond de ce qu’il ressentait, sentiment qui restait si obscur à lui-même? Or c’est dans cette musique qu’enfermé dans sa chambre, il lui semble reconnaître le fond même de son être. Ou bien, abandonné au souvenir d’amours aujourd’hui disparues, ne retrouve t’il pas dans ses mots du poète, exprimé et amplifié ce qu’il ne pouvait dire – où il reconnaît la plainte de son âme?

 

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,

Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,

Comme montent au ciel les soleils rajeunis

Après s'être lavés au fond des mers profondes?

Baudelaire, Le balcon

 

 

On peut saisir comment les mots communs, langue du quotidien, dans leur pauvreté sont incapables de rendre l’intensité, la vie et le monde intérieur (spirituel : Hegel) porté par ce poème en en transcrivant le sens affectif immédiat tel qu’il pourrait se dire par celui qui éprouve son malheur : «On était heureux. Je suis malheureux. Est-ce qu’on va redevenir heureux? » : quelle pauvreté et quelle distance entre ce que je ressens et que je voudrais dire! Que fait d’autre alors le poète sinon de s’ancrer dans ce sentiment et les lignes de force qu’il déploie en moi comme autant de possibles, pour tisser dans les mots des chemins qui sont autant de mouvements vivants où ma pensée pourra se mouvoir, éprouvant, dans le mouvement même des images suggérées, la profondeur intérieure d’un monde évoqué.

Sur ce mouvement intérieur et l’usage poétique du langage : résonances multiples du poème : le poème donne à rêver et à penser / l’usage quotidien du mot tend à être univoque, à ne pas faire naître de pensées mais à s’abolir dans l’action (se rapproche du signal). « Attention au gouffre ! » - et on passe à autre chose. Le poète est celui qui s’arrête et qui pense, déploie et vit le sens profond du gouffre. Ex ici : Gouffre – sans lumière – ce gouffre = le passé, le jamais plus, ce que je ne peux atteindre. Ce pourquoi = interdit à toute sonde = à toute exploration ; toute prise est nulle, sans pouvoir. Il n’y a même plus de traces. Les sondes : ce avec quoi… on explore à l’aveugle; mais aussi : sonorité du mot… le « on » profond, enfoui, qui vient de la gorge grave. Quoi ? Le fond des mers profondes. Noirceur insondable du grand silence… la mort… Puis l’opposition : gouffre, ombre, mort / Soleil et renaissance… Le mouvement de montée et descente s’amplifie de la profondeur et de la hauteur relatives, et s’élève à une dimension cosmique qui donne à ces mouvements intérieurs une portée et un sens infiniment profond – qui semble exprimer les affres de nos âmes.

 

 

4) Monet et l’impressionnisme, une poésie du temps

 

                                       Monet, Impression, soleil levant, 1872

 

Voir ce que nous donnent à voir les toiles de Monet suppose une transformation de notre regard. Le regard quotidien assimile ce qu’il voit aux objets connus et maîtrisés. « Qu’est-ce que c’est? » L’identification des choses par notre regard les cerne d’un contour et d’une forme fixe – formes fixes dont une partie de l’art classique, art du roc, de la pureté et de la solidité des formes avait fait de leur manifestation son idéal (cf. tableau du Lorrain). Mais dans l’identification quotidienne de notre regard nous sommes insensibles à l’étrangeté des choses, à leur nouveauté, au temps qui s’écoule et qui fait que tout se mêle, se déploie, que « rien n’est, tout devient » (Héraclite). Alors nous ne les voyons pas mais les «étiquettes» que nous mettons dessus, la fonction et la généralité qu’elles signifient.

Ce que tente de faire Monet c’est de se rendre sensible aux milles nuances et relations qui s’offrent, à tout instant à nos yeux, à voir en éliminant nos projets, ce que nous anticipons (nos prises possibles : la barque comme ce qui reste le même et que je peux prendre, toucher, manipuler) et ce que nous retenons (nos chemins passés, nos habitudes) : voir les choses dans leur perpétuelle mouvance et, par exemple, ces formes rigides de la cathédrale qu’il nous semble pouvoir détacher du fond du monde comme une figure éternelle et solide, comme mouvance et fondue dans un air impalpable – mouvance accentuée par l’aspect sériel de la production du peintre (séries de peinture de la cathédrale, cf. cours sur l’art), nous donnant à voir mille facettes et mille scintillements de ce qui semblait à notre regard objectivant le même. Ce que nous donne alors Monet c’est un autre regard, une autre tonalité, un autre monde – que le regard pauvre et figé de notre quotidienneté, renvoyant ce dernier à sa partialité, son utilitarisme et sa relativité pratique.

 

Deux belles citations sur la nature temporelle de toute chose :

 

« Remettez-vous, monsieur; notre divertissement est terminé. Ces acteurs, je vous l’ai dit déjà, étaient tous des esprits ; ils se sont fondus en air, en air impalpable. Pareillement à l’édifice sans base de cette vision, les tours coiffées de nuages, les palais fastueux, les temples solennels, le grand globe lui-même avec tous ceux qui en ont la jouissance se dissoudront, comme ce cortège insubstantiel s’est évanoui, sans laisser derrière eux la moindre vapeur. Nous sommes faits de la même étoffe que les songes et notre petite vie, un somme la parachève » (Shakespeare, La Tempête, IV, 1).

 

 « Le monde n’est qu’un branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur » (Montaigne, Essais, III. 2)

 

 

Conclusion sur ces exemples : quel est le caractère commun de ces quelques exemples ?

 

1) Chacun met à distance notre monde commun, le monde quotidien. L’étonnement, le sentiment d’étrangeté face à l’œuvre – en ce qu’il est la marque de quelque délocalisation, de quelque extra-territorialisation – est un sentiment indispensable à toute œuvre. L’étrangeté nous révèle que ce monde commun de notre quotidien bien loin d’être une terre de réalité n’est que la fixation de nos habitudes et de nos préjugés. Dès lors s’il y a évasion de ce monde quotidien c’est, dans un premier temps, au moins pour montrer que le monde de chacun n’était qu’un monde possible.

 

2) Chacune de ces œuvres « donne à penser », à imaginer, à ressentir inépuisablement – sur un mode à chaque fois singulier. Ce qu’ouvrent ainsi les œuvres c’est un monde propre singulier, monde que nous creusons à travers elle de la profondeur de nos questions, sentiments, mouvements d’affects, d’images et de pensées – monde absurde de la technique de l’univers de Cloaque, monde miroitant, fugitif et mouvant de Monet, monde enfiévré de feu solaire de Van Gogh, monde solitaire et évidé de Giacometti, monde cinglant, plat et désespéré de Céline

 

Si donc l’art peut être divertissement – s’il peut être l’occasion de s’échapper du réel en faisant miroiter les lumières d’un ailleurs imaginaire - le monde commun vis-à-vis duquel on juge d’un tel divertissement – opposé au sérieux des gens très très sérieux – ne saurait être pensé comme la mesure même de la réalité sans oublier par là qu’il est lui-même le produit singulier d’une vision du monde, d’habitudes de vie et de pensées figées. Mettre à distance la quotidienneté, c’est la condition même pour voir et questionner. Car si la vie est ce qui ne s’arrête jamais, aussi ne pouvons-nous, - puisque nous sommes pris dans son mouvement - jamais la voir. Si l’art n’est donc pas qu’un jeu décollé de la vie, c’est que, puissance critique et d’ouverture, il donne à voir et à penser tant la relativité de notre vie quotidienne que des modalités insoupçonnées de vie et de pensée. C’est qu’en effet, allons-nous voir, le corollaire du regard quotidien étranger aux puissances de l’art, n’est autre que la pauvreté des puissances subjectives du corps et de la pensée : alors loin d’être évasion de notre corps, de notre vie, dans un ailleurs imaginaire, l’art peut être conçu comme le grand éducateur de l’homme à ses propres puissances.

 

 

c) L’art comme transformation et développement des puissances humaines

 Nous notions plus haut avec Freud que l’origine de la création artistique était quelque souffrance et quelque frustration du désir humain incapable de se réaliser. De là la relation entre l’art et le jeu, ces deux pratiques n’étant accessibles qu’à travers une attitude dé-réalisante qui, en forgeant une représentation imaginaire plaisante serviraient de substituts imaginaires à notre incapacité de vivre. L’art et le jeu seraient ainsi des moyens de nous évader de nous-mêmes en feignant de nous retrouver dans un monde imaginaire mimé. Ce qu’il faut retenir d’une telle analyse, c’est le fait qu’en effet, nous ne créerions pas et ne serions pas attirés par les œuvres de l’art si nous étions satisfaits de la réalité présente. N’est-ce pas le cas, en effet, de tous ces insensibles aux mondes de l’art, qui pensent trouver sur la terre bien ferme de leur monde historique la fin et le sens même de leur vie? Il y a donc bien quelque désir d’ailleurs à l’origine de toute création et contemplation.

 Mais à la différence du jeu qui nous laisse identiques – aussi pauvres au sortir qu’à son entrée, cf. jeu de cartes comme « passe-temps », jeux vidéos… - l’épreuve effective de l’art est celle d’une transformation et d’un accroissement de nos propres puissances. Ainsi, note Karl Marx, « c’est la musique qui éveille le sens musical de l’homme ; pour l’oreille qui n’est pas musicienne, la musique la plus belle n’a aucune signification, n’est pas un objet, car mon objet ne peut être que la confirmation d’une maîtrise propre à mon être. L’objet sera pour moi tel que ma maîtrise est pour soi comme faculté subjective, car le sens qui correspond à cet objet s’étendra aussi loin que s’étend mon sens : voilà pourquoi les sens de l’homme social sont autres que ceux de l’homme non social. C’est seulement grâce à l’épanouissement de la richesse de l’être humain que se forme et se développe la richesse de la sensibilité subjective de l’homme : une oreille musicienne, un œil pour la beauté des formes, bref, des sens capables de jouissance humaine, des sens s’affirmant comme maîtrise propre à l’être humain » (Marx, manuscrits de 1844). Texte d’une grande profondeur : le corollaire du monde imaginaire de l’œuvre c’est une faculté éduquée et transformée par sa pratique des œuvres à pouvoir la faire vivre. Un tableau de Van Gogh n’est rien pour l’œil de l’âne, pour l’œil de celui qui, faute d’éducation de ses puissances de voir, de penser et de ressentir, n’est pas capable de lui donner la vie spirituelle, la vie intérieure qui est la sienne. Or ce n’est que par la pratique des œuvres et la création personnelle que nos puissances de voir, de penser, d’entendre, d’imaginer, de sculpter, de parler… peuvent se déployer, se transformer, s’affiner.

 Dès lors si l’art est évasion, évasion d’un monde où nous ne sommes pas chez nous, loin d’être une impuissance, une telle évasion si elle est pratiquée comme un mouvement de transformation de soi indissociable de la pratique créatrice est libération et enrichissement véritable de notre être. Aussi, écrit Nietzsche, « l’instinct qui les éloigne [les artistes] de la réalité présente n’a pas à être réfuté (…) Avec un peu de vigueur, d’envolée, de courage, de sens artistique, ils souhaiteraient passer au-delà, et non retourner en arrière » (Par delà le bien et le mal, § 10). S’évader de soi, c’est, en effet, ici, se transformer, s’accroître et déployer nos puissances subjectives tant dans l’épreuve que nous faisons des œuvres contemplées que dans les facultés créatrices qu’une telle contemplation suscite, nourriture spirituelle, nourrissant mon désir et éveillant la perspective d’un temps de puissance créatrice.

Eveillé par la force même de l’art, ce sont de nouveaux possibles qui, en nous, creusent le monde d’un à-venir plus intense : transformant nos regards, libérant nos désirs de leur gangue quotidienne, sédiments d’une histoire endormie en nos chairs, «les symphonies font soudain retentir, hors des salles de concert, des échos et des chœurs» (Romain Gary) – rendant intolérable un réel figé qui ne sait pas «danser» (Nietzsche). Par la mise en cause de la clôture satisfaite du réel sur lui-même – la réalité instituée tendant selon Marcuse (cf. texte) à saturer les possibles futurs rendant impensable l’imagination d’un véritable ailleurs, de là la puissance négatrice de l’art - , libérant les désirs vers un ailleurs de beauté, que la puissance de l’art vient, en nos vies, d’éveiller, s’ouvre alors en nous et pour le monde l’horizon des possibles, condition d’un devenir riche de création. Aussi, dans et par sa coupure même vis-à-vis du réel commun, par la transformation des désirs et regards qu’il opère, « ce champ de Van Gogh, brûlant de génie, est un futur incendie de la réalité » (Gary).

 

 

« Le langage poétique parle de ce qui appartient à ce monde, de ce qui est visible, tangible, audible dans l’homme et la nature – et ce qui n’est ni vu, ni touché, ni entendu.

Créant et se mouvant dans un domaine qui rend présent l’absent, le langage poétique est un langage de cognition – mais c’est une cognition qui subvertit le positif. Dans sa fonction cognitive la poésie réalise la grande tâche de la pensée : « le travail qui fait vivre en nous ce qui n’existe pas » (Paul Valéry). En nommant « les choses qui sont absentes », elle rompt le charme de celles qui sont là ; c’est l’incursion d’un ordre de choses différent dans l’ordre établi – c’est « le commencement d’un monde » (Valéry). »

Marcuse, L’homme unidimensionnel, p. 92

 

 

« Ce qu’une œuvre laisse comme goût à ses lèvres, c’est le goût et le pressentiment d’un monde qui n’est ni celui de la réalité ni celui du roman. Je l’ai dit : l’art fait toujours de l’homme un personnage futur. C’est ainsi qu’agit la vérité artistique : comme une poussée vers «ce qui n’est pas» au goût de beauté, de plénitude, vers un « ailleurs » qui ne saurait être atteint et qui est la condition même de la course de la conscience-poursuite et de l’Histoire. C’est un ébranlement vers l’avenir sans désignation spécifique de cet avenir : aucun romancier ne le connaît, aucune œuvre d’art ne peut le faire voir. C’est essentiellement quelque chose qui n’existe pas, une aspiration, au sens de la dynamique, mais qui est liée au bonheur, au jouir, à la beauté, à l’assouvissement. »

          Romain Gary, Pour Sganarelle, p. 105

 

 

 

Conclusion - résumé

 

«L’art est-il donc une évasion ?»

I) Dans un premier temps, nous avons vu qu’en s’opposant à la platitude et la stérilité de notre monde commun l’expérience que nous faisions des œuvres de l’art nous ouvrait l’horizon d’un monde plus dense, plus profond, plus vrai. Dès lors – suivant en cela le discours commun de nombreux artistes - l’expérience que nous faisons de l’art n’est-elle pas celle d’une élévation vers quelque autre monde, notre véritable patrie, patrie métaphysique, lieu du soleil des âmes? L’art serait alors évasion, évasion bien réelle de la prison du corps.

 

II) Si nous avons, cependant, pu faire porter le soupçon sur la nature d’une telle évasion, c’est parce qu’un tel « arrière-monde » n’est jamais qu’effleuré, dans un rapport au monde qui ne se sépare de ce dernier que sur le mode imaginaire de la feinte et du jeu. Dès lors, comme le soupçonnait Céline, n’est-ce pas par impuissance de vivre que nous nous enivrons des sortilèges de l’art? Si l’art est donc évasion ce n’est ainsi nullement libération réelle mais déni, évitement et oubli illusoire du réel et de soi.

 

III) Mais si une telle critique condamne une pratique de l’art qui ne vise, en effet, qu’à nous divertir de notre propre vie - car toujours, dans l’oubli, posée à distance d’elle-même - elle oublie que l’art ne se réduit pas en un tel divertissement mais peut être conçu comme puissance libératrice :

a) en mettant en perspective critique l’impensé de notre rapport quotidien au monde

b) en ouvrant des possibles – de vie et de pensée - qu’un tel rapport cachait

c) en formant et déployant les facultés humaines, nous rendant plus puissants, plus riches et plus capables de voir, d’imaginer, de  ressentir, de penser…

 

L’art alors est bien, encore, évasion non par l’oubli de soi et de sa pauvreté mais par transformation effective de nos propres pouvoirs et éveil critique à des rapports au monde encore insoupçonnés.

 

 

 

 

 

 

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Résumé de cours

 

Introduction : a) Mise en situation. Texte de M. Yourcenar. Déception du jeune empereur du fait de l’irréalité du monde de l’art et de l’irrémédiable pauvreté relative du monde réel. Pour comprendre un tel amour déçu, il faut analyser : 1) comment l’art peut apparaître comme la promesse de la « vraie vie » 2) le rapport existant entre nos vies communes et le monde de l’art de telle façon qu’une telle promesse soit toujours déçue.

 Mais l’est-elle vraiment? L’histoire du jeune empereur illustre t’elle le statut véritable de l’art comme évasion jouée, libération rêvée et, par là, illusoire de notre monde commun? Ou bien peut-on penser un autre rapport à l’art que de diversion, de telle façon que ce dernier puisse apparaître comme le médium d’un regard libéré et d’une vie transformée ? b) Problématique : L’art est-il donc un refus illusoire du réel ou bien en nous éloignant de l’irréalité du monde quotidien nous ouvre t’il les portes d’une vie plus vraie et intense ?

 

[On partira ici de l’expérience la plus commune éprouvée par les amoureux de l’art de tous les temps : l’art est élévation vers quelque monde plus vrai – afin, comme le jeune empereur, a) de la comprendre =  de tenter de l’éprouver b) de saisir ce qui, en elle, est nécessairement déçu]

 

I  L’art est rupture vis-à-vis de notre monde et promesse d’une libération – évasion réelle vers un monde plus vrai

a) L’expérience esthétique comme rupture du monde quotidien

Texte de Sartre, La nausée, relatant l’épreuve que Roquentin fait de la musique. Alors qu’il vivait dans « la nausée », c'est-à-dire ici, dans cette expérience de la platitude et de l’inanité des choses et de soi, dans l’absence de désir que caractérise l’ennui, désir sans désir, dans ce sentiment d’être insupportablement rivé à ce monde et à soi («englué dans l’être » (Sartre)), la musique entendue vient déchirer la platitude du monde et la creuser d’une autre dimension (cf. encore texte de Proust, Swann et la petite phrase de Vinteuil). Baudelaire : « la musique creuse le ciel » (Fusées) – ce ciel plat et gris s’ouvre vers quelque autre horizon lumineux : profondeur qui éclaire le monde d’une autre lumière. En nous libérant des chaînes de la nausée, cette insupportable étrangeté de nous-mêmes à nous-mêmes et de nous-mêmes aux choses, l’art est bien évasion, mais évasion vers quoi?

 

b) L’art est la révélation d’un autre monde.

Evidence : comment ce qui se révèle à nous en une telle expérience, ce qui excède, creuse, intensifie notre monde pourrait-il venir de ce monde si plat, si banal, si stérile? Non, l’art vient d’ailleurs et cet ailleurs=un autre monde plus vrai, plus beau, essentiel. Sur cet autre monde, ce «soleil de derrière tout», cf. textes de Flaubert, du Bellay, Diderot, Baudelaire… Mais comment un tel « arrière-monde » (Nietzsche) se manifeste t’il et comment y accéder?

 

c) Métaphysique de la libération

Modèle religieux (deux mondes, chute, espoir de salut). De cette réalité transcendante (qui transcende = dépasse notre monde) nous sommes séparés. Aussi, êtres de deux mondes (corps et âme, d’ici et d’ailleurs) sommes-nous nostalgiques d’un tel pays dont nous reconnaissons dans les œuvres des artistes le reflet et les traces. Sur cette séparation (la chute : nous avons connu et perdu le pays de nos origines), textes de Rimbaud, Racine, Hugo. L’artiste, quant à lui = plus proche de l’Origine de laquelle il s’approche par l’élan inspiré de son imagination : il détache pour nous des «miettes du pain des dieux» que nous goûtons et grâce auxquelles nous nous sentons croître (élévation). Textes de Platon, Plotin et Rimbaud. Nous, être de deux mondes, aspirant (désir) vers le monde transcendant duquel nous avons chuté et dont nous reconnaissons la trace dans les beautés de ce monde et les œuvres des artistes, cherchons à nous évader = nous libérer vers notre véritable patrie = là où nous sentons que nous pourrions enfin vivre et respirer.

 

Transition : mais un tel arrière-monde n’existe pour nous qu’effleuré et pressenti à l’horizon de notre visée = le signe qu’un tel monde de lumière n’est qu’un monde rêvé? Dès lors cette évasion au lieu d’être véritable libération n’est-elle pas qu’illusoire échappement au réel et à soi?  

 

II  Une telle évasion est évasion imaginaire – le monde de l’art est un monde joué

a) L’œuvre d’art ne se donne qu’à un regard qui joue à irréaliser le monde alentour

Voir un tableau : non plus le voir dans la pièce, sur le mur mais faire comme si mur et pièces n’existaient plus = entrer dans le monde imaginaire porté par la toile. Idem / lecture : faire comme si les signes sur le papier n’existaient plus = condition pour « être dedans ». Alors : « il est dans son monde ». Mais nous ne le sommes que par jeu – différence avec le rêve : comme l’enfant qui joue du sabre avec son bâton sait très bien qu’il s’agit en réalité d’un bâton, tout en étant « dans l’œuvre » nous savons, par exemple, que nous sommes en train de lire. La déréalisation du monde alentour, condition pour voir l’œuvre, est donc une déréalisation jouée. Pourquoi donc un tel jeu?

 

b) L’art est conjuration imaginaire d’un réel qui fait souffrir

Freud : rêve, fantasme et jeu = satisfaire un désir qui ne peut se réaliser. Au-delà du principe de plaisir : l’enfant qui lance et tire une bobine de fil en disant successivement «fort – da» (ici – là) joue et maîtrise ainsi imaginairement le départ et le retour de sa mère, mouvements vis-à-vis desquels il n’a nul pouvoir réel. L’enfant qui joue « se crée un monde à lui, ou plus exactement, il transpose les choses du monde où il vit dans un ordre nouveau tout à sa convenance ». Or Freud : l’œuvre d’art « est une continuation et un substitut du jeu enfantin d’autrefois » (Essais de psychanalyse appliquée). Par la création de l’œuvre, l’artiste, prenant du jeu avec le réel, maîtriserait imaginairement sa frustration réelle. Ainsi, selon Mélanie Klein, comprend t’on pourquoi les situations douloureuses sont l’occasion de mouvements de création (cf. la poésie de l’ado déprimé). A ce titre l’art est bien évasion mais évasion imaginaire et jouée d’un réel auquel nous sommes rivés.

 

c) L’illusion d’une évasion possible

Aussi est-ce l’intégralité du modèle religieux (première partie) qui est ici mis en cause. Si l’expérience que nous faisons de l’art nous semble l’appel de quelque transcendance, force nous est, en effet, de constater qu’une telle transcendance n’est jamais par nous que figurée (image) et effleurée – et jamais possédée : nous ne pouvons vivre en elle, mais seulement la jouer. Ne pouvons-nous ainsi soupçonner son éternelle absence? – Rousseau : «il n’y a de beau que ce qui n’est pas » - le beau n’étant qu’un objet fantasmé. L’illusion constitutive de l’art serait alors de nous faire croire qu’une évasion est possible. L’art serait alors un masque, un baume illusoire posé sur nos vies. Texte de Céline : Le Lorrain et le mensonge de l’art / opposé au gris de la dure réalité. De là l’idée qu’il n’y aurait pas d’art a) sans quelque volonté d’échapper à la vie (Céline, Nietzsche) et b) ni sans mauvaise foi (Nietzsche). Mais dès que nous n’avons plus la force de cette distance imaginante, dès que nous ne pouvons plus prendre du jeu avec la vie, alors s’évanouissent comme des rêves les contrées imaginées – faisant place à ce vis-à-vis de quoi il n’y a plus de distance : la souffrance, la mort (Texte de Céline). Nietzsche : « nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité » - l’art est le mensonge qui nous permet de vivre, évasion d’un moment mais illusoire et vaine.

 

Transition : qui veut vivre en vérité doit-il donc rejeter le monde mensonger de l’art – ainsi que font tous ceux qui, insensibles à l’art, traitent le poète d’«illuminé» frappant de leur pied la Terre ferme des évidences communes? Cependant, une telle vie, n’est-elle pas, elle aussi dans sa pauvreté même, évasion perpétuelle? Or, à mettre en perspective critique une telle vie, l’art ne regagne t’il pas des accents libérateurs?

 

III L’art comme fonction critique et comme puissance

a) L’art et la critique du monde quotidien

Si la vie quotidienne est une vie aveugle sur elle-même et sur la réalité qui l’entoure c’est que toujours portée en avant vers quelque objet de désir, elle se s’arrête jamais pour percer les apparences et réfléchir son désir. Montaigne : «chacun court ailleurs et à l’avenir, d’autant que nul n’est arrivé à soi ».  Que voyons-nous, en effet, de nous-mêmes et du monde dans le regard quotidien? Si le regard quotidien est vécu comme dans l’évidence comme le reflet des choses mêmes - Schopenhauer : il ne voit des choses que leur rapport à nous, à nos fins, nos intérêts. Bergson : par nos mots et nos habitudes, nous traçons des chemins dans l’indéfinité du perceptible, chemins assurant l’efficacité de notre action mais nous rendant aveugle à ce qui excède cette dernière. Aussi parce qu’il est détaché des préoccupations quotidiennes, parce qu’il arrête le mouvement commun qui assimile les choses à leur utilité, le regard de l’artiste se met en position de voir et d’interroger ce que notre regard quotidien ne peut pas voir.

 

b) Quatre exemples de libération du regard et de la pensée par l’art

. Le chien de Giacometti. Le regard quotidien range le chien dans ses catégories : « ce n’est qu’un chien ». L’artiste nous donne à voir en sa sculpture ce sur quoi notre regard a passé : la présence d’une solitude déchirée, réduite à l’irréductible unicité d’une présence sans personne, pour personne, au vide désolé d’une vie abandonnée à la morsure du temps, de la faim, de la nuit. Tel est le monde donné à voir et à penser par Giacometti.

. Nos amours, nos malheurs, nos espoirs. Texte de Bergson : nos propres états d’âme se dérobent à nous – nous ne savons les dire et à peine les sentir -ainsi «jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe ». Or dans la musique, dans les mots du poète, nous découvrons exprimé et amplifié ce que nous ne savions, ni ne pouvions dire – et que, pourtant, nous reconnaissons comme la plainte même de notre âme. Ex. vers de Baudelaire, Le balcon. La langue commune dans sa pauvreté est incapable de rendre l’intensité, la vie et le monde intérieur porté par ce poème. Disjonction fondamentale entre l’intensité vécue / pauvreté des mots communs : « on était heureux ; je suis malheureux ; est-ce qu’on va redevenir heureux ? ». A contrario le musicien, le poète s’ancre dans le sentiment et les lignes de forces qu’il déploie en moi pour créer à travers les mots de tous un monde ayant la couleur de son âme. Analyse du poème : résonances multiples, mouvement de pensée, d’images, d’affects. L’art donne à penser, à sentir, à imaginer.

. Monet et l’impressionnisme, une poésie du temps. L’identification quotidienne des choses par notre regard les cerne d’un contour et d’une forme fixe : cf. question : « qu’est-ce que c’est ?», volonté d’identifier = ramener ce qui est vu aux formes connues et maîtrisées. Nous sommes, par là, insensibles à l’étrangeté des choses, à leur nouveauté, au temps qui s’écoule à travers elles et qui fait que tout se mêle, se déploie : nous ne voyons que nos étiquettes (Bergson). Monet : se rendre sensible aux mille nuances et relations qui s’offrent, à tout instant, à nos yeux en éliminant ce que la perception commune y dépose (habitudes, chemins tracés, projets). De là ce nouveau regard sur la cathédrale de Rouen – forme pour nous fixe, éternelle et solide – devenue vibration, scintillement, transformation dans l’air impalpable (mouvances amplifiées par les séries du peintre). Monet : un regard, une tonalité, un monde.

. Fonction critique de l’art : « cloaca »  de Wim Delvoye (2000). Machine complexe – issue d’une recherche technologique poussée – qui, en une longue chaîne et par des processus chimiques imitant le cheminement et la transformation des aliments en notre propre corps, à partir des mets les plus raffinés des plus grands restaurants, produit à son issue des étrons ayant l’aspect, l’odeur et la taille de vrais étrons humaine. Cloaca = une machine «à faire de la merde». Quel intérêt? Enorme effort technologique pour une fin absurde : donne à penser sur les productions contemporaines de la techno-science dynamisées par le profit capitaliste : ne sont-ce donc pas, sous des formes plus affriolantes, de semblables machines? Cf. le destin de nos biens = consommation puis mis au rebut = déchet, ordure. Cycle organique infini de consommation / destruction. Vers : ce monde là a-t-il un sens? Et encore, donne à penser sur notre propre corps : comme cette machine, ne sommes-nous pas pièces extérieures et processus chimiques? Or le sens duquel nous vivons et par lequel nous différencions le bon du mauvais, le bien du mal, et par exemple, l’escalope à la crème de l’étron devenu, ce sens que devient-il quand tout devient étron, quand tout devient machine, effort absurde pour produire ce qui n’a pas de sens?

 

Ce qu’ont en commun ces exemples :

1) Mise à distance critique du monde quotidien. Etonnement / ces œuvres (sentiment d’étrangeté) = par différence avec nos habitudes, montre que le monde commun quotidien, loin d’être une terre de réalité n’est que la fixation de nos habitudes et de nos préjugés. S’il y a donc évasion du monde quotidien, c’est d’abord parce que c’est là la condition pour libérer les sens et la pensée de leurs œillères.

2) Chacune de ses œuvres « donne à penser », à imaginer, à ressentir. Ce qu’elles ouvrent = des mondes propres singuliers, mondes que nous creusons de la profondeur de nos questions, sentiments et pensées; monde absurde de la technique de l’univers de Cloaca, monde miroitant, fugitif et mouvant de Monet, monde enfiévré et solaire de Van Gogh, monde solitaire et évidé de Giacometti, monde cinglant, plat et désespéré de Céline

 

Mais la contrepartie d’un regard quotidien, étranger à l’art, n’est pas simplement l’aveuglement sur soi et sur toutes choses, c’est aussi la pauvreté des puissances subjectives du corps et de la pensée : loin d’être évasion de notre vie dans un ailleurs imaginaire, l’art n’a-t-il pas aussi pour vocation d’être le grand éducateur de l’homme à ses propres puissances?

 

c) L’art comme transformation et développement des puissances humaines ouvrant à l’action créatrice le champ des possibles

Rappel des thèses de Freud sur l’art (II. b) : nous ne créerions pas si nous étions satisfaits de la réalité présente. Et de fait, le banquier – satisfait de sa vie – n’est pas un créateur. Il y a donc bien quelque désir d’ailleurs à l’origine de toute création et contemplation. Mais, à la différence du jeu qui nous laisse identiques (jeu de cartes, jeux vidéos…), l’épreuve effective de l’art est celle d’une transformation et d’un accroissement de nos propres puissances. Texte de Marx. Le corollaire du monde imaginaire de l’œuvre c’est une faculté éduquée pour la faire vivre : nous apprenons par notre fréquentation des œuvres et par nos créations, à voir, penser, ressentir davantage et mieux. Ce pourquoi la même musique qui a la profondeur d’un monde pour le musicien – en ce qu’elle lui donne à ressentir, imaginer, déployer - n’est rien pour l’oreille inéduquée. Dès lors si l’art est évasion d’un monde où nous ne sommes pas chez nous, d’un monde étranger à notre intériorité, une telle évasion si elle est pratiquée comme un mouvement de transformation de soi indissociable de la pratique créatrice est libération et enrichissement véritable de notre être. Nietzsche : «l’instinct qui les éloigne de la réalité présente n’a pas à être réfuté » mais amplifié et dépassé dans un temps qui, bouleversant la morne monotonie du monde, devient celui d’une puissance créatrice. Eveillé par la force même de l’art, ce sont de nouveaux possibles qui, en nous, creusent le monde d’un à-venir plus intense : transformant nos regards, libérant nos désirs de leur gangue quotidienne, sédiments d’une histoire endormie en nos chairs, «les symphonies font soudain retentir, hors des salles de concert, des échos et des chœurs» (Romain Gary) – rendant intolérable un réel figé qui ne sait pas «danser» (Nietzsche). Par la mise en cause de la clôture satisfaite du réel sur lui-même – la réalité instituée tendant selon Marcuse (cf. texte) à saturer les possibles futurs rendant impensable l’imagination d’un véritable ailleurs, de là la puissance négatrice de l’art - , libérant les désirs vers un ailleurs de beauté, que la puissance de l’art vient, en nos vies, d’éveiller, s’ouvre alors en nous et pour le monde l’horizon des possibles, condition d’un devenir riche de création. Aussi, dans et par sa coupure même vis-à-vis du réel commun, par la transformation des désirs et regards qu’il opère, « ce champ de Van Gogh, brûlant de génie, est un futur incendie de la réalité » (Gary).

 

Conclusion.  «L’art est-il donc une évasion ?»

 I) Dans un premier temps, nous avons vu qu’en s’opposant à la platitude et la stérilité de notre monde commun l’expérience que nous faisions des œuvres de l’art nous ouvrait l’horizon d’un monde plus dense, plus profond, plus vrai. Dès lors – suivant en cela le discours commun de nombreux artistes - l’expérience que nous faisons de l’art n’est-elle pas celle d’une élévation vers quelque autre monde, notre véritable patrie, patrie métaphysique, lieu du soleil des âmes? L’art serait alors évasion, évasion bien réelle de la prison du corps.

II) Si nous avons, cependant, pu faire porter le soupçon sur la nature d’une telle évasion, c’est parce qu’un tel « arrière-monde » n’est jamais qu’effleuré, dans un rapport au monde qui ne se sépare de ce dernier que sur le mode imaginaire de la feinte et du jeu. Dès lors, comme le soupçonnait Céline, n’est-ce pas par impuissance de vivre que nous nous enivrons des sortilèges de l’art? Si l’art est donc évasion ce n’est ainsi nullement libération réelle mais déni, évitement et oubli illusoire du réel et de soi.

III) Mais si une telle critique condamne une pratique de l’art qui ne vise, en effet, qu’à nous divertir de notre propre vie - car toujours, dans l’oubli, posée à distance d’elle-même - elle oublie que l’art ne se réduit pas en un tel divertissement mais peut être conçu comme puissance libératrice : a) en mettant en perspective critique l’impensé de notre rapport quotidien au monde. b) en ouvrant des possibles – de vie et de pensée - qu’un tel rapport cachait. c) en formant et déployant les facultés humaines, nous rendant plus puissants, plus riches et plus capables de voir, d’imaginer, de ressentir, de penser…

L’art alors est bien, encore, évasion non par l’oubli de soi et de sa pauvreté mais par transformation effective de nos propres pouvoirs et éveil critique à des rapports au monde encore insoupçonnés rendant ainsi possible un autre devenir, devenir créateur des puissances libérées.