Introduction à la philosophie

 

« Non je ne vous conduirai pas dans une terre étrangère,

 mais je vous apprendrai peut-être que vous êtes étranger dans votre propre pays » (Malebranche).

 

Suite

Retour à l’index

 

 

Pour le sens commun, la philosophie est une activité étrange productrice

de paroles inutiles par des individus qui « n’ont pas les pieds sur Terre »

 

 

Pour introduire à la philosophie, on peut partir de la rumeur qui la suit comme son ombre : le philosophe serait au mieux un original, décollé du réel, interrogeant sans cesse son auditoire (à qui, dit-on vulgairement, « il prend la tête ») sur des questions qui « vont de soi » et tissant pour réponse une sorte de « blablabla », soit des discours vides et incompréhensibles. Autant dire que n’ayant aucun sens, la philosophie serait une activité singulièrement absurde. Cette critique n’est pas neuve. On la trouve par exemple dans les Nuées d’Aristophane au Vème siècle avjc. Socrate, le philosophe, à la différence de celui qui se targue d’avoir les « pieds sur terre » y est représenté sur un nuage, déblatérant des propos vides et vaporeux.

 

En voici donc la formule : 

 

Le philosophe                    « dans les nuages »  (imaginaire, abstrait)     ;  « parle pour ne rien dire »

           -------------------            =          ------------------------------------------------------------------------------------------------

Monsieur Machin                  « les pieds sur Terre » (réel, concret)           ;  «  parle utilement »

 

 

 

 

L’étrangeté du philosophe vient de ce que ce dernier s’arrête

au beau milieu des mouvements de la foule et s’interroge sur ce qui semble aller de soi

 

 

Et, en effet, dans Le Banquet de Platon, le personnage de Socrate y est présenté comme un être singulièrement étrange : alors que tous courent vers l’objet de leur désir (un repas, une femme, un travail…), au beau milieu de la foule en mouvement, Socrate, quelques heures durant, s’est arrêté. Cette attitude étrange – s’arrêter au milieu des mouvements, du tohu-bohu de la foule – c’est l’attitude même du philosophe et de la philosophie. Mais que fait donc le philosophe lorsqu’il est arrêté ? Il pense, interroge et s’interroge. C’est ainsi à son tour que nous le présente Paul Claudel :

 

 « De moment à autre, un homme redresse la tête, renifle, écoute, considère, reconnaît sa position : il pense, il soupire, et, tirant sa montre de la poche logée contre sa côte, il regarde l’heure. Où suis-je ? et Quelle heure est-il ? Telle est de nous au monde la question inépuisable »

Paul Claudel, Art poétique

 

 

Quelles questions se pose donc le philosophe ? « Où suis-je ? », « Quelle heure est-il ? », répond Claudel - par quoi il faut entendre la foule de ces questions-là : « Où suis-je vraiment ? » c’est à dire « qu’est-ce qui est illusoire et qu’est-ce qui est réel ? », « quelle est et quelle doit être ma place dans le monde ? », « qu’est-ce qu’il vaut la peine de faire ou de ne pas faire ? » ou bien encore « quel est et quel doit-être le sens de la vie ? ».

 

Pourquoi un tel arrêt et un tel questionnement nous apparaissent-ils étranges – au point que le sens commun y perçoit parfois une forme de folie ? C’est que, tout simplement, dans la vie quotidienne nous courons toujours - « nous n’avons pas le temps » - et nous savons ou croyons très bien savoir pourquoi nous courons. Et, de fait, aux questions de Claudel, nous avons toujours répondu : nous savons non seulement où nous allons, quand et où nous nous situons, mais encore, ce que nous faisons, comment et pourquoi nous le faisons. Si j’analyse n’importe laquelle des mes actions dans la vie - travail en classe, courses, soirée… - je n’ai pas besoin de poser ces questions car j’y ai déjà répondu. J’y ai déjà répondu : c’est évident, immédiat, sans question. L’évidence, l’immédiateté, le sans-question cela définit bien l’univers de notre quotidienneté.  Et c’est cela « avoir les pieds sur Terre » : être de plein pied dans un monde globalement sans questions où, dans l’espace (« où ? ») et le temps (« quand ? »), je suis orienté, dans lequel j’ai ma place et qui a sens pour moi.

 

 

 

Les questions du philosophe supposent une désorientation fondamentale

 dont nous faisons parfois l’expérience au sein de notre vie

 

Quand donc les questions de Claudel se posent t’elle à nous ? Lorsque nous sommes désorientés c’est à dire quand nous avons perdu les repères qui nous permettent de nous diriger adéquatement dans l’existence. Cela arrive communément : a) lorsque une situation devient inexplicable ; b) lorsqu’une situation de notre vie a perdu son sens.

 

a)      Si on déplace la nuit notre lit sans que nous nous en apercevions, au réveil, nous retrouvant dans un monde dont nous ne reconnaissons plus les formes, l’incapacité de répondre aux questions « où ? », « comment ?» et « pourquoi ? » est génératrice d’angoisse. Comme perdu dans la nuit au sein d’une vaste forêt noire, nous sommes désorientés, ne sachant identifier quelques repères afin de savoir où nous sommes, ce qu’il y a dans la pénombre alentour, vers où aller ni que faire. Nous comprenons par là que répondre aux questions de Claudel n’est pas un simple jeu de l’esprit, c’est, pour l’homme, d’un intérêt central : pouvoir expliquer et comprendre le monde c’est pouvoir me repérer et me diriger dans un univers stable, repères sans lesquels la quiétude de la vie quotidienne devient simplement impossible. Notons qu’une telle situation de perte des repères n’est pas si insolite qu’il y paraît : ce fut celle, par exemple, des peuples colonisés face aux colonisateurs ; c’est celle qu’apporte toute guerre ou catastrophe ; c’est aussi celle des anciens face à un nouveau monde auquel ils ne comprennent rien ; ou bien peut-être aussi la nôtre lorsque la « mondialisation » vient changer le paysage du monde, découvrant de nouvelles puissances et de nouveaux problèmes bouleversant notre quotidien. C’est aussi, plus modestement, ce qui se passe lorsque nous ne comprenons pas un phénomène, un événement ou un discours dont notre vie, en partie, dépend (et, par exemple, un cours de philosophie…). Ainsi l’avènement d’un nouveau monde ou bien le bouleversement de quelque une de ses structures sont-ils source d’angoisse engendrant un désir de retour aux formes familières, au monde compris et connu où nous avions notre sécurité et notre repos.

 

b)     Dans la famille, le couple, le travail, à l’école… il arrive que, sans que rien du monde extérieur et de ma situation objective ne semble avoir changé, des situations de nos vies perdent pour nous leur sens : le cours de notre existence qui allait de soi et suivait son chemin - existence qui était la nôtre et dans laquelle nous étions investis, existence par laquelle nous nous définissions (« je suis en terminale ; je suis la femme de… ; je suis médecin… » etc.) – devient insupportable. Nous ne pouvons plus vivre ainsi : au travail, nous ne faisons plus un avec nos gestes, nous nous en désolidarisons ; dans le couple, nous n’arrivons plus à sourire et à vivre dans la spontanéité d’antan (le « je l’aime » évident et silencieux, devient un « je l’aimais » et émerge la question : « comment ai-je fait pour choisir celui-là ? ») ; à l’école, nous n’arrivons plus à suivre, nous soufflons et nous nous ennuyons… Alors de l’évidence - immédiate, spontanée et sans-question – de la vie quotidienne naissent, dans l’angoisse, les questions fondamentales de mon orientation : « où suis-je vraiment ? », « que faire et où aller ? »

 

 

 

Parce que nous n’avons jamais réfléchi les questions dont nos vies sont la réponse,

derrière l’apparente quiétude de la quotidienneté, le philosophe soupçonne une aliénation et une illusion

 

 

Dans la vie quotidienne les questions ci-dessus nous tombent passivement « sur la tête » : nous ne choisissons pas l’angoisse ou l’ennui. Philosopher c’est, au contraire, reprendre activement sur toutes choses et situations le questionnement de la raison. Mais pour quoi faire ? Si vivre dans la quotidienneté – l’évidence, le sans-question, l’immédiat, le spontané - c’est avoir déjà répondu, quand avons-nous posé les questions dont notre vie est la réponse ?  A y bien réfléchir jamais. Alors qui donc a répondu pour nous ? N’est-il pas possible que je sois le jouet de forces qui me dépassent et que l’évidence de ma vie et des choses (la quotidienneté) ne soit qu’une illusion ?

 

Pour s’en donner une idée, nous pouvons nous mettre à l’écoute de certaines grandes fictions :

. Dans le film Matrix (I), les hommes, comme nous, vivent dans la bulle de la quotidienneté, du hors-question (bureau, vie de famille…). Seul Néo ne se satisfait pas de sa vie quotidienne et l’interroge quant à sa réalité et son sens. Il découvre alors que le monde quotidien que tous vivent dans l’évidence du «cela va de soi» est en réalité une illusion produite par la Matrice (voir séquence)

. De la même manière dans le Truman Show, Truman est un bébé adopté par un producteur d’émission TV et, sous le regard de millions de spectateurs, est éduqué à son insu dans une bulle géante rempli d’acteurs reconstituant un monde que Truman seul croit sincère et réel. C’est à nouveau le questionnement, l’interrogation angoissée face à l’étrangeté de certains évènements qui va lui faire reconnaître que le monde quotidien dans lequel il avait sa joie et sa sécurité n’était qu’un monde joué. Comme Néo, cette révélation va réveiller en lui son désir de liberté et de vérité (voir séquence).

. A sa manière propre, l’histoire du Bouddha, tourne autour des mêmes thèmes. Pour que sa vie soit heureuse, le père du prince Siddhârta Gautama, le futur Bouddha, l’enferme dans un jardin merveilleux entouré de beaux corps, de jolies fleurs et de musique féerique. Ainsi y grandit-il dans l’illusion que ce monde harmonieux est le monde tout entier. S’échappant un jour de ce paradis, il découvrira cependant la vieillesse, la mort et la maladie qui ramèneront ces conceptions passées à autant d’illusions. Ainsi, par delà le sommeil quotidien des hommes qui, dans le divertissement (Pascal) continuent de masquer le malheur de la Terre, deviendra t’il le Bouddha c’est à dire « l’éveillé », celui qui sait et voit (voir séquences de Little Bouddha de Bertolucci : a) mort de sa mère ; b) jeunesse fleurie ; c) la révélation)

. Enfin, dernière grande fiction, incontournable de la philosophie, l’allégorie de la Caverne de Platon (République). Dans cette fiction, les hommes y sont présentés comme enchaînés dans une caverne obscure, les yeux tournés vers le fond de la grotte. Derrière eux, à leur insu, des montreurs de marionnettes cachés derrière un mur dont les ombres seules, projetées par un grand feu, se reflètent sur le mur. Pour ces prisonniers, les ombres seules sont réelles ; ni les montreurs de marionnettes, ni le feu, ni le soleil et les objets en dehors de la caverne et seuls vraiment réels n’existent pour eux.

 

Ce qui est commun à ces histoires et fictions c’est la mise en lumière d’une situation dans laquelle les évidences de la vie quotidienne masquent une aliénation (être « hors de soi », non-libre, étranger à soi-même) dans l’illusion de la liberté et de la vérité. Mais, à la différence des deux premières qui sont explicitement des fictions, l’histoire du Bouddha et l’allégorie de la caverne se présentent comme l’image même de l’humanité. A Glaucon qui trouve « étranges » de tels personnages et une telle fiction, Socrate, dans La République, venant de décrire le monde de la caverne, répond : « ils nous ressemblent ». Ce que suggère ainsi Platon c’est que, comme les prisonniers de la caverne, Truman, Néo ou Siddhârta Gautama, enfermés dans les évidences closes de la vie quotidienne, sans pensée et sans réflexion nous sommes toujours les jouets de forces qui nous dépassent.

 

Mais sans aucune preuve pour la soutenir, une telle pensée peut facilement nous apparaître comme une folie paranoïaque. Si la philosophie se veut non folie, mais sinon suprême lucidité du moins éveil et désir de vérité, quelles preuves peut-elle donc donner qu’il en est bien ainsi ?

 

 

 

 

Trois exemples mettant en lumière l’aliénation de la vie quotidienne

 

La mise en question de trois « évidences » de notre vie quotidienne va nous montrer que derrière l’évidence et la spontanéité de nos mouvements et de nos idées se cachent effectivement des questions que nous n’avons jamais posées. En prendre conscience c’est tout à la fois comprendre le fait de notre aveuglement et de notre servitude et, dans la quête raisonnée d’une réponse, réveiller le projet, endormi en nos habitudes, d’une liberté dans la vérité.

 

 

 

Quotidien = sans question

 

Le questionnement fait apparaître le problématique sous ce que nous vivions comme évident et certain.

Nous prenons conscience de l’aveuglement de notre situation quotidienne.

Ce que nous devons chercher pour  nous ré - orienter

 

 

La salle de classe : on est dedans, tout est normal, « c’est comme ça » - on n’y pense donc jamais.

 

 

Analyse de la structure de la classe : position des tables face au tableau, élèves séparés les uns des autres, focalisation des yeux et des oreilles sur le maître.

Modèle implicite du savoir : le savoir va du plein (le maître) vers le vide (les élèves); l’élève est dans la position passive du réceptacle ; les élèves ne doivent pas parler car le savoir ne peut se construire d’élève à élèves.

Or un tel modèle est-il adéquat? Mise en lumière de l’existence d’autres modèles (tables en carré, l’exemple de l’apprentissage de la musique : faire pour apprendre…)

 

 

 

Alors que la structure de la classe nous apparaissait aller de soi, on s’aperçoit qu’elle est la matérialisation de réponses à un ensemble de questions que nous n’avions jamais posées.

 

Interroger ces réponses c’est faire sortir les questions sous « ce qui va de soi » et rendre par là possible une autre organisation. Penser pour transformer le monde.

 

 

Qu’est-ce que le savoir?

 

Comment se construit-il?

 

Pourquoi le savoir? Et quel savoir?

 

Pourquoi l’école?

 

Quel rapport maître / élève ?

 

Pourquoi un maître?

           ………..                                 

          

 

 

A la question « la Terre tourne t’elle autour du Soleil », nous répondons « oui », certains de notre savoir et rions de celui qui affirme le contraire.

 

 

 

Et pourtant, au 6ème siècle AVJC les pythagoriciens avaient déjà soutenu l’idée que la Terre tourne autour du Soleil. Mais, avait répondu Aristote (Du ciel), si la Terre tourne autour du Soleil, comment se fait-il que lorsque je lance une balle en l’air – alors qu’elle est décollée du sol, qui, lui, continue de se mouvoir – la pierre ne retombe pas loin derrière celui qui la lance – ce dernier se mouvant avec le Terre ? Comme la pierre tombe au pied de celui qui la lâche, il faut donc poser, dit Aristote, que la Terre ne peut se mouvoir.

 

Or nous sommes pour la plupart incapables de répondre à l’argument d’Aristote. Ne devons-nous donc pas conclure que celui qui, tel Aristote, affirme que la Terre ne se meut pas, avec raisons à l’appui, a davantage raison que celui qui affirme le contraire (nous) sans pouvoir répondre aux raisons d’Aristote ?

 

 

Nous disions : « La Terre tourne autour du soleil » et nous riions de celui qui affirmait le contraire. Or le questionnement d’Aristote nous fait apercevoir qu’alors que nous croyions savoir, nous ne savions pas.

Nous croyions savoir et, en fait, nous croyions simplement. La connaissance que nous avions n’était qu’une connaissance par ouï-dire (on nous a dit que) - et non une connaissance par raison – fondée sur une relation d’autorité (la science dit la vérité)  dont nous n’avions pas conscience.

Notre aveuglement consistait à ne pas connaître notre croyance comme croyance, à ne pas voir la relation d’autorité qui la fondait, à confondre notre croyance avec un savoir.

 

 

 

Quelles sont les relations vraies de la Terre et du Soleil?

 

Qui doit-on croire?

 

Qu’est-ce qu’un savoir scientifique ?

 

                                                                   

             …….…

 

Nos désirs – outre la gloire et l’amour – nous désirons immédiatement une Porsche, tel nouveau portable, des Nike…

 

 

 

 

Comment se fait-il qu’à toutes les époques tous les hommes ont les désirs de leurs époques correspondant à la structure spécifique de leur société (Moyen Age : bons pour le paradis / société capitaliste : les objets produits par l’industrie)?

Ne peut-on supposer que, loin d’être choisis librement, nos désirs sont produits par notre inscription dans une structure sociale?

 

 

Lorsque je désire, je cohére (je ne fais qu’un avec) avec mes désirs. Mais les ai-je jamais interrogés? Si je m’aperçois que la société capitaliste a besoin que je désire les  biens qu’elle produit, ne suis-je pas l’acteur inconscient de la reproduction d’une société que je n’ai jamais ni interrogée ni choisie? Mes désirs ne sont-ils pas asservis?

 

 

Qu’est-ce que le désir ?

 

Qu’est-ce qui est vraiment désirable ?

 

Comment la société forme t’elle le désir ?

 

                          

 

 

 

 

 

 

 Extrait de Mafalda par Quino

 

Par l’habitude, il est devenu « normal, évident » de vendre une partie de sa vie à une entreprise afin d’y gagner par l’effort un salaire nous permettant plus ou moins bien de vivre. Telles sont les données immédiates et évidentes de notre existence sociale. Mais ce ne sont pas celles de Guille, enfant arrivant dans un monde qui lui est encore étranger et par là même non encore pris dans les filets de nos réponses. « Pourquoi le travail, le salaire, la nécessité de se vendre pour vivre, etc.», demande t’il à Mafalda. Aucune réponse ne lui semble à lui évidente et pour clore le débat il reçoit le très commun : « parce que le monde fonctionne comme ça ». Mais la réponse est insuffisante puisque le fait qu’un comportement soit partagé par tous ne prouve pas que celui-ci soit bon. Aussi interroge t’il sans cesse – « pourquoi ? » - demandant aux faits de se justifier, c’est à dire de donner leurs raisons et de bonnes raisons. Et, en effet, pourquoi se vendre à une entreprise ? Ne serait-il pas souhaitable d’être son propre maître ? Est-ce possible ? Et pourquoi ? Quel est, ensuite, le sens d’une vie consistant à travailler toujours plus pour consommer des biens toujours plus rapidement obsolètes et dévalués par l’apparition de nouveaux, toujours, eux aussi, décevants ?  Pourquoi enfin certains achètent-ils une partie de nos vies et d’autres, moins nombreux, s’en font-ils les acquéreurs ? Est-ce juste ? Pourquoi ? Quel est donc le sens et la justification de tout cela ? On saisit ainsi que la question « pourquoi » vise la justification dernière de nos vies et de nos pratiques. Le dernier mot de Mafalda note ainsi combien cette question est proprement révolutionnaire. Tout pouvoir voulant rester en place a, en effet,  intérêt à ce que se taise dans l’évidence muette la question « pourquoi ». Car dès lors qu’elle naît c’est une distance au monde donné qui se crée avec la possibilité nouvelle de le bouleverser. De là les « gaz lacrymogènes », réponse classique des forces de l’ordre établi à ceux qui ne se satisfont pas du monde tel qu’il est.

 

 

 

 

Conclusion – qu’est-ce que philosopher ?

 

 

Philosopher c’est démêler les habitudes, faire sortir les questions de ce qui semblait aller de soi. Son but : la vérité et, parce qu’une liberté tissée d’illusions n’est que l’illusion de la liberté, bien entendu la liberté. Son moyen : la raison.

 

Philosopher c’est s’éveiller, se libérer des chaînes d’un sommeil dont nous n’avions pas conscience. Car «c’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir que de vivre sans philosopher » (Descartes).

 

Aussi pour terminer pouvons-nous reprendre et enfin comprendre la phrase de Malebranche citée au début de cette introduction. « Non je ne vous conduirai pas dans une terre étrangère, mais je vous apprendrai peut-être que vous êtes étranger dans votre propre pays », projetait-il ainsi. Ce projet est, en effet, bien celui de la philosophie : nous montrer que le « terre à terre » quotidien est une manière de recouvrir d’un voile d’habitudes et d’illusions l’étrangeté de notre condition. L’homme, verrons-nous ainsi, est cet être qui, contrairement aux bêtes, ne sait tout d’abord comment vivre : la question du sens de la vie (de sa direction, de sa signification et de sa valeur) est constitutive de l’humanité. Contrairement donc aux animaux qui, sans questions essentielles, sont bien chez eux sur Terre, nous, hommes, sommes des « étrangers » - c’est à dire des êtres sans repères et sans identité naturelle sur Terre. La vie quotidienne, avide de quiétude et de sécurité, dans son mouvement continuel et son « toujours quelque chose à faire » consiste, au contraire, dans l’illusion de la familiarité (d’un « chez nous ») à recouvrir et à oublier la question que nous sommes. Aussi, ce personnage étrange qu’est le philosophe s’arrêtant au milieu des mouvements de la foule et questionnant le monde sur ce qui semble pourtant si bien aller de soi n’est-il nullement un « fou » ou un « original », appellations qui sont autant d’étiquettes permettant de ranger en le conjurant l’étrange dans une case et de fermer sur lui le tiroir en évitant la mise en question. En s’arrêtant, le philosophe bloque le mouvement de la grande machine (cette machine sociale qui fonctionne avec nos désirs et nos efforts – dont notre corps et notre esprit sont, par là même, des rouages) qui sans cesse, dans l’urgence, nous pousse vers telle direction, et institue le temps libéré (de l’urgence, de nos préoccupations) qui nous permet de la penser et de nous en délivrer. Aussi, son étrangeté ne consiste t’elle pas seulement à proférer des questions étranges au milieu de nos évidences quotidiennes mais, bien davantage, en faisant craquer le sol illusoire de la quotidienneté, à nous révéler notre condition d’étranger sur cette Terre et ainsi, peut-être verrons-nous, à nous donner les moyens de la dépasser dans la liberté et la vérité.

 

 

Suite

Lien à une analyse de l’allégorie de la caverne de Platon

Lien à un petit cours sur la raison