La "déconnection" dans  La Belle verte de Coline Serreau

Lectures rousseauistes et bergsoniennes

(voir séquence)



Que l'on puisse "déconnecter" un individu et que, par ce biais, ce dernier devienne immédiatement ouvert et sensible aux mouvements pathiques de la vie - autour de lui comme en lui - alors qu'auparavant, insensible et fermé, il était un grand chef-clinicien, professeur reconnu, craint et admiré, qui ne percevait l'univers que depuis les hauteurs de son statut social, voilà qui nous donne à penser. A quoi était donc connecté celui que l'héroïne issue de la Belle verte - cette planète que Coline Serreau nous présente, ainsi qu'un idéal, comme non dénaturée - vient de "déconnecter" ? Et quel est donc le sens d'une telle déconnection ? Elle est présentée ici comme une sorte de retour au réel profond. Par quoi il faut comprendre que l'état "connecté" serait celui d'un être qui d'une certaine manière - qu'il faudra élucider - est absent au réel; et le titre et le sujet du film nous suggèrent évidemment que ce réel-là est à penser comme "nature". L'être "connecté" - nous tous assuremment en tant qu'habitants de cette Terre qui n'est pas (plus) la belle verte - aurait ainsi oublié la nature. En quel sens et pourquoi ? Je laisse de côté - au moins pour le moment et quelle que soit sa pertinence - la référence écologisante, bien facile à comprendre, pour me centrer sur la nature de ces êtres dits "connectés" et par là oublieux de ladite "véritable nature". En quel sens est-il vrai que le professeur Max Faron (joué par Vincent Lindon) perçoit, en premier lieu, une image faussée de la réalité ?

Pour y répondre, la petite scène qui nous est présentée ici peut être lue à travers le prisme éclairant de plusieurs philosophies - tant l'idée d'une "connection" à un univers de semblances, d'apparences et d'illusions, connection qui, par hypothèse, ferait le fond du rapport ordinaire et quotidien au monde est une tarte à la crème de la philosophie (cf. pour s'en convaincre mon introduction). Je propose ici l'éclairage d'une double lecture rousseauiste et bergsonienne dont les concepts me semblent très pertinents pour rendre compte de ce qui se joue dans cette petite séquence.

Dans les termes de Rousseau, le professeur Max Faron est, en un premier temps, et en tant qu'il se vit, voit et qu'il perçoit le monde à travers son statut de grand médecin-chef, un être entièrement pris dans les filets de "l'amour-propre". Qu'est-ce donc, en effet, que l'amour-propre pour Rousseau ? "L'amour-propre n'est qu'un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement et qui est la véritable source de l'honneur" (Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, note 13). Rousseau prend soin de distinguer l'amour-propre de l'amour de soi, distinction oubliée par la langue commune, dont les formes dénaturées sont elles-mêmes issues de l'aveuglement et de l'errance humaine qui oublient les distinctions véritables. "L'amour de soi-même est, en effet, un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu" (idem). Expliquons : l'amour-propre, sentiment "relatif, factice et né dans la société" est cependant devenu la principale passion des hommes, de telle façon qu'il peut bien apparaître comme une structure en un sens primitive et, par là, indissociable de ce dernier (ce que fait, exemplairement, la Bible en faisant de la honte (dont nous verrons qu'elle suppose pour se manifester la structure de l'amour-propre) un propre de l'humain - puisqu'avoir "les yeux ouverts" après avoir mangé du fruit de l'arbre de la connaissance, signifie immédiatement, se voir et se juger depuis le point de vue extérieur du Bien et du Mal, Bien et Mal dont les yeux potentiellement inquisiteurs de l'autre homme sont les agents sur Terre).  En quoi consiste, en effet, l'amour-propre comme structure de l'homme social - c'est à dire de l'homme tout court, s'il n'y a pas (plus) d'homme pensable en dehors d'une quelconque société ? L'amour-propre est cet amour singulier que chaque homme porte à sa propre image. Il serait identique à l'amour de soi si le véritable soi se confondait avec l'image de soi. Or c'est ce qui, selon Rousseau (comme Bergson) n'est aucunement le cas. Si l'image de moi-même - celle que, par exemple, je contemple dans mon miroir le matin - n'est pas, par hypothèse, le véritable moi-même, c'est qu'elle n'est aucunement - comme il nous semble pourtant en une illusion que nous verrons constitutive de l'amour-propre - un rapport simple et immédiat du soi à son reflet. Elle est, en réalité, constituée par l'ensemble des jugements et des regards extérieurs que je m'imagine être portés sur moi. Pour qui sont donc ainsi ces mimiques singulières que nous effectuons devant la glace sinon pour ces autres introjectés à l'intérieur de notre propre regard, en cherchant à avoir la contenance que j'imagine être attendue de moi ? Lorsque le professeur Max Faron le matin, se regarde dans la glace, on peut aisément l'imaginer relevant le torse, prenant l'air grave du fronceur de sourcil, donnant ainsi à son visage et sa stature la forme du rôle social dans lequel il s'est pris et qu'il voit dans la glace - et très difficilement pleurant, riant, bavant ou faisant une grimace, toutes attitudes manifestant une félure de l'apparence, un bug dans le programme, un écart dans la mise en scène bien réglée au sein de laquelle il joue sans le savoir son rôle. Qu'est-ce donc alors, et très précisément, que l'amour-propre sinon, en effet, cet amour singulier d'un être pour sa propre image, image en spectacle constituée par la réfraction sur moi de tout ce que j'imagine être pour les autres selon un discours social institué et normatif dont ces autres sont le vecteur (comme l'autre dans la Bible est un agent par lequel l'injonction à agir Bien se révèle - réveille - à nouveau)(que les autres autour de moi ne suffisent pas dans l'immédiat à transformer l'image que j'ai de moi-même - on s'en convaincra en imaginant par exemple le professeur Max Faron téléporté sur la Belle planète Verte entourés d'individus tels "l'héroïne" ignorants des "chefs" et des statuts sociaux - il ne manquerait pas, un moment du moins, de prendre ces individus pour des arriérés, sans aucunement remettre en cause l'image qu'il a de soi - ce pourquoi Max Faron joue encore son rôle seul devant la glace; que le regard de l'autre puisse cependant déstabiliser ma propre image et le discours social qui la structure, c'est ce que l'existence d'un Socrate, ici en un certain sens figuré par le personnage que joue Coline Serraut, manifeste; les conditions en sont cependant si rares et mystérieuses qu'il faut une bien étrange "'déconnection" pour que chacun, se libérant de l'amour-propre, revienne au véritable soi). Si alors un tel discours social dessine pour moi un rôle, l'état de "connection" consiste, dans un trop grand sérieux, à se prendre à ce jeu tout ainsi qu'un acteur qui oublierait qu'il joue à être son personnage. Tel est Max Faron qui, sa vie durant, joue à être le Professeur Max Faron dans une représentation de lui-même pour lui-même et pour les autres, aussi odieuse qu'efficace. 

Comment, en effet, apparaît Max Faron dans la scène présente ? Petit chef de clinique, suivi par une cohorte d'assistants qu'il imagine - et qui sont, en effet, certainement - tant apeurés qu'admiratifs, Max Faron est celui qui sait, maîtrise et dirige. Coupant sans cesse la parole à ses interlocuteurs, il est le seul détenteur de la parole légitime. Lorsque le personnage joué par Coline Serreau ose lui faire remarquer l'étrangeté de son rapport aux autres, consistant à interroger et à faire les réponses lui-même, tant la parole - et l'existence - des autres est dénuée a priori de toute pertinence et légitimité, il demande à propos et sans attendre d'autres réponses qu'une remise dans le droit chemin, un : "vous savez à qui vous parlez ?". Parler ainsi à un chef de clinique, c'est, en effet insensé, cette femme doit donc ignorer qui je suis, doit-il à peu près se dire, je vais la remettre à sa place - c'est à dire tout en bas. Manque de chance, toutes les réponses de cette étrange femme venue d'ailleurs tombent à côté de ses attentes - de là le regard étonné et quelque peu décontenancé du médecin, qui, au final, sûr de lui, s'extirpe de la pièce : il doit s'agir d'une déséquilibrée, avec ces étrangers ! Pas une félure dans une telle mise en scène de soi, pas un instant de doute : la mécanique Max Faron fonctionne à merveille et échafaude dans les couloirs quelque nouveau plan pour tout remettre en ordre par le biais bien connu de la menace et de la peur.

Suit alors la "déconnection" - en secouant sa propre tête, la femme venue d'une autre planète, remet les idées de Max Faron à l'endroit et le fait redescendre de la stèle où il dominait l'univers - celle de l'amour-propre et de la réprésentation - sur la Terre, la vraie. Mais laquelle ? Quelle est donc cette nature, véritable, que Coline Serreau entend, avec la nouvelle naissance au monde de Max Faron, nous faire redécouvrir ? On le devinera aisément en suivant pas à pas les effets de la déconnection de Max Faron. 

Ce sont tout d'abord les cheveux frisés de son collègue que Max Faron découvre, les yeux écarquillés : "mais... mais pourquoi vous vous coiffez comme ça Gérard... Vous avez les cheveux très frisés Gérard...", lui dit-il en effet. Ce qu'il perçoit alors devant le regard héberlué de ce dernier, c'est, pour la première fois et tout à la fois, l'individualité corporelle de ce qui n'était pour lui, l'instant d'avant, qu'un support fonctionnel, à savoir le titulaire (ou fonction-naire) quasi-anonyme et en tout cas désindividualisé d'un rôle - être l'assistant de Max Faron, capable d'obéir et de faire telles choses - qu'un corps brimé et bridé par sa mise en représentation dans un rôle qui ne lui convient pas. Alors, en effet et imagine-t-on, que les cheveux de celui qui est subitement devenu Gérard - possesseur d'un nom propre alors qu'auparavant, imagine t'on, en tant que docteur X, il n'avait jamais été nommé pour lui-même - frisés naturellement, sont contraints et raidis par les exigences de la représentation sociale, le nouveau Max s'étonne d'un tel formatage et d'une telle contrainte exercée sur soi-même. Il rappelle ainsi Gérard à la spontanéité bridée de son corps, spontanéité qui, pense t'on, devrait se déployer sur sa tête en frisures exubérantes. Ne lisons pas une telle scène ainsi qu'une naïve flatterie envers une jeunesse volontairement décoiffée qui, par un autre côté, peut tout autant, et elle aussi, être lue comme mise en représentation dans un rôle uniforme. Il faut me semble t'il la lire, et positivement, comme une invitation de la part de Max à l'égard de Gérard à découvrir les strates cachées de ce que Bergson appelle son "moi profond", strates bloquées et contraintes par l'ordre de la représentation sociale, et par là d'inventer pour son corps une toute autre manière d'exister dans le monde en un style propre non uniformisé ni automatisé. Max appelle ainsi le corps de Gérard à danser selon la musique propre de son moi intérieur (moi existant et ni fictif, ni illusoire par hypothèse ici dans une optique tant rousseauiste que bergsonienne).

Après l'intervention de l'extra-terrestre demandant à Max l'autorisation de pouvoir se "recharger" auprès des bébés de sa clinique (la nourriture d'arrachement dans le sang et d'assimilation de la chair étrangère devenant significativement sympathie, plongée nourricière dans les profondeurs de la vie faible et tendre en un bien-être mutuel) Max découvre et révèle naîvement à la sage-femme qui, bien obéissante à l'ordre de la Loi, lui demande permission, qu'il ne sait proprement rien des vies qui lui sont pourtant données en charge : comparés aux gestes d'accompagnement que maitrise la Sage-femme, et, plus encore, au mouvement même de la vie qui, dans le corps de la femme, germe et se déploie pour que naisse au monde le miracle d'une nouvelle individualité vivante, ses gestes à lui sont mécaniques, extérieurs, en, en un sens, vides. Il ne sait rien - il n'a jamais rien su. Il n'a plus le pouvoir. Révélation d'ordre socratique : sachant qu'il ne sait rien - qu'il est impuissant face à la merveilleuse complexité de la vie qui se donne à travers des milliards d'individualités vivantes, chacune singulière et irréductible - ses yeux se sont ouverts. L'étonnement continuel marque désormais pour toujours son visage : ce qu'il avait l'habitude de traiter, de réduire, d'enfermer dans un schéma et une case, se révèle désormais à lui dans son existence singulière. L'accoucheur vient lui-même d'être accouché par l'étrange maïeutique d'une extra-terrestre : Max vient de naître au monde et, chose étonnante, c'est de lui-même qu'il est né, comme s'il avait toujours été, en germe et en latence, dans le coeur de son être, ce qu'il est maintenant pleinement devenu.  

Aussi, dans l'étonnement général et contrairement à la position distante et dominatrice qui sied à sa statut, vient-il tendrement embrasser une patiente venant, elle-même, d'accoucher. Cette dernière n'est plus un cas - anonyme - comme un autre. Elle devient elle aussi aux yeux de Max ce qu'elle est essentiellement, à savoir une individualité unique et vivante, dont Max, désormais tant conscient de son non-savoir qu'héberlué par l'étrangeté merveilleuse du monde et de la vie, dans une attitude qui rappelle évidemment et positivement celle d'un enfant, désire ardemment connaître les affects profonds : "alors ça va la vie ?" - la vie, ton existence singulière d'être qui éprouve le réel à la première personne, non ton appendice, ta côte ou ton fessier - "s'il vous plaît, racontez-moi comment ça fait quand le bébé sort !" - le rapport singulier d'un corps vivant à un autre corps vivant, unique et aimé, qui a germé en lui et qui, de la sympathie intérieure est expulsé à l'extérieur et devient à la fois un corps étranger et l'être le plus proche... expérience unique que la position extérieure et intellectualiste d'un chef-médecin ne peut pas percevoir. 

Résumons donc : de quoi s'est-il agit-ici ? Du passage d'un certain rapport au monde, état dit "connecté" d'un être qui perçoit toutes choses et êtres à travers le regard réducteur et dominant d'un certain "amour-propre" soit à travers le filet d'une mise en scène sociale dont il s'imagine le centre admiré. A l'ordre de l'amour-propre, de la représentation sociale, de l'intelligence, dirait Bergson - s'oppose celui de la vie qui est, par hypothèse, le fond réel et concret de l'existence à partir duquel se déploie toutes les abstractions. La "déconnection" consiste alors précisément dans une cassure de l'amour-propre, un oubli de l'obsession de la représentation de soi et, par conséquent, une ouverture à la vie en soi et hors de soi, soit à l'existence réelle en-deça des abstractions et obsessions qui nous la masquent. Dans une optique bergsonienne, ce nouveau regard peut-être appelé "intuitif" si par intuition on entend avec lui, la coïncidence avec le mouvement profond de la vie en-deça de la distance abstraite des représentations de l'intellect (cf. cours sur Bergson) - coincïdence qui me fait retrouver mon véritable moi (Données immédiates de la conscience) et sympathiser avec les autres moi dont le réel est tissé (L'évolution créatrice et Les deux sources de la morale et de la religion). Dans un langage rousseauiste, la mise à l'écart de l'amour-propre, outre un retour à l'amour du (vrai) soi, est tout autant ouverture du coeur à la pitié naturelle, soit à une forme de sympathie qui, de l'intérieur et par le coeur, contre les abstractions mortifères et distantes de la raison, nous ouvre aux mouvements pathiques de la vie hors de nous.

Voilà, pour terminer, ce que dans le discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes Rousseau écrit de la pitié : 

" Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion : telle est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu'on voit tous les jours dans nos spectacles s'attendrir et pleurer aux malheurs d'un infortuné tel, qui, s'il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi. Mandeville a bien senti qu'avec toute leur morale les hommes n'eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raison : mais il n'a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu'il veut disputer aux hommes. En effet, qu'est-ce que la générosité, la clémence, l'humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général ? La bienveillance et l'amitié même sont, à le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer que quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose que désirer qu'il soit heureux  ? Quand il serait vrai que la commisération ne serait qu'un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif dans l'homme sauvage, développé, mais faible dans l'homme civil, qu'importerait cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de lui donner plus de force ? En effet, la commisération sera d'autant plus énergique que l'animal spectateur s'identifiera intimement avec l'animal souffrant. Or il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l'état de nature que dans l'état de raisonnement. C'est la raison qui engendre l'amour-propre, et c'est la réflexion qui le fortifie ; c'est elle qui replie l'homme sur lui-même ; c'est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l'afflige : c'est la philosophie qui l'isole ; c'est par elle qu'il dit en secret, à l'aspect d'un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n'y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l'arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n'a qu'à mettre ses mains sur ses oreilles et s'argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l'identifier avec celui qu'on assassine. L'homme sauvage n'a point cet admirable talent ; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l'humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s'assemble, l'homme prudent s'éloigne : c'est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s'entr'égorger."

"Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix : c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation. Quoiqu'il puisse appartenir à Socrate, et aux esprits de sa trempe, d'acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n'eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent."

Le retour de Max Faron, être hautement civilisé, à la sympathie naturelle désigne ainsi l'idéal d'un retour à la nature profonde par delà la distance des abstractions mortifères de l'intelligence. Qu'un tel retour à la nature soit bien davantage qu'une critique naïve, technophobe et écologisante, voilà ce que je m'étais proposé de montrer. Car, si comme le pense Bergsonla nature n'est pas un état figé mais une dynamique créatrice, suivre le mouvement de la nature est, certes toujours aussi, retourner en arrière, en-deça des erreurs et errances d'une certaine raison et des formes figées des diverses sociétés, mais afin, comme il le pose, de nous propulser vers un meilleur avenir - qu'on ne saurait penser sans société, intelligence, art et techniques, ces derniers étant les mediums nécessaires du déploiement de la vie.