Ratatouille (2)
La ratatouille de Proust

(voir séquence)


    Tout le monde connaît l'épisode de la madeleine de Proust. Dans Du coté de chez Swann, le narrateur raconte la découverte d'un continent merveilleux et oublié au sein de la banalité morne et sans goût de ses jours. La tonalité générale de sa vie semble être l'ennui : les mouvements et les choix qu'il effectue sont arbitraires et contingents sans aucune nécessité ni densité, sur un horizon globalement vide de sens. " Il y avait bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai." . "Je ne sais pourquoi" : absence de désir, de tension intérieure, choix arbitraire qui aurait pu tout aussi bien être autre, indifférence et "faire semblant" de vivre par politesse et respect pour sa mère. Simplement, il faut bien faire quelque chose et choisir - puisque ne pas choisir c'est encore choisir (la liberté est un fardeau dont on ne peut se décharger : Sartre) - et donc "du thé, pourquoi pas ?", faible penchant qui l'espace d'un instant et il ne sait pourquoi l'a fait se tourner vers le thé plutôt que le non-thé. L'instant d'après, il en aurait sûrement été autrement, tant sont indifférentes les raisons de choisir.

    Anton Ego quant à lui, pour ne pas sombrer dans les affres d'un tel ennui, suit la ligne sans goût de son métier de goûteur et critique culinaire. Rien de tel, en effet, dirait Pascal que la ligne régulière et ordonnée du métier pour échapper au non-sens absolu de l'ennui, cette route infinie en terre d'indifférence. Faute de jouir de sa propre vie, son métier lui permet en compensation, de jouir quelque peu de la représentation de sa puissance sur et pour les autres : c'est lui, Anton Ego qui, grand critique culinaire, fait la pluie et le beau temps dans le monde de la cuisine, faisant et défaisant les réputations selon son bon plaisir, en donnant des étoiles aux divers restaurants. Sa particularité est qu'il n'arrive à jouir de son image que dans la seule mesure où il la perçoit dans les yeux terrifiés des autres - jouissance méchante toute amplie d'amertume. Au fond il ne s'aime pas et il n'aime pas la vie - il ne la supporte que par la jouissance sans joie de l'image de sa puissance sur des autres, avortons serviles et tremblotants, que, tel le maître hégelien, il méprise.

    Or voilà qu'advient au sein même de la vie sans goût un évènement, extraordinaire dans une vie sans évènement, évènement invisible à tout autre que le narrateur de La recherche et, pour son propre compte, Anton Ego.
" A l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.". Anton Ego en laissera tomber son stylo : image pleine de sens dans la mesure où, avec cette chute, s'etiole tant le voile utilitaire et habituel qui, selon Schopenhauer et Bergson, tisse des relations sans profondeurs et mécaniques, contrepartie de l'efficacité sans faille de l'insertion de notre corps dans les mailles du monde qu'avec lui la position de maîtrise qui, par le biais du stylo, séparait Ego tant des autres que des choses.

"
D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l’appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité; Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement: créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
    Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la resssaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire, avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.
    Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit.
    Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine."

Là où le narrateur de la Recherche cherche et hésite - là où nous-mêmes, contre le cours monotone et réglé de notre vie dans le présent du monde, faisons quelquefois l'expérience de ressentis étranges, coupant court à ce monde, sensations tantôt douces et amères, parfois douloureuses, et parfois merveilleuses, mais issues d'un pays enfoui au fond de nous, dans un passé obscur, sur lequel nous n'arrivons à mettre ni origine ni nom - là où nous pressentons qu'une strate ancienne vient d'être réveillée de l'oubli de nos vies ancrées dans la pratique et l'urgence de l'instant - Anton Ego, lui, en un raccourci saisissant (mais, de fait, moins profond), ainsi qu'il arrive subitement et indépendamment de ses propres efforts au narrateur de la Recherche (les idées viennent quand elle le veulent et non quand je le veux, disait Nietzsche), découvre immédiatement de quoi est fait le goût de cette ratatouille :

    " Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés depuis si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot - s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des autres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
"

Ce que perçoit alors d'un seul coup Anton Ego au sein de sa ratatouille c'est, lui aussi, le goût oublié de l'enfance, de sa mère qui cuisinait pour lui une bonne ratatouille toute emplie de tendresse et de consolation, et avec elles, de ce que Romain Gary a appelé La promesse de l'aube, cette promesse d'existence pleine dans la chaleur d'un foyer que la vie, nécessairement, vient faire mentir, nous laissant étrangers dans un monde étranger, sans mère et sans amour. Tout comme Citizen Kane, milliardaire surpuissant, appelant sur son lit de mort la luge de son enfance, Anton Ego, mais pour son bonheur avant de mourir, redécouvre un monde oublié et gorgé de sens dont sa vie présente, faite d'amertune, de domination et pour tout dire, de distance et de séparation, est la stricte négation. Crise de sens éprouvée au souvenir de la plénitude rêvée de l'enfance, souvenir rendu présent au sein d'une ratatouille, Anton Ego, dont le mal-être était, sans qu'il le sache pourtant, hanté par les baisers sucrés d'une enfance étoilée, redécouvre quelque chose comme la source du sens et, s'abreuvant à elle, change totalement sa vie. Il renonce alors au mauvais "ego" d'un "amour-propre" insatisfait (pour l'analyse rousseauiste de ce dernier, voir la déconnection dans la Belle verte de Coline Serreau), à la puissance et la domination pour s'ouvrir humblement à ce nouveau foyer au parfum de l'enfance, foyer de la cuisine où les goûts se partagent et les sens communiquent dans un amour commun.