Cours sur la conscience, deuxième partie

Abordant les notions : l’inconscient, la société, la liberté, le sujet, le désir, la culture, l’interprétation, la religion

 

 

 

II. La conscience est-elle une connaissance de soi – du monde ?

 

. Si l’on suit les analyses de la première partie, ce qui définit l’homme, à la différence d’un animal déterminé par une nature duquel il est inséparé, c’est la conscience conçue comme liberté vis-à-vis des forces naturelles. Parce que doté d’une conscience, tout homme serait ainsi par définition un être libre : conscient du monde et conscient de soi, regardant, jugeant et transformant tant le monde que sa vie depuis la distance d’une position de surplomb, il serait toujours et nécessairement, acteur libre de sa vie. Et c’est, de fait, en partie ainsi que nous nous percevons spontanément : qui ne prétend savoir qui il est et connaître suffisamment le monde de façon à ce qu’il s’abstienne de se consacrer à de telles recherches ? Nous vivons la plus grande partie de notre vie dans l’évidence et ce qui nous semble transparence = sans problème – sans question (cf. cours d’introduction).

 

. Mais sommes-nous et le monde est-il, véritablement tels que nous en avons conscience ? Autrement dit notre conscience est-elle effective connaissance tant de nous-mêmes que du monde ? Du point de vue de l’usage de la langue, nous avons vu, en effet, que par-delà l’identité d’usage (perdre conscience – perdre connaissance),  l’idée commune de « prise de conscience » ainsi que celle de « degré de conscience » laissaient entendre que, loin d’être effective connaissance, la conscience immédiate (précédant le choc de la prise de conscience) pouvait être partiellement aveugle sur soi. On distinguait alors la conscience comme ouverture au monde et à soi (première partie), de la pleine conscience comme connaissance effective du monde et de soi. Corollaire : si une telle différence est avérée on devra distinguer une apparence de liberté (liée à la conscience immédiate partiellement aveugle sur soi) de la liberté effective et faire de cette dernière un projet et une tâche.

 

. Or si un tel problème se pose c’est que dès que l’on nous interroge sur nos désirs, nos goûts, nos idées, nos amours, nos haines… - nous apparaissons rapidement incapables de nous justifier, c'est-à-dire de donner des raisons valables de ce qui pourtant semble nous constituer et que nous vivons consciemment encore une fois comme faisant corps avec nous c’est à dire transparent, évident, sans question…(voir sur ce point les exemples de l’introduction – Architecture, Terre, désirs ; pour d’autres, cf. + bas)… Etonnons-nous d’une telle situation : ce qui nous apparaît immédiatement comme le plus évident est en réalité – cad pour la raison ou la conscience qui réfléchit sur elle-même - fort obscur.

 

 

Zone de Texte: Le cas Socrate : philosophe athénien du 5ème siècle avjc, condamné à mort en 399 pour avoir, selon l’accusation, troublé l’ordre public. Socrate est un philosophe énervant, si irritant que cela lui a coûté la vie. Jugeons-en : il passe son temps à se promener dans les rues d’Athènes et à interroger tout un chacun sur son savoir de la vie. Ainsi interroge t’il, dans les dialogues de Platon du même nom, Lachès le professeur d’armes, Euthyphron le prêtre, Ion le poète, Gorgias le maître de rhétorique (art de bien parler)… sur ce qui fait le fond de leur pratique et de leur savoir. Le scénario est alors toujours le même : tout gonflés de leur savoir, ils s’empressent de répondre à Socrate… mais interrogés par ce dernier ils se révèlent incapable de rendre compte de ce que pourtant ils croyaient et se faisaient gloire de savoir. De là deux conséquences possibles : soit, dans le meilleur des cas, une prise de conscience de notre non savoir et l’ouverture d’une quête qui est celle de la philosophie ; soit, et c’est le plus courant, une jolie colère et une fermeture aux propos de Socrate… : Socrate est « mauvais, incroyant, pervers… » et c’est ce qui lui vaudra la ciguë. 
Un exemple dans l’Euthyphron : Socrate interroge le prêtre, spécialiste des dieux, homme honoré et interrogé par tous pour son savoir et ses prédictions. « Qu’est-ce donc que la piété ? » - soit ce que le prêtre est censé connaître le mieux puisque la pratiquant, l’enseignant et vivant pour / par elle. « C’est honorer les dieux en faisant ce qui leur fait plaisir », répond le prêtre. « Mais les dieux aiment-ils ce qui est bon ou ce qui est mauvais ? ». « Ce qui est bon », répond E. « Mais ce qui est bon l’est-il parce que cela leur fait plaisir ou cela leur fait-il plaisir parce que cela est bon ? ». Le « spécialiste » Euthyphron ne sait guère répondre. Et pourtant l’enjeu est de taille car dans le premier cas le bien et le mal – soit les normes morales auxquelles les hommes doivent soumettre leur vie - sont définis en relation à l’arbitraire du bon plaisir des dieux qui peuvent être vengeurs, colériques, ambitieux (cf. les dieux grecs chez Homère, ainsi que les figures du dieu vengeur et punissant de l’Ancien Testament…) ; dans le second cas, il y a au-dessus des dieux des normes absolues (le Bien, le Juste) auxquels même eux doivent se soumettre : leur puissance est dès lors limitée, et apparaît comme une possibilité à l’horizon la question subversive et blasphématoire… à quoi bon donc des dieux, si je peux m’orienter dans la vie sans eux ? 
« Fais attention, Socrate… », prévient quelque part l’un de ses interlocuteurs… 





 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


. De là ces questions : a) comment fonctionne un tel aveuglement de la conscience sur soi, aveuglement tel qu’il s’apparaît comme le contraire de ce qu’il est (transparence et clarté) ? ;  b) pourquoi donc (c'est-à-dire pour quelles fins, quelle fonction – s’il y en a) une telle méconnaissance ? 

 

. De telles questions ouvrent directement sur la thématique de l’inconscient. Qu’est-ce que (l’hypothétique) inconscient ? a) L’inconscient n’est pas l’état inconscient (« être inconscient ») de celui qui a perdu connaissance (sommeil, coma) – il n’est donc pas qu’une simple absence de conscience. b) Au sens large, ce n’est pas seulement ce qui est non conscient c'est-à-dire hors du champ de la conscience – ainsi sommes-nous non conscients des infrarouges ou des ultrasons, de ce qui se passe sur d’autres galaxies ou du métabolisme propre des milliards de cellules qui nous constituent… ; c) C’est au sens dynamique ce qui, hors du champ de notre conscience, la déterminerait à son insu (dans son champ, dans son contenu).

 

. Aussi pouvons-nous distinguer trois formes hypothétiques d’inconscients : a) un inconscient biologique soit l’ensemble des forces et mécanismes de l’existence organique qui déterminent et limitent à son insu le champ et le contenu de notre conscience ; b) un inconscient psychique – celui, thématisé par Freud, que nous avons plus directement à l’esprit lorsqu’on nous parle d’inconscient = le sens entendu du mot – qui désigne un ensemble de forces psychiques qui déterminent à notre insu les contenus conscients ; c) un inconscient social, conçu comme l’ensemble des significations et des pratiques sociales qui, dans une société donnée, à un moment donné de l’histoire, forment à notre insu notre corps, nos désirs et pensées.

 

          Posons donc clairement l’ensemble des problèmes que nous devrons tenter de résoudre. S’il existe ce que nous pouvons appeler un (ou des) inconscient (s), entendu(s) ici comme des forces qui hors du champs de notre conscience la déterminent cependant à son insu se posera pour nous le problème de savoir : 1) comment articuler cette dimension inconsciente avec les dimensions phénoménales (vécues) de la conscience reconnues en 1ère partie (distance à soi et au monde, visée de liberté et de vérité…). 2) Comment penser la liberté, cette exigence pour l’homme d’être le sujet (l’auteur) conscient de sa vie si la conscience immédiate (être l’auteur de sa vie) en est illusoire ?

 

Méthode : on procédera dans cette analyse toujours de même. Dans un premier temps, on en appellera au point de vue immédiat de la conscience sur elle-même – point de vue duquel, êtres conscients, nous partons toujours ; dans un second temps, on montrera le caractère illusoire (c'est-à-dire erroné et cependant nécessaire) de ce point de vue ; enfin, on analysera les conditions d’une libération vis-à-vis de ce qui nous enferme et aliène.   

 

 

 

A) Le point de vue de la conscience sur elle-même

 

. La conscience tend à se poser comme indépendante du corps et, plus largement, de la nature, survolant de son regard un monde duquel elle semble détachée : lorsque je contemple un paysage, j’ai l’impression de n’être pour rien dans le spectacle que je perçois, pur regard, spectateur survolant le monde depuis une position de surplomb – conscience détachée, indépendante du corps et de la nature.

 

. Encore peut-on pousser plus loin un tel détachement en faisant de la nature elle-même le songe de la conscience. Descartes : ne m’arrive-il pas de rêver qu’il y a des corps autour de moi (une chaise, tel individu…) alors même que ce ne sont rien que des produits de l’imagination ? Qui me dit alors que je ne rêve pas ici ce que je crois percevoir ?

 

Zone de Texte: « Combien de fois m’est-il arrivé de songer la nuit que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier, que cette tête que je branle n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir souvent été trompé en dormant pas de semblables illusions ; et en m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices certains par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné, et mon étonnement est tel qu’il est presque capable de me persuader que je dors » 

Descartes, Méditations métaphysiques, première méditation
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


. La seule évidence que je détiens, indubitable, par delà le doute que je peux poser sur l’existence effective des corps, c’est celle de ma conscience : même si je rêve au moins est-il certain que j’éprouve un tel rêve = que j’en ai conscience. Tout serait-il un songe (les autres, le lycée, les plantes vertes…), resterait cependant, pilier indubitable, l’épreuve que je fais de ma propre conscience.

Zone de Texte: « Je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel aucune terre, aucuns esprits ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Tant s’en faut ; j’étais sans doute, si je me suis persuadé ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit »

 Descartes, Méditations métaphysiques, seconde méditation
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


. N’ayant ainsi jamais accès au monde qu’à partir de ma (propre) conscience, je n’ai en réalité jamais affaire qu’à des objets de conscience : ce que l’argument du rêve fait déjà comprendre car quelle différence au sein même de la représentation entre un arbre rêvé et un arbre perçu ? Ne puis-je tout autant éprouver le rugueux de l’écorce, sentir la douce odeur du tilleul, éprouver la chaleur du tronc, saisir le vert profond… en songe ? Ce qui signifie qu’existant ou non en dehors de ma conscience, la seule réalité de l’arbre à laquelle j’ai accès est ma conscience subjective qu’il y a ici un arbre. Et que sont le rugueux, cette douce odeur, cette chaleur, la profondeur d’un vert… hors de l’épreuve que j’en fais, c'est-à-dire de ce que j’en ressens ? Important : je cherchais une claire démarcation entre une nature indépendante de moi et moi-même, sujet séparé la percevant passivement – et je m’aperçois que tout ce qui m’entoure est d’étoffe subjective (c'est-à-dire dans les termes de Descartes, « pensée »)

 

Zone de Texte: « Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. Car si je dis que je vois ou que je marche, et que j’infère de là que je suis ; si j’entends parler de l’action qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes, cette conclusion n’est pas tellement infaillible, que je n’aie quelque sujet d’en douter, à cause qu’il se peut faire que je pense voir ou marcher, encore que je n’ouvre point les yeux et que je ne bouge de ma place ; car cela m’arrive quelquefois en dormant, et le même pourrait peut-être arriver si je n’avais point de corps ; au lieu que si j’entends parler seulement de l’action de ma pensée ou du sentiment, c’est-à-dire de la connaissance qui est en moi, qui fait qu’il me semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je n’en puis douter, à cause qu’elle se rapporte à l’âme, qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque autre façon que ce soit »
Descartes, Principes de la philosophie
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaire rapide : doutant de l’existence (hors de moi) de toutes choses, je ne peux pourtant douter de ce que j’éprouve. Doutant de l’existence en soi de l’objet de ma pensée, je suis cependant certain de son existence pour moi, c'est-à-dire de son existence en tant que modalité de ma conscience. Ainsi je peux douter si je marche ou non (je peux toujours rêver) mais je ne peux douter que j’éprouve et pense marcher puisqu’une telle épreuve fait un avec ma conscience qui s’auto - éprouve et s’auto - aperçoit. 

 
 

 

 

 

 

 

 


. De là l’hypothèse de Berkeley selon laquelle, n’ayant et ne pouvant avoir nulle expérience de la matière et des corps indépendants (de ma conscience), il n’y aurait en réalité ni matière, ni corps mais uniquement des représentations conscientes, soit des réalités spirituelles. Dieu serait alors cet être purement spirituel qui produit en moi ces représentations et leur cohérence propre. Et, en effet, de la « chose en soi » – c'est-à-dire de la chose telle qu’elle en dehors de mon esprit – nous n’avons jamais que l’idée. Le rugueux de l’arbre ? Subjectif. Les atomes ? Soit une simple idée – l’idée d’un insécable – et donc de substance spirituelle (l’idée est un produit de l’esprit), soit quelque chose de perçu et alors, encore une fois, d’étoffe consciente puisque réductible à l’épreuve subjective que je fais d’une forme ou d’une couleur. De là à faire de l’idée de matière ou de « chose en soi » une simple idée, c'est-à-dire une réalité spirituelle sans répondant matériel,

c’est le pas que franchit Berkeley. Telle est la position que l’on peut dire « spiritualiste radicale » selon laquelle n’existe que des réalités spirituelles (pour l’esprit, c'est-à-dire subjectives et conscientes).

 

Zone de Texte: « Je vois cette cerise, je la touche, je la goûte, je suis sûr que le néant ne peut être vu, touché ou goûté : la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de souplesse, d'humidité, de rougeur, d'acidité et vous enlevez la cerise, puisqu'elle n'existe pas à part des sensations. Une cerise, dis-je, n'est rien qu'un assemblage de qualités sensibles et d'idées perçues par divers sens : ces idées sont unies en une seule chose (on leur donne un seul nom) par l'intelligence parce que celle-ci remarque qu'elles s'accompagnent les unes des autres. Ainsi quand le palais est affecté de telle saveur particulière, la vue est affectée d'une couleur rouge et le toucher d'une rondeur et d'une souplesse, etc. Aussi quand je vois, touche et goûte de ces diverses manières, je suis sûr que la cerise existe, qu'elle est réelle : car, à mon avis, sa réalité n'est rien si on l'abstrait de ces sensations. Mais si par le mot cerise vous entendez une nature inconnue, distincte, quelque chose de distinct de la perception qu'on en a, alors certes, je le déclare, ni vous, ni moi, ni aucun autre homme, nous ne pouvons être sûrs de son existence. » 

Berkeley, Principes de la connaissance humaine
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaire rapide : la cerise me semble extérieure à moi, indépendante de moi, d’essence matérielle. Mais je ne connais d’elle que mes sensations, c'est-à-dire une réalité subjective et qui ne saurait exister hors de l’épreuve qu’en fait un sujet – que serait, en effet, une saveur, une rondeur, une souplesse hors de l’épreuve ressentie  (subjective) qu’une subjectivité peut en faire ? D’une réalité non sensible (non subjective, non ressenti) je n’ai que l’idée sans preuve aucune de son existence (hors de moi).    

 
 

 

 

 

 

 

 

 


. Or, une telle position – quoique choquant fortement le sens commun - est proprement irréfutable. Il se peut – comme dans le film Matrix - que la vie soit un songe et si cela était n’ayant nulle vue du dehors de notre conscience nous ne pourrions rien en savoir. Il se peut, encore une fois, qu’il n’y ait pas d’autre réalité que spirituelle et que n’existe aucun corps extérieur à notre conscience. Mais – comme le suggère Berkeley dans le texte plus haut – si « nous ne pouvons être sûr de son existence », nous ne pouvons non plus l’être de son inexistence.

 

. Le fait que nous ne croyons pas à de tels arguments ne saurait cependant être une preuve de leur non validité. Simplement, un autre discours est possible qui rend à la fois compte de l’apparence et de l’illusion du point de vue de la conscience sur elle-même et qui concorde davantage avec le contenu même de l’expérience humaine (contenu dans lequel il faut inclure le savoir qu’élaborent les sciences). Expliquant et intégrant davantage de phénomènes (sans renvoyer finalement au seul inconnu ou à la volonté de Dieu – ce qui est toujours possible et, encore une fois, irréfutable), une telle explication me semble bien meilleure.

 

 

 

 

B) Le point de vue la conscience comme point de vue illusoire

 

1) Considérations générales

 

. Comment la conscience pourrait-elle, en effet, saisir un contenu qui ne soit pas conscient ? Comment pourrions-nous donc appréhender quelque chose qui ne soit pas tissé de notre subjectivité, puisque l’appréhender c’est le saisir avec nos sens, c'est-à-dire premièrement l’éprouver, et qu’il n’y a d’épreuve de quoi que ce soit que subjective (c'est-à-dire faite et éprouvée par quelqu’un capable de sentir et de connaître) ?  Comment, encore une fois, la conscience s’évanouissant ne pourrait-elle vivre et penser cet évanouissement comme celui même du monde, puisqu’il n’y a de monde pour nous que sous l’horizon que notre conscience y projette ? Pour une main consciente, par exemple – celle de la famille Adams - toute chose serait chaude ou froide, rugueuse ou lisse, molle ou dure… c'est-à-dire de nature préhensible. Où l’on comprend la nécessité de ce premier point de vue de la conscience sur elle-même qui conçoit toute chose comme ayant sa propre essence subjective et consciente, tout ainsi qu’une main consciente concevrait le monde comme essentiellement pris sous ses manières de prendre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                         

      « La chose » de la Famille Adams

 

 

. Simplement, ce n’est pas parce que la conscience éprouve, perçoit et pense les choses comme ayant sa propre forme, que les choses en elles-mêmes – c'est-à-dire indépendamment de notre prise - sont effectivement de forme consciente. Mieux encore, il se peut que la manière dont la conscience appréhende les choses et s’appréhende elle-même soit intrinsèquement illusoire.

 

. Pourquoi donc parler ici d’illusion ? Rappelons tout d’abord ce qu’est une illusion. L’illusion à la différence de l’erreur, dit Kant, ne disparaît pas lorsque je comprends sa nature illusoire. Ainsi lorsque je calcule que 3 + 8 font 11, l’erreur antérieure selon laquelle une telle somme faisait 12 disparaît. Au contraire, j’ai beau savoir, par exemple, qu’un mirage n’existe pas, je n’en continue pas moins de le percevoir.

 

Lisons sur ce point un texte très suggestif de Spinoza :

 

Zone de Texte: « Concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre, il faut l’entendre de toute chose singulière (…) parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée…
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre tandis qu’elle continue à se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère sans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent » 

Spinoza, Lettre 58 à Schuller
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaire rapide : nous serions analogues à ces pierres imaginaires, lancées par des forces que nous n’avons jamais choisies, que nous ne connaissons pas et que nous ne sentons pas. Ce désir par exemple qui me pousse en avant vers cet objet d’amour, cette nouvelle auto ou cette belle situation, je ne le vis pas comme une contrainte : c’est moi tel que je me désire, tel que je désire être. Au contraire, opposerait-on des obstacles à ma quête, dans l’insatisfaction je me sentirai enfermé et non libre.

Et pourtant, avons-nous jamais choisi ces désirs qui font corps avec nous ? Nous savons, par expérience, que nos désirs surviennent et ne sont guère déterminés par un choix préalable. Ainsi, comme lancés, l’enfant qui désire son lait ou son jouet, le bavard qui désire parler, l’amoureux qui désire sa belle… ont-ils conscience de leur désir et de son objet, non des causes (des forces) qui les poussent à désirer. A cette conscience immédiate, conscience aveugle sur soi qui se vivant et s’affirmant libre croit être la cause de son propre désir (« c’est mon choix ! ») on opposera la connaissance médiate de la raison à laquelle apparaît le caractère illusoire d’une telle liberté. Une forme d’inconscient – au sens vu + haut – détermine et guide notre conscience à son insu.

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


. Ce qui vaudrait pour la conscience de nos propres désirs, vaudrait tout autant pour la conscience immédiate du monde extérieur. Ainsi reprenant notre exemple de la main, pouvons-nous concevoir la subjectivité et la relativité de ce qui apparaîtrait à cette hypothétique « main consciente » comme le monde lui-même. Un pur œil, en effet, ne connaîtrait ni douceur, ni mollesse, ni chaleur – et pour la main seule il n’y aurait, par exemple, nulle couleur. Autrement dit : ce sont des aspects que nous pensons être le monde qu’une pure main ou un pur œil vivrait (ou plutôt ne vivrait pas), faute de pouvoir les prendre, comme inexistants, le monde se réduisant pour elle à ce qui a la forme de sa prise. Aussi, écrit Montaigne, avant Kant « les yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur connaissance » (Essais). Or, demande t’il dans ses Essais afin de nous faire saisir la relativité perceptive de ce que notre conscience vit comme un absolu, en réduisant spontanément le monde à ce que nous pouvons en sentir (cinq sens), combien d’autres « regards » possibles n’éliminons-nous pas ? On pensera par exemple à celui du crotale ou de la chauve-souris…

 

Zone de Texte: « La première considération que j’ai sur le sujet des sens, c’est que je mets en doute que l’homme soit pourvu de tous sens naturels. Je vois plusieurs animaux qui vivent une vie entière et parfaite, les uns sans la vue, les autres sans l’ouie : qui sait si en nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois et plusieurs autres sens ? Car, s’il en manque quelqu’un, notre discours n’en peut découvrir le défaut. C’est le privilège de sens d’être l’extrême borne de notre apercevance ; il n’y a rien au-delà d’eux qui nous puisse servir à les découvrir ; voire ni l’un sens n’en peut découvrir l’autre (…) Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle qu’il n’y voit pas (…). Par quoi nous ne devons prendre aucune assurance de ce que notre âme est contente et satisfaite de ceux que nous avons, vu qu’elle n’a pas de quoi sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est »
 Montaigne, Essais, II, 12
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


. Mais il faut mieux dire encore car ces aspects du monde que dévoilent les sens ne le sont que pour nous c'est-à-dire pour des subjectivités doués du pouvoir de sentir et de ressentir. « Pour nous » c'est dire qu’aucune chaleur, aucune couleur comme aucun son… ne sauraient exister hors de leur appréhension / constitution par une subjectivité. Dire, par exemple, « le radiateur est chaud », c’est attribuer au radiateur une qualité qu’il ne saurait en lui-même contenir – pour le physicien, par exemple, il n’y a aucune qualité de chaleur dans les choses mais simplement une certaine forme de mouvement moléculaire que nous appelons, parce que nous sommes des êtres sentants, chaleur ; de même qu’il n’y a aucun son ni aucune couleur, mais une certaine fréquence ondulatoire. Où existent donc le son, la chaleur, la couleur… si ce n’est dans les choses ? Dans le cerveau de l’être conscient ? Mais disséquez un cerveau et regardez si vous trouvez quelque chose comme la conscience du son, de la chaleur ou de la couleur : de même que votre pensée et vos désirs, tout ce qui vous est conscient est proprement immatériel  n’existant que pour vous, subjectivement, à jamais invisible à tout autre que vous. Ce que l’encéphalogramme peut dès lors mesurer ce ne sont que des mouvements, des chocs électriques et des zones actives mais aucune pensée ni aucun désir, car d’un autre ordre de réalité, invisible et subjective, n’existant qu’à la première personne de celui qui les vit, ne saurait apparaître sur son écran. Si donc aucun son ne saurait exister hors d’une subjectivité, nous devons dire, par exemple, que le célèbre et hypothétique Big Bang n’a fait aucun bruit… L’étonnement devant une telle conclusion est important à méditer : c’est proprement inimaginable – nous ne pouvons nous en faire nulle image, imaginer le Big Bang c’est le penser chaud, lumineux et bruyant – et c’est pourtant ce que la raison, pensant la relativité subjective de la perception, nous amène à conclure. Ainsi saisissons-nous sur le vif l’illusion propre de toute conscience perceptive : croire que le monde est en soi (en lui-même) tel qu’il est pour moi alors que 1) nous projetons sur la nature les formes de notre perception, notre point de vue humain ; 2) nous oublions que la nature en elle-même ne saurait contenir ces formes subjectives ; 3) nous limitons le monde à ce que nous sommes capables d’en percevoir.

 

 

Zone de Texte: Toute  perception est une perception filtrante du réel à travers un monde propre structuré différemment selon les espèces 

Percevoir n’est pas voir le réel tel qu’il est hors de nous et sans nous. La perception suppose : a) un filtrage – une sélection (réduction) de certains éléments dans l’indéfini du réel  - le chien est sensible à des ultrasons qui n’existent pas pour notre audition, nous ne voyons pas les ultraviolets que d’autre espèces perçoivent, le crotale est sensible à des variations de températures qui sont pour nous imperceptibles… ; b) la constitution sur cette base d’un monde propre (monde vécu) dont chaque vivant est le centre et qui est inconnaissable (nul ne peut – et ne pourra jamais – savoir ce que vit la mouche, ce que c’est qu’être une mouche – on ne peut que savoir, de l’extérieur, comment elle réagit).

« Vivre c'est rayonner, c'est organiser le milieu à partir d'un centre de référence qui ne peut lui-même être référé sans perdre sa signification originale ». 
									      Canguilhem, la connaissance de la vie 

« La meilleure façon d’entreprendre cette incursion, c’est de la commencer par un jour ensoleillé dans une prairie en fleurs, toute bruissante de coléoptères et parcourue de vols de papillons, et de construire autour de chacune des bestioles qui la peuplent une sorte de bulle de savon qui représente son milieu et se remplit de toutes les caractéristiques accessibles au sujet. Aussitôt que nous entrons nous-mêmes dans cette bulle, l’entourage qui s’étendait jusque-là autour du sujet se transforme complètement. De nombreux caractères de la prairie multicolore disparaissent, d’autres se détachent de l’ensemble, de nouveaux rapports se créent. Un nouveau monde se forme dans chaque bulle ».
Uexkull, Mondes animaux et mondes humains

L’exercice d’imagination que nous propose Uexkull tend à nous faire saisir la relativité de notre propre regard. Alors qu’il semble à notre perception que les papillons et les coléoptères sont simplement là dans la prairie entourés de fleurs, nous oublions qu’une telle perception est notre perception, que ce qui existe pour nous n’existe pas pour d’autres bestioles et que ce qui existe pour d’autres bestioles n’existe pas pour nous. En se plaçant au point de vue – possible seulement en imagination – d’un papillon c’est la totalité du monde qui est transformé : des couleurs disparaissent, d’autres apparaissent, des sensations inconnues prennent formes, d’autres réalités se déploient pour la bestiole en question dont nous n’avons nulle idée. En multipliant les êtres percevants ce sont autant de mondes propres singuliers que l’on peut imaginer et dont le vertige nous fait saisir l’étroitesse de notre perspective humaine.

Exemple de relativité perceptive : une mouche ne réagit à un leurre visuel projeté devant elle qu’à partir de sa diffusion à la faveur de 200 images par seconde alors que l’illusion du mouvement commence pour nous à partir de 18 images / seconde (cf. le cinéma ; 24 images / seconde). Autrement dit : on peut en inférer qu’il existe un temps propre (vécu) de la mouche qui n’est pas le nôtre – une mouche devant un écran de cinéma verrait des images relativement statiques. Si l’homme araignée, dans Spiderman I, peut ainsi voir le poing de Flash s’acheminer avec une extrême lenteur c’est qu’il a maintenant un temps vécu d’insecte : il vit dans un autre monde (percevant 10 fois plus d’évènements en un instant que nous – évènements qui pour nous n’existent pas) !

L’illusion de notre perception (et de toute perception) consiste ainsi à croire que le monde perçu par nous est perception des choses-mêmes tel qu’elles sont sans nous, hors de nous. Nous oublions alors : a) la pluralité des mondes propres animaux ; 2) l’opération structurante spécifique à chaque espèce de sélection et d’interprétation qui rend possible ces mondes ainsi que notre monde.

 Nous avons acquis une première distance vis-à-vis de l’évidence naturelle : le monde propre de l’homme n’est pas perception immédiate du réel mais sélection et interprétation particulière de ce dernier.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


. Ainsi loin d’être transparence et vision des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, notre conscience est-elle naturellement auto et anthropocentrique (se posant soi et l’homme au centre de ce monde) et anthropomorphique (posant les formes de la perception humaine à même les choses – ainsi la couleur dans les choses ou, dans un autre registre, les dieux dans les cieux). Mais, propose Nietzsche en un raccourci fulgurant, « si nous pouvions nous entendre avec la mouche, nous conviendrions qu’elle aussi évolue dans l’air avec le même pathos et sent voler en elle le centre de ce monde (Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra moral). C’est dès lors l’unicité close de notre monde perceptif humain qui explose dans la considération de l’existence de millions d’autres mondes subjectifs (les mondes animaux) et d’une nature qui excède tous nos regards. « Le monde est redevenu infini », écrira ainsi Nietzsche – contre une perception anthropo-socio-centriste qui ramène tout à soi ; contre une science qui ramènerait le monde à un agencement matériel homogène réduisant la pluralité infinie des apparences à l’homogénéité quantitative du nombre.

 

 

Zone de Texte: « Tu ne vois que l’ordre et la police de ce petit caveau où tu es logé, au moins si tu la vois ; sa divinité a une juridiction infinie au-delà ; cette pièce n’est rien au prix du tout :  « Tout cela, en y joignant le ciel, la mer, la terre,  / N’est rien au regard de l’ensemble des ensembles ! » (Lucrèce, De la nature des choses, VI, 679). C’est une loi municipale que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle » 
Montaigne, Essais

« De là s’engendrent toutes les rêveries et erreurs desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et pesant à sa balance chose si éloignée de son poids » (idem).
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaire rapide : voyant le monde à partir de soi et projetant sur lui les formes de sa connaissance et de son attente, l’homme réduit le monde à lui-même.  Ainsi, par exemple, juge t’il harmonieux ce qu’il peut aisément saisir et désordonné ce qu’il ne peut compter ni comprendre. Mais une intelligence divine ne pourrait-elle juger ordonné ce que nous sommes incapables de voir ? Et, bien plus encore, cela a-t-il un sens pour la nature elle-même de parler d’ordre, de désordre, d’harmonie, de perfection, de beauté, de laideur… ? N’est-ce pas projeter sur elle des considérations humaines qui ne valent que pour nous ? Or la considération par la raison (qui questionne et met à distance la seule perception sensible) des multiples mondes animaux et humains (cf. + loin, « un inconscient social ? »), des mondes microscopiques et de la relativité corrélative du jugement humain (« une belle main », dit Spinoza, serait affreuse vue d’un microscope), de l’infini temporel et spatial ainsi que de l’enchevêtrement infini des causes et effets… devrait avoir pour conséquence : 1) de nous faire prendre conscience des illusions de notre conscience ; 2) de relativiser le point de vue humain ; 3) de nous mettre aux aguets devant toute connaissance afin de saisir le champ de sa validité et ses limites ; 4) dans une visée de savoir, d’ouvrir à notre pensée la considération d’autres échelles et d’autres dimensions. Ainsi l’astrophysique tente t’elle de reconstruire le scénario de notre naissance depuis l’explosion du Big Bang, l’éthologie de nous ouvrir aux mondes propres animaux, la microphysique à la logique des particules irréductible à notre logique ordinaire… ; 5) de saisir l’ultime inconnaissabilité du tout, « l’ensemble des ensembles ». L’univers du Big Bang (avec ses 15 milliards d’années), demande ainsi le philosophe contemporain Marcel Conche, ne peut-il n’être encore  « qu’un éclair » (Montaigne)  dans le temps et l’espace infinis ? Qui saurait, à de telles échelles, répondre ?

 

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


. D’un point de vue général, la méthode utilisée ici pour que notre conscience prenne conscience de sa propre relativité est le changement de point de vue.

Ainsi pouvons-nous, avec Galilée, concevoir qu’alors qu’à notre vue, le soleil semble tourner autour de la Terre – c’est ce que nous voyons, ce dont nous sommes conscients – il en serait de même sur le soleil ou sur une autre planète. Autrement dit : pensant par raison la relativité de mon propre point de vue, je peux dépasser ce dernier et penser la nature relative du mouvement (conception d’Einstein, déjà développée par Galilée) : il n’y a absolument pas plus de sens à dire que a tourne autour de b que le contraire, tout dépend du référentiel que nous choisissons – et il n’y a pas de référentiel absolu (ce ne serait encore qu’un point de vue). C’est en faisant le détour par la pensée d’autres points de vue possibles que notre conscience se connaît elle-même comme point de vue – alors même qu’elle ne cesse de s’apparaître (de se vivre) comme centre et mesure de ce monde (ex. je vois le soleil se coucher). On identifiera alors la quête de connaissance, comme un élargissement continu des perspectives, visant à situer la validité relative de chacune d’elles en tentant de saisir un éventuel (c’est une quête) point de vue global synthétique (quête de l’unité) depuis lequel elles puissent s’expliquer.

 

. Notre tâche n’est pas pour autant terminée. Car si la conscience est point de vue et interprétation, s’ouvre à nous la tâche : a) d’élucidation de nous-mêmes soit la question de savoir pourquoi ce point de vue-là et cette interprétation –ci ;  Il s’agira alors d’élucider la nature et l’origine des forces inconscientes qui déterminent la forme particulière que prennent nos consciences. Où nous allons retrouver nos trois inconscients. b) d’élaborer une bonne interprétation – soit quelque point de vue qui soit, d’une manière ou d’une autre, conforme à la vérité.

 

Zone de Texte: Note sur l’interprétation (programme ES) :  « la conscience est interprétation » - qu’est-ce que cela signifie ? 

. Interpréter des données (un évènement, un texte, un geste…) c’est, au-delà de leur manifestation immédiate, chercher une signification qui en rende raison. Cela suppose que l’on ne se satisfasse pas de ce qui est donné, le sens de ce dernier (ce qu’il est, les raisons de son existence, ce qu’il veut dire) nous apparaissant obscur : ne pas saisir le sens du donné, c’est avoir conscience d’un donné qui reste étranger à notre connaissance c'est-à-dire à nos pouvoirs d’expliquer et de comprendre de façon à ce que nous ne pouvons pas, par la pensée, en reconstituer l’organisation et la logique propre. L’interprétation est donc une activité subjective de recherche (celle du détective, du simple lecteur, comme du chercheur…) visant l’élucidation d’un donné obscur, élucidation impliquant la construction d’hypothèses interprétatives. 

. Quel est donc le champ de l’interprétation ? Abordons-le par les limites – où donc n’y a-t-il pas et ne peut-il y avoir interprétation ? a) Là où le donné est (mais l’est-il ou nous apparaît-il seulement ainsi ?) sans ordre, chaotique, incohérent, soumis au pur hasard – ainsi apparemment dans le discours du fou (quoique le psychanalyste y cherche un sens) ou dans un brouhaha à qui y chercherait le sens d’une parole. b) Là où le donné apparaît clair et univoque, de telle façon que, sans avoir à tisser des hypothèses nous pouvons tous nous entendre sur la signification universelle (partout, toujours, pour tous) de ce qui est perçu – cf. le champ des évidences et perceptions communes (une maison, un stylo…), le champ de la logique pure (« 2 + 9 = 11 ») ou encore celui des acquis de la science (« la terre tourne autour du soleil », « e = mc² », etc…). L’espace de l’interprétation cesse donc où il y a : a) clarté transparente d’un sens univoque ; 2) opacité impénétrable d’une équivocité (tout peut signifier n’importe quoi...). Il se  situe donc entre univocité et équivocité : où surgit un sens ni univoque, ni irréductiblement équivoque. « Il y a interprétation là où il y a sens multiple, et c’est dans l’interprétation que la pluralité des sens est rendue manifeste » (Ricœur).

. Sur la base d’une telle élucidation, que signifie donc le fait de dire que « la conscience est interprétation » ?

. Un tel énoncé, avons-nous vu, est paradoxal (c'est-à-dire à rebours de l’opinion – la doxa - et ici de l’opinion que la conscience a sur elle-même) puisque la conscience n’a aucunement conscience en ses évidences d’interpréter c'est-à-dire de construire un point de vue, subjectif par nature, sur le réel mais au contraire se vit comme le reflet passif de ce dernier. Interpréter le monde cela s’oppose alors à l’idée d’une conscience qui serait le miroir passif du réel. Interpréter est, en effet, rappelons-le, une activité subjective qui, sur la base d’une réalité donnée, émet un point de vue cherchant à déceler la signification de ce qui est perçu. Ainsi lorsque je dis que « cette femme est belle », je prétends dire ce qui est sans interprétation c'est-à-dire dire les choses telles qu’elles sont en soi (indépendamment de moi). Cependant, la relativité de la beauté à l’humain (et pour le singe ?), aux schémas socio-historiques (et pour les pygmées ?) puis à mes schémas singuliers (et pour Robert ?)… m’informe qu’alors même que je croyais dire le monde je l’interprétais. Ou plutôt je suivais des schémas, des structures de perception et de jugement inconscients car si la conscience est interprétation du monde, elle n’est pas consciente de cette interprétation, c'est-à-dire de la relativité subjective de son propre point de vue. 

. Or ce qui vaut pour la conscience de la beauté, vaudrait pour toute forme de conscience : tout ce que nous vivons comme immédiat, évident, sans question, que nous posons à même les choses et, par là-même, universel c'est-à-dire valant partout, toujours et pour tous, hors point de vue particulier ne serait qu’interprétation. 

. En remettant en cause le point de vue de la conscience sur elle-même, c’est le champ de l’interprétation commune qui est lui-même bouleversé. Car ce donné clair, transparent et univoque que notre conscience a évacué du champ interprétatif, n’est-il pas lui-même interprétation ? N’est-il pas possible que nous posions là encore sur le monde des pensées, des figures, des schémas gelés – oubliant que ces derniers ne sont rien d’autre que le sédiment d’une interprétation passée ? Un exemple familier : celui qui voit le dieu sur la croix – ce qui est véritablement sur la croix ne portant plus pour lui à nulle interprétation – ne suit-il pas des schémas de perception produits par une ancienne interprétation sédimentée en lui sous forme d’évidence ? Mais encore, plus proche de l’expérience commune de l’espèce, celui qui voit la couleur rouge – alors même que telle bestiole en  perçoit autre chose et que nulle couleur (cf. + haut) ne saurait être présente dans les choses - mêmes – n’a nullement conscience d’interpréter la nature, croyant la voir puis la dire univoquement telle qu’elle est en soi alors même qu’il n’émet ici que le point de vue de l’espèce. 

. Où l’on saisit une des tâches de la pensée qui, dans sa visée de vérité, vise à se libérer de tout ce qui l’enferme en des dogmes figés : déceler derrière toutes les évidences les interprétations cachées, derrière ce qui tend à se poser comme un absolu, l’éventuelle relativité d’un point de vue. Il s’agit alors de dégeler les interprétations communes en rendant à notre liberté de penser c'est-à-dire à notre pouvoir d’interprétation sa vie propre. 

. Continuons cependant encore dans la remise en question du point de vue commun : pour la conscience, le réel a naturellement un sens c'est-à-dire- minimalement - est structuré de telle manière qu’il réponde aux questions de la raison (« qu’est-ce que ? », « pourquoi ? ») de telle façon qu’on peut au moins en droit l’identifier et en rendre raison. Pour la conscience, en effet, le réel est rationnel c'est-à-dire structuré de telle manière qu’il réponde naturellement aux questions de la raison. Ainsi si j’entends un bruit, je sais a priori (avant toute expérience) qu’il est le bruit de quelque chose, causé par quelque chose – et ce même si je n’arrive jamais à l’identifier et à en rendre effectivement raison. Un bruit de rien causé par rien – ce n’est ni imaginable, ni pensable. Mais puis-je dire impossible ce qui n’est pas pensable ? N’est-ce pas faire des conditions subjectives de ma conscience du réel, des limites du réel lui-même ? Autrement dit : la rationalité que je prête a priori au réel peut bien être encore une fois une interprétation. Ce qui signifie que le réel lui-même pourrait bien être, hors du regard qui l’organise et le met en sens, ce chaos, ce sans ordre incohérent dont nous avons vu qu’il rendait vaines toutes les tentatives d’interprétation. Que le monde soit interprétable, ne serait-ce pas, dès lors, encore une affaire d’interprétation ?

. La question est donc posée : n’y a-t-il donc que des interprétations, relatives et subjectives posées sur un sans fond silencieux qui les admet toutes et sans qu’aucune ne puisse s’arrimer sur un être réel du monde ? Autrement dit : n’y a-t-il de vérité que dans la mise en lumière de la non vérité des interprétations se posant comme véritables ? Il n’y aurait alors de conscience de la vérité que négative à travers la mise en lumière de ce qui n’est pas vérité (puisque interprétation). Conséquence : la science ne serait alors qu’une interprétation parmi d’autres – sans prétention possible à la vérité, c'est-à-dire à dire à ce qui est absolument, hors tout point de vue. La conséquence ultime en serait une sorte de relativisme – toute affirmation est relative, il n’y a que des opinions, le réel est ultimement inconnaissable.  Ou bien, y a-t-il – et selon quels critères ? - des interprétations qui sont meilleures que d’autres, de telle façon que l’on puisse les juger, les remettre en cause et les dépasser ? C’est bien là le pari de la connaissance : connaître le monde c’est en donner une interprétation qui résiste à la réfutation. Les sciences construisent ainsi de tels modèles explicatifs, dont l’historicité indique certes le caractère hypothétique et interprétatif mais la capacité de prédiction, cependant, l’accroche du modèle sur quelque chose du réel – l’expérimentation est ainsi le lieu où se jugent les interprétations et où sont invalidées les hypothèses qui n’arrivent pas à rendre raison d’un réel sans cesse soumis à la question. 

. L’existence tant des sciences que des discours absurdes et faux montre ainsi que si tout discours est, par essence, une interprétation, toutes les interprétations ne se valent pas. Il y a donc bien un sens à parler de vérité : une interprétation qui résiste à la réfutation est le signe que quelque chose du réel lui correspond. Dans quelle mesure et limites ? – c’est ce qu’il faudra là encore tenter d’interpréter et que le mouvement réflexif et évolutif propre des sciences contribue à effectuer.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Zone de Texte: « Notre nouvel infini – 

 Savoir jusqu’où s’étend le caractère perspectiviste de l’existence ou même, si elle a en outre quelque autre caractère, si une existence sans interprétation, sans nul « sens » ne devient pas « non-sens », si d’autre part toute existence n’est pas essentiellement une existence interprétative – voilà ce que ne saurait décider l’intellect ni par l’analyse la plus laborieuse ni par son propre examen le plus consciencieux : puisque lors de l’analyse l’intellect humain ne peut faire autrement que de se voir sous ses formes perspectivistes, et rien qu’en elles. Nous ne pouvons regarder au-delà de notre angle, c’est une curiosité désespérée que de chercher à savoir quels autres genres d’intellects et de perspectives pourraient exister encore : par exemple, si quelques être sont capables de ressentir le temps régressivement ou dans un sens alternativement régressif et progressif (ce qui donnerait lieu à une autre orientation de la vie et à une autre notion de cause et d’effet). Mais je pense que nous sommes aujourd’hui éloignés tout au moins de cette ridicule immodestie de décréter à partir de notre angle que seules seraient valables les perspectives à partir de cet angle. Le monde au contraire nous est redevenu « infini » une fois de plus : pour autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une infinité d’interprétations. Une fois encore le grand frisson nous saisit : mais qui dont aurait envie de diviniser à l’ancienne manière ce monstre de monde inconnu ? Qui s’aviserait d’adorer cet inconnu désormais en tant que « dieu inconnu » ? Hélas, il est tant de possibilités non divines d’interprétation inscrites dans cet inconnu, trop de diableries, de sottises, de folies d’interprétation, notre propre humaine, trop humaine interprétation, que nous connaissons…                                                                                                                  

Nietzsche, Le gai savoir, § 374
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Analyse rapide

 

1) Toute existence (animale, humaine) est interprétative – c'est-à-dire point de vue subjectif sur le monde (par la structure des sens, de l’imagination, de la pensée).

 

2) Si l’intellect humain (notre raison)  – ne saurait par lui-même reconnaître une telle nature interprétative c’est que tout ce qui lui apparaît est lui aussi pris sous sa propre perspective. Mais, si comme tout regard particulier, il est conscient de l’objet situé devant lui, il n’est pas – et ne peut pas être – conscient de la relativité perspective de son propre regard. Ainsi projette t’il ses catégories – c'est-à-dire ses manières de penser – à même les choses, aveugle à sa propre projection : le monde est ainsi fait pour lui de causes et d’effets, de substances et d’objets – de logique ! – mais c’est sa propre logique qu’il lit dans les choses.

 

3) Certes, c’est bien par l’intellect que l’on peut penser – en le dépassant – le caractère perspectiviste des sens. Un pas de plus est à considérer : la mise en cause de l’intellect par lui-même – par quoi nous saisissons le pouvoir autocritique de la raison, capable de remettre en question les conditions mêmes de son effectuation. Où nous sommes, cependant, jetés dans un abîme car si je ne peux penser que par mes propres catégories - cause/effet, par exemple- comment penser avec elles ce qui pourtant leur échappe (- rait) ?

 

4) Ainsi la perspective que souligne Nietzsche d’êtres capables de ressentir le temps autrement (autre sens, variation) dans son caractère inimaginable et inintelligible – puisque le temps, pour notre intellect, a un sens déterminé et unique – révèle t’elle les limites de notre propre pensée, sans que, enfermés en elle, l’on puisse dire s’il s’agit de pure fantasmagories ou de possibilités réelles.

 

5) Quoi qu’il en soit, Nietzsche note un acquis indépassable : nous avons dépassé la naïve croyance anthropocentrique que portent nos sens et notre raison humaine. « Le monde est redevenu infini » : indéfinité des mondes animaux et humains, possibilité de nouvelles interprétations fluides et légères dont l’art créateur (et la science comme art !), rendant à notre pouvoir d’imaginer sa puissance, pourrait être le vecteur.  

 

6) Tout se vaut-il donc, s’il y a une infinité d’interprétations possibles ? Le risque connu est celui d’un relativisme à tout va – perdant tout jugement sur la valeur et la vérité. Nietzsche suggère un critère (cf. notre conclusion plus haut) : il  ne s’agit pas de suivre toute interprétation – de devenir chat, fourmi, aztèque ou chrétien – car il y a des interprétations imbéciles – parmi lesquelles pour lui – les religions. Imbéciles parce que : a) de faible puissance de vie – on ne vit pas de manière intense et puissante à travers elles, cf. ses analyses de la religion castratrice ;  b) figeant le pouvoir infini de l’imagination… Où l’on pourra juger qu’une bonne interprétation doit nous faire vivre intensément et laisser ouvert le pouvoir créateur de l’imagination, les deux étant intimement liés puisqu’on ne jouit vraiment de soi qu’en créant (cf. cours sur le désir). Un tel caractère ouvert de l’interprétation laisse ainsi entendre contre tout dogmatisme un lien particulier à la vérité : une pensée ouverte, unique garant contre l’illusion.  

 

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Schéma d’inspiration kantienne mettant en lumière la nature subjective du champ de conscience

 

 

 

La conscience est une activité subjective qui construit son objet sur la base de schémas et structures qu’elle reçoit de l’extérieur de soi

 

Le réel tel qu’il est en lui-même, indépendamment de mon regard sur lui

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Zone de Texte:  . La conscience n’est consciente que de l’objet sur lequel elle porte son attention, relativement au champ sur lequel il se détache : un arbre dans une forêt, un nombre dans la conscience des nombres, une signification dans le champ d’une histoire… 

. Elle n’est pas consciente des structures (et de la relativité de ces structures) qui portent et rendent possible sa perception : structures biologiques, structures sociales et langagières, structures psychiques… De même, en effet, qu’un oeil portant des lunettes bleues verrait tout en bleu, sans connaître la structure propre relative qui rend possible son regard, de même la conscience vis à  vis des structures qui la portent et qu’elle déploie.

. Du point de vue de la notion d’interprétation, on pourrait dire que si notre conscience a conscience d’interpréter des données dans le champ d’un problème singulier (cf. le détective), elle n’a pas conscience que la manière dont elle interprète ou, tâche terminée, pense expliquer, que les présupposés sur lequel son activité repose sont eux-mêmes les sédiments d’une ancienne interprétation (texte de Nietzsche). 

. La connaissance de telles structures n’est accessible qu’à une pensée qui s’abstrait par la raison de la conscience immédiate – elle ne saurait devenir objet de perception. Ainsi si l’on peut concevoir qu’il n’y a de rouge que pour une conscience, notre conscience perceptive ne saurait y voir autre chose qu’un rouge.

. Où l’on saisit l’illusion de toute conscience : croire que les choses sont en soi (en elles-mêmes) telles qu’elles sont pour moi. Telle est « l’attitude naturelle » (Husserl) de la conscience dont la pensée en quête de vérité tente de nous délivrer.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


2) Un inconscient biologique ? – ce que la conscience doit au corps

 

. Première considération : la conscience ne naît pas par le miracle du claquement de doigts de quelque divinité. Montaigne : nous appelons « miracle » ce que nous ne comprenons pas, hypostasiant (en faisant un être, ici un « miracle ») ce qui ne mesure pourtant que le degré de notre ignorance (cela vaut d’ailleurs pour toute forme de surnaturel). La conscience est une émergence de l’organisme, lui-même produit de l’évolution du vivant.

 

« La conscience n’est pas un empire dans un empire » (Spinoza) – cad cette puissance cause de soi et de ses représentations, absolument libre de faire ce qu’elle désire d’un corps que le sujet pourrait diriger tel le pilote et son navire. Loin d’être un empire – c'est-à-dire souverain et indépendant du reste du monde – Spinoza réinscrit la conscience dans le corps, c'est-à-dire dans comme partie de la nature. Nous ne sommes, en effet, dit Spinoza, conscient que des effets que produit sur notre corps la nature –  nous sommes inconscients des causes (c'est-à-dire de l’ensemble des relations réelles) qui produisent de tels effets. Quelles seraient donc de telles causes inconscientes ?

 

a) Ce qui apparaît à notre conscience / ce qui cause de telles apparences : l’état du corps

 

Reconnaissons l’ancrage de la conscience dans le corps. Le contenu (le nombre 31, un autre sexué, la parole de Dieu…), le champ particulier (le nombre, le sexe, le sacré…) et la profondeur intensive et temporelle de la conscience au travers de ce champ (concentration, conscience fugace, obnubilation…) dépendent de l’état général actuel de notre corps – 1) état contingent variable, 2) état structurel.

 

 

1) Etat contingent et variable du corps – quelques exemples

 

. Lorsque nous sommes épuisés, nos pensées sont lourdes et pesantes, des champs particuliers de pensée se rétrécissent et nous deviennent indifférents, l’horizon est court et la tension peu intense (nous n’y avons « plus le goût ») ; lorsque nous sommes au contraire « en forme », nos pensées s’envolent, des horizons de pensée, des champs de relations se déploient devant nous…

 

. L’utilisation de diverses substances chimiques modifie plus ou moins fortement la conscience tant dans son contenu, son champ que dans sa tension – du café aux diverses drogues. Ex 1. les médicaments contre la dépression. Dépression = affect de peine + idées noires (« Encore de la pluie, c’est bien ma veine… »). Avec certains médicaments – antidépresseurs, euphorisants - l’état affectif + la conscience que nous avons de nous-mêmes et du monde se transforme (« O la jolie petite pluie... »). Ex. 2 : l’alcool et les éléphants roses.

 

. Sexualité et désir : le degré d’excitation est directement fonction de la sécrétion de substances chimiques à l’intérieur de notre corps. Le désir sexuel inassouvi = conscience obsédée – qui voit du sexe partout. Cf. la transformation de la conscience de l’enfant à l’adolescent (obsédé) liée à la transformation du corps. Cf. encore possibilité d’agir par médicaments sur le contenu, l’intensité et le champ de la conscience (cf. les pédophiles – traitement diminuant l’activité sexuelle ; la castration et ses effets ; plus modestement la satisfaction qui laisse ensuite, momentanément, le champ de la conscience libre pour autre chose, etc…)

 

. Les lésions cérébrales qui ont des effets directs inconscients sur la représentation du monde (cf. « l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau » de O. Sacks), des autres et de soi : incapacité à saisir l’expression de visages confondus avec des choses, perte du sens de la droite et de la gauche…

 

 

2) Etat général structurel du corps.

 

. Si dans leur variabilité, le champ spécifique, le contenu et l’intensité de la conscience sont déterminés par des états, par essence, inconscients du corps, la structure générale et invariable du corps et de ce corps-ci – notre nature biologique – doit, elle aussi, être déterminante sur notre conscience.

 

. La génétique étudie ainsi la problématique « action des gènes » sur la formation et la régulation des organismes. Les gènes seraient la mémoire de notre organisme, produit sédimenté en ADN de l’évolution de l’espèce et d’aléas environnementaux. L’idée de « programme génétique » selon laquelle notre organisme tout entier dans l’ensemble de ses fonctions – dont, en ce qui nous concerne ici, la conscience avec ses caractères propres que sont l’intelligence, le caractère, l’émotion, le désir… - serait le produit causal de la seule action des gènes aboutit à faire de la conscience le pur produit épiphénoménal (phénomène dérivé et secondaire) d’un inconscient biologique : caractères, désirs, émotion, intelligence… et donc comportement seraient déterminés par un cadrage génétique sur lequel nous n’avons nulle puissance, la conscience naissant dans une nature vivante qui la précède et l’excède. De fait, pour une énorme part de ce que nous sommes, nous ne nous sommes pas choisis ; nous sommes en tant que vivants le produit d’une longue évolution (3 milliards d’années) et nous portons en nous, dans nos gènes, la mémoire de cette évolution.

 

. Quelle influence des gènes sur nos comportements, nos désirs, nos émotions, nos pensées ? Les biologistes ont pu, de fait, repérer l’influence de certains gènes sur la schizophrénie ou le développement de troubles maniaco-dépressifs…

 

Reste que : 1) le repérage de telles influences est encore fortement limité, le programme d’une détermination intégrale de la relation gènes / caractères – s’il n’est pas chimérique - apparaît encore de l’ordre de la fiction ; de plus, le caractère apparemment global des relations génétiques (un gène n’équivalant pas à un caractère – mais n’ayant de sens que dans sa relation à un ensemble d’autres gènes) interdirait peut-être en son principe la possibilité d’établir une telle réduction – de là une première absurdité de la quête du gène de la criminalité, de la pédophilie, etc. etc. ; 2) l’existence d’influences ne signifie pas, pour autant, détermination intégrale. Premièrement, si le gène est la mémoire du vivant, il n’y a de mémoire qu’en acte. Le gène indépendamment du vivant au sein duquel il existe et se réalise n’est, en effet, qu’une abstraction. Si l’on ne peut concevoir l’existence du vivant sans les gènes (où sont engrammées ses structures propres), la forme phénoménale de cette existence n’est pas une simple réplique de la structure génétique – s’il n’y a, par exemple, pas deux jumeaux identiques (et ce pas seulement chez les hommes – ce qui relève encore d’autres facteurs), c’est parce que la détermination génétique n’est ni univoque, ni automatique (allant des gènes à l’individu) mais suppose prise, analyse et synthèse d’informations de la part du vivant au sein d’un environnement aléatoire. Nombre de caractères qui semble ainsi innés, produits d’une détermination génétique sont des acquis du vivant co-produits des gènes, de l’interaction environnementale et de la computation (analyse, synthèse, calcul) vivante. D’une manière générale la conception rigide d’un strict déterminisme génétique en réduisant le vivant à la réalisation d’un programme (celui de l’espèce) qui le précède et le détermine, oublie : a) l’insertion de l’individu au sein d’un environnement qui le co-détermine ;  b) la plasticité essentielle du vivant, soit son aptitude stratégique à l’adaptation et à la résolution de problèmes dans un environnement aléatoire où l’automatisme ne suffit pas à la survie. Chez l’homme, la part énorme due à cette interaction environnementale particulière qu’est l’éducation dans la formation de la conscience individuelle (intérêts, désirs, idées, conscience de soi…) laisse, quant à elle, sérieusement douter de l’éventuelle omnipotence de la détermination génétique - nous verrons sur ce point, quelle influence énorme a la culture sur la conscience individuelle (cf. 4 – « un inconscient social ? »).

 

 

 

b) L’amour comme illusion de l’espèce

Prenons au sérieux, cependant, l’idée d’un inconscient biologique et analysons sa force et le degré de sa validité dans le champ de ce qui constitue une expérience majeure de la conscience, celle de l’amour. Dire que notre conscience de l’amour est le produit d’un inconscient biologique (la déterminant à son insu) signifie que la conscience que nous avons de l’amour serait intrinsèquement illusoire. Que servirait-elle alors ? L’espèce, à notre insu. L’amour ne serait ainsi que la manière illusoire dont apparaît à la conscience la tension reproductrice de l’espèce, cette dernière tenant alors lieu de cet inconscient essentiellement biologique qui déterminerait notre conscience. Telle est la « métaphysique de l’amour » de Schopenhauer :

 

 

 « L’égoïsme en chaque homme a des racines si profondes, que les motifs égoïstes sont les seuls sur lesquels on puisse compter avec assurance pour exciter l’activité d’un être individuel. L’espèce, il est vrai, a sur l’individu un droit antérieur, plus immédiat et plus considérable que l’individualité éphémère. Pourtant, quand il faut que l’individu agisse et se sacrifie pour le maintien et le développement de l’espèce, son intelligence, toute dirigée vers les aspirations individuelles, a peine à comprendre  la nécessité de ce sacrifice et à s’y soumettre aussitôt. Pour atteindre ce but il faut donc que la nature abuse l’individu par quelque illusion, en vertu de laquelle il voit son propre bonheur dans ce qui n’est, en réalité, que le bien de l’espèce ; l’individu devient ainsi l’esclave inconscient de la nature, au moment où il croit n’obéir qu’à ses seuls désirs. Une pure chimère aussitôt évanouie flotte devant ses yeux et la fait agir. Cette illusion n’est autre que l’instinct. (…) L’enthousiasme vertigineux qui s’empare de l’homme à la vue d’une femme dont la beauté répond à son idéal, et fait luire à ses yeux le mirage du bonheur suprême s’il s’unit avec elle, n’est autre chose que le sens de l’espèce qui reconnaît son empreinte claire et brillante et qui par elle aimerait se perpétuer » (Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation)

 

 

Analyse détaillée

1) « L’égoïsme en chaque homme a des racines si profondes… ». Qu’est-ce donc que l’égoïsme ? C’est le fait de n’agir qu’en vue de ses propres intérêts sans donner au point de vue de l’autre une valeur propre dans ma prise de décision (altruisme) (ego = moi / alter = autre). Quelles sont donc ces racines « si profondes» de l’égoïsme ? Elles sont biologiques c'est-à-dire ancrées dans la vie – ce que Schopenhauer dit de l’homme peut ainsi se généraliser à tout être vivant. Qu’est-ce qui caractérise, en effet, de ce point de vue, un être vivant ? Un être vivant – de la bactérie à l’homme – n’existe jamais que pour lui-même, percevant le monde à partir de soi, visant des fins (nutrition, reproduction) dont il est pour lui-même le centre. Aussi, écrit Schopenhauer, « chaque individu, en dépit de sa petitesse, bien que perdu, anéanti au milieu d’un monde sans bornes, ne se prend pas moins pour centre du tout, faisant plus de cas de son existence et de son bien-être que de ceux de tout le reste » (Le monde comme volonté et représentation). C’est vrai de mon chat - et ici de Garfield – mais c’est déjà vrai

d’une amibe, par exemple.

 

 

Zone de Texte: Chaque individu est pour lui-même centre du monde. Le cri de l’estomac de Jon ou de Garfield c’est un cri qui ne se conjugue qu’à la première personne. Or Jon a fait l’erreur de n’écouter que son ventre – il vit alors sans pensées, spontanément, il se laisse aller : il a oublié Garfield. C’est que s’il vit sa propre faim, il ne peut que se représenter celle de Garfield – Schopenhauer : différence entre la représentation par quoi je peux penser l’autre et la vie par quoi je m’éprouve moi-même. Mais le chat sait rappeler qu’il est un centre. Sa nourriture ne vient pas, il râle. Pas question de le faire attendre, pas question pour lui de prendre en compte le repas de Jon. C’est que pour Garfield, Jon n’existe pas : il n’y a pas une personne ayant des intérêts et besoins distincts qu’il faudrait prendre en compte. Jon n’est qu’un élément dans la vie de Garfield. Le Jon de Garfield c’est un Jon  « pour Garfield ». A contrario, l’homme peut penser au chat en tentant de se mettre à sa place. Seul l’homme sait qu’il y a d’autres centres et s’il ne peut les vivre – il ne peut, par exemple, sentir que sa propre faim – il peut les penser,  les imaginer et sympathiser avec (empathie – affect). 
« N’oublions jamais qui est le centre du monde » : c’est exactement ce qu’est Garfield pour lui-même, c’est aussi ce que nous sommes spontanément et ce que nous exigeons des autres – ce qui n’est injuste que pour les hommes en ce que, eux, peuvent toujours faire autrement : qui de nous ne se comporte en Garfield ?
 


 

 

 

 

 

 

Zone de Texte: Nutrition de l'amibe (phagocytose) :  L'amibe, organisme unicellulaire ne comportant aucun organe, s'approche d'une paramécie, cellule beaucoup plus petite, et commence à la cerner avec deux excroissances de cytoplasmes appelées pseudopodes. Quand la paramécie sera complètement entourée, une vacuole se formera autour d'elle ; sa membrane sera constituée des membranes soudées des pseudopodes. La paramécie sera alors digérée. 
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Qu’est-ce que le monde pour l’amibe ? On peut dénier toute pertinence à cette question en faisant du vivant un être se réduisant à des processus matériels en troisième personne. C’est ce qu’a fait, par exemple, Descartes, avec sa théorie de l’animal-machine – dire qu’il y a un monde pour l’amibe serait alors projeter sur le vivant ce qui n’existe que pour l’homme (un monde subjectif). Et, de fait, nul ne saurait percevoir en l’autre un tel monde propre – n’existant qu’à la première personne, invisible à tout autre que celui qui l’éprouve, peut-être mon voisin lui-même n’est-il qu’une machine ? On peut donc toujours en douter. Cependant la recherche à travers un environnement aléatoire, la reconnaissance de formes qui ne sont jamais strictement identiques, la tension en avant du besoin… sont-ils pensables en dehors de l’idée d’une ouverture subjective d’un espace et d’un temps propres (seraient-ils très réduits)? Si une telle ouverture ne peut être que subjective, c’est que l’à-venir n’existe pas « pour » (et ici le « pour » n’a pas de sens) la matière qui n’existe jamais qu’au présent – l’à-venir est une dimension d’irréalité projetée subjectivement par l’imagination en avant de ce monde.

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Dit autrement, selon la catégorisation de Cornélius Castoriadis (Le monde morcelé), tout être vivant est un sujet – non ici entendu comme cet être libre cause de soi  – mais comme un être doté de la dimension subjective du « pour soi » : contrairement à la simple matière qui n’est jamais qu’unidimensionnelle, sans profondeur, ni dimension intérieure, tout être vivant serait : a) autocentré – se vivant comme le centre de son monde ; b) autofinalisé – mue par une tension interne qui fait un avec lui  - tout être vivant se fait et se vise; différence avec l’être matériel qui ne connaît de causes qu’extérieures ; c) doté d’un monde propre – le monde de la plante, de la mouche, du chien… Avec le vivant apparaîtrait ainsi un « mode d’être étranger aux soleils, aux planètes, aux atomes » (Hans Jonas, cf. tableau résumant sa philosophie de la vie), celui d’un être toujours en tension, se visant et se faisant lui-même dans la lutte précaire pour exister.

 

On comprend dès lors la raison de la profondeur des racines de l’égoïsme humain : c’est « dans l’égocentrisme de l’unicellulaire ou déjà l’individu contingent, périphérique, éphémère, se pose, le bref instant de son existence, au centre de son univers » (E. Morin, La vie de la vie) que ce dernier s’enracine. Je ne peux, de fait, faire autrement que de me vivre au centre de mon monde – même si je peux penser au-delà ; tout réveil le matin, toute pensée, toute perception… partent de ce point premier, de ce site autocentrée que j’occupe toujours ; une douleur aux dents en tant que je l’éprouve et que je suis le seul à l’éprouver est plus terrible pour moi que n’importe quel génocide ; de l’autre côté, la douleur de l’autre n’est jamais pour moi qu’une représentation (image ou idée) à laquelle je puis bien compatir mais que je ne peux réellement vivre : la baffe que reçoit le voisin est toujours moins douloureuse et humiliante pour moi ; pour agir il faut enfin que j’y sois intéressé, c'est-à-dire que les fins que je me propose me touchent d’une certaine façon – sans une telle condition, pas d’action possible : on n’agit pas pour rien, sans aucun motif – il faut que j’éprouve un intérêt pour telle action.

 

 

 

 

 

 

2) Si, cependant, l’individu vivant est pour lui-même son propre centre, s’il n’agit que s’il y ressent un intérêt propre, on se demande alors comment l’espèce peut bien vivre et se reproduire. Une telle reproduction ne nécessite t’elle pas le sacrifice de l’individu – comme, à l’extrême limite, ces mâles immolés après l’accouplement par la mante religieuse ? Pour que l’espèce survive ne faudrait-il pas que l’individu soit altruiste – c'est-à-dire agisse pour les autres en faisant abstraction de soi ? Or, du fait de la structure subjective autocentrée du sujet vivant, c’est ce qui ne se peut. Comment donc l’espèce se reproduit-elle ? En se servant de l’individu à son insu, nous dit Schopenhauer : « pour atteindre ce but il faut donc que la nature abuse l’individu par quelque illusion, en vertu de laquelle il voit son propre bonheur dans ce qui n’est, en réalité, que le bien de l’espèce ; l’individu devient ainsi l’esclave inconscient de la nature, au moment où il croit n’obéir qu’à ses seuls désirs ». Tel est l’instinct et ici le désir sexuel – l’éros. Eros, ce désir qui, pour le moins qu’on puisse dire, inonde la conscience, serait le moyen par lequel à mon insu – et à l’insu de tous les animaux – l’espèce se reproduit. Qu’est-ce qui permet à Schopenhauer de poser une telle priorité de l’espèce sur l’individu ?

 

 

3) Tout d’abord, un jugement de la raison sur la position relative de l’individu à l’égard de la nature puis à l’égard de l’espèce. « L’individu est un quantum d’existence, éphémère, discontinu, ponctuel, un « être-jeté-dans-le-monde » entre ex nihilo (naissance) et in nihilo (mort), et c’est en même temps un sujet qui s’auto-transcende au-dessus du monde. Pour lui, il est centre de l’univers. Pour l’univers ce n’est qu’une trace corpusculaire, un froissement d’onde. Pour lui il est sujet, pour l’univers il est objet » (E. Morin, La vie de la vie, p.194). Celui qui se prend pour un centre n’est, matériellement parlant qu’un vent de mouche dans le grand univers. De même, celui qui vit le temps et l’espace comme restreint autour de sa personne, n’est aussi, en tant que membre de l’espèce, que le nième produit de telle espèce donnée (la 3041003ème fourmi de la grande fourmilière) ; elle-même étant encore, du point de vue de la vie – alors même que l’on peut, peut-être, cf. + loin (4), parler d’un sujet collectif que serait l’espèce – un produit temporairement fixé de l’évolution des vivants (alors même que telle espèce tend à se reproduire en tant qu’espèce – et à s’opposer à telle autre espèce, produit de la même évolution). Face à de telles considérations, notre raison doit redresser l’ordre des choses et remettre les perspectives tendant à se poser comme autant d’absolus (le sujet individuel, l’espèce elle-même puis l’évolution du vivant dans la grande matière) à leur place – et ce, c’est l’immense difficulté, sans réduire cependant une réalité sur une autre, sans abolir ce qui a une dimension réelle (par exemple le vécu de l’individu). Aussi, préfigurant un tel programme, Pascal écrit-il dans ses pensées : « chacun est un tout à soi-même, car, lui mort, le tout est mort pour soi. Et de là vient que chacun croit être tout à tous. Il ne faut pas juger de la nature selon nous, mais selon elle ». Juger de la nature selon elle – c’est tenter par notre raison, de resituer les perspectives particulières dans les ordres naturels dont elles dépendent et qui les co-déterminent. Ainsi, du point de vue de l’espèce, pouvons-nous dire que la mort individuelle n’est rien – alors qu’elle est tout pour nous - celle-ci n’étant que le moyen par lequel l’espèce se continue (et ainsi, peut-être, de la mort de l’espèce du point de vue de l’évolution).

 

 

4) Si donc l’espèce peut être considérée par Schopenhauer comme ontologiquement (du point de vue de l’être) première par rapport à tel ou tel individu, c’est qu’aucun individu vivant ne s’est créé lui-même – l’individu en tout son être est traversé par le genos (« race » en grec) c'est-à-dire par les lois de l’espèce qui vit à travers lui. Produit de membres de l’espèce, il reproduit dans son individualité – sa forme, ses facultés, ses pulsions - la structure de l’espèce. Celle-ci inscrite en lui sous la forme des gènes est une mémoire – celle de l’évolution – que fait revivre à chaque instant en lui l’existant singulier pour se former et se re-former. Tous les actes de l’individu vivant ont ainsi pour condition la formidable complexité organisationnelle des structures de l’espèce. Aussi, notre regard délaissant les individualités vivantes pour saisir le flux de leur reproduction par milliers, millions, milliards, pouvons-nous saisir à travers ce flux même, une réalité, celle de l’espèce, qui se perpétue. De ce point de vue, l’individu apparaît comme une simple manifestation, un simple exemplaire de l’espèce, réalité véritable sous-tendant l’apparence phénoménale de la diversité individuelle. C’est dans cet ordre d’idée (schopenhauerien) que le biologiste Dawkin a pu récemment écrire que « l’individu est l’instrument par lequel les gènes se reproduisent » (Le gène égoïste). Un inconscient biologique gouvernerait à notre insu la conscience que nous avons de nous-mêmes.

 

 

5) Mais si n’existent jamais que des individus (je ne vois que des chevaux, êtres subjectifs, irréductibles en ce que ne pouvant occuper le même site ontologique – cf. l’impartageabilité d’une douleur -, jamais le cheval), comment la « pulsion » générique de l’espèce se manifeste t’elle au sein de la subjectivité vivante ? Schopenhauer fait de « l’instinct » – et ici de l’éros -  le point de jonction à l’intérieur de l’individu entre le subjectif (éprouvé, ressenti à la première personne) et la réalité générale et générique de l’espèce. C’est que l’éros est, en effet, une tension subjectivement éprouvée et de très forte intensité. Mais, en même temps, c’est une tension folle, une ivresse d’une puissance telle qu’elle emporte l’être qui l’éprouve et semble le dominer. Cette puissance semble s’imposer avec la quasi-nécessité d’une loi de la nature. « Deux bêtes, deux chiens, deux loups, deux renards, rôdent par les bois et se rencontrent. L’un est mâle, l’autre femelle. Ils s’accouplent. Ils s’accouplent par un instinct bestial qui les force à continuer la race, leur race, celles dont ils ont la forme, le poil, la taille, les mouvements et les habitudes. Toutes les bêtes en font autant sans savoir pourquoi ! Nous aussi… » (Maupassant, un cas de divorce). Il faut donner à cette puissance sa juste place dans la nature : « ce n’est pas seulement dans les armes des hommes à l’égard des belles créatures qu’Eros fait sentir sa puissance. Il a beaucoup d’autres objets et règne aussi sur les corps de tous les animaux, sur les plantes, en un mot sur tous les êtres » (Platon, Le banquet, discours d’Eryximaque) allant jusqu’à donner chez Maupassant l’image d’une nature emportée dans un rut universel. A travers un tel rut, hommes et bêtes mêlés accompliraient à leur insu la loi de la nature. Et, en effet, à bien regarder les êtres de notre espèce, une multitude de gestes et de mots semblent pris dans la tension d’éros : approche de séduction, propos grivois, fantasmes à tout va… « Ils ne pensent qu’à ça ». Une tension plus forte que nous – « c’était plus fort que moi » - semble nous conduire inéluctablement de l’attirance à la jouissance. Ce pourquoi beaucoup s’y laissent prendre – avant, sens calmés et l’œuvre de la nature à leur insu réalisée, de retrouver leurs esprits et de « réaliser ».

Ainsi chez Maupassant de la jeune fille d’Une partie de campagne, séduite et emportée, qui juste après l’extase fond en sanglots ; ainsi encore de l’amant de la mante chez qui l’amour aveugle se paye par après de quelque désillusion.

L’absence d’une telle chaîne d’obsessions chez l’enfant (cf. dessin de Quino) (il en a d’autres, cf. Freud), sa (relative) disparition chez le vieillard et son explosion dès la puberté, marquent la nature biologique de cette force d’éros qui envahit notre conscience.

 

 

 

 

 

6) Ainsi par la force d’éros serions-nous les pantins d’une pièce qui se jouent derrière nous. La beauté d’une femme, l’idéal amoureux – de Roméo à Arlequin, les poèmes chantant l’amour … « pures chimères » envoûtant la conscience et puis qui disparaissent avec la jouissance. L’ennui des vieux amants, les scènes de ménage et la vaisselle cassée… marqueraient ainsi pour le vieux Schopenhauer, la fin de l’illusion, parmi une ribambelle d’enfants pleurnichards près, dès l’adolescence, à reprendre le fleuron… 

 

 

7) Mise en relation des concepts sous-jacents de : sujet – liberté – désir – conscience – inconscient – nature. Alors que la conscience semblait faire de nous des sujets maîtres de leur vie c'est-à-dire libre vis-à-vis de la nature, Schopenhauer pense ici cette conscience comme essentiellement illusoire. Elle serait en réalité mue par un désir reflétant la tension inconsciente propre de l’espèce.

L’arrachement de l’homme à la nature qui définit la liberté ne serait dès lors que l’illusion par laquelle la nature réalise sa visée, l’homme n’ayant conscience que de ses désirs mais non des causes qui le poussent à désirer (Spinoza) – tel serait ainsi l’inconscient biologique, puissance de l’espèce se manifestant à travers l’illusion d’un désir propre à soi.

 

 

 

 

 

Conclusion et critique

. Il est indéniable qu’éros est une force corporelle sexuelle ; commune aux vivants dont la reproduction nécessite le rapprochement de deux individus ; qui s’ancre ainsi dans la tension de la reproduction de l’espèce ; que tout être vivant porte en lui du fait de son origine dans le genos commun engendrant une nature corporelle d’exemplaire particulier d’une espèce donnée. C’est indéniable – mais l’amour humain s’y réduit-il ? Autrement dit : sans nier l’ancrage de l’amour dans notre nature biologique – n’y a-t-il pas spécifiquement dans l’amour humain des dimensions qui échappent à une telle réduction ? 

 

. C’est notamment le thème d’une profonde nouvelle de Maupassant, L’inutile beauté. En voici la trame : une belle femme de trente années ayant passé toute sa jeunesse a tenir le rôle biologique de génitrice imposé par les pulsions sexuelles et jalouses de son mari, se révolte contre une telle condition. Elle échappe aux étreintes sexuelles de ce dernier en lui faisant croire que, parmi ses enfants et sans lui dire lequel, un n’est pas de lui : incapable de vivre dans le doute, le mari quitte alors le foyer. On retrouve alors cette femme, magnifique de splendeur, libérée du poids de la grossesse, c'est-à-dire de son corps naturellement animal non pour porter un corps mortifié et qu’il faudrait nier (cf. la religieuse et l’idéal ascétique : se libérer du corps biologique par la négation de tout ce qui rappelle et appelle le désir) mais un corps transfiguré, élevé, magnifié, d’un érotisme sublime, une beauté inutile et mystérieuse… Un corps qui se révèle ainsi au regard soudain ouvert de son ancien mari : 

 

« Il la regardait bien en face, si belle, avec ses yeux gris comme des ciels froids. Dans sa sombre coiffure, dans cette nuit opaque des cheveux noirs luisait le diadème poudré de diamants, pareil à une voie lactée. Alors, il sentit soudain, il sentit par une sorte d'intuition que cet être-là n'était plus seulement une femme destinée à perpétuer sa race, mais le produit bizarre et mystérieux de tous nos désirs compliqués, amassés en nous par les siècles, détournés de leur but primitif et divin, errant vers une beauté mystique, entrevue et insaisissable. Elles sont ainsi quelques-unes qui fleurissent uniquement pour nos rêves, parées de tout ce que la civilisation a mis de poésie, de luxe idéal, de coquetterie et de charme esthétique autour de la femme, cette statue de chair qui avive, autant que les fièvres sensuelles, d'immatériels appétits »

 

Là où, fait dire Maupassant à l’un de ses personnages, la nature (ici appelée ironiquement « divine providence ») fait de nous de simples reproducteurs stupides, nous avons à nous construire dans une dimension que ne connaît pas la nature, celle de la poésie, de l’idéal, du sens :

 

« Tout l’idéal vient de nous, et aussi toute la coquetterie de la vie, la toilette des femmes et le talent des hommes qui ont fini par un peu parer à nos yeux, par rendre moins nue, moins monotone et moins dure l'existence de simples reproducteurs pour laquelle la divine Providence nous avait uniquement animés. Regarde ce théâtre. N'y a-t-il pas là-dedans un monde humain créé par nous, imprévu par les Destins éternels, ignoré d'Eux, compréhensible seulement par nos esprits, une distraction coquette, sensuelle, intelligente, inventée uniquement pour et par la petite bête mécontente et agitée que nous sommes ? »

 

Maupassant renverse ainsi la thèse de Schopenhauer. Là où l’art - la poésie, les toilettes, les fards, l’érotisme, les jeux subtils de la séduction… - n’était qu’un artifice, une apparence ayant la fonction illusoire de masquer l’essentiel à savoir ce qui se joue dans la nature, soit la reproduction de l’espèce, Maupassant insiste sur la dimension nouvelle instaurée par l’homme, celle de la culture, véritable pied de nez jeté à cette nature stupide et aveugle (que nous sommes certes aussi) qui ne nous promet qu’un cycle répétitif de besoins et nulle autre issue que la mort. Profondément inutile, la beauté n’a pas d’utilité masquée – ce n’est pas le moyen apparemment inutile mais en réalité fort utile par lequel l’espèce attire entre eux les sexes – comme il le semble encore dans l’éthologie animale (ou comme on la lit et la construit…) – elle est le contraire de toute fonction, le gratuit, le « pour rien » par quoi se révèle le désir humain de hauteur, le refus de la pesanteur (nature) et, mue par un tel désir, la capacité créatrice de l’imagination qui sur le corps animal sculpte un corps sublime, sur son cri le chant, sur ses gestes saccadés la danse… - sur la nature, la culture.

 

. Et, en effet, Schopenhauer opère un ensemble de réductions qui le rendent incapable de penser la spécificité humaine. Réduisant la culture à la nature, la signification des discours à l’absence de sens d’une pulsion générique, la poésie au prosaïque, la conscience à l’inconscient, l’individu à l’espèce, le corps humain au corps animal… il suppose - certes pour de suite les dénier - des réalités (l’individu, la conscience, la poésie, le sens, la culture…) que son discours pourtant ne peut pas expliquer. Car qu’éros se thématise chez l’homme en discours et en sens, qu’il faille « mettre les formes » et donner un sens à ce qui chez l’animal est vécu sur le mode immédiat d’une pulsion muette et aveugle, voilà précisément ce qu’il faut expliquer. Le chien y met un peu moins de fioritures – c’est le moins qu’on puisse dire. Autrement dit, c’est précisément cette distance – serait-elle apparente - vis-à-vis de l’immédiateté de la pulsion muette dont il faut comprendre la possibilité. A la réduire sans l’expliquer, depuis la hauteur (celle de la vie) où se situe ici Schopenhauer, c’est le jeu de la mise en scène dans ses multiples variantes créatrices – jeu individuel des hommes pouvant inventer de nouvelles manières de dire et de faire l’amour – jeu social des cultures – créant de nouvelles manière de cultiver éros… qui sont proprement incompris.

 

. Le fait supplémentaire et hautement significatif que l’individu, dont on fait pourtant un agent de l’espèce, puisse chez l’homme détourner la finalité reproductive de la sexualité au profit du plaisir (invention même de l’érotisme comme art du plaisir, utilisation de la contraception…) ne marque t’elle pas qu’avec l’homme éros change profondément de sens ?

 

. Or ce n’est pas en expulsant éros de l’humain (en faisant de ce dernier un être éthéré) mais en creusant sa spécificité humaine que l’on est saisi de son étrangeté à la simple animalité. Chez l’homme, en effet – et pour quelles raisons ? – tout semble indiquer une défonctionnalisation du désir érotique. Alors que, dans l’immense majorité des cas, la sexualité animale est réglée sur les rythmes de l’espèce (pas de sexualité hors des cycles de reproduction), l’homme a pour spécificité d’avoir une sexualité débridée - débridée (libérée) des chaînes de la fonction biologique. Ainsi que le dit un des personnages de Beaumarchais à qui une dame quelque peu guindée reprochait la bestialité (c'est-à-dire l’animalité – l’ancrage dans la nature) : « faire l’amour à tout va et boire sans soif, tel est justement le propre de l’homme ».

 

. Autre caractère d’éros chez l’homme, c’est la totalité du corps qui devient potentiellement zone érogène – c'est-à-dire source de plaisir (de là l’art de la caresse). A comparer à la limitation (et à la fixité) de l’érogénéité du corps animal. Si l’on sait, de plus, qu’une telle érogénéité du corps n’est pas séparable de la signification de la caresse (qui ?, comment ? quand ? où ? de quelle manière ?) c'est-à-dire d’un halo imaginaire de sens dont elle dépend entièrement (cf. une réponse variable à la question « avec qui ? » peut faire passer la caresse du magique à l’horreur – notez qu’alors même que matériellement parlant la caresse est la même, identité des stimuli, c’est le sens imaginaire donné à cette épreuve corporelle qui la transforme en expérience sublime ou répugnante), il faut dire que le corps érogène de l’homme est un corps doté d’une dimension inconnue de l’animal, un corps imaginant et signifiant.

 

. Résumons donc la critique que l’on peut établir de la thèse d’un inconscient biologique déterminant à son insu notre conscience en faisant du sujet une illusion et un jouet de l’espèce : c’est la différence spécifique de l’homme et de l’animal qui ne peut être ainsi réduite. Aucune réduction ne permettra de passer de ce qui est une nécessité aveugle et muette à l’inventivité des gestes et des discours poétiques, à la compréhension de l’érogénéité potentiellement totale d’un corps imaginant et signifiant, aux jeux de l’amour humain. Eros, trace générique en nous de notre nature animale, dépôt ancré dans le corps individuel de l’évolution de l’espèce, devient dans et avec l’homme autre chose – autre chose qui suppose tout au moins, l’apparition d’un mode d’être inconnu de l’animalité, à savoir l’instance imaginaire psychique créatrice de significations. Cette dernière est donc non déductible depuis une nature qui ne saurait la contenir : si un simple « je t’aime » n’existe pas pour mon chien cela ne signifie pas, sauf à nous réduire à un chien, que ça n’a pas de sens – mais, tout au contraire, qu’une autre dimension est ouverte, celle du sens – serait-il mensonger - inexistante pour l’animal, dimension qu’il s’agit de penser dans sa spécificité.

 

 

Transition : ceci nous amène à reconnaître ce mode d’être particulier qu’est la réalité psychique humaine. Mais l’existence d’une réalité irréductible au seul  biologique ne signifie pour autant la totale liberté de l’homme à son égard : on ne comprendrait pas alors comment on peut être assailli par des pensées creusant au sein de notre conscience angoisse et étrangeté. Au contraire, l’hypothèse freudienne d’un inconscient psychique laisse entendre que la pensée humaine « n’est plus maître(sse) en sa propre maison ».

 

 

 

 

 

 

3) Un inconscient psychique ?

 

a) L’irréductibilité du psychisme. Qu’est-ce que la réalité psychique et en quel sens peut-on la poser comme irréductible à la nature organique ? Si la réalité psychique est irréductible à la nature organique c’est qu’on ne peut déduire la première de la seconde. Le psychisme humain échappe à la réduction à une réalité organique par le fait qu’une autre dimension, inconnue au niveau de la matière et de la vie simplement animale se creuse et se déploie. Au niveau de la seule matière, n’existent ni affect, ni désir, ni perception – aucun monde propre lequel n’advient à l’être qu’avec le vivant. Mais, à son tour, pour le simple vivant les formes multiples, mouvantes et contradictoires du désir, des sentiments et des mondes imaginaires (un Requiem, Guernica, mon rêve d’hier…) qui tissent la vie psychique de l’homme n’existent simplement pas.

 

Il s’agit ici de dimensions nouvelles qu’il faut appréhender pour elle-même – et qu’on ne saurait réduire (c'est-à-dire en rendre intégralement compte) même si l’on peut, par la médiation de psychotropes, par exemple, les détruire ou susciter leur production ; ou bien analyser la relation entre telles représentations psychiques et les localisations cérébrales, etc. Du chimique au psychique il y a certes passage, action effective mais une telle action suscite une réélaboration imaginaire dont on ne peut rendre compte au niveau simplement chimique. On aura beau, par exemple, analyser les relations entre tel champignon et telles hallucinations, cela ne nous fera pas avancer d’un chouya dans la compréhension du sens particulier de l’hallucination – sens accessible pour nous soit par le récit de l’halluciné, soit par expérience directe d’un vécu imaginaire. Fondamentalement : si le processus chimique est un observable localisé dont on peut analyser la causalité propre, le psychique est une réalité, elle, non étalée, qui n’existe qu’à la première personne et qui est invisible à tout observateur. Ce qu’on peut alors observer c’est la concomitance entre le récit ou l’expérience psychique propre de l’expérimentateur et telle causalité somatique mais on ne saurait réduire l’une sur l’autre. Aussi un expérimentateur extra-terrestre qui ne connaîtrait rien du désir, de l’image, du sens… ne rendrait compte que de relations somatiques, sans les lier à un quelconque vécu psychique, faute de pouvoir le comprendre c'est-à-dire de relier les dires de son patient à sa capacité de vivre et d’imaginer son expérience propre. Bien plutôt que la réduction du psychisme au somatique, l’extraordinaire est bien plutôt le passage entre ces minuscules transformations physiques que sont, par exemple, des lésions cérébrales et la transformation radicale des mondes propres des malades (cf. O. Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau), transformations aboutissant parfois à la création de mondes inouïs et fantastiques dont on ne peut rendre compte sans prendre en compte la capacité élaboratrice et ré-élaboratrice de l’imagination humaine.

 

Si donc la réalité propre du psychisme humain n’est accessible qu’à la première personne et compréhensible uniquement par un être doté de vie psychique et de la capacité libre d’imaginer ce qu’il ne vit pourtant pas, il faut dire avec Freud qu’une relation directe entre la vie psychique et le système nerveux, « existerait-elle, ne fournirait dans le meilleur des cas qu’une localisation précise des processus de conscience, et ne contribuerait en rien à leur compréhension » (Abrégé de psychanalyse). Comprendre c’est, en effet, saisir le sens d’un dire ou d’une image, ce qui signifie éprouver et imaginer ce qu’au-delà de sa trace matérielle, ils veulent dire. Vouloir dire signifie que : a) la réalité perçue est le signe d’autre chose que de soi, elle renvoie à un ailleurs (le mot « chien » à la signification « chien » qui elle-même renvoie à d’autres significations indéfiniment…) – suppose l’imagination comme capacité de voir dans ce qui est autre chose ; b) cet ailleurs est la dimension de la signification – dimension dans laquelle, par l’imagination, je me projette dès que je comprends par exemple, la phrase « vivent les éléphants roses » - dimension essentiellement interprétable puisque je peux toujours me demander, ce qui est ici entendu par « éléphants roses », les motivations d’un tel énoncé, si la signification « rose » ne renvoie pas elle-même à la fleur, aux filles, aux bonbons, à la couleur noire dont il constituerait la dénégation, etc…

 

 

b) Trois traits du psychisme humain irréductibles à la nature organique

 

Ceci nous amène à reconnaître,  avec Castoriadis (philosophe et psychanalyste, 1922 – 1997) une triple spécificité du psychisme humain :

 

1) Premièrement une défonctionnalisation de la représentation psychique vis-à-vis du substrat biologique. A regarder l’action et la vie des animaux (répétitivité, caractère cyclique, absence relative d’inventions), on peut sans risque de trop se tromper faire l’hypothèse que la représentation psychique (images, perception, anticipations) est quasi-immuable dans ses formes (le chat voit et désire les mêmes objets, limités, ayant un sens fixe directement relié au besoin) et sert globalement (fonction) la reproduction de la vie biologique (celle de l’espèce à travers l’individu). Pas ou très peu – chez les grands mammifères – de jeu de la représentation. A contrario, tout se passe comme si chez l’homme les représentations psychiques étaient déconnectées c'est-à-dire « libres » vis-à-vis du substrat biologique. La possibilité de se suicider, le déploiement d’une sexualité non reproductrice, le fait de pouvoir se raconter des histoires imaginaires… indiquent assez par leur absence de fonction vitale une telle libération.

 

2) Corollaire, d’une telle défonctionnalisation, l’autonomisation de l’imagination humaine : il suffit de faire quelque peu attention à ce qui se passe en nous pour que nous percevions un flux de représentations illimité et immaîtrisable – en ce sens au moins qu’on ne peut l’arrêter : il y a en nous de la pensée (au sens large cartésien incluant images, affects et désirs) et ce constamment. Le rêve humain dans son infinie créativité marque encore à l’état de sommeil (de la conscience) une telle effervescence de l’imagination humaine. A contrario on peut poser que l’imagination rêveuse de l’animal est là encore ancrée dans le besoin (le chat attaque, tue, mange… et ne rêverait que de cela) et sans fioritures.

 

3) Ce qui caractérise enfin l’homme c’est la domination du plaisir représentatif sur le plaisir d’organe. Pas de sexualité humaine sans fantasme, par exemple. Lacan : « le fantasme fait le plaisir propre au désir ». Les grandes quêtes humaines que sont la gloire, la richesse et l’amour sont, elles encore, clairement indissociables de la représentation que l’on se fait de l’autre et de soi-même (et de l’image de soi telle qu’on l’imagine être pour l’autre). Enfin, dernier exemple, l’homme seul peut prendre plaisir à torturer son prochain – ce qui montre que je puis prendre plaisir à la représentation de la souffrance de l’autre (comme à la représentation de la mienne propre : masochisme), ce qui du point de vue immédiat du corps est inintelligible la douleur étant l’opposé du plaisir.

 

 

c) Qui dit irréductibilité du psychisme ne dit pas liberté à son égard

 

Si l’irréductibilité du psychisme aux phénomènes simplement organiques nous amène à conclure à l’avènement d’une nouvelle dimension de l’être (imagination déconnectée tissée de et visant des significations imaginaires), si une telle dimension peut être dite « libre » (Jonas) vis-à-vis de la nature biologique dans la mesure où elle s’annonce comme une causalité spécifique irréductible, nous ne sommes quant à nous pas libres vis-à-vis de ses productions. Nous allons en effet reconnaître avec Freud que l’on peut être esclave de sa propre psyché (et non plus seulement de lois biologiques aveugles, cf.II.2), cette psyché étant intrinsèquement divisée.

 

Reconnaissons pour cela d’abord au sein de notre psyché consciente une première différence :

1)      Il y a des pensées, des dires et des actes dont je m’éprouve l’auteur (le sujet) – ici même - les engendrant volontairement et les contrôlant par la réflexion attentive – il me semble alors que je pense, dis ou fais ce que je veux, pensées, dires et actions me semblant sous l’entier pouvoir de ma volonté. Je me vis alors comme le maître de moi-même, maîtrisant tant mes pensées que mon corps.

2)       Pour autant dès que je relâche mon attention, un flot incontrôlé de pensées, d’affects et d’images traverse ma psyché (cf. b. 2) ; à la limite d’un tel relâchement, le rêve manifeste une vie psychique extraordinaire qui, elle aussi, échappe entièrement à mon contrôle. Il y a donc une vie psychique qui échappe à mes pouvoirs propres et dont je ne suis pas l’auteur conscient.

 

. Rien de bien grave cependant pour ma propre liberté et l’intégrité de ma personne, s’il suffit d’attention et de concentration pour se reprendre et devenir à nouveau le maître de soi-même. Ce flux imaginaire ne serait alors rien d’autre que de la « sous-pensée », un jeu hasardeux, sans intérêt ni sens d’images - duquel je peux à tout moment me libérer par la reprise consciente et volontaire de ma propre pensée. C’est bien ainsi que, communément, nous pensons nos propres rêves ainsi que les associations d’idées qui nous viennent à l’état de veille : l’essentiel (le véritable, l’important) est ailleurs.

 

. Et pourtant une telle séparation entre une conscience maîtresse d’elle-même et un flux imaginaire sous-jacent à toute activité psychique et n’affectant pas la première peut être sérieusement mise en question. En effet :

1)      Dire que je suis l’auteur et le maître de mes imaginations conscientes, c’est oublier que, pour une grande part d’entre elles, mes pensées surviennent (Nietzsche) - et m’étonnent parfois. Ainsi, par exemple, de la venue de tel « bon mot », mais encore des trouvailles du poète ou du musicien dont l’imagination, même si elle est reprise, guidée et travaillée, déborde dans la création toute mesure consciente : il y a plus dans tel vers (ex. « le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige » (Baudelaire)) que ce qu’on (y compris Baudelaire) pouvait en prévoir – la nouveauté de la pensée excède son créateur ; mais encore, un tel vers, bien que nous en soyons conscient, nous échappe encore en partie, appelant un univers indéfini d’images et de significations non encore présentes… : il y a donc au sein de la pensée consciente de la pensée qui nous excède.

 

2)      Ma conscience est le siège de passions qui s’imposent à moi, malgré moi – ainsi de l’amour, de la haine, de la vengeance, de l’angoisse… des pensées et des désirs dont je ne suis pas maître et qui m’assaillent. Au sein de la conscience, malgré et contre ma volonté, des désirs et des pensées s’imposent à la conscience éveillée.

 

3)      Une telle submersion de la conscience par des forces vécues comme étrangères (« c’est plus fort que moi ») est aussi caractéristique des névroses. Névroses (angoisse, phobies, obsessions, asthénie…) = affection caractérisée par des troubles affectifs et émotionnels dont le sujet est conscient et dont il ne peut se débarrasser. Ainsi de cet homme qui en conduisant était assailli du désir de se fondre dans les phares de la voiture devant lui, ou de cet autre qui dans les mêmes conditions s’imaginait régulièrement écraser une vieille dame à tel point que l’angoisse l’empêchait de conduire. Ainsi encore de l’agoraphobe pris de crise d’angoisse, ou de l’individu pris de « Toc » qui ne peut s’endormir qu’après avoir accompli un rituel précis…

 

4)      Le cas limite des psychoses (maladie mentale affectant de manière essentielle le comportement, et dont le malade ne reconnaît généralement pas le caractère morbide (à la différence des névroses)) telle la paranoïa entraînant un délire de persécution ou/et de mégalomanie – indique comment la pensée consciente peut être, dans ces cas limites, littéralement submergée par des forces psychiques non contrôlée.

 

5)      Qui de nous encore une fois maîtrise ses fantasmes (ici sens courant) ? Pourquoi pour l’un les relations sadomasochistes, pour l’autre les relations homosexuelles, zoophiles ou telles autres pratiques sexuelles…sont-elles des sources d’excitation, quand pour l’autre elle entraînent des dégoûts profonds ? Là encore la découverte (et non le choix) que l’on fait de ces dégoûts et désirs au sein de nous-mêmes indique suffisamment que la conscience est submergée par des désirs et imaginations particulières dont elle n’est pas l’auteur.

 

6)      Enfin, actes manqués et lapsus ne s’accomplissent ils pas parfois au cœur de la plus extrême attention, me faisant dire le contraire de ce que je voulais dire ou faire le contraire de ce que je voulais faire ? Ainsi de ce médecin dont parle Freud et qui levant son verre pour congratuler un collègue nouvellement nommé à une place éminente lui dit qu’il a « roté » pour lui (au lieu de voter)

 

 Dans tout ces cas, c’est une étrangeté de soi à soi qui se manifeste à notre conscience, des actes, des mots, des pensées, des désirs excèdent et dépassent la volonté du sujet conscient et le poussent dans des directions étrangères, incongrues, parfois contradictoires et souvent douloureuses. Tout se passe ainsi comme si derrière, sous-jacente à, notre vie consciente bouillonnait une vie imaginaire dont nous ne sommes pas les maîtres. C’est à la reconnaissance de la puissance d’une telle vie imaginaire s’imposant à et à l’insu de la volonté consciente que répond le concept freudien d’inconscient.

 

 

d) L’hypothèse de l’inconscient psychique

 

i) L’hypnose comme origine

 

 Freud médite tout d’abord les effets de l’hypnose. En situation hypnotique : a) Les patients semblent pouvoir dire et se souvenir de ce qu’ils taisent à l’état conscient – comme si, la conscience s’endormant, des barrières s’estompaient. b) On peut exiger d’autrui (avec des réussites variables) un comportement qu’il effectuera une fois éveillé et dont il donnera une raison étrangère à la véritable raison – qui est l’ordre donné sous état hypnotique. Ex. ouvrir son parapluie à telle heure, l’individu interrogé expliquera pourquoi il l’a fait – et, par exemple, la crainte de la pluie, pour vérifier s’il n’y a pas de trous, etc. L’important ici est que l’individu conscient i) ne connaît pas les véritables causes de son geste (le commandement) ; ii) donne des raisons qu’il croit justes pour rendre compte de son geste. Il s’agit alors d’une rationalisation : la conscience est trompée et se donne à elle-même de fausses raisons.

 

ii) Elargissement du schéma de l’hypnose

 

Freud élargit alors ce schéma de l’hypnose : si la conscience peut être trompée à son insu, les raisons que nous donnons de nos actes, de nos désirs, de nos pensées, de nos rêves, de nos actes manqués, de nos lapsus… ne sont-elles pas autant de rationalisations c’est à dire de masques de phénomènes se déroulant hors du champs de notre conscience ? Si de tels phénomènes ne sont pas de nature organique, mais de nature psychique – c'est-à-dire évoluant dans la dimension imaginaire du sens – une telle détermination de la conscience est la marque de l’existence d’un inconscient psychique, soit d’un ensemble de forces psychiques déterminant la conscience à son insu. Qu’est-ce donc qu’un tel inconscient et comment reconnaître sa présence problématique ?

 

iii)  La décision théorique de Freud

 

A tenter de saisir les contenus conscients, nous nous apercevons que « les données de la conscience sont extrêmement lacunaires ; aussi bien chez l'homme sain que chez le malade, il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d'autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage la conscience. Ces actes ne sont pas seulement les actes manqués et les rêves, chez l'homme sain, et tout ce qu'on appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels chez le malade ; notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l'origine, et de résultats de pensée dont l'élaboration nous est demeurée cachée » (Freud). Alors que les actes manqués, les rêves, les idées surgissantes, les symptômes somatiques… qui surviennent au sein de notre vie consciente, sont souvent considérés soit comme le produit de hasards, soit comme celui de causes organiques inconnues, Freud prend la décision théorique de faire l’hypothèse qu’ils sont signifiants = qu’ils veulent dire quelque chose et quelque chose d’important. Or comme nous n’avons nulle conscience de ce qu’ils veulent dire, un tel sens (psychique), s’il existe, ne peut être qu’inconscient.

 

iv) Justification d’une telle hypothèse

 

« Tous ces actes conscients [cf. + haut, rêves, lapsus, etc. ] demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d'actes psychiques ; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés. Or, nous trouvons dans ce gain de sens et de cohérence une raison pleinement justifiée, d'aller au-delà de l'expérience immédiate. Et s'il s'avère de plus que nous pouvons fonder sur l'hypothèse de l'inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve incontestable de l'existence de ce dont nous avons fait l'hypothèse. » (Freud). Deux raisons donc : a) le gain (théorique) de sens – l’hypothèse de l’inconscient est supposée éclairer ce qui sans une telle hypothèse reste inexpliqué et obscur. Une telle hypothèse nous donnerait alors une compréhension plus large de nous-mêmes. C’est ce qu’il nous faudra éprouver ; b) argument pratique : l’efficacité supposée de la démarche psychanalytique.

 

. Ne pouvant juger directement de l’efficacité pratique, bornons-nous à analyser l’hypothèse de l’inconscient et le gain de sens supposé l’accompagner.

 

v) Structure du psychisme

 

En 1915, Dans sa première topique (théorie des « lieux » (topos) - psychiques – à prendre comme une métaphore puisque le psychisme, avons-nous vu ne saurait être étendu), Freud distingue trois structures du psychisme humain : le conscient, le préconscient et l’inconscient. Le conscient est ce dont seul nous faisons l’expérience, soit tout ce qui apparaît plus ou moins clairement dans le champ de la conscience éveillée (telle pensée et ensembles de pensées, tel souvenir, affect, cette salle avec au-delà le savoir que continue l’espace, etc. etc.). Le préconscient est constitué de contenus psychiques dont nous n’avons pas actuellement conscience mais dont nous pouvons à volonté reprendre conscience - il s’agit essentiellement de souvenirs (ex. possibilité de se rendre conscient d’un souvenir d’enfance, de ce qu’on a fait hier, etc. ). L’inconscient, quant à lui, ne saurait devenir conscient. Il est le siège d’une vie imaginaire désirante qui ne se manifeste à notre conscience que de façon déguisée – soit sous la forme de symptômes somatiques (douleurs), de l’étrangeté du rêve, de lapsus, d’idées étonnantes, etc. Pour caractériser l’importance relative du conscient et de l’inconscient dans notre vie psychique, Freud nous donne l’image d’un iceberg dont seule la face émergée (le conscient – soit 10 % du « volume » total) nous apparaît, le reste étant le champ immense de l’inconscient, ce champ dont ne percevons que les traces et les effets.

Pourquoi donc un tel déguisement ? A cela deux raisons : a) le refoulement ; b) l’irréductibilité d’une partie du psychisme à la logique consciente.

 

 a) Une partie des contenus inconscients a été (et est constamment) refoulé du champ de la conscience vers le champ inconscient. Refoulé c'est-à-dire expulsé et oublié. Pour quelle raison ? Parce que le contenu en est insupportable pour notre conscience, contredisant d’autres valeurs et d’autres désirs auxquels nous tenons. Ainsi, par exemple, des idées d’inceste et du désir de meurtre du père dont Freud nous dit qu’elle sont consubstantielles à l’homme (du fait que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes); mais encore de multiples désirs interdits dont la manifestation nous ferait éprouver horreur et culpabilité. Désirant se manifester, poussant vers la représentation consciente le désir importun se voit fermer les portes : Freud appelle censure une telle expulsion. Mais, dit encore Freud, « l’inconscient n’oublie jamais », et les désirs refoulés refont surface sous une forme déguisée. Celle-ci est un compromis : en se déguisant le désir inconscient se manifeste et se satisfait partiellement ; les forces de censure, quant à elles, acceptent qu’un tel contenu, en lui-même non choquant, accède à la conscience. Ainsi, par exemple de tel lapsus – « j’ai roté pour vous » - que le sujet conscient pourra ramener au hasard (rationalisation) alors même que le désir d’anéantissement de celui qui humilie « sa majesté le moi » (Freud) en prenant sa place (toujours la première) se réalise partiellement par ce bon mot qui signifie « je vous rote dessus ». Ainsi, encore, par exemple de tel rêve dont le contenu conscient ne semble avoir ni intérêt, ni queue ni tête, alors qu’à travers lui se manifestent des désirs refoulés (cf. + bas pour un exemple) : basiquement, on rêve de telle femme qui n’est pas votre mère – c’est donc votre mère. Pour comprendre les origines du refoulement, il faudra nécessairement passer par le biais d’une analyse de l’origine de notre psyché depuis sa genèse jusqu’à l’âge adulte – on comprendra alors comment le fait de grandir en s’insérant dans une réalité sociale donnée exige de renoncer à ce à quoi une partie de nous-même se refusera toujours (cf. + bas).

 

b) Mais l’inconscient n’est pas seulement et uniquement un ensemble de désirs et de représentations qui ont été conscients et qui ont été refoulés de ce champ. Antérieurement à l’accession au langage (réalité sociale par essence) auquel nous devons la possibilité de nous dire et de nous penser, la psyché était quelque chose – ensemble partiellement structuré de désirs, d’images, d’affects - qui ne pouvaient pas se dire et qui ne peut pas exhaustivement se dire dans un langage qui n’est pas le sien – celui de la logique consciente, celui du langage ordinaire. Postulat freudien : une telle (autre) logique continue son œuvre en une strate de notre être psychique (« L’inconscient ne renonce jamais » - ici, aucune phase de notre vie psychique n’est simplement annulée) et se manifeste sous forme de tensions, d’affects, d’images… L’incapacité de dire exhaustivement nos angoisses, nos désirs, nos haines… ne provient-elle pas partiellement de cela – la présence d’un indicible psychique ? (cf. + bas – d.ii, la généalogie de la psyché).

 

 

vi) Reconnaissance de l’inconscient – rêves, actes manqués, névroses, désirs ordinaires…

 

De telles propositions manquent cependant ici singulièrement de justification. Seule l’analyse d’expériences réelles nous permettra de tester le « gain de sens » qu’est sensée nous apporter l’hypothèse de l’inconscient. Commençons par l’analyse des rêves dont Freud nous dit qu’elle est « la voie royale d’accès à l’inconscient ». Dans les rêves, en effet, la force de censure contemporaine de la conscience, s’endort partiellement. Selon Freud, les désirs inconscients deviennent alors, via interprétation, partiellement lisibles car « le rêve est la réalisation d’un désir » et non un amas d’images sans sens ainsi que le perçoit et conçoit la conscience vigile.

 

a) Analyse d’un rêve

 

Situation : une femme de trente ans, mariée depuis 10 ans, qui se dit «heureuse en ménage», raconte son rêve au psychanalyste, Freud.

« Donc, une dame encore jeune, mariée depuis plusieurs années, fait le rêve suivant: elle se trouve avec son mari au théâtre, une partie du parterre est complètement vide. Son mari lui raconte qu'Élise L. et son fiancé auraient éga­lement voulu venir au théâtre, mais ils n'ont pu trouver  que de mauvaises places (3 places pour 1 florin 50 kreuzer) qu'ils ne pouvaient pas accepter. Elle pense d'ailleurs que ce ne fut pas un grand malheur.

 

La première chose dont la rêveuse nous fait part à propos de son rêve montre que le prétexte de ce rêve se trouve déjà dans le contenu manifeste. Son mari lui a bel et bien raconté qu'Élise L. une amie ayant le même âge qu'elle, venait de se fiancer. Le rêve constitue donc une réaction à cette nouvelle. Nous savons déjà qu'il est facile dans beaucoup de cas de trouver le pré­texte du rêve dans les événements de la journée qui le précède et que les rêveurs indiquent sans difficulté cette filiation. Des renseignements du même genre nous sont fournis par la rêveuse pour d'autres éléments du rêve manifeste. D'où vient le détail concernant l'absence de spectateurs dans une partie du parterre ? Ce détail est une allusion à un événement réel de la semaine précédente. S'étant proposée d'assister à une certaine représentation, elle avait acheté les billets à l'avance, tellement à l'avance qu'elle avait été obligée de payer la location Lorsqu'elle arriva avec son mari au théâtre, elle s'aperçut qu'elle s'était hâtée à tort, car une partie du parterre était à peu près vide. Elle n'aurait rien perdu si elle avait acheté ses billets le jour même de la représentation. Son mari ne manqua d'ailleurs pas de la plaisanter au sujet de cette hâte. —Et d'où vient le détail concernant la somme de 1 fl. 50 ? Il a son origine dans un ensemble tout différent, n'ayant rien de commun avec le précédent, tout en constituant lui aussi, une allusion à une nouvelle qui date du jour avant précédé le rêve. Sa belle-sœur ayant reçu en cadeau de son mari la somme de 150 flo­rins, n'a eu (quelle bêtise) rien de plus pressé que de courir chez le bijoutier et d'échanger son argent contre un bijou. — Et quelle est l'origine du détail relatif au chiffre 3 (3 places) ? Là‑dessus notre rêveuse ne sait rien nous dire, à moins que pour l'expliquer, on utilise le renseigneraient que la fiancée, Elise L..., est de 3 mois plus jeune  qu'elle, qui est mariée depuis dix ans déjà. Et comment expliquer l'absurdité qui consiste à prendre 3 billets pour deux personnes ? La rêveuse ne nous le dit pas et refuse d'ailleurs tout nouvel effort de mémoire, tout nouveau renseignement » (Conférences sur la psychanalyse).

 

 

Sens manifeste

Association libre

Sens latent

Au théâtre avec son mari

Référence à un évènement antérieur.

Théâtre : mariage et sexualité : voir le caché.

Une partie du parterre est complètement vide

La semaine dernière a acheté des billets à l’avance – paye la location – lorsqu’elle arrive avec son mari : plein de place. N’aurait rien perdu si elle avait attendu.

Mariage

Temps (trop vite)

Argent (trop cher)

Son mari lui raconte qu’Elise et son fiancé auraient voulu venir mais ils n’ont trouvé que de mauvaise places – refus.

Son mari vient de lui raconter qu’Elise L., une amie à elle du même âge vient se fiancer.

Mariage

 

3 places pour 1 fl 50

Sa belle sœur ayant reçu un cadeau de son mari de 150 florins n’a eu (quelle bêtise) rien de plus pressé que de courir s’acheter un bijou.

Temps (trop vite)

Argent (trop cher).

Rapport : 100 x mieux.

 

 «ce n’est pas d’ailleurs un grand malheur».

 

Vengeance / Elise L.

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Déplacement : le sens latent fait place au sens manifeste – rêve apparemment sans intérêt, le centre du rêve n’est pas dans le rêve manifeste.

Substitution : bijou = mari ; théâtre = sexualité ; billet = mariage…

 

Sens du rêve : réaction / mariage d’une amie : je me suis empressée de me marier avec mon mari – cf. attrait / sexualité – mais pour le même prix j’aurais eu un mari 100 x mieux.

 

A noter : 1) Le sens manifeste – ce dont se souvient notre conscience (ce qui lui est manifestée) – se réduit à une histoire sans grand intérêt. C’est bien ainsi que nous vivons la plupart de nos rêves. Mais le centre du rêve n’est pas là où la conscience le croît – dans l’histoire manifeste – il est dans ce qui s’exprime à travers ce rêve, à savoir un désir dont l’analyse met en lumière le sens latent (caché) = les désirs de vengeance vis-à-vis d’Elise ; de meurtre vis-à-vis de son mari ; de substitution d’un autre (le fiancé d’Elise ?) à celui-là. Il s’agit ici d’un phénomène de déplacement (une des trois lois structurelles de la logique inconsciente – avec la substitution et la condensation, cf. + loin) : le contenu véritable (latent) du rêve est inapparent dans le contenu manifeste ; celui-ci sous la force de censure de la conscience, est déplacé vers le rêve manifeste ; le contenu du rêve manifeste est alors sans danger pour la conscience, ne remettant pas en cause ses propres valeurs (j’aime mon mari, la jalousie c’est mal et idiot, etc. ) ; 2) Le moyen de retrouver le sens latent est l’association libre : on demande au patient de dire, sans contrôle ni censure du type « mais ça ce n’est pas important » ce qui lui passe par la tête à propos de chaque élément du rêve, supposant que loin d’être libre l’association des idées retrouvera les traces mnésiques ou / et les liens imaginaires forts particuliers qui se lient à tel élément du rêve. De tels traces et liens seront à nouveau à interpréter en tant que figurant des idées auxquelles un désir est fortement attaché : ici à travers les idées de « mariage / trop vite / trop cher payé » = désir d’éliminer ce mari pour un autre et, éventuellement, de piquer le fiancé de son ami (à voir…). 3) Notons que si l’interprétation part de l’hypothèse que le rêve a un sens, ce sens n’est nullement lisible à travers le seul rêve manifeste – de là l’impossibilité d’une interprétation qui ferait fi des associations propres d’idées du rêveur (pas de manuel valable référant abstraitement tel contenu à telle idée) ; qu’un tel sens est supposé, que l’interprétation doit donc être ouverte ; que tout n’est pas interprétable (cf. + haut, le nombre « 3 ») –  Freud parle ainsi d’un noyau du rêve qui demeurerait insaisissable à travers les jets de lumière que l’on peut projeter sur certaines de ses parties (caractère intrinsèquement indicible ? a –logique ? créativité de l’imagination ?). 4) A rebours, une fois l’interprétation effectuée on peut retracer la causalité supposée qui engendre le rêve. Au départ il y aurait un désir. Celui-ci ne peut se manifester directement sans être refoulé de la conscience. Il se manifeste donc indirectement et se satisfait par représentation en utilisant les voies du déplacement, de la substitution (le billet pour le mariage, le bijou pour le mari) et de la condensation (unir en un seul être des propriétés diverses – ex. le bijou réunit les notions de valeur, d’absurdité et de vanité (apparences) et représente un homme désiré). Ceci constitue ce que Freud appelle la « logique primaire » de l’inconscient.

 

Si la théorie freudienne est correcte ce dont il faut ici s’étonner c’est : a) que la conscience soit aveugle à la logique d’un désir qui sous-tend pourtant une partie de sa vie psychique et dont l’inventivité et l’intelligence calculante sont extraordinaires ; b) qu’elle puisse cependant reconnaître que tel est bien son désir – reconnaître comme sien ce qui lui apparaissait comme étranger – et reconnaître par-là même qu’elle peut être divisée, siège de désirs contradictoires (elle peut aimer et haïr ce qu’elle aime) reliée à différentes strates de son être, vis-à-vis desquelles il lui appartiendra de faire la lumière et de tisser sa vie (en choisissant, par exemple, lucidement de voir un désir et de le refuser – ou bien de l’accomplir). Important : quel est notre être véritable ? Non nécessairement celui qui parle par en dessous : ce peut être (et c’est souvent) un meurtrier, incestueux, etc. (cf. illustration de Voutch) ; celui qui s’y oppose est tout autant réel. Il ne s’agit pas ici seulement de reconnaître mais sur cette base de se faire et de se transformer. Etre soi-même = un projet qui suppose de transformer le rapport de soi à soi, et ainsi de tenter de s’unifier alors que nous ne sommes premièrement rien d’autre qu’une superposition de couches psychiques dont nous n’avons guère conscience (sur ces couches, cf. généalogie de la psyché, d.ii).

 

b) Les actes manqués et les lapsus

 

Cf. l’exemple plus haut (« roter » - voter) = dire, faire ce qu’on (une partie de nous) voudrait taire. Ex. 2 – casser le vase de la grand-mère… Pour une partie de nous-mêmes, peut-être, le vase est-il un substitut de la grand-mère et c’est elle qu’on tue – n’en déplaise à cette autre partie de nous qu’est notre conscience morale ou une tendresse éprouvée qu’une telle idée horrifie. Là encore : le vase est une sorte de compromis – c’est la grand-mère (substitut inconscient); ce n’est pas la grand-mère et c’est « pas de chance » (acceptable pour la conscience). Idem / les oublis de la vie quotidienne…

 

c) Les troubles névrotiques 

 

Très rapidement il apparaît que telle douleur, telle obsession récurrente, tels tocs (nécessité de se laver les mains, d’effectuer tel rituel avant de se coucher, etc. )… peuvent être le résultat d’un conflit psychique. Ainsi de cette femme se plaignant de maux de ventre et dont l’origine est à trouver dans un souhait antérieur, oublié et refoulé, de mort d’une sœur perdue, souhait dont elle se punit en se faisant souffrir…

 

d) Les amours, haines et désirs ordinaires

 

Rêves, actes manqués, lapsus, troubles névrotiques… ne sont finalement pas au cœur de notre vie consciente – ils indiquent tout au plus que certains de nos actes psychiques sont déterminés par une logique inconsciente, non la force sous-jacente de l’inconscient au cœur de toute activité psychique. C’est à une telle reconnaissance que l’analyse de nos amours, désirs et haines ordinaires doit cependant nous amener. Nul, en effet, ne choisit ses objets d’amours et de haine. Ceux-ci – et, antérieurement aux objets, le mouvement même d’amour et de haine – s’imposent à nous ; et nous ne faisons, pour la plupart, dans nos vies, que suivre ces mouvements (cf. + haut – Schopenhauer et l’inconscient biologique). C’est dans cette absence de choix et dans cet emportement de notre vie consciente que l’on peut reconnaître la force d’un inconscient qui obéit à une logique psychique propre que l’on peut mettre en lumière. Une telle aliénation se manifeste couramment à la conscience dans la mesure seule où elle engendre un conflit psychique – révélant une ambivalence (double valeur contradictoire). Dans le cas contraire, tout semble indiquer que – faute de les réfléchir et de les maîtriser - nous sommes et nous ne sommes que les servants de ces parties de notre être qui s’affirment par et malgré nous.

 

i) Haine et désir de meurtre

 

Pourquoi cet enfant, doux comme un agneau le jour, décanille t’il hommes, femmes et enfants dans des explosions de sang sur sa Playstation (ou encore, joue aux soldats, bat ses poupées…) ? « Il joue » dit-on – et ce n’est pas important ; « il se défoule » – entend t’on encore ; « c’est de son âge »… etc. Autant de rationalisations (cf. + haut pour une définition) qui masquent et relativisent (un jeu ce n’est pas important !) ce qui se joue ici. Quelle est donc cette jouissance propre à l’homme qui se satisfait de l’anéantissement des autres ? Pour l’inconscient, dirait Freud, ce n’est nullement un jeu – c’est le réel psychique ordinaire d’un être qui se vit et se pose comme le centre tout puissant de ce monde accomplissant aveuglement des pulsions  mues par le seul principe de plaisir et anéantissant toute réalité qui s’opposerait à leur réalisation.

 

 

Je crois que je n’ai vraiment été moi-même que 3 petites minutes dans toute ma vie. Bilan : 5 morts et 14 blessés dont 2 graves

 

 

 

 

« Nous trouvons toute naturelle la mort d’étrangers et d’ennemis que nous infligeons plus volontiers et avec aussi peu de scrupules que l’homme primitif. Sur ce point cependant, il y a, entre l’homme primitif et nous, une différence qui, dans la réalité apparaît décisive. Notre inconscient se contente de penser à la mort et de la souhaiter, sans la réaliser. Mais on aurait tort de sous-estimer cette réalité psychique par rapport à la réalité de fait. Cette réalité est déjà assez grave et grosse de conséquences. Dans nos désirs inconscients, nous supprimons journellement, et à toute heure du jour, tous ceux qui se trouvent sur notre chemin, qui nous ont offensés ou lésés. « Que le diable l’emporte ! » disons nous couramment sur un ton de plaisanterie, destiné à dissimuler notre mauvaise humeur. Mais ce que nous voulons dire réellement, sans l’oser c’est : « que la mort l’emporte », et ce souhait de mort, notre inconscient le prend plus au sérieux que nous ne le pensons nous-mêmes et lui donne un accent que notre conscience est prête à désavouer. Notre inconscient tue même pour des détails ; comme l’ancienne législation athénienne de Dracon, il ne connaît pas d’autre châtiment pour les crimes que la mort, en quoi il est assez logique, puisque tout tort infligé à notre moi tout puissant et autocratique est, au fond, un crime de lèse majesté.

C’est ainsi qu’à en juger par nos désirs et souhaits inconscients, nous ne sommes tous qu’une bande d’assassins. »

 

Freud, Considérations actuelles sur la guerre et la mort, 1915

 

 

Analyse du texte

 

. Le contexte tout d’abord : 1915, première guerre mondiale et fin des espoirs humanistes cosmopolitiques. A gauche l’idée de l’internationale communiste – « travailleurs de tous pays, unissez-vous » - Jaurès qui jusqu’à son assassinat luttait contre la guerre en espérant la paix ; l’espoir que les soldats jetteraient leurs armes, et se reconnaissant comme frères d’oppression (par un capitalisme devenant mondial) s’uniraient. A droite, l’idée d’un éveil des consciences liée à une commercialisation adoucissante du monde, laissait espérer devant l’image d’un grand marché mondial que la guerre était d’un autre temps. Des deux côtés les guerres apparaissaient comme un archaïsme voué à être dépassé dans la conscience d’une humanité et d’un intérêt commun. C’est cette idée-là qui en 1914 explose : les nationalismes se réveillent, les soldats vont à la guerre en chantant (en un premier temps), haïssent, comme il se doit, leurs ennemis, une formidable boucherie commence son travail… Problème énorme : comment est-ce possible ? Comment les hommes peuvent-ils ainsi s’identifier à une patrie ? Comment – parallèlement - la haine de l’autre est-elle possible ? Comment de gentils garçons peuvent-ils devenir des bouchers ? C’est, répond Freud qu’il y a toujours eu un boucher à la cave de la maison cherchant à s’affirmer au détriment de tous les autres.

 

.  Les horreurs de la guerre ne feraient donc que révéler le monstre sanguinaire qui gît au fond de nous. Quelle preuves avons-nous donc de sa présence ? C’est toujours sous forme masquée, acceptable pour la conscience que se révèlent ces forces inconscientes. Il faut donc les débusquer derrière les compromis rationalisants dont se satisfait la conscience. On repérera alors les lieux et moments d’agressivité et de violence latente : bousculades, priorité grillée ou doublage intempestif en automobile, regard ou parole mal interprétée, guichet fermé, train en retard, lenteur du passant devant moi, réception d’une mauvaise note, indifférence de l’autre pour moi, profs qui doublent à la cantine, camarade qui a une bonne note, sort avec une jolie fille ou un joli garçon… On saisit alors des mouvements d’humeur qui s’expriment dans des regards (fusillant), des gestes (des crispations de dents aux coups de poing en passant par les autres doigts d’honneur) ou des phrases (de l’ironie mordante – « je vous en prie madame » - « sa seigneurie », à l’insulte…). Notons encore que de tels mouvements s’accompagnent de raisons – qu’on reconnaîtra dans un instant comme rationalisation - c’est toujours l’autre qui a tort et on se justifiera (priorité grillée, agression volontaire de la part de l’autre… = droit bafoué).

 

. Freud explicite immédiatement la logique de notre inconscient : pour l’inconscient, ils sont déjà morts. « Dans nos désirs inconscients, nous supprimons journellement, et à toute heure du jour, tous ceux qui se trouvent sur notre chemin, qui nous ont offensés ou lésés ».Tout ce qui s’oppose à « sa majesté le moi » c'est-à-dire à la toute puissance et à l’illimitation de mes désirs  marcher droit dans la rue, être reconnu et aimé, être le premier… - est immédiatement pour notre inconscient annihilé. Cet ami qui réussit – et pas moi : anéanti. Ce détenteur de BMW – et pas moi : exterminé. Celui qui me bouscule – éliminé… Qui n’est ainsi sensible à ces minuscules fantasmes de mort qui naissent en quelques microsecondes de telles situations ? Si alors on lâchait la bride à l’inconscient – c'est-à-dire si nous ne nous contrôlions pas – c’est la violence la plus meurtrière qui se répandrait. C’est pourquoi les situations limites sont propres à révéler (plutôt qu’à produire) un tel fond inconscient : les guerres où la morale sociale ne défend plus de tuer autrui mais exige de tuer celui qui est devenu un « ennemi » vis-à-vis duquel, pour la plus grande joie de cette partie obscure de nous-mêmes, il n’y a plus d’interdits. Notons ici encore que la conscience se satisfait par autant de rationalisation : l’autre est l’ennemi de la patrie, etc. –  il faut ainsi que le meurtre soit justifié, rationalisé pour notre conscience. Dans les rêves a contrario, les forces de censure de la conscience étant davantage endormies, nul besoin de tant de rationalisation : réalité fantasmatique où l’ego, centre tout-puissant ignorant la réalité (du monde, des autres,) réalise immédiatement sans (trop d’) entraves ses désirs…. le rêve suppose sa dose de meurtres, de soumission et d’incorporation sexuelle - l’inconscient s’y laisse ainsi davantage lire (quoique de façon encore chiffrée, cf. + haut, analyse d’un rêve). Le jeu quant à lui est un moyen symbolique de réalisation des désirs. L’enfant qui lance et tire une bobine de fil en disant successivement «fort – da» (ici – là) joue et maîtrise ainsi imaginairement le départ et le retour de sa mère, mouvements vis-à-vis desquels il n’a nul pouvoir réel. L’enfant qui joue « se crée un monde à lui, ou plus exactement, il transpose les choses du monde où il vit dans un ordre nouveau tout à sa convenance » (Freud, Au-delà du principe de plaisir). Aussi les jeux de guerre, vidéos, les films où nous sommes les héros… sont-ils autant de moyens pour nos désirs inconscients de se réaliser. Au total, « c’est ainsi qu’à en juger par nos désirs et souhaits inconscients, nous ne sommes tous qu’une bande d’assassins » (Freud).

 

. Freud renverse ainsi la thèse classique selon laquelle l’homme civilisé aurait depuis longtemps dépassé et anéantit le primitif – à comprendre comme une étape posée comme encore quasi-bestiale de l’évolution de l’humanité ; puis comme les étapes individuelles du devenir grand où,  l’on devient un autre être, un grand, un être moral. L’homme archaïque – le primitif – centre tout-puissant du monde réduisant toute chose à ses désirs - est à l’intérieur, toujours là, près à faire sonner sa voix, à frapper de son poing – parfois sous les plus beaux vêtements moraux (l’amour de la patrie, le bien commun), parfois sous ceux du droit (ma place, ma priorité). Certes alors nous ne sommes plus des enfants, ni des primitifs en ce que chez l’homme éveillé cette puissance inconsciente doit coexister avec cette autre part de nous-même qui exige des raisons et des justifications morales, en ce que nous avons appris en partie à nous maîtriser. Mais la manière dont la conscience se laisse prendre à ses propres rationalisations montre combien nous pouvons être les jouets de ces forces obscures qui poussent à l’intérieur de nous vers leur réalisation.

 

 

ii)  Nos amours.

 

 Les divers amours conçus comme autant de formes d’attachement particuliers à un être, une situation, un objet, un pays, un dieu… s’imposent à nous - nous ne les choisissons pas -  et déterminent la visée essentielle de notre vie consciente. N’est-il pas ici aussi possible que derrière la logique consciente et la justification que nous donnons à nos amours, d’autres visées, elles aussi plus obscures, se réalisent ?

C’est ce que soupçonne ainsi Nietzsche après Pascal derrière l’amour de la patrie, de sa ville comme de ses enfants… :

 

« Le désir d’appropriation du sentiment de moi est sans limites ; les grands hommes parlent comme si tous les âges se tenaient derrière eux et s’ils étaient la tête de ce long corps, et ces chères femmes se font un mérite de la beauté de leurs enfants, de leurs vêtements, de leur chien, de leur médecin, de leur ville, à ceci près qu’elles n’osent pas dire : « tout cela, c’est moi » » (Nietzsche, Aurore, IV, § 285).

 

. Alors que les grands hommes pensent se dévouer pour leur patrie, tiennent pour les autres et pour eux-mêmes un discours pur et désintéressé sur le bien général ; que les femmes vantent les mérites de ces autres que sont leurs enfants, leur chien, leur médecin, leur ville (qui est toujours, où qu’on se trouve sur Terre, la plus belle ville du monde) ; que, pourrait-on avec Nietzsche ajouter, le croyant plie le genou devant un dieu qu’il aime… alors que tous pensent et disent aimer un autre que soi, Nietzsche soupçonne que ce qu’on aime, désire et admire à travers ces autres n’est autre que soi-même. L’amour désintéressé de l’autre ne serait ainsi qu’une manière inconsciente de jouir - par procuration - de la représentation d’un soi tout-puissant et centre de ce monde.

 

.  Comment une telle logique est-elle possible ? L’autre n’est pas moi et je ne suis pas l’autre. Comment ce qui n’est pas moi – ce dieu, cet enfant, cette ville – peut-il bien être analysé par Nietzsche comme une excroissance du moi ? Il y a certes paradoxe. Et pourtant à voir comment d’aucuns se gonflent de raconter les histoires des autres, de vanter leur médecin, leur ville, leur nation… tout se passe, en effet, comme si c’était bien eux-mêmes qui à travers ces autres étaient glorifiés. Ce qu’il s’agit ainsi de penser c’est le processus d’identification : l’autre devient ce à travers quoi je me lis, désire et pense ; comme si le moi, de son centre, développait des tentacules sur le monde s’appropriant l’autre que soi et y posant sa marque : « c’est moi, c’est à moi ».

 

.  Pour comprendre une telle logique, il faut revenir à l’histoire de la psyché humaine (généalogie de la psyché).

 

Généalogie de la psyché humaine

. Posons avec Freud qu’à sa naissance la psyché de l’infans (celui qui ne parle pas) est une boule autocentrique, « autistique » qui réduit le monde à soi-même ne connaissant de ce dernier que  l’épreuve immédiate qu’il en fait, à savoir le plaisir ou la douleur. Autrement dit, pas encore de représentation (conscience au sens étroit) d’un monde extérieur à soi et différent de soi, mais un monde réduit à l’expression (positive ou négative) de ses désirs. Concrètement, le lait pour le bébé ce n’est pas ce que nous, adultes, en pensons dans le langage vigile à savoir le lait qu’une mère, la mienne, me donne en réponse à mes cris ; les autres n’existent pas encore en tant que tels pour lui. Ainsi le lait comme les caresses de la mère font-il corps avec lui et sont vécus comme une partie de soi qui engendre plaisir. Freud peut ainsi écrire à la place de l’infans : « je suis le sein » - autrement dit, cette réalité sentie et ressentie qui engendre le plaisir c’est moi-même, clos sur moi-même et réunifié (et non encore, ce qui appartient à un autre et qu’il me donne selon son bon vouloir). Lorsque le sein, en effet, ne vient pas ce n’est pas pour le bébé un évènement mineur qu’il pourrait mettre à distance et relativiser. C’est son monde qui se brise – l’horreur du cri du bébé, inédit dans le monde animal, semblant montrer combien ce manque est vécu dans l’aveuglement comme une désunion, une brisure, une perte de soi. Au contraire le lait réunit enfin l’enfant désuni et assouvissant momentanément le désir, réengendre la clôture de soi sur soi qui semble le but premier du désir : ne pas manquer, être réuni à moi-même dans la plénitude de la satisfaction.

 

. L’on saisit alors comment l’autre que soi (le sein, la mère, le lait) est dés l’abord appréhendé comme une partie de soi. Les autres n’existent tout simplement pas. Mais c’est à travers le manque que, pour donner sens à son monde, la figure d’un autre que soi va pouvoir se constituer.

 

. Grandir c’est ainsi reconnaître que le réel ne répond pas à mes désirs, autrement dit qu’il y a de l’autre que moi (une mère qui ne fait pas ce que je désire, puis une mère qui désire un autre que moi, à savoir le père, etc., enfin des autres qui se fichent royalement de moi, etc.), un autre qui résiste à mes désirs et autres tentatives d’assimilations réductrices = que je ne suis pas le centre tout-puissant d’un monde qui se réduit à mes désirs. Or une telle reconnaissance est toujours douloureuse et doit, pour être effectuée, être compensée par quelque gain psychique : telle est la fonction générale de ce qu’on peut appeler une domestication ou appropriation de l’altérité du réel (le fait qu’il soit autre que moi), par quoi le réel ne m’apparaît plus seulement dans une étrangeté radicale mais aussi comme un lieu-mien où je me réfléchis, où je suis reconnu et où je puis vivre, recréant un cosmos (monde ordonné et centré) c'est-à-dire un foyer pour mes désirs.

 

. Telle est l’histoire psychique de ce qu’on peut appeler nos chutes et nos recréations de monde. Reprenons donc (très grossièrement) l’histoire de la psyché où nous l’avions laissé. 1) Dans une première phase donc, le bébé se vit comme centre autistique tout-puissant d’un monde réduit à son plaisir. 2) C’est le manque (ici comme besoin) qui vient tout d’abord briser cette clôture satisfaite. Le bébé apprendra (s’il l’apprend et ne s’enferme pas en un monde autistique – cf. l’anorexie du nourrisson) qu’il n’est pas tout puissant mais qu’un autre être détient la toute-puissance : la mère détentrice du sein dispensateur de plaisir. Première chute donc : nous sommes deux ! et je ne suis pas maître de la réalisation de mes désirs. En ce qu’elle s’oppose au désir que je suis cette chute est nécessairement une souffrance – qui s’exprime en haine de ce qui s’oppose à moi (cf.+ haut sur la haine, d.i). Mélanie Klein fait ainsi l’hypothèse que l’enfant dissocie alors le monde entre un mauvais monde qu’elle appelle « mauvais sein » (le sein qui ne vient pas, qui n’obéit pas à mon désir) sur lequel afflueront les fantasmes de destruction et un bon monde (« le bon sein » - celui qui dispense le plaisir) que l’enfant pourra là encore fantasmer (cf. le bébé qui s’endort le pouce dans la bouche). Très important : le monde reconnu en son extériorité (relative) par rapport à moi devient dès sa naissance psychique ambivalent (double valeur contradictoire) : à la fois ce qui me fait chuter (et donc que je hais) mais aussi ce qui permet à mon désir de se réaliser (et donc que j’aime). Où l’on reconnaîtra l’origine très lointaine d’une vision manichéenne du monde scindé entre ces deux principes différents que sont le bien et le mal, ainsi par exemple des oppositions : ma patrie / l’étranger ; ma ville / les autres… qui fonctionnent selon une séparation du monde en ami / ennemi = mien / autre. Ainsi de la mère – qui est à la fois celle que j’aime par-dessus tout et celle que je hais parce qu’elle ne répond pas à mes désirs (et plus profondément parce que sa genèse psychique en tant qu’autre que moi coïncide avec la perte de la toute-puissance de la psyché). A travers cette première scission (moi / autre = mère) l’enfant peut, en effet, recréer un monde-mien : cet autre je l’aime et je dois m’en faire aimer – toute puissance aimante et protectrice avec laquelle je vise un état impossible de fusion (cf. le bébé « collé » à sa mère, les jeux de séduction, etc.), la fusion (impossible) avec la toute-puissance de l’autre étant maintenant vécue et visée comme réalisation du désir (après ma première chute). A contrario – on comprendra comment l’autre (ici la mère) peut en cette phase du développement psychique être constitué comme une toute-puissance étrangère, crainte et haï. Une mère non aimante, non caressante, par exemple, une nutrition « mécanique » indifférente et sans échanges (voire pire haineuse et violente) – peut ainsi se voir constituer dans le sentiment général de terreur devant celle que je désire pourtant. On conçoit alors comment cette première constitution de l’autre que soi peut engager des constitutions psychiques psychotiques désormais incapables de relation « normales » à l’autre c'est-à-dire ouvertes, de plaisir et d’échange (cf. le personnage principal du film psychose d’Hitchcock) : le monde peut ainsi être constitué par le paranoïaque comme radicalement étranger, terrifiant, soumis aux volontés d’une force étrangère toute-puissance qui m’opprime et me surveille. 3) Le bébé peut trouver un nouvel équilibre psychique dans un tel monde relativement maîtrisé, un monde à soi re-centré sur soi avec une mère à soi. Mais c’est ce monde-là qui doit encore une fois être brisé. Car cette mère que le bébé veut tout pour soi, dont il veut être l’objet d’amour, avec laquelle il désire faire un – cette mère en désire un autre (papa). Troisième phase donc : nous sommes trois ! Cet autre, le père, vient briser l’univers clos de la relation duelle de l’enfant à la mère et vient par la réprobation, le « non » (l’enfant dans la chambre) interdire la relation fusionnelle qui est, à cette phase, l’essentiel du désir de l’enfant.

De là encore une fois la haine et le désir de meurtre (s’exprimant dans les dires, les gestes, les fantasmes…), cette fois-ci de cet autre étranger qu’est le père. Tel est le complexe d’Œdipe (Œdipe dans la tragédie de Sophocle tue son père et épouse sa mère). Il sera résolu (dans quelle mesure cf. + bas, note sur le renoncement) lorsque l’enfant acceptera l’interdit – et donc un amour limité de la mère – ce qui se produira en faisant du père une figure idéale, celle que je veux et dois être (« je veux être comme mon père », « grand »…).

 

 

 

 

 

A l’expulsion du père comme autre mauvais suit donc, si tout se passe bien, une identification-appropriation qui est intégration de ce dernier comme « mon père » en tant que je désire être sur son modèle : suit donc une nouvelle restructuration du monde où le père apparaît comme la nouvelle figure désirée de la toute-puissante (« mon père, ce héros »…) – le monde s’accroît d’horizons temporels désirables (je ne suis pas tout – je le serai !).

 

 

 

Zone de Texte: Miguelito ou la chute du maître du monde… Une de plus : Miguelito a du déjà renoncé à la fusion avec Maman, il a investi l’espace public de jeux des enfants et accepté partiellement les règles communes… Mais nul ne renonce jamais à être le centre-tout : perché sur son toboggan, il regarde le monde de haut et le traverse sous l’horizon futur de sa domination – « je serai chef » comme est ou a été pour lui papa. Malheureusement il y a les autres qui eux aussi désirent être tout… Et le centre du monde redescend sur la terre, parmi les milliers d’autres chef-centre du monde. On imagine alors un avenir de lutte et de revanche : pour être chef il faudra se battre, passer du toboggan à l’ENA, du siège de la classe au siège de PDG ou de ministre… ; mais comme, encore une fois, du fait que tous cherchent la même chose, l’échec est presque nécessaire, il faudra encore une fois renoncer. 
Mais « l’inconscient ne renonce jamais », énonce Freud. De là la frustration, la haine et le mensonge sur soi.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


4) Mais ce n’est pas terminé – loin de là ! Le « cocon familial » doit être brisé, la toute puissance de papa relativisée : l’enfant s’était, en effet, recrée un monde, un monde à trois (j’oublie ici pour simplifier les petits frères et sœurs – qui engendrent un identique mouvement d’annihilation et/puis d’appropriation – on pourra parler d’un complexe de Caïn), un chez soi où il continuait à avoir une position relativement centrale. C’est ce que l’école – par exemple – va briser : il faudra découvrir et reconnaître qu’il y a des autres que moi, d’autres familles que la mienne et que je n’ai pas la priorité. Nouvelle souffrance, nouveau coup dur pour celui qui veut être le centre et qui désire être tout. Là encore, une double solution est possible (et souvent alternativement vécue) – soit l’investissement et l’appropriation de ce nouvel espace, à travers la lutte pour la reconnaissance, la camaraderie, etc. = l’appropriation - création d’un nouveau monde doté de nouvelles valeurs, relations et de nouveaux horizons ; soit son refus, l’enfermement dans la « timidité », l’investissement quasi-exclusif de la famille (« veux maman… ! »), la volonté de retour au monde sécurisé de l’avant… 5) Suivent alors d’autres types de chocs et brisures suscitant un renoncement correspondant à la brisure d’un monde et à la création-appropriation d’un nouveau (chez nous, le collège, le lycée, les concours, le monde du travail, la maladie et l’hôpital…). Sur ces derniers exemples, l’on voit combien il est difficile (et peut-être ultimement impossible – c’est ce qu’affirme Freud) de faire pleinement sienne la réalité extérieure (ici sociale).

 

Petite note sur le renoncement

 

. L’immense difficulté est qu’on ne renonce jamais totalement à être le centre-tout du monde. C’est d’ailleurs ce que nous tendons à redevenir dans le sommeil (du monde, de l’autre) et la situation de rêve où nous nous repositionnons au centre. Freud : « l’inconscient ne renonce jamais » et « l’inconscient n’oublie jamais ». La première phase du développement de la psyché (je = tout = plaisir) à la domination de laquelle nous avons du renoncer continue son travail en sous-œuvre ; et ainsi dit Freud de toutes les phases de notre développement psychique… Autrement dit : loin d’être dépassées et annihilées, l’organisation du psychique est feuilletée de strates, sédiments vivants plus ou moins profonds de notre histoire, coexistantes et conflictuelles.

 

. C’est bien ainsi que nous pouvons lire des phénomènes qui sans cette hypothèse demeurent inexplicables (cf. argument de Freud, d.iv). En vrac : i) les  haines (cf. comment les adolescents parlent à leurs parents) voire les meurtres envers les mères (en 2002 par exemple, le cas d’un fils, 40 ans, en Seine et Marne qui a fait sauté la cage thoracique de sa mère en lui sautant sur la poitrine avec des chaussures cloutées) par leurs enfants sont parmi les plus violents que l’on puisse observer. Ce sont aussi les amours les plus puissants (ambivalence). Pourquoi ? La relation particulière entre l’enfant (serait-il déjà vieux – « l’inconscient ignore le temps » (Freud)) et la mère n’est pas compréhensible de l’extérieur – la folie de tels comportements ne peut être comprise qu’en la référant à une relation invisible fortement et très profondément ancrée dans la psyché de l’enfant, cette époque jamais oubliée pendant laquelle cette dernière était, de façon ambivalente, la toute-puissante haïe et aimée. Autrement dit : il y a plusieurs mères pour le même être – la mère de l’amour-fusion, la mère haïe, la mère tendre, celle dont on s’est partiellement détaché, celle avec qui l’on est sur un pied d’égalité, etc. et ces mères coexistent parfois conflictuellement au sein de la même psyché ; ii) le lien puissant au père – de l’extérieur (pour le regard détaché qui est aussi l’un de nos regards), individu comme les autres, peut-être insignifiant – et pourtant qui reste celui dont on veut se faire reconnaître, qu’on imite ou/et avec lequel on rivalise, doté d’une autorité que n’ont pas les autres hommes, etc. Cette appréhension du père ne peut là encore se comprendre qu’en référence à ce qu’il a été et continue d’être à un stade de notre constitution psychique – ce père c’est encore en partie le véhicule de l’interdit, celui qui porte autorité et jugement ; c’est aussi celui  que l’on admiré et qui a constitué notre idéal ; iii) le comportement de l’enfant « très sage » à l’école, obéissant aux règles, investissant le travail – et  « impossible à la maison » : c’est qu’il s’agit pour lui de deux mondes – monde qu’il investit comme un petit tyran, c'est-à-dire ce qu’il reste aussi, un tout-puissant manipulant les êtres selon son bon plaisir, (phénomène contemporain d’un défaut de l’autorité et donc de l’interdit lors de l’éducation) alors même qu’une autre partie de lui-même connaît les règles (et il a du renoncé au moi-centre-tout pour les faire siennes) ; iv) etc. etc.

 

 

Notes sur la pluralité des mondes

. On pourrait multiplier les exemples… tous manifestent que nous vivons dans une pluralité de mondes : autant de mondes que de strates psychiques. Du point de vue de l’épreuve qu’en fait un sujet, un monde, en effet, est l’horizon qui se déploie autour d’un sujet et dans lequel apparaissent des objets constitués selon des schémas, des relations et des valeurs spécifiques à ce monde. Dans ce cadre, le rêve, bien sûr, est un autre monde ; mais encore le psychotique, le névrosé, ceux qui jouent, fantasment …  constituent à chaque fois des monde propres, mondes subjectifs privés incompréhensibles pour le regard rationnel – mondes qui coexistent plus ou moins conflictuellement avec ce qu’on appelle le monde et qui est lui aussi un monde subjectif mais, lui, commun et partagé, monde pour la conscience éveillée (cf. première partie) visant les objets sur l’horizon langagier (donc social) du partageable et de l’universel (monde dont on va voir, cf. « l’inconscient social » qu’il n’est lui-même pas unique puisqu’il y a autant de ces mondes sociaux et partagés que de sociétés). De là la possibilité de décrire chaque relation, geste ou mot…  dans des langages différents tentant de correspondre à cette pluralité des mondes psychiques : ainsi Miguelito sur son toboggan est à la fois un simple enfant sur un toboggan parmi une pluralité d’autres ; un maître du monde tout-puissant qui réduit l’univers à son plaisir ; un être en relation (à ses camarades, aux adultes) qui veut être reconnu…

 

Reste que si des désirs archaïques continuent leur œuvre en sourdine, nul ne peut – sauf folie - échapper à la nécessité douloureuse de renoncer partiellement à l’objet de ses désirs en acceptant et faisant partiellement sienne la réalité extérieure. Jusqu’où une telle appropriation est-elle, cependant, possible ?

 

5) Jusqu’où pouvons-nous, en effet, et à quelle condition faire du monde notre monde, un lieu approprié où l’on puisse vivre chez soi ? Toute renonciation, avons-nous vu, peut être en partie compensée par la possibilité de s’approprier ce nouveau monde, de s’y faire une place en lui donnant sens et valeur. Mais quelle devrait être la dernière étape sinon la reconnaissance dernière que par delà la pluralité des sociétés humaines, l’immensité infinie de la nature fait de nous des points condamnés à la mort ? Comment faire sienne, comment investir et s’approprier une telle révélation ? Une telle vérité auprès de laquelle tout désir est immédiatement annihilé ne saurait être désirée : aussi ne peut-elle faire sens puisque la mort est l’abolition de tout sens – montrant l’irréductibilité dernière et inappropriable, l’étrangeté radicale, de la nature à notre subjectivité.

Mais, psychiquement immensément douloureuse puisque demandant de renoncer à soi c'est-à-dire à tout, une telle étape n’est presque jamais psychiquement franchie (et, en ses strates les plus anciennes, jamais – ma mort est l’extinction du monde, cela reste vrai quelque conscience lucide que je puisse avoir de ma mortalité) dans l’histoire humaine. L’institution religieuse de la société (qui représente la quasi-totalité des sociétés humaines - pour le détail, cf. + bas,  4. l’inconscient social) en posant l’existence d’un sens dernier (contre l’absence de sens) c’est à dire en relativisant la mort qui n’est pas anéantissement sans reste puisque l’essentiel (le monde sacré, mon âme ou / et Dieu…) est sensé perdurer, en nous posant (nous les bons, les justes, les fidèles) au centre des préoccupations d’un ou de dieux (figure du Père), en scindant l’humanité en nous et en eux (fidèle / infidèle, ami / ennemi…) garantissant ainsi pour notre plus grande joie que nous sommes les premiers - constitue pour la psyché humaine un immense bénéfice, moyen dernier d’investir et de s’approprier un monde qui n’apparaît pas radicalement étranger à notre désir.

 

 

Bilan sur l’appropriation – expulsion du monde

 

Etapes de constitution de la psyché dans sa relation à l’extériorité du monde.

 

Monde approprié = « autre mien »

 

Mauvais monde = « autre étranger »

Clôture primordiale autistique d’un être autosuffisant.

Pas encore de monde extérieur à soi : « je = tout = plaisir »

« A l’origine le moi contient tout, ultérieurement il sépare de lui un monde extérieur » (Freud)

 

Pas encore de monde extérieur à soi : « je = tout = plaisir »

Brisure de la clôture

Nous sommes deux.

« Le bon sein ». La bonne mère – le bon lait… = le bon monde

« Le mauvais sein ». La mauvaise mère = le mauvais monde

Nous sommes trois.

Interdit de fusion, reconnaissance de l’interdit et de sa place dans la structure familiale.

 

Identification – création de l’idéal du moi : le père tout-puissant aimé et pris pour idéal : ouverture de nouvelles relations prises dans un nouvel horizon (futur) du monde.

 

Complexe d’Œdipe : « Le père haï et expulsé ». Re-centration sur la mère. Expulsion du corps étranger.

Nous sommes plusieurs et ma famille est une famille parmi d’autres dans l’espace social.

 

Investissement du monde social, de ses valeurs et de ses buts,  de ma définition (rôle, situation) sociale.

 

Reflux vers le monde clos familial. Les autres = angoisse et peur.

 

Il y a plusieurs sociétés, irréductibles à la mienne.

 

Cosmopolitisme : « citoyen du monde ».

Séparation de l’ami (nous = les bons, les justes) / ennemi = l’étranger, l’infidèle – selon une pluralité de cercles concentriques (le village, la patrie, la religion, la race…).

Je ne suis rien dans le grand univers.

???? pb du sens de la vie ????

Accepter la mortalité

La mort, le néant de nos vies = horreur et angoisse.

= « l’immonde » (ce qui ne peut faire monde)

 

 

Retour sur le texte de Nietzsche

. C’est dans ce vaste mouvement d’introjection (tirer vers soi = faire sien) du monde social et de projection de soi sur le monde qu’est l’appropriation affective du monde que l’on peut maintenant resituer le propos de Nietzsche. Les exemples qu’il déploie se situent à une phase tardive du développement psychique : l’académicien parlant comme s’il était éternel, les femmes et leur enfant, leur ville, leur chien – ont tous, pour une part, accepté la réalité sociale, ses valeurs et ses buts. Ils s’y reconnaissent – cette réalité est la leur. Lorsqu’on imagine par exemple le propriétaire terrien regarder sa terre, le villageois sa ville ou même la réussite de son enfant ce n’est nullement un pur sentiment désintéressé de contemplation esthétique (cf. I. 2 – la contemplation) qui explique le profond sentiment d’expansion et d’attachement  qui est relié à cette contemplation – c’est que cette terre qui s’en va au loin par delà les montagnes, cette ville et sa grandeur, cet enfant et son avenir de médecin (cf. Susanita, plus bas) « c’est moi » =  la représentation d’un objet (posé devant moi, à distance de moi, devant mon regard : celui de la perception, comme celui de l’imagination) dont je projette devant moi le sens et les schémas constitutifs (cette ville est, par exemple, tissée de mille souvenirs et mille attachements qui n’appartiennent qu’à moi), ces schémas de constitution et de lecture profondément ancrés dans l’histoire de mes affects me dispersant et me déployant à travers la campagne, la ville, cet enfant… De tels objets sont constitués comme un miroir expansé du moi (cf. Lacan et le stade du miroir – découvrant son image dans le miroir, le petit enfant, se projette pour la première fois dans l’image et, sous le regard de l’autre aimé qui le désigne, s’y voit, dans la jubilation, comme une totalité parfaite et maîtrisée ; mais ce n’est là qu’une image, ainsi de ce tout ce que nous investirons comme nôtre) figurant une quasi-totalité parfaite à travers laquelle je me/les (projection / introjection) lis comme la réalisation de mon désir central, celui d’être le centre-tout.

 

. Que cependant une telle représentation ne soit pas totale et véritable réalisation de ce désir mais simplement un substitut partiel, c’est ce que montre le fait que nul ne saurait vivre entièrement satisfait sa vie durant en une telle contemplation (il y a donc encore désir et désir d’autre chose) et, qu’ainsi, dans les exemples que prend Nietzsche, la contemplation silencieuse et solitaire fait place à la parole c'est-à-dire au désir de se dire appelant la reconnaissance des autres. Ces grands hommes, tels des académiciens, qui « parlent comme si tous les âges se tenaient derrière eux et s’ils étaient la tête de ce long corps » - se projettent, se disent et se lisent sur la scène imaginaire majestueuse de la science ou de l’art, parmi un panthéon de quasi-divinités parmi lesquelles humblement il s’inscrit comme une continuateur, vivant ainsi par procuration la vie imaginaire de la Science ou de l’Art hypostasiés (transformés en êtres transcendants et éternels) ; cette scène imaginaire où ils se projette ne se suffit pourtant pas de la seule imagination privée, elle se dit et se cherche devant un public dans les yeux duquel on cherche l’approbation. Les autres deviennent alors les milles yeux à travers lesquels se répercute et s’amplifie l’image que j’ai et désire avoir de moi-même – les applaudissements sont alors vécus comme une entrée dans l’éternité. Qu’ils n’en soient pourtant qu’un substitut partiel, fragile et temporaire c’est ce que le doute, le changement de regard d’autrui, la nécessité de se convaincre à nouveau et d’en convaincre d’autres en élargissant le cercle de la reconnaissance montre suffisamment. Davantage, le fait que dire « tout cela, c’est moi » apparaîtrait ridicule aux autres et très douteux à soi-même fait apparaître la fragilité de cette appropriation pourtant véritablement vécue. C’est que, fondamentalement, l’image de moi-même est séparée de moi – c’est un autre que moi, succédané de ce que je voudrais être : être le centre-tout, faire corps avec la totalité dont la représentation (devant, distance) qui me relie pourtant, me sépare (en me dédoublant).

 

. La même logique d’appropriation fragile est lisible dans ces autres exemples de Nietzsche – celui par exemple de la relation de la mère et de son enfant.

 

 

 

 

 

Il est classique, en effet, de dire que l’on éduque ses enfants et que l’on désire pour eux tout ce que nous n’avons pas pu être – mon enfant devient ainsi le miroir à travers lequel se projette mon désir d’être le centre-tout,  tous ces désirs de grandeur qui, toujours là, ne trouvent pas encore en ma propre image réalisation. Ainsi de l’enfant rêvé de Susanita (ci contre) : elle le voit c'est-à-dire s’y voit, se/le berçant, se/le coiffant, moi/lui réussissant. Dans ces trois premières images elle est avec, la coexistence et la proximité imageant dans la réalité la fusion qu’elle désire et vit par imagination à travers elles (« mon enfant c’est moi »).

La quatrième image vient briser cette illusoire fusion – ce corps à corps avec l’enfant, ce corps à corps avec l’image de soi, révélant l’impossible fusion, l’impossible position d’être ce que l’on désire, à savoir ce centre-tout parfait. L’autre est un autre que moi : l’enfant s’en ira avec une autre, en aimera une autre, il ne sera plus tout à moi, il ne sera plus ce regard qui me confirme dans mon être en me donnant pour moi-même l’image de l’indispensable, de celle qui est « tout » pour un autre (à savoir l’enfant). De là (cf. d. i – la haine) la transformation en haine (de tout ce qui s’oppose à mon désir) : haine de la belle-fille, haine de l’enfant aimé magistralement broyé avant même d’être né par une Susanita ne supportant pas de pas être le centre-tout du monde.

 

. On pourrait ainsi, depuis la perte première de la position de centre, depuis la déchéance de la naissance, dresser une petite liste de tous ces substituts au désir que nous nous recréons afin de pouvoir vivre : il s’agit toujours de réductions de l’infinité du réel (les milliards et milliards d’autres, l’infinité du temps et de l’espace) à un monde vécu comme une totalité centrée. Si une telle réduction est inhérente à la vie et au désir qui la meut, on peut dire ainsi avec Cioran que « vivre c’est s’aveugler sur ses propres dimensions ». Dressons un petit catalogue de ces micro-totalités, de ces « bulles » quasi-fermées au sein desquelles nous nous resituons : i) le sommeil comme effacement du monde extérieur, retour autistique à la totalité close ; ii) le rêve comme constitution d’un monde centré sur mes désirs ; iii) le jeu (cf. + haut) comme recréation sur l’espace imaginaire du comme si d’un lieu pour le désir ; iv) les fantasmes comme satisfaction imaginaire du désir ; v) la constitution d’ « objets transitionnels » (Winnicott) c'est-à-dire d’objets, d’espaces ou de personnes que nous nous sommes appropriés et qui nous servent tant de protection que de transition pour aller vers le sauvage, étrange et étranger monde extérieur. Ainsi du doudou de l’enfant, de sa chambre, de la famille, de la maison, du village, de la patrie… comme objets ou lieux avec ou dans lesquels nous vivons, où nous sommes chez nous – « où nous nous retrouvons » - dans un monde clos à la mesure de notre désir ; ainsi peut-on penser la constitution de ces micro-totalités dans lesquelles nous vivons comme si elles étaient tout – le bureau et ses hiérarchies (« je veux être chef de service » = vécu comme être tout, alors même qu’il y a des millions d’autres chefs…), les salles d’école ou de sport et leur compétition (« être à la place de Mireille » - alors même qu’il y en a des millions d’autres dans l’espace et le temps), la famille où le petit employé redevient pour un temps le centre-tyran-maître, etc. Ainsi à chaque niveau de la hiérarchie sociale (elle aussi reconnue et importante pour l’image de soi) se recréent des niveaux hiérarchiques où chacun – serait-il simple employé – se constitue un micro-système de différence et de position où il peut se lire comme occupant quelque position dans la totalité (de là le zèle, la concurrence, la jalousie… à tous les niveaux de l’échelle sociale) ; vi) enfin indissociable de ces dernières micro-totalités, la recherche de la reconnaissance de l’autre (cf. analyse + haut) : l’acquiescement de cet autre étant vécu dans la plénitude comme une confirmation de soi (alors même que nous vivons dans l’indifférence généralisée parmi des milliards d’êtres aux identiques désirs, aux mêmes illusions).

 

 

Conclusion sur l’inconscient psychique

 

. Alors que la conscience naïve croit s’appartenir et se maîtriser dans l’immédiateté d’une cohérence et d’une adéquation de soi à soi, l’analyse nous révèle que nous sommes étrangers à nous-mêmes : loin d’être un tout unifié et conscient de soi, nous sommes divisés en différentes strates psychiques inconscientes, souvent conflictuelles tirant à hue et à dia notre petite vie et qui se manifestent indirectement à une conscience qui en semble le jouet.

 

. Quel autre but alors de l’analyse philosophique et de la psychanalyse (où l’autre apparaît comme le miroir à travers lequel j’apprends à me voir) que de se libérer ? La psychanalyse vise ainsi à se connaître soi-même, à connaître les forces qui nous constituent de façon à nous transformer c'est-à-dire à changer le rapport que nous avons avec elles. Alors que le propre de la conscience est de refouler ce qu’elle ne supporte pas et de suivre en petit chien rationalisant les pulsions inconscientes, la psychanalyse vise à les mettre à jour pour savoir ce qui me constitue et décider, le mieux possible, en connaissance de cause, autant que cela m’est possible, de ce que je veux être. La psychanalyse vise ainsi à rendre conscient et à substituer – autant qu’il est possible - à l’ensemble de forces qui déterminent ma vie et que je n’ai pas choisies, une activité consciente de soi, réflexive et volontaire. « Là où ça était Je doit advenir» : telle est ainsi la formulation générale du but de la psychanalyse que Freud nous propose – le ça étant l’ensemble des forces impersonnelles inconscientes (« ça désire »), le Je étant l’instance que nous devons faire naître afin de devenir les sujets de nos vies. A l’image d’un sujet dominant immédiatement sa vie par son caractère conscient et sa dotation immédiate d’une volonté libre (première partie) nous devons ainsi substituer celle d’un sujet divisé qui a à se construire, se faire et se vouloir : la conscience et la liberté sont une tâche bien plutôt qu’un donné.

 

. Si, avons-nous vu, notre genèse psychique est indissociable d’un processus d’appropriation qui est à la fois une ouverture et une réduction de l’altérité du réel, quelle relation devons-nous établir à l’autre que nous-mêmes (la nature, les autres, les sociétés) ? Si ultimement l’altérité de la nature se manifeste par notre mort, on voit difficilement comment une relation vraie et libre à l’autre que soi pourrait se déployer sans une reconnaissance et une acceptation de notre mortalité. N’est-ce pas alors sur le fond d’une telle conscience de notre finitude, du non-sens dernier d’une nature qui n’est pas faite pour nous et dans laquelle nous avons laborieusement à construire du sens, contre toutes les tentatives de re-totalisation et de clôtures du monde sur l’ego-centre, que nous devrions penser notre relation au monde ? Certes alors il ne s’agit pas de nier et d’abandonner ces espaces intermédiaires où nous nous construisons des foyers de vie – le rêve, le jeu, la famille, la ville, le monde du travail, la patrie… - mais, au moins pour les derniers, de cesser de les absolutiser en les situant hiérarchiquement les uns par rapport aux autres. Ainsi, à rebours du mouvement spontanément égocentrique de la psyché, Montesquieu peut-il décider : « si je connaissais quelque chose qui fût bénéfique à ma famille mais préjudiciable à ma patrie..., bénéfique à ma patrie mais préjudiciable au genre humain... je le rejetterai de mon esprit » - ce qui signifie articuler hiérarchiquement les espaces de valeur et de vie en leur préservant une indépendance relative sans simplement nier l’un pour l’autre (la famille pour la patrie, par ex : toute action pour la famille n’est pas négation de la patrie). 

 

 

Transition : mais un tel projet de réflexivité et de libération suppose que nous réfléchissions, maîtrisions et transformions ces autres forces, qui, introjectées au sein de notre vie psychique, s’imposent à nous et font de nous les valets du « gros animal » (Platon) social.

 

 

 

 

 

4) Un inconscient social ?

 

Si la conscience est spontanément aveugle sur les désirs inconscients qui la tiraillent et la déterminent, désirs qu’il faut en dernière instance référer à la psyché de l’individu et à son origine dans la chute de la position de centre-tout-puissant, ces désirs sont, cependant, dans l’histoire du sujet, indissociables de la dimension sociale que le sujet, avons-nous, vu introjecte en se l’appropriant et en en faisant un élément de son monde (qui, dès la rupture de la clôture primordiale, perd ainsi en partie sa dimension privée). La pluralité irréductible des mondes sociaux (cultures), l’unité de signification et d’organisation de chacun de ces mondes (le système aztèque ; capitaliste ; l’Ancien-Régime, etc…) qui donne un sens à l’idée de parler de la société comme totalité, l’incrustation profonde et cependant invisible à l’individu de ces mondes sociaux irréductibles dans le regard, la pensée, le désir de l’individu… formant autant de quasi-exemplaires d’individus sociaux suggèrent l’idée d’un inconscient social qui, à notre insu, déterminerait la conscience. Inconscient : puissances structurées déterminant la conscience à son insu. Social : réalité transindividuelle – quoique n’existant qu’à travers les individus (tout ainsi que l’espèce, le genos) - artificielle (non naturelle, à la différence de l’espèce) du « collectif anonyme » (Castoriadis), produit de l’histoire humaine, constitué d’une unité de significations imaginaires (Dieu, l’argent, Quetzalcóatl…) indissociables d’une organisation et d’une structuration du monde humain et naturel, s’imposant à l’individu en mettant en forme ses pensées, ses désirs, ses affects.

 

Tentons donc une première reconnaissance d’une telle détermination. Notre premier étonnement est que justement elle n’apparaît pas.

 

a) Le point de vue de la conscience sur elle-même – retour à la conscience naïve

Il me semble, en effet, que ma conscience = indépendante de la société : a) que je vois ce qui est tel que cela est ; b) que mes désirs, mes goûts, mes haines... sont miens et me définissent. Autrement dit : a) la conscience vit comme naturelle c'est-à-dire allant de soi - et ayant une valeur en soi (opp. « contre nature » : malaise et révolte / contraire) – certaines pratiques et perceptions communes (par exemple, chez nous la douceur d’une mère, le respect des vieux… ; une musique « harmonieuse », des notes « justes »…) ; b) je vis mes pensées, mes désirs, mes goûts, mes haines… comme définissant ma nature propre indépendamment de toute médiation sociale. L’idée d’un inconscient social ne saurait donc apparaître à ma conscience immédiate.

 

b) Le point de vue de la conscience est illusoire : présence et invisibilité de la culture

Et pourtant il n’y a pas une pratique, une pensée, un affect, un regard qui ne soit structuré socialement. Montrons-le en nous décentrant de notre point de vue spontané (social) et en éclairant ce dernier depuis d’autres points de vue, celui des autres cultures.

 

i) La culture est en nous : reconnaissance du fait.

Rappel : il y a des pratiques humaines que nous vivons et pensons comme « naturelles » = i) vont de soi (être quasi-spontané) ; ii) ont une valeur (malaise voire révolte / contraire). Ex : nourriture (quoi ? comment ?), rapport mère / enfant, mari / femme, jeunes / vieux, musique, l’accent (langue) (notre accent nous paraît naturel, nous n’avons pas d’accent… ce sont les autres), etc, etc. Mais – texte de Malson – dans d’autres sociétés ce qui nous choque, nous dégoûte, ce qui paraît étrange… = la norme (normal, valeur) vécue tout aussi naturellement que nous vivons les nôtres.

 

 

Zone de Texte: L’homme reçoit du milieu, d’abord, la définition du bon et du mauvais, du confortable et de l’inconfortable. Ainsi le Chinois va-t-il vers les œufs pourris et l’Océanien vers le poisson décomposé. Ainsi pour dormir, le pygmée recherche t’il la meurtrissante fourche de bois et le japonais place t’il sous sa tête le dur billot. L’homme tient aussi de son environnement culturel une manière de voir et de penser le monde. Au Japon, où il est poli de juger les hommes plus vieux qu’ils ne paraissent, même en situation de test et de bonne foi, les sujets continuent de commettre des erreurs par excès. On a montré que la perception, celle des couleurs, celle des mouvements, celle des sons – les Balinais se montrent très sensibles aux quarts de tons par exemple – se trouve orientée et structurée selon les modes d’existence. L’homme emprunte enfin à l’entourage des attitudes affectives typiques. Chez les Maoris, où l’on pleure à volonté, les larmes ne coulent qu’au retour du voyageur, jamais à son départ. Chez les Eskimos, qui pratiquent l’hospitalité conjugale, la jalousie s’évanouit comme à Samoa ; en revanche, le meurtre d’un ennemi personnel y est considéré normal, alors que la guerre – combat de tous contre tous, et surtout contre des inconnus – paraît le comble de l’absurde ; la mort ne semble pas cruelle, les vieillards l’acceptent comme un bienfait et l’on se réjouit pour eux. Dans les îles d’Alor le mensonge ludique est tenu pour naturel : les fausses promesses à l’égard des enfants sont le divertissement courant des adultes. Un même esprit de taquinerie se rencontre dans l’île de Normanby où la mère, par jeu, retire le sein à l’enfant qui tête. La pitié pour les vieillards varie selon les lieux et les conditions économico-sociales : certains Indiens, en Californie, les étouffaient, d’autres les abandonnaient sur les routes. Aux îles Fidji, les indigènes les enterraient vivants. Le respect des parents n’est pas moins soumis aux fluctuations géographiques. Le père garde droit de vie et de morts en certains lieux du Togo, du Cameroun, du Dahomey ou chez les Négritos des Philippines. En revanche, l’autorité paternelle était nulle ou quasi nulle dans le Kamtchatka précommuniste ou chez les aborigènes du Brésil. Les enfants Tarahumara frappent et injurient facilement leurs ascendants. Chez les Eskimos – encore eux – le mariage se fait par achat. Chez les Urabima d’Australie un homme peut avoir des épouses secondaires qui sont les épouses principales d’autres hommes (…) La sensibilité dite « masculine » ici, peut-être, ailleurs une caractéristique « féminine » comme chez les Tchambuli, par exemple, où la femme, dans la famille, domine et assume le rôle de direction.                                                               							                

Lucien Malson, Les enfants sauvages
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Conséquences : délocalisation - nous vivons comme évident, « naturel », immédiat et éternel une réalité culturelle historique variable dans le temps et l’espace : une culture – soit un ensemble de pratiques normées socialement et historiquement déterminées – est inscrite dans notre chair, nos perceptions, nos pensées, nos désirs. Tel serait l’inconscient social s’inscrivant en nous malgré nous. Alors que la conscience se vit comme transparente, croyant que sa perception immédiate de soi, des autres et des choses est aussi connaissance (c'est-à-dire savoir de ce que sont les choses en soi), force est de constater qu’elle ne perçoit, désire et ressent le monde qu’à travers le prisme de structures et de schémas sociaux qu’elle a incorporés. Aussi, notant la puissance formatrice de la culture sur les hommes, Montaigne pouvait-il écrire : « la coutume est notre seconde nature ».

 

ii) Impossibilité de dissocier le culturel du naturel en l’homme

 

Mais si la coutume est une seconde nature (vécue dans la spontanéité et l’immédiateté comme si c’était naturel) y en a-t-il une première qui soit encore humaine ? C’est ce que l’on pourrait imaginer en tentant de séparer une nature humaine biologique – le corps - de la culture qui se surimpose à une telle nature (l’esprit, le sens). C’est ce qui est, cependant, dans l’immense majorité des cas impossible : le corps biologique de l’individu social est culturellement formé, la culture est ancrée dans le corps de l’homme.

 

Zone de Texte: « L’usage qu’un homme fera de son corps est transcendant à l’égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme »
Merleau – Ponty, Phénoménologie de la perception.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Analyse rapide : la critique de l’artificialisme culturel – des formes et des normes arbitraires et artificielles nous tenant lieu de pseudo-nature - engage souvent l’idée d’un retour à la nature, à une nature humaine non corrompue en-deçà de l’arbitraire culturel (cf. une certaine interprétation de Rousseau, mais encore le naturisme, les hippies…). Mais montre Merleau-Ponty, il n’y a pas d’homme naturel (et donc plus naturel qu’un autre) auquel on pourrait revenir – sinon à redevenir (ce qui est impossible, sauf lobotomie) animal aveugle et stupide. Il n’y a, en effet, pas un geste, pas une fonction, pas un désir qui ne soit, en l’homme, détourné de son sens simplement biologique. Pensons, par exemple, à la sexualité qu’on veut inscrire dans la seule biologie parce que commune à l’animal et nous – elle se double toujours chez l’homme d’une mise en scène et d’une signification imaginaire dont on ne saurait abstraire la forme précise des schémas sociaux propres à telle culture : « embrasser dans l’amour » comme dit Merleau-Ponty n’est nullement naturel, cela n’existe pas dans certaines cultures, cela change de sens selon les lieux et les personnes ; nul doute cependant que ce n’est pas un geste instinctif mais un acte intensément signifiant engageant l’imagination d’un rapport particulier à l’autre. Mais, inversement, de telles conduites ne sont pas des conduites purement spirituelles : elles s’ancrent dans le corps. Ce qu’il faut donc concevoir avec l’homme c’est que tous ses gestes et conduites sont du sens (de l’esprit)  incarné ou bien, c’est la même chose, du corps spiritualisé. L’entrée dans l’humanité signe ainsi la sortie de la simplicité et de l’immédiateté de la vie animale et l’entrée dans l’équivocité (interprétable, variable, modifiable, donnant à penser) d’un monde imaginaire de la signification qui double maintenant sa vie.

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


iii) La perception humaine fait de la nature une « forêt de symboles » (Baudelaire)

 

Si le monde humain n’est plus un monde immédiat – les choses perçues se doublent maintenant d’un sens imaginaire, elles deviennent ainsi des symboles. Symbole = unité d’un signifiant (matérialité, corporéité visible de la chose ou du mot – « l’eau », par exemple ou le son « o ») et de significations imaginaires (ce que cela veut dire). Le monde humain devient un langage, et est ainsi tissé d’imaginaire, la substance même du rêve. Descartes et l’eau de la source / cruche : « De l’eau toujours de l’eau ; mais elle a toujours aussi un autre goût, quand on la boit à la source même, plutôt que dans une cruche ou à la rivière » (Descartes, Lettre à Beeckman, 17 oct. 1630). Le goût d’une eau identique est ainsi différent. Etonnement : le goût nous semble adhérent à la chose, immédiat, sans lien à tout imaginaire. En réalité : notre plaisir est indissociablement tissé de l’imaginaire de significations (Pureté, Nature…) – cf. encore boire après un autre, dans un verre sale, seul ou avec d’autres etc… L’eau est le symbole incarné d’un autre monde (qui est ce monde humanisé) que la matérialité du contact humain vient éveiller en notre esprit et projeter sur la nature. Nous buvons en poète : cf. Holderlin : « l’homme habite en poète sur cette terre » - c'est-à-dire transforme la matérialité muette du monde en significations (imaginaires, spirituelles). Texte de White – tentant poétiquement en imageant le passage de l’animalité à l’humanité de révéler un tel changement de monde. « Ce n’était pas le même soleil » : désormais symboles, les éléments de la nature se mettent à parler, à dire nos espérances, nos joies, notre destinée… Cf. texte de Maupassant, Le Lorrain, Van Gogh. 

 

Zone de Texte: Ainsi avec des symboles l’homme construisit un monde nouveau. Bien sûr, il foulait encore la terre, sentait le vent contre sa joue, ou l’entendait frémir dans les pins ; il buvait l’eau des rivières, dormait sous les étoiles et s’éveillait pour saluer le soleil. Mais ce n’était pas le même soleil ! Plus rien n’était pareil. Tout était « baigné dans la lumière céleste » ; et il y avait « des signes de l’immortalité » partout. L’eau ne permettait pas seulement d’étancher la soif. Elle pouvait accorder l’éternité à la vie. Entre l’homme et la nature, était tendu le voile de la culture et il ne pouvait rien voir autrement que par cet intermédiaire. Il utilisait encore ces sens. Il taillait la pierre, chassait le cerf, s’accouplait et procréait. Mais partout s’infiltrait l’essence des mots : les significations et les valeurs qui dépassaient les sens. Et ces significations et valeurs le guidaient, en plus de ses sens, et prenaient souvent le pas sur eux.   
             				                                                                 White
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


                     

Claude Lorrain, L’embarquement de la reine de Saba                                                                                             Van Gogh, Champ de blé

 

 

Zone de Texte: «   Et lentement, crevant les nuées éclatantes, criblant de feu les arbres, les plaines, l’océan, tout l’horizon, l’immense globe flamboyant parut. Et Jeanne se sentait devenir folle de bonheur. Une joie délirante, un attendrissement infini devant la splendeur des choses noya son cœur qui défaillait. C’était son soleil ; son aurore ; le commencement de sa vie ! le lever de ses espérances ! Elle tendit les bras vers l’espace rayonnant, avec une envie d’embrasser le soleil ; elle voulait parler, crier quelque chose de divin comme cette éclosion du jour ; mais elle demeurait paralysée dans un enthousiasme impuissant. Alors, posant son front dans ses mains, elle sentit ses yeux pleins de larmes ; et elle pleura délicieusement »                                             
Maupassant, Une vie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On comprend ainsi la vérité propre de ce poème de Baudelaire : « La Nature est un temple où de vivants piliers ; laissent parfois sortir de confuses paroles ; l’homme y passe à travers des forêts de symboles ; qui l’observent avec des regards familiers » (Fleurs du mal, Correspondances). Si, en effet, la poésie apparaît souvent au regard prosaïque comme un doux mensonge ou une fioriture posée sur la matérialité vraie des choses – de là le fait que le regard quotidien ne comprend simplement pas ce que veut dire ici Baudelaire – ce n’est pas que la prose du langage quotidien s’ancre dans un contact direct et immédiat avec la Terre (ce que croient le paysan, le banquier, etc.) c’est qu’il utilise pour voir, indissociable de sa conscience des choses, d’ancienne métaphores, sédimentées et figées en lui sous formes de schémas imaginaires de perception. La grande poésie, au contraire, vise à réveiller les imaginations figées, à faire revivre et à déployer les métaphores derrière les liens rigides et quasi-univoque qui lient le sens imaginaire et les choses (cf. « c’est de l’eau »). Le poète – plus largement l’artiste, quand il est bon - c’est ainsi celui qui vient amplifier notre regard : derrière le dégoût de boire après un autre, il dévoilera et développera le sens imaginaire qui s’y cherche – celui d’un mélange des chairs, le corps infect d’autrui, par l’humidité lourde et huileuse de ses lèvres bouffies, venant imprégner mon corps et souiller sa pureté en une sombre intrusion…; a contrario, c’est un tout autre poème qui se rêve déjà au contact du verre effleuré par l’être aimé…

 

 

c) La culture met en forme l’homme

 

Si la culture est en tout homme imprégnant ses pensées, ses gestes, ses affects et ses désirs il faut dire que la culture met en forme l’homme. Mettre en forme = comme le sculpteur avec la terre informe, ordonner, donner sens et structure. Texte d’Aristote : en dehors de la société qui, par l’éducation, opère cette mise en forme, l’homme est un « dieu ou un monstre ». Dieu = autosuffisant; monstre = difforme : qui n’a pas été formé. Ex. des «enfants sauvages» : forme extérieure (corps, stature, visage) et intérieure (pensées, désirs, affects) = animale. A contrario, par l’éducation, la société met en forme (spiritualise, socialise) l’enfant humain, le fait sortir du caractère privé, asocial d’un monde réduit à son désir chaotique pour lequel n’existe nulle autre réalité (cf. généalogie de la psyché) et l’ouvre en lui-même à la communauté humaine qu’elle inscrit dans son corps, ses désirs, ses pensées. Aristote : « la Cité (ici la société) est antérieure à l’individu » comme l’organisme à l’égard d’une main (qui n’est vivante et fonctionnelle qu’insérée et intégrée dans la totalité vivante). Comme le corps vivant n’est pas, en effet, une somme de parties mortes (cf. Frankenstein), la société n’est pas une somme d’individus asociaux. Bien que n’existant qu’à travers des individus qu’elle excède pourtant infiniment (langue, institutions, mémoire sociale pratique et langagière : notre pensée, par exemple, est bruissante de mots c'est-à-dire de la pensée de tous ces autres qui nous ont précédés), la société précède l’individu particulier et est la condition interne de son humanité (donc de sa conscience et de sa liberté).

 

Zone de Texte: Seul d’entre les animaux, l’homme a la parole. Sans doute les sons de la voix (phonè) expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi la trouve t’on chez les animaux en général : leur nature leur permet de ressentir la douleur et la plaisir et de se les manifester entre eux. Mais la parole (logos), elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste. Tel est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les autres valeurs ; or c’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité.
 Par nature donc, la cité est antérieure à la famille et à chacun de nous, car le tout est nécessairement antérieur à la partie ; si le corps entier est anéanti, il n’y aura plus ni pied ni main, si ce n’est par analogie verbale, comme on dit une main de pierre : telle sera, en effet, une main une fois morte (…) Ainsi donc, il est évident que la cité existe par nature et qu’elle est antérieure à chaque individu ; en effet, si chacun isolément ne peut se suffire à lui-même, il sera dans le même état qu’en général une partie à l’égard du tout ; l’homme qui ne peut pas vivre en communauté ou qui n’en a nul besoin, parce qu’il se suffit à lui-même, ne fait point partie de la cité : dés lors, c’est un monstre ou un dieu.									                                      
Aristote, Politique, I.2
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Ce lien particulier de la société humaine et de l’homme, Aristote le cerne ici à travers le parole. Pour l’homme, en effet, parler ce n’est pas proférer un cri, reflet immédiat et privé d’un rapport interne à mon propre corps, c’est déployer sa pensée sur un horizon social commun de compréhension. Dès que je parle, en effet, dès que je dis quelque chose, je sais, pense et attend qu’autrui me comprenne, ce pourquoi devant son incompréhension je lui donnerai des raisons que je n’imagine pas miennes et privées mais communes et communicables (cf. cours sur la raison, textes de Marc-Aurèle et Malebranche). Pensant avec les mots communs dont le sens ne m’appartient pas – « nous pensons dans les mots » (Hegel) -  mots introjectés et appropriés lors de la socialisation de la psyché, la pensée n’est donc pas privée, elle est sociale par essence. De là le fait, souligné par Aristote, que le juste et l’injuste, le bien et le mal… soient des valeurs communes sur lesquelles nous pouvons, grâce à cette communauté de langage, qui est aussi communauté de raison (logos = parole et raison), nous entendre et fonder ainsi un monde commun. Le problème qui reste ici, cependant posé, est celui de savoir pourquoi, nous ne nous entendons pourtant pas – si l’on s’accorde, par exemple, sur l’exigence de justice, nous ne lui donnons cependant pas le même sens (cf. droite / gauche / religieux, etc.): il s’agira alors de penser les conditions (individuelles, sociales) de la séparation des hommes (sociaux) et de leur union.

 

 

d) La mise en forme de l’homme par la société est normalisation

 

Mais si la société est, par l’éducation (qui est permanente et jamais terminée), la condition de la conscience et de la liberté humaine, elle en est aussi un obstacle. La mise en forme de l’individu par la culture est aussi mise en norme, soit normalisation rigide de son comportement, de ses désirs et de ses pensées. Ce pourquoi loin d’être le spectacle de la liberté, l’histoire humaine peut tout autant apparaître comme celle de la servitude (cf. texte de Kant sur les Lumières), les sociétés pouvant être imagées comme des immenses machines poursuivant leurs propres fins à travers la production en série d’individus qu’elle socialise, met en forme et normalise. Ainsi la société aztèque produit-elle par millions des petits aztèques ayant les mêmes désirs, goûts et pensées ; ainsi des chrétiens de l’Ancien régime ; ainsi, avec des nuances qu’il nous faudra poser, de la société capitaliste contemporaine, etc. C’est que l’institution de l’immense majorité des sociétés de l’histoire humaine est une institution rigide et incontestable c'est-à-dire religieuse.

 

i) L’institution religieuse de la société

Religion = ensemble de mythes et de rites structurant et normant la vie sociale sous leur ordre rigide (cf. première partie du cours) : exemple de la société chrétienne du Moyen Age où toute la vie : les corps (statut normé de la chair et du désir), la structuration du temps de vie (l’église rythme la vie des champs – la cloche; le dimanche, jour du Seigneur ; les prières du repas ; les temps de la vie = inscrits dans le sacré – baptême, fêtes religieuses, mariage, mort et sacrement) et de l’espace (séparation des espaces sacrés et profanes – l’église, Jérusalem, les chemins de croix… comme autant de lieux où se manifeste par excellence le sacré), la hiérarchie sociale (le roi de droit divin, la prêtrise, les nobles et le sang bleu…) incarnent et répètent un modèle religieux (que celui-ci ne soit pas strictement adéquat aux Evangiles mais résulte d’une histoire propre n’a ici nulle importance, si les hommes croient – et c’est le cas – qu’un tel modèle est divin et éternel). Les sociétés religieuses sont des sociétés de répétition (répétition d’un modèle divin posé comme véritable réel) qui se caractérisent par le fait que les hommes posent à l’extérieur d’eux-mêmes, de leur liberté et de leurs désirs, la source de l’institution. Autrement dit : l’origine des valeurs et du sens qui structurent la société est posée et vécue comme transcendante (au-delà) aux hommes et non immanente (provenant d’eux-mêmes) – nous ne sommes pas les maîtres et les créateurs du sens de nos vies. En saturant le monde de réponses inquestionnées et inquestionnables, l’institution religieuse de la société redonne aux hommes le repos (quelque, physiquement et moralement, éprouvante soit la vie du religieux) dont le mythe de la Genèse (cf. première partie) nous avons cependant appris que la perte était contemporaine de l’avènement de l’homme (l’arbre de la connaissance est celui du doute).

 

Zone de Texte:  Pour l’homo religiosus, l’essentiel précède l’existence. Ceci est vrai aussi bien des sociétés « primitives » et orientales que pour le juif, le chrétien, le musulman. L’homme est tel qu’il est aujourd’hui parce qu’une série d’événements ont eu lieu ab origine. Les mythes lui racontent ces événements et, ce faisant, lui expliquent comment et pourquoi il a été constitué de cette façon. Pour l’homo religiosus l’existence réelle, authentique, commence au moment où il reçoit la communication de cette histoire primordiale et en assume les conséquences. 
									                Eliade, Aspects du mythe, p. 116
 

 

 

 

 

 

 

 

Analyse rapide : à l’opposé de l’homme libre sartrien pour qui « l’existence précède l’essence » (cf. première partie), « pour l’homo religiosus l’essence précède l’existence » - autrement dit : loin de vivre dans l’interrogation sur ce qu’il est et ce qu’il doit être, ce dernier vit dans les réponses : l’essence (ce que je suis, ce qu’est la vie, le monde, les autres et ce que je dois y faire… – ce qui est vraiment et ce qui vaut vraiment, le tout inscrit et défini dans le livre divin) précède son existence. Avant d’être et de se faire, un modèle le précède qui est une norme antérieure et supérieure à lui. La vie de l’homme religieux doit donc être la répétition de ce que le modèle sacré pose en tant qu’essence et essentiel. Le rite qui ponctue la vie du croyant constitue ainsi cette répétition incarnant la vérité du mythe dans la chair du présent. Cf. baptême comme répétition du baptême du Christ par Jean-Baptiste et entrée dans la communauté chrétienne ; le dimanche chômé = répétition du jour du repos du Seigneur : « Dieu acheva au septième jour son oeuvre, qu'il avait faite: et il se reposa au septième jour de toute son oeuvre, qu'il avait faite. Dieu bénit le septième jour, et il le sanctifia, parce qu'en ce jour il se reposa de toute son oeuvre qu'il avait créée en la faisant » (Genèse), etc.

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Si nous philosophons c’est donc que nous avons perdu la certitude de la religion – alors  même que toute société tend à clore et à absolutiser les significations imaginaires qu’elle porte et qui la meuvent. Présentons ici trois modes d’institution de la société (parmi une multitude possible) comme réponses dogmatiques – posant l’essence et l’essentiel - aux questions que pose la philosophie, c'est-à-dire à l’esprit qui connaît le caractère partiellement (ou totalement) illusoire et erroné de l’orientation socialement imposée et qui cherche, au-delà, une juste et vraie orientation (cf. cours d’introduction). Notons pour le moment (avant l’analyse, cf. d. ii) que si la société contemporaine n’est plus fondée sur une institution religieuse de la société (cette dernière est référée à la volonté des hommes et non aux dieux) elle impose, comme toute société, ses réponses et ses orientations – pour le distrait qui ne l’aurait pas remarqué, nous ne vivons pas, en effet, dans une société de philosophes...

 

. Notons aussi qu’un tel modèle est simplificateur en ce qu’il met de côté les tensions internes existant à l’intérieur des sociétés religieuses et expliquant en partie la dynamique historique (cf. Moyen Age et la synthèse problématique des deux modèles : César et Dieu ; l’épée du conquérant et le royaume de Dieu… la difficile et mouvante synthèse de la noblesse), l’important étant ici cependant la non-liberté à l’égard des modèles qui sont en concurrence – et l’absence (là encore relative) corollaire de véritable politique et de philosophie radicale.

 

 

Questions philosophiques de l’orientation (sens)

Aztèques

Monde chrétien du Moyen Age

Société capitaliste contemporaine

 

Qui suis-je ?

 

Un enfant du Soleil

Un membre du corps du Christ, fils du Dieu incrée, père du Ciel et de la Terre ; un descendant d’Adam, créature pécheresse de Dieu rachetée par le Christ.

Un produit du hasard de la nature et un homo oeconomicus, cherchant à jouir en consommant le plus possible et en travaillant le moins possible

 

 

Qui est l’autre ?

Un frère ; un supérieur hiérarchique (prêtre, prince) en communion privilégiée avec le sacré ; un ennemi ; un dieu (cf. les espagnols)

Tantôt un frère issu de la même communauté (l’Eglise comme corps du Christ) ; un infidèle (qu’on tolérera ou combattra mais avec lequel il ne saurait y avoir égalité) ;  un supérieur hiérarchique (prêtre, évêque, roi) en communion privilégiée avec le sacré.

 

Un égal que je peux, si je suis le plus fort, exploiter ou, si ce n’est pas le cas, avec qui je peux me lier par contrat.

 

Qu’est-ce que le monde ?

Le cinquième voué à périr (cycle de 6000 ans), monde du soleil du Dieu Quetzalcóatl.

Une création de Dieu, création transitoire vouée à disparaître lors de l’Apocalypse, où règnera à nouveau le Christ.

De la matière dont la science nous donne les lois d’interaction.

 

Comment vivre ensemble ?

Obéir aux ordres du prince et à une hiérarchie de prêtres sous les lois coutumières aztèques.

Obéir aux princes et à une hiérarchie de prêtres, sous les lois coutumières chrétiennes.

En cherchant pour chacun à s’enrichir ; en constituant démocratiquement des lois communes.

Que dois-je désirer ?

Régénérer le Soleil – s’offrir en sacrifice

Le royaume de Dieu – la vie éternelle par une vie pieuse.

Consommer, maîtriser (technique) et s’approprier le monde

 

Ce dont il faut ici à nouveau s’étonner c’est de l’irréductibilité des mondes imaginaires sociaux. En entrant par la pensée dans chacun de ces mondes, nous entrons encore une fois dans d’autres univers : les choses, les êtres humains, les valeurs, les affects et les désirs, le corps matériel du monde (architecture, manières de dire et de faire) et le corps même de l’homme (on reconnaît la culture des hommes rien qu’en regardant leur corps) se transforment c’est à dire prennent la forme qu’un imaginaire social spécifique leur a imposé.

 

 

ii) Les sociétés libérées de l’institution religieuse rigide de la société ne sont pas pour autant libres

Nous, modernes, à des degrés variables, avons jeté les dieux à la porte : ce n’est plus, ou tendanciellement plus, un principe divin inquestionné qui gouverne tant notre être-ensemble (la religion a été reléguée dans la sphère privée) que nos vies personnelles. De plus en plus, c’est le principe du libre choix, qui gouverne tant la sphère publique (nous sommes les maîtres de nos valeurs communes) que la sphère privée (je suis le maître de ma vie). Pour autant, il y a loin d’une telle affirmation et d’une telle croyance en notre liberté à une véritable et effective liberté – comme l’avait, par exemple, déjà souligné Tocqueville, un rapide regard sur les hommes de notre temps montre que, contrairement à ce que l’affirmation de leur radicale liberté devrait entraîner, leurs pensées, leurs désirs et leur manières d’être sont quasi-identiques. Des normes, des valeurs = des significations imaginaires sociales elles aussi inquestionnées nous gouvernent à notre insu en prenant, cette fois, la forme apparente de notre liberté.

 

 

1) Le système production / consommation

. Appliquons ce modèle à une signification imaginaire majeure de la société occidentale contemporaine : celle selon laquelle le sens de la vie et donc le bonheur serait à rechercher dans l’accumulation toujours plus grande de biens matériels. Ancrage d’une telle signification dans la réalité : puissance réelle de l’imaginaire de l’« american way of life » - partout autour du monde, on ne recherche que ça ; la dynamique générale de la société (entreprises, travailleurs, productions) vise une telle accumulation (toujours plus – la croissance). Si, a contrario, un tel imaginaire historique (il n’a pas, cf. + haut, toujours existé ) était désinvesti une grave crise s’en suivrait : les entreprises ne pourraient plus vendre leurs gadgets, des millions de travailleurs se retrouveraient à la rue, etc., etc. Et pourtant un tel système est intrinsèquement absurde, illusoire et mensonger : course en avant sans horizon, se payant de l’exploitation et de la souffrance de la grande masse de l’humanité perdant la majeure partie de leur vie dans un travail absurde pour un but insipide, il ne produit cependant ni le sens ni le bonheur qu’il est censé promettre. 

 

. Montrons-le tout d’abord en mettant en lumière ce qui ne peut apparaître à celui qui est pris dans le jeu social : que l’argent et l’accumulation de biens matériels ne puisse apporter le bonheur, mieux que sa quête, qui consume toute une vie de labeur, soit une quête sans fin ni sens, c’est ce que l’humanité sait depuis longtemps – le livre de l’Ecclésiaste (Bible) disait déjà, pour un roi, c'est-à-dire pour celui qui est allé au bout de nos plus grands désirs,  la vanité de l’accumulation des biens (comme celle de la gloire) ; ainsi d’un film tel Citizen Kane ; ou aujourd’hui des revues People où les grands de ce monde exposent leur non-bonheur… - ; l’étonnant est bien plutôt que personne n’y croit, que l’individu éclairé par de tels exemples (cf. « l’argent ne fait pas le bonheur », etc.), continue à suivre sa route et ne change pas de chemin : pourquoi et comment fonctionne une telle fascination aveugle ?

 

. Elle fonctionne sur la base d’un quadruple aveuglement : sur la nature de l’objet, sur le rapport à autrui, sur le rapport à soi-même et, plus globalement, sur la logique sociale qui détermine de tels rapports.

 

. Sur la nature de l’objet d’abord – on ne se jetterait pas sur tel nouveau bien, consumant le produit de sa vie de travail, si un tel bien n’apparaissait pas intensément désirable. Qu’il n’apporte nullement ce que le désir avait posé sur lui, c’est ce que le cycle sans fin des achats montre assez : on est, finalement, toujours déçu. Comment l’objet peut-il alors bien nous apparaître ainsi ? En mentant sur lui-même, en apparaissant comme plus que ce qu’il n’est. Telle est, premièrement la fonction générale de la publicité : « La trahison est l’essence du discours publicitaire : celui-ci doit provoquer le désir pour un produit avec des éléments rhétoriques [art de bien parler] qui n’appartiennent pas au produit. La publicité pratique l’ironie [ici, discours à double sens] afin que la chose présente ne soit pas seulement ce qu’elle est, mais plus que ce qu’elle est (…). La publicité enveloppe l’objet d’une idéalité [sens idéal imaginaire – cf. l’amour, la beauté, la réussite, la puissance, etc.] qui le rend présentable au sujet dans des termes où celui-ci, comme être de désir, puisse l’entendre. Elle doit ainsi trahir ou aider à trahir l’objet pour qu’il devienne un produit. Le produit ainsi conçu serait un objet recouvert d’une idéalité dite en mots, qui trahit l’objet afin qu’il puisse être désiré par le sujet » (Quessada, L’esclavemaître, p. 93). La publicité – pollution omniprésente et parfaitement légale – a ainsi pour objet de transmuter ce qui n’est tout d’abord qu’une chose indifférente extérieure à moi-même en objet de désir c'est-à-dire que je puisse, en termes freudien (cf. II. 3)  introjecter comme mien. Or pour que je puisse l’introjecter ainsi il faut que je m’y reconnaisse. C’est en théâtralisant c'est-à-dire en mettant en scène l’objet à vendre de telle façon qu’il se mette à me dire moi-même - tel que je suis et ne suis pas encore - et ainsi à devenir mon indispensable complément que la publicité opère.                                                                                                                

 

                                   

 

Zone de Texte: «  SFR le monde sans fil », « BNP parlons d’avenir » ; « NOKIA connecting people » ; « NIVEA la plus belle façon d’être moi » ; « On devrait tous s’offrir une CLIO » ; « MENNEN pour nous les hommes » ; « GILETTE la perfection au masculin » ;  « LIBERTY SURF accédez librement aux richesses de demain » ; « CAROLL il fait beau tous les jours » ; « ENJOY COCA COLA » ; « Fraîcheur de vivre HOLLYWOOD chewing-gum » ; « TROPICANA en vous la vie s’éveille » ; « GIVENCHY un peu plus loin que l’infini » ; « RHONE-POULENC, bienvenue dans un monde meilleur »…


                                                                                                                                                                                         

 

 

 

. On saisit alors comment une telle relation illusoire à l’objet est, à travers l’introjection de l’objet en soi et la projection de soi sur l’objet, une relation indirecte, tout aussi illusoire, à nous-mêmes. A travers ces avoirs (biens extérieurs) je cherche à être davantage c'est-à-dire à exister plus intensément, à être plus heureux, à me réaliser (ce qui suppose que je ne suis pas vraiment, la tension vers un ailleurs qui définit le désir et pose mon être véritable dans un à-venir). Ce monde à la fois idéal et en même temps accessible, là sous la main – c’est ce que promet la publicité, me promettant qu’en ayant davantage je serai davantage. Tocqueville notait ainsi qu’alors que l’homme des civilisations antérieures (l’indien d’Amérique, le guerrier aztèque, l’aristocratie d’Ancien-Régime…) polarisait sa vie sur l’imitation de modèle difficiles (Jésus, le chevalier, le grand chef, etc.) qu’il lui fallait conquérir, et ainsi se transformait et s’élevait lui-même pour devenir « quelqu’un », l’homme des temps modernes pose que sans avoir à se conquérir et à se changer, il peut dans l’immédiateté d’une relation consommatrice à l’objet se réaliser. Malheureusement – cf. cours sur le désir, le bonheur et le travail – sans travail de soi sur soi, sans conquête de sa propre liberté et de son propre bonheur, le consommateur n’a d’autre réalité que la nullité de sa propre impuissance – qui se révèle à lui dans la frustration, l’insatisfaction et l’ennui.

. Si le mode de vie du consommateur / travailleur repose sur une illusion concernant le rapport à l’objet (avoir=bonheur) et le rapport à soi (avoir=être), de telles illusions sont, elles-mêmes, indissociable d’un rapport, tout autant illusoire, aux autres et à autrui. Dans la publicité, ce sont tout d’abord ces autres que sont les modèles publicitaires à travers lesquels nous nous lisons : cet autre – et par exemple, ce bel homme parfumé et les femmes à ses pieds, cet autre beau musclé nageant dans le bonheur du Club Méditerranée … - : c’est moi (identification) et ce n’est pas moi puisque c’est un autre. Je dois donc faire comme lui (avoir) pour être comme lui ; mais c’est aussi le regard des autres que nous cherchons par nos biens à subjuguer : l’admiration ou l’envie que nous projetons sur ces regards (nous regardant) nous confirme dans notre propre existence.

 

 

 

- Logiquement, ça devrait vous plaire. Le segment marketing de ce véhicule c’est : nain, quinqua, agressif, sexuellement frustré, avec un imper ridicule.

 

 

 

Analyse rapide : chacune des ces publicités dépose sur un produit matériel – le téléphone, une crème, une boisson… - un sens idéal. Les biens deviennent alors le signe d’autre chose que d’eux-mêmes : ce  que l’on voit à travers eux ce n’est plus seulement le produit, mais le monde imaginaire auquel il donne accès – la liberté, le bonheur, la vie, l’existence, etc. ; autrement dit, tout ce dont nous sommes et nous sentons frustrés dans nos vies. On saisit alors la logique du système publicitaire : un tel système ne peut fonctionner que dans et par la frustration et le mécontentement (qu’il doit donc susciter et entretenir)– contrairement au discours explicite, la publicité n’a aucun intérêt à ce que nous soyons heureux, car l’homme heureux n’a pas besoin de consommer. Cf. dessin de Voutch – la vérité du 4x4 ce n’est pas la puissance mais la frustration qui rêve de cette dernière.

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Etre médecin, avocat, juge, chef d’entreprise et s’afficher tel… c’est aussi être pour soi-même ce que l’on croit être – et que l’on est en partie - pour les autres. Autrement dit l’image que je me fais de moi-même (« je suis médecin ») est fonction de l’image que je projette être pour les autres, cette image étant elle-même fonction de l’image socialement reconnue (dans cette société, à un moment donné de son histoire) liée à ma profession ou à mon titre. De là ce théâtre social où chacun très sérieusement joue pour soi-même et devant les autres un personnage qu’il tient pour son être réel.

Qu’il n’y ait ici personne de consistant, que tel individu ne soit pas réellement ce qu’il croit et prétend être, c’est ce que montre le changement immédiat de sa propre image lorsque changent les termes de comparaison. Ainsi tel médecin, « Médecin » devant ces employés deviendra pour lui-même et pour les autres « petit médecin de campagne » face à des spécialistes. Ce que ne voit pas alors celui qui se prend au jeu social et qui joue très sérieusement son rôle c’est l’inconsistance de sa propre image, reflet imaginaire du regard des autres sur soi, intrinsèquement variable et relatif en fonction du jeu des différences dans lequel il s’insère. Ce qu’il faut alors saisir c’est que cette identité – qui devient ce que je crois être mon essence (Qui êtes vous ? « Je suis Monsieur Chopart, Médecin ») – est vide de contenu, n’étant rien d’autre que la cristallisation relative et variable d’un jeu de différence sans sens intrinsèque (être médecin ce n’est pas être quelque chose c’est ne pas être employé, ni prof, ni etc. – l’identité se construisant par la seule différence ).

 

 

 

 

Or c’est aussi un tel jeu de différenciation que Marx peut lire dans la logique de la consommation :

 

Zone de Texte: Qu’une maison soit grande ou petite, tant que les maisons d’alentour ont la même taille, elle satisfait à tout ce que, socialement, on demande à un lieu d’habitation. Mais qu’un palais vienne à s’élever à côté d’elle, et voilà que la petite maison se recroqueville jusqu’à n’être plus qu’une hutte. C’est une preuve que le propriétaire de la petite maison ne peut désormais plus prétendre à rien, ou à si peu que rien. […] Ses habitants se sentiront toujours plus mal à l’aise, toujours plus insatisfaits, plus à l’étroit entre leur quatre murs, car elle ne cessera de devenir plus petite à mesure que grandira le palais voisin, et dans les mêmes proportions. 
  Karl Marx, Travail salarié et capital
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


                                                                                                    Dessin de Quino

 

 

De la même manière que je crois que mon statut social est mon essence, je crois que cette maison, cette voiture, ce portable, ce jean, ces Nike… sont intrinsèquement beaux, bons, désirables. Voilà les biens pour l’achat desquels je dépense l’essentiel du temps de ma vie qu’est le temps de travail. Et pourtant, montre Marx une telle valeur n’est pas une valeur substantielle (leur appartenant en propre), c’est une valeur relative et différentielle.

Ainsi de cette maison, de cette voiture… - de tous les biens proposés comme succédanés du bonheur par la société de consommation – qui n’ont de valeur désirable qu’à mesure de la rareté relative de leur possession (cf. dessin de Quino : peu importe ce que l’on a, du moment que ce l’on a soit différent de ce qu’ont les autres et désiré par les autres  - de là une course en avant sans fin où l’on peut déjà lire quelque chose comme l’absurdité de la croissance).  Dès lors, l’illusion d’un tel désir est dans la croyance en la valeur intrinsèque du bien désiré.

 

 

. Course en avant sans fin vers des biens et des places censés me donner le bonheur que j’attends alors même qu’il s’éloigne à mesure de mes possessions, reposant sur un rapport illusoire à moi-même, aux autres et aux objets, la dynamique du monde contemporain est intrinsèquement absurde. Ce que nous donne, par exemple, à voir l’installation « Cloaca » de Wim Delvoye.

 

 

 

                                                                                  Delvoye, Cloaca, 2000

 

Une image de notre monde : « cloaca »  de Wim Delvoye (2000). Machine complexe – issue d’une recherche technologique poussée – qui, en une longue chaîne et par des processus chimiques imitant le cheminement et la transformation des aliments en notre propre corps, à partir des mets les plus raffinés des plus grands restaurants, produit à son issue des étrons ayant l’aspect, l’odeur et la taille de vrais étrons humains. Cloaca = une machine «à faire de la merde». Quel intérêt ? Enorme effort technologique pour une fin absurde : donne à penser sur les productions contemporaines de la techno-science dynamisées par le profit capitaliste : ne sont-ce donc pas, sous des formes plus affriolantes, de semblables machines ? Cf. le destin de nos biens = consommation puis mis au rebut = déchet, ordure. Cycle organique infini de consommation / destruction.

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 


. A cet aveuglement sur la logique de nos propres désirs, répond celui sur la nature du système productif qui organise et rend possible la société dite de consommation. Rappelons que nous vivons dans une société dont la nature a été qualifiée par Marx de capitaliste. Qu’est-ce que le capitalisme ? C’est un système global d’organisation des relations humaines et techniques, fondé sur l’appropriation privée des moyens de production par une classe sociale, celle des possédants (les capitalistes), la vente de la force de travail de la part de ceux qui n’ont rien d’autre pour vivre (les prolétaires) et visant l’accumulation du capital (le but d’une entreprise c’est d’accroître son profit, ainsi de toutes les entreprises et, par là, de la société toute entière – la croissance !). Marx pouvait ainsi formuler le dogme central qui gouverne l’époque en le comparant à la foi religieuse : « accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes ! » - nouvelle loi du monde, nouveaux prophètes qui annoncent qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde – il faut croître, il faut accumuler : fin absurde puisqu’à la question de savoir pourquoi la seule réponse possible est « pour croître ». Où le comique tourne cependant au tragique c’est lorsque l’on perçoit que la contrepartie d’un tel système est l’exploitation – donc le gâchis et la souffrance - de la vie des hommes à l’échelle mondiale. Partout à travers le monde, dans des conditions plus ou moins abominables, des centaines de millions de travailleurs vendent et perdent la partie principale de leur vie pour la production de gadgets qu’ils vont, dans le meilleur des cas, passer leur vie à tenter d’acheter. Le capitalisme ne se contente pas, en effet, de contraindre les corps à un travail absurde, il a du inventé pour survivre, l’exploitation des désirs : afin d’éviter les crises de surproduction qui ponctuent son histoire, l’invention géniale du capitalisme au 20ème siècle a été de vendre aux travailleurs les produits de leur travail – on comprend ainsi que pour s’assurer une production croissante, il faille nourrir les désirs humain. De là ces entreprises de production des désirs que sont les publicités pour des individus qui, faute d’éducation à la liberté, n’ont nul autre horizon de vie. C’est un tel système global de production des biens et des désirs à travers l’exploitation mondiale des corps qui vient se sédimenter sous la forme d’évidences et de pratiques inquestionnées dans la conscience immédiate de l’individu moyen – ce dernier apparaissant lui-même, dans sa pratique et ses désirs, analogue à un véritable produit d’industrie.

 

Zone de Texte: Qu’est-ce qu’une Nike ? 

. Pour la conscience immédiate du lycéen standard, c’est une chaussure intensément désirable en tant que « trop belle», avec un logo « d’enfer », etc. 

. Qu’est-ce qu’une Nike pour la conscience réfléchie de celui qui pense les conditions réelle de la production de la chaussure et de ses propres désirs ? 

. En reprenant l’ensemble de nos analyses, on peut dire que c’est : 

1) La production d’une entreprise visant à accroître son profit et par là à rendre désirable la chaussure par sa représentation mensongère publicitaire 
 
2) Un bien qui n’a de valeur qu’en ce qu’il se différencie de ce que possèdent les autres – si tous avaient des Nike, la Nike perdrait sa valeur (cf. Marx) – le « trop belle » du jugement immédiat n’est alors rien d’autre que la substantialisation esthétique d’une marque sociale appelant et n’ayant de sens que par l’imagination du regard des autres ; 

3) Une future ordure (cf. Cloaca) vouée à être jetée et dépassée dans la dynamique générale du système de la mode (cf. avoir des Nike dernier cri / avoir les Nike d’il y a trois ans…), système appartenant à la même fabrique des désirs dont nous sommes les jouets souriants; et dont l’ensemble pollue (en deux sens) joyeusement la planète.

4) Plus tragiquement, un produit du travail humain et, concrètement, le fruit de l’exploitation humaine dans des conditions de travail déplorables (un euro par jour dans le 1/3 monde), conditions prenant place dans le vaste système d’exploitation qu’est le capitalisme. Le poète, plus ou moins bon, dont la fonction est de nous faire voir le réel, pourrait imager la situation en nous montrant la chaîne de vie et de souffrance dont la chaussure est le produit : c’est du sang humain que nous avons sur les pieds.

. Ce à quoi la conscience immédiate est alors aveugle c’est à la chaîne de médiations qui rendent possible et produisent sa conscience immédiate. La conscience immédiate n’est alors rien d’autre qu’une conscience serve, aveugle sur elle-même et sur les forces sociales inconscientes qui la déterminent.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


2) Généralisation : la conscience immédiate est toujours une conscience serve

Répétons : ce à quoi la conscience immédiate est alors aveugle c’est à la chaîne de médiations qui la rendent possible et la produisent. La conscience immédiate n’est alors rien d’autre qu’une conscience serve, aveugle sur elle-même et sur les forces sociales inconscientes qui la déterminent. Plongé dans un monde tissé de relations sociales et techniques (un milieu socio-technique), la conscience immédiate ne perçoit son monde qu’à travers le prisme d’un discours socialement légitime qu’elle a intégré au cours de son éducation (école, parents, médias, etc. : l’éducation – c'est-à-dire la formation de soi - dure toute la vie) : comme le prisonnier de la caverne elle ne voit du monde réel que l’ombre projetée par la « matrice sociale ». Comme le notait Jean Jaurès si on ne voit pas alors les chaînes, c’est que ces dernières sont à l’intérieur – intégrées à notre regard, notre pensée, nos désirs, elles sont leur inconscient :

 

Zone de Texte: Je me souviens qu’il y a une trentaine d’années, arrivé tout jeune à Paris, je fus saisi un soir d’hiver, dans la ville immense, d’une sorte d’épouvante sociale. Il me semblait que les milliers et les milliers d’hommes qui passaient sans se connaître, foule innombrable de fantômes solitaires, étaient déliés de tout lien. Et je me demandai avec une sorte de terreur impersonnelle comment tous ces êtres acceptaient l’inégale répartition des biens et des maux, comment l’énorme structure sociale ne tombait pas en dissolution. Je ne leur voyais pas de chaînes aux mains et aux pieds, et je me disais : par quel prodige ces milliers d’individus souffrants et dépouillés subissent-ils tout ce qui est ? Je ne voyais pas bien : la chaîne était au cœur, mais une chaîne dont le cœur lui-même ne sentait pas le fardeau ; la pensée était liée, mais d’un lien qu’elle-même ne connaissait pas. La vie avait empreint ses formes dans les esprits, l’habitude les y avait fixées ; le système social avait façonné ces hommes, il était en eux, il était, en quelque façon, devenu leur substance même, et ils ne se révoltaient pas contre la réalité, parce qu’ils se confondaient avec elle. Cet homme qui passait en grelottant aurait jugé sans doute moins insensé et moins difficile de prendre dans ses deux mains toutes les pierres du grand Paris pour se construire une maison nouvelle, que de refondre le système social, énorme, accablant et protecteur, où il avait, en quelque coin, son gîte d’habitude et de misère.                                                                                    
 Jean Jaurès
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Analyse rapide : étonnement de Jean Jaurès – comment des hommes dans des conditions de vie misérables peuvent-ils accepter la donne, continuer à travailler pour de richissimes industriels et ne pas se révolter. Comment une société – et un monde - aussi inégalitaires peuvent-ils tenir et ne pas exploser sous les cris des « damnés de la Terre » ? « Par quel prodige ces milliers d’individus souffrants et dépouillés subissent-ils tout ce qui est ? ». Les chaînes sont à l’intérieur, produit de l’incorporation par l’habitude d’une manière de vivre et de se penser adéquate à la perpétuation de leur exploitation : si les hommes ne font pas face au système social pour le mettre en cause, c’est, note Jaurès, qu’ils se confondent avec lui, leur conscience immédiate en est produit.

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 


. Ce qu’opère une telle idéologie sociale c’est une naturalisation de l’ordre historique des choses, corollaire d’un aveuglement sur la dimension politique des institutions et de toute institution. Comme l’écrit, en effet, Pierre Bourdieu cet « inconscient » (social) qui forme notre manière socialement déterminée de voir, de désirer et de penser « n’est jamais que l’oubli de l’histoire que l’histoire elle-même produit en incorporant les structures objectives qu’elle produit dans ces quasi-natures que sont les habitus » (Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique)  [les habitus, c'est-à-dire ces schémas sociaux de perception et d’action qui font corps avec nous]. Loin d’être naturelles nos manières de dire, faire, penser et désirer… sont l’incorporation (introjection) d’une structure (unité d’un ensemble pratique – technique – signifiant) historiquement déterminée. Une fois incorporée, c'est-à-dire faite nôtre, nous voyons à travers elle et ne voyons plus sa propre historicité (et donc relativité).

 

. Application : ainsi peut-on comprendre la situation contemporaine. Deux caractères liés : privatisation et individualisme. Individualisme : « sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis (…) [les hommes de notre temps] s’habituent à se considérer toujours isolément. Ils se figurent volontiers que leur destinée est toute entière entre leurs mains (…). [Ils] ne doivent rien à personne, ils n’attendent rien de personne »  (Tocqueville)) ; privatisation = reflux sur la seule sphère privée, évacuation du champ politique de notre pensée (pensé cyniquement comme milieu obscur de dirigeants ne cherchant que le pouvoir). Et pourtant tous marchent d’un même pas sous les mêmes chaînes (exploitation et consommation). Comment ? « La chaîne était au cœur (…) la pensée était liée » (Jaurès) : la réalité extérieure (l’entreprise, l’Etat, les règles de l’échange, les inégalités…) apparaît comme de l’ordre de la nature (nécessité, fait irrémédiable, éventuellement transhistorique). La nature – incontestée, incontestable - est l’alibi des pouvoirs (cf. Rousseau, Contrat Social et Kant, texte sur les lumières). Car de telles réalités sont des produits historiques qui ne tiennent que par le consentement tacite des individus qui vivent en elles. Ce sont des institutions et toute institution humaine est la matérialisation de réponses à des questions que nous n’avons tout d’abord jamais posées(comment vivre ensemble ? quelles relations entre travailleurs ? quelle entreprise et pourquoi ?, etc.). Etre libre, au contraire, c’est alors ouvrir et reprendre la dimension politique (visant notre « être-ensemble » global : ce que nous devons consciemment viser et faire) de notre existence, interroger, penser et changer les institutions en fonction d’un projet commun de liberté (cf. analyse du Contrat Social de Rousseau). Faute d’une telle ouverture nous ne sommes que les jouets aveugles de rapports de force historiques que nous n’avons ni pensés ni choisis. Telle est la situation aliénée de toute conscience immédiate.

 

 

 

 

 

Conclusion généraleSynthèse : les conditions de la liberté

 

. A la différence de l’animal qui n’est que nature – c'est-à-dire enfermé en des pulsions qu’il ne peut réfléchir et un monde qu’il ne peut transformer – l’homme est un « animal dénaturé » (Vercors) soit un être de culture construisant sa vie dans la dimension non naturelle de l’artifice signifiant (une maison, par exemple, est un produit artificiel qui signifie quelque chose – par ex. la chaleur du « chez soi », etc.) doté d’une conscience qui le distancie tant de ses pulsions naturelles que de la nature extérieure qu’il peut voir (savoir) et changer (travail et technique). Telle est sa liberté constitutive – capacité de s’arracher aux déterminations naturelles pour accomplir des actes dont il se veut le sujet (l’auteur).

 

. Ainsi détaché des chaînes de la nature, regardant, jugeant et transformant le monde depuis une position extérieure, peut-il s’imaginer être le maître parfaitement conscient et éclairé de la nature (Descartes), de son histoire et de sa vie – ces dernières apparaissant transparentes à son regard surplombant. La conscience de soi et du monde serait alors synonyme de connaissance (savoir de ce que je suis et de ce que sont les choses). C’est bien ainsi, en effet, dans l’évidence, le sans question… que nous nous apparaissons. Telle est la position métaphysique (au-dessus de / irréductible à / transcendante à la nature (= phusis)) du sujet.

 

. Aussi, le monde perçu par lui étant nécessairement pour lui d’étoffe subjective (son objet de conscience de substance imaginaire analogue au rêve), peut-il, à la limite, penser que parce que s’éprouvant lui-même (et ne pouvant éprouver de l’intérieur les autres) il est la seule réalité certaine (le cogito cartésien, « je pense, je suis »), le monde extérieur n’étant rien d’autre que son rêve ou bien, s’il se refuse au solipsisme (= rien n’existe d’autre que moi) celui de Dieu. La matière ne serait alors que le songe de l’esprit (Berkeley), le corps celui de l’âme.

 

. Mais un tel sujet libre et conscient est beaucoup plus plausiblement un point de vue, une interprétation (Nietzsche) et, en tant qu’aveugle sur la réalité totale depuis laquelle il se détache comme point de vue, une abstraction. L’illusion de toute subjectivité (être vivant se sentant lui-même, se vivant comme le centre depuis lequel apparaissent pour lui les choses) est, en effet, de croire que le monde en soi (telle qu’il est en sa réalité totale) est identique à la manière dont il lui apparaît (ainsi je crois que ce mur est rouge, cette qualité épuisant son être (avec le son, etc. – le tout limité à mes facultés sensibles) ; oubliant qu’il ne saurait y avoir de couleur hors de sa constitution et de sa projection par une subjectivité ; que ce mur apparaît autrement à d’autres types de regard (cf. la mouche, le daltonien…) ; que d’autres qualités existent et sont constituées pour et par d’autres êtres vivant dotés de sens différents, etc.). Or le sujet n’est pas libre de la manière dont est constituée sa perspective (son interprétation) propre : antérieures et conditions de nos manières de voir, de penser et de désirer des structures particulières s’imposent à nous, de telle manière que nous voyons à travers elle mais que nous ne les voyons pas. Tels sont les inconscients.

 

. Nous avons ainsi pu distinguer trois types d’inconscients – c'est-à-dire de forces structurées déterminant la conscience à son insu : un inconscient biologique, l’inconscient psychique – ce que, depuis Freud, nous entendons couramment,  par « inconscient » - et un inconscient social.

 

. En tant que la conscience est, elle-même, une émergence de l’organisme, lui-même produit de l’évolution des espèces, l’hypothèse d’un inconscient biologique pose ainsi qu’en sa tension essentielle, ses structures propres et ses contenus, notre vie consciente serait constituée et traversée à son insu par des forces ancrées dans le corps vivant. Ainsi, par exemple avec Schopenhauer, du désir sexuel : ce désir qui naît en nous au sortir de l’enfance et que nous vivons intensément comme nôtre n’est-il pas la manière dont s’exprime et s’imprime en nous, comme en tout vivant, la tension reproductrice de l’espèce ? L’illusion de l’amour, selon Schopenhauer, serait alors de vivre comme sien et comme uniquement sien, un désir qui naît des profondeurs de mon ancrage génétique (genos = genre, espèce) : l’individu, son vécu et ses puissances propres, ne serait alors que le moyen par lequel à l’insu du sujet l’espèce se reproduit.

 

. Si l’on ne peut nier notre ancrage dans une nature biologique à laquelle nous devons maintes structures par et à travers lesquelles nous percevons le monde (cinq sens ; structure temporelle et spatiale propres ; tensions émotives de type sexuelle, faim, peur…), si l’on ne peut ainsi nier que le monde pour nous est dès l’abord construit, appréhendé, interprété et limité en fonction de structures biologiques rendant possible notre conscience, que la vie déborde donc, porte et rend possible la conscience que nous en avons, nul doute cependant qu’une approche qui voudrait réduire l’humain (sa perception, son imagination, son désir…) à son substrat biologique ne manque cependant la spécificité humaine (reconnue en première partie). Dans le cas de l’amour (mais c’est tout aussi vrai de la perception, de la faim, etc.) ce qui est, en effet, irréductible à une simple actualisation dans un corps singulier des lois génétiques de l’espèce, et qui différencie fondamentalement les amours humains des amours animaux, c’est que, chez l’homme, le désir acquière un sens indissociable du jeu mobile et variable d’une mise en scène imaginaire ; or un tel sens bouleverse (et parfois inverse) les finalités de l’espèce puisqu’il existe une culture et un jeu (liberté) de l’amour irréductibles à toute visée reproductive, que l’on peut aller jusqu’à se tuer par amour, etc. A l’opposé d’une détermination rigoureuse de l’homme par les lois de l’espèce, il faut pour comprendre l’homme, penser ce que l’homme fait de ces lois et structures – on comprendra ainsi qu’il les détourne de leur sens simplement biologique en les faisant entrer dans une nouvelle dimension spécifiquement humaine, la dimension imaginaire de la signification.

 

. Ceci nous a amèné à reconnaître ce mode d’être particulier qu’est la réalité psychique humaine. Mais l’existence d’une réalité irréductible au seul  biologique ne signifie pas pour autant la totale liberté de l’homme à son égard : l’hypothèse freudienne d’un inconscient psychique suppose au contraire que loin d’être transparente et maîtresse d’elle-même, notre vie consciente est traversée par des flux et des structures psychiques inconscients qui la déterminent à son insu. Ainsi avons-nous pu voir combien nos aversions et nos amours ordinaires loin d’être librement choisis suivaient des logiques multiples et contradictoires d’appropriation et de rejets, logiques se structurant au cours de la genèse psychique en autant de strates porteuses de mondes imaginaires conflictuels dont nous continuons à subir la puissance au cœur de notre vie.

 

. Mais une telle genèse psychique ne s’effectue nullement dans un ciel éthéré selon la fiction d’un individu posé comme seul face à une nature sans forme propre qu’il devrait s’approprier. Une société - c'est-à-dire un ensemble anonyme et particulier de relations pratiques entre les hommes et avec les choses unifié selon des significations imaginaires centrales – précède la venue au monde de l’individu et définit pour lui ce qu’il s’appropriera comme étant la réalité. Tel serait l’inconscient social – ensemble imaginaire socialement structuré, mettant en forme à son insu les facultés de l’individu à partir desquelles ce dernier percevra et agira dans le monde.

 

. Loin donc d’être cet être détaché de toute nature et surplombant le monde depuis les hauteurs d’une conscience transparente et libérée, le sujet concret est un être pris dans une multitude de réseaux – biologiques, psychiques, sociaux – réseaux qui, conditions intérieures de son regard, de sa pensée et de ses désirs lui sont, dans l’attitude non réfléchie de la conscience immédiate, invisibles. Percevant le monde à partir de structures qu’il n’a jamais ni interrogées ni choisies, on comprend ainsi comment l’individu intérieurement enchaîné peut méconnaître ses chaînes et se croire pleinement libre alors même qu’aliéné, il ne fait qu’obéir à des forces extérieures (intériorisées). Aussi la conscience dans son immédiateté n’est-elle pas connaissance (c'est-à-dire savoir vrai) mais bien plutôt méconnaissance et illusion de connaissance puisque ne saisissant pas sa propre relativité.

 

. Comment dans un tel cadre penser la liberté ? Loin d’être immédiatement donnée – sinon comme potentialité qui différencie, en effet, l’humanité de l’animalité – cette dernière est une tâche. C’est la tâche (longue et difficile) et le projet de réfléchir par la raison sa vie c'est-à-dire de prendre du recul vis-à-vis de nous-mêmes, de notre regard, de nos désirs, de nos pensées en les interrogeant afin d’éclairer ce qui nous constitue (connaissance) et de nous construire selon un choix lucide de vie qui ne soit pas déterminé par des forces inconscientes. Certes alors il ne s’agit nullement de nous libérer du corps, de l’inconscient psychique, de la société, selon la fiction d’un sujet sans attaches. Ces derniers sont au contraire les conditions internes de ce que je suis donc de ma conscience et de ma liberté : la pensée qui pense le cerveau le fait par son propre cerveau, la pensée qui pense le psychisme le fait dans et par ses propres productions psychiques, la pensée qui pense la société la pense à travers les mots et les schémas sociaux qu’elle a incorporée. Il faut cependant reconnaître l’ambiguïté constitutive de notre rapport au corps, à notre psychisme, à la société car ce qui est la condition de notre existence et de notre liberté est aussi celle de notre servitude. Il s’agit dès lors pour devenir libre de tenter de transformer le rapport immédiat à notre corps, à notre psyché et notre société de façon à y faire advenir la dimension réflexive à partir de laquelle nous pourrons partiellement nous choisir et nous faire. Une telle transformation du rapport à ce qui nous constitue substituant par le travail, l’activité à la passivité, la puissance à l’impuissance, la lumière à l’obscurité, unissant puissance de faire (corporalité de notre liberté) et maîtrise éclairée (réflexion et lucidité) n’est autre que le devenir réel de la culture.

 

 

Zone de Texte: Dans sa destination absolue, la culture est donc la libération et le travail de la libération supérieure, à savoir l’absolu point de passage vers la substantialité infinie, subjective de la vie éthique, substantialité qui n’est plus immédiate ou naturelle, mais spirituelle et élevée à la forme de l’universel. Dans le sujet, cette libération est le dur travail contre la subjectivité de la conduite, contre l’immédiateté du désir, aussi bien contre la vanité subjective du sentiment et l’arbitraire du bon plaisir. Une partie de la défaveur dont cette libération est l’objet vient précisément de ce qu’elle est elle-même ce dur travail. Mais c’est par ce dur travail de la culture que la volonté subjective peut acquérir l’objectivité à l’intérieur d’elle-même et qu’elle est capable et digne d’être la réalité effective de l’Idée.
                                                                                                                                         Hegel, Principes de la philosophie du droit
 

 

 

 

 

 

 

 

 

Unité de la culture : son sens = progrès vers une vie éthique substantielle (plénitude existentielle d’une vie spirituelle commune). La culture n’est donc pas un donné mais un travail, travail de libération / donné qui nous limite (formes politiques, morales, techniques, artistiques…) = humanisation croissante de la nature (ici à comprendre comme ce que nous sommes = tissés des déterminismes qui nous font) motivée par l’inadéquation +/- clairement perçue de la forme sociale existante au sens visé. Chez le sujet individuel, la culture est un travail de libération / impuissance et indétermination première = éducation (humanisation, spiritualisation) des pouvoirs propres du sujet indissociable des formes culturelles socio-historiquement déterminées (nourriture spirituelle). Critiques de la culture cependant : l’effort, la fatigue, la vie immédiate mais aussi, avons-nous vu, le désir de servitude.

 

 

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 


Rappel essentiel : « il faut choisir : se reposer ou être libre » (Thucydide).

 

La liberté est donc le travail de la culture, soit ce projet d’éducation des puissances humaines substituant la conscience à l’inconscience, la maîtrise à l’immaîtrisé, la puissance à l’impuissance, l’activité à la passivité – la liberté à la servitude.