Tout s’en va-t-il avec le temps ?

 

 

 

Introduction.

a) Mise en situation. L’expérience commune du temps est celle du passage et de son irréversibilité : les êtres que nous aimions disparaissent et nous sommes voués à la mort. Où s’en sont-ils allés ? Et où sont les jours heureux de notre enfance ? Contrairement à un objet déplacé dans l’espace qui est dans un ailleurs que je peux toujours atteindre, mon passé semble irréductiblement parti. Parti où ? Nulle part puisque, contrairement au changement de lieu, le temps semble l’avoir rejeté hors de l’existence, dans le néant. Si de telles expériences, lorsqu’elle viennent à la conscience, nous font souffrir et tissent d’angoisse nos vies c’est qu’elles contrarient en nous un désir contraire, le désir de ce qui ne passe pas, un désir d’éternité : que l’essentiel, les êtres que nous aimons, les valeurs auxquelles nous vouons nos vies demeurent. « O temps, suspend ton vol ! », implore ainsi le poète, voulant retenir les instants heureux. Mais c’est, hélas, ce qui ne se peut pas, car demande Alain, combien de temps le temps pourra t’il être ainsi suspendu ? L’impensabilité d’une telle suspension marque ainsi ce fait que le temps est l’irréductible cadre de notre expérience, ce de quoi nos vies sont irrémédiablement tissées et qui les marque du caractère de l’éphémère. Et pourtant l’expérience temporelle n’apparaît pas seulement ni toujours comme celle de l’abolition et de la fuite – le retour des saisons, la perpétuation des lois de la nature, le maintien des traditions, les progrès cumulatifs sur la base d’un travail passé dont on conserve les fruits… semblent autant de continuations du passé dans notre présent qui semblent contredire la loi de l’annihilation.

b) Formulation du problème. Tout s’en va-t-il donc avec le temps ? L’expérience temporelle n’est-elle que celle de la fuite de toutes choses, contrariant ainsi nos plus profonds désirs, ou bien quelque être substantiel – et quel type d’être ? - demeure t’il à travers le temps donnant un contenu non illusoire à notre vœu d’une Terre fixe ?

c) Plan. Nous montrerons, dans un premier temps, que l’idée que l’essentiel de l’être perdure dans le temps est présente au sein de toute perception. C’est là, plus essentiellement pour le sens de nos vies, l’affirmation centrale de toute religion. Nous verrons, cependant, la nature illusoire d’une telle éternité, rien n’échappant au mouvement du temps sinon le temps lui-même. C’est pourquoi nous devrons penser la vie et l’existence humaine comme des luttes contre le temps, luttes que nous devons faire nôtres pour garder l’essentiel, pour que « tout ne passe pas ».

 

 

I. Le monde sur le fond de substances qui perdurent dans le temps : quelques choses ne s’en vont pas avec le temps

a) Division commune entre ce qui change et ce qui perdure… Tout s’en va-t-il avec le temps ? Expérience commune = division évènements / monde. Monde = le fond stable et identique dans lequel se déroule les évènements. Evènement = changement rapide et imprévu, ce qui survient. Ex. un oiseau se pose sur une branche, le vent la fait craquer… L’évènement = ce qui arrive à l’oiseau, à l’arbre, au verger ; qui n’était pas auparavant ; qui ne sera plus dans un instant (l’oiseau s’envole, la branche tombe…). Qu’est-ce qui, au contraire, est le même – identique dans le temps ? Ce qui demeure = le verger, l’arbre, l’oiseau. L’oiseau s’envole, il arrive quelque chose à l’oiseau, mais c’est toujours le même oiseau. La branche tombe dans le verger, mais c’est toujours le même arbre et le même verger. L’usage commun de la langue suppose ainsi une division monde / évènement qui, le monde étant communément (et provisoirement) conçu comme la totalité structurée des choses, est porté par la division chose / évènement ; la chose (l’oiseau, l’arbre, le jardin…) étant ce qui reste le même (identité) et ce à quoi arrive des changements (évènements). Par quoi le changement semble extérieur au monde et aux choses qui demeurent, malgré le changement (= ce qui survient). Kant : « Tous les phénomènes contiennent quelque chose de permanent considéré comme l’objet lui-même, et quelque chose de changeant, considéré comme une simple détermination de cet objet, c'est-à-dire un mode de son existence » (Critique de la raison pure, Analytique des principes). Faut-il donc soutenir que l’oiseau, l’arbre, le verger… et le monde tout entier, dans leur permanence, sont soustraits au temps – celui-ci n’en affectant que la surface ? Or c’est ce qui n’est pas, cet oiseau, cet arbre, ce verger étant, eux aussi, sujets à altération et disparaissant dans le temps. Quel est donc le rapport des choses à l’évènement ? Si la chose n’était pas affectée par l’évènement – soit ce qui lui arrive - elle serait éternelle. Or cet oiseau-là meurt, le jardin est détruit, le vieil arbre périt… : ils ont été, ils ne sont plus. Ne faut-il donc pas en conclure que, disparaissant avec le temps, ils sont de part en part temporels c'est-à-dire affectés par le changement ?

 

b) Les structures et les lois = ce qui perdure à travers le temps. Qu’est-ce qui, cependant, reste le même et se répète, dans le temps de la vie de cet oiseau-ci, de cet arbre-ci puis, par-delà la destruction de cet arbre et de cet oiseau, si ce ne sont l’arbre et l’oiseau, premièrement en tant que structuration singulière sous des lois qui maintiennent l’individu en tant qu’identité dans une certaine durée, les faisant échapper pour un temps à la destruction, puis deuxièmement, au-delà de cette durée singulière, l’espèce, elle-même caractérisée par les lois structurelles dont cet oiseau-ci et cet arbre-là ne sont que des manifestations particulières dans un espace et un temps singuliers. L’individu meurt, l’espèce demeure. C’est pourquoi, écrit Pascal, par-delà la disparition des individus et des jours, « la nature recommence toujours les mêmes choses, les ans, les jours, les heures… Ainsi se fait une espèce d’infini et d’éternel » (Pensées). Aussi, recommençant cycliquement dans le mouvement du temps les mêmes œuvres par la structuration du réel sous des lois qui semblent ne point passer, Platon pouvait-il proposer cette définition du temps comme « image mobile de l’éternité » (Timée) immobile – l’éternité des lois et des structures singulières se manifestant à travers le changement qui caractérise la matière, comme une mise en forme (ordre, sens, unité) toujours renouvelée de cette dernière. La matière apparaît dans une telle conception comme le toujours autre, le toujours nouveau dont toute chose est tissée, qui fait de ces dernières (l’oiseau, l’arbre, moi…) des réalités changeantes s’altérant sans cesse et que la forme (la structure et ses lois d’organisation) sans cesse retravaille. N’y a-t-il pas, cependant, dans la matière elle-même quelque identité qui échappe à la perpétuelle nouveauté du toujours autre ?

 

c) L’identité de la matière : la substance matérielle comme substance atomique. Et, en effet, si la matière est changement et altération, ce changement concerne t’il la matière elle-même – qui deviendrait ainsi perpétuellement autre qu’elle-même - ou bien seulement son organisation ? Reprenons, sur ce point, l’analyse de la transformation d’un morceau de cire sous la flamme que nous propose Descartes en sa seconde méditation métaphysique. Alors que par le contact de la chaleur, tous les caractères de la chose se transforme – l’odeur, la dureté, la couleur, la forme… qu’on ne reconnaît plus ce que l’on identifiait comme cire – Descartes, demande si la cire elle-même a disparu. Or il est évident pour nous que si une forme de la cire a disparu, la cire elle-même n’a nullement été anéantie : elle est ailleurs sous une autre forme. Qu’est-ce donc qui reste le même, identique à soi, si ce n’est pas la chose « cire » dont toutes les qualités ont été transformées ? Au moins sommes-nous a priori certains qu’on ne peut anéantir ses constituants, qu’ils sont quelque part dans l’espace en relation d’interaction avec d’autres constituants. Qu’est-ce d’autre ici que l’évidence atomiste mécaniste ? Par-delà les transformations des choses, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » (1ère loi de la thermodynamique), les changements dans le temps n’étant alors rien d’autre que des changements de configuration d’une matière éternelle, les atomes étant ces constituants derniers (atomon = indivisible) et identiques dans le temps dont toutes choses sont faites.

 

 d) … l’institution religieuse du temps : il y a de l’éternel = l’être essentiel, modèle du temps concret…  Que nous importe, cependant, que la nature en ses lois et en ses constituants perdure s’il n’en est pas de même de ce que nous aimons ? Ce que nous désirons, ce n’est pas seulement ni essentiellement l’éternité de la nature, mais aussi et surtout, l’éternité naturelle préfigurant et servant de cadre à cette dernière, celle des êtres et du sens desquels nous vivons : non seulement le monde mais les âmes et les dieux. Telle est précisément l’exigence religieuse. L’immense majorité des sociétés dans le temps, sociétés religieuses c'est-à-dire fondées sur une institution rigide des normes, des valeurs et des êtres (Castoriadis), en divisant le monde en sacré et profane (Eliade) posent, en effet, que la part essentielle du monde – dans les deux sens du mot essentiel : la plus importante en valeur ; celle qui est la substance (l’essence) de ce qui est (comme Dieu est davantage qu’un arbre) – perdure à travers le temps et en est le fond éternel. Il y a bien, cependant, une histoire de notre monde soit une suite temporelle d’évènements ordonnés selon un récit qui leur donne leur sens – histoire que racontent les différents mythes de la création – mais cette histoire n’est pas située dans notre temps profane, le temps concret de nos vies. C’était «bien avant», dans le « Grand temps » - temps mythique de la création - temps qui donne désormais le sens qui, pour l’éternité, doit être reconduit à travers les différents rites qui doivent scander la vie. « On ne saurait trop souligner la tendance, - observable dans n’importe quelle société, quel qu’en soit le degré d’évolution – à restaurer « ce temps-là », le temps mythique, le Grand Temps. Car cette restauration est le résultat de tout rite et tout geste significatif sans distinction. « Un rite est la répétition d’un fragment du temps originel ». Et « le temps originel sert de modèle à tous les temps. Ce qui s’est passé un jour se répète sans cesse. Il suffit de connaître le mythe pour comprendre la vie » (Van der Leeuw) »(Eliade, Traité d’histoire des religions, p. 332). Parce que le sens du monde et des actes a été donné une fois pour toutes,  «comme le mystique, comme l’homme religieux en général, le primitif vit dans un continuel présent. (Et c’est dans ce sens que l’on peut dire que l’homme religieux est un « primitif » ; il répète les gestes de quelqu’un d’autre, et par cette répétition vit sans cesse dans un présent atemporel) » (idem). Certes ce n’est pas dans le temps sacré que vit réellement l’homme religieux, le temps concret de sa vie est scandé d’évènements imprévus et se termine dans la mort – mais tout se passe comme si ce temps concret était néantisé : ce qui est dans notre temps n’est pas vraiment. « C’est le sens profond du comportement primitif qui est révélateur : ce comportement est régi par la croyance en une réalité absolue qui s’oppose au monde profane des « irréalités » ; en dernière instance, ce dernier ne constitue pas à proprement parler un « monde » ; il est l’ « irréel » par excellence, le non-créé, le non existant : le néant » (Eliade, Le mythe de l’éternel retour, p. 110). N’existe véritablement que le sacré et sa propre existence ne prend une densité que dans l’imitation de ces modèles désormais posé comme intemporels. La survivance de l’âme individuelle dans beaucoup de religions n’est alors rien d’autre que l’affirmation, si conforme à nos plus profonds désirs, d’une participation du plan essentiel de notre propre être à l’éternité du sens.

 

Conclusion : Triple éternité se manifestant dans le temps de nos vies – éternité de la matière, substance identique dont toute chose est tissée ; éternité des formes soit des structures et des lois qui ordonnent la matière ; éternité de l’être essentiel  – être, sens et valeur – qui transit notre monde et lui donne fondement et justification.

Transition : ne s’agit-il pas, cependant, ici de trois manières de nier la réalité du temps ?

 

 

II. Avec le temps, tout s’en va…

a) L’histoire, altération continue des significations humaines, rend à son illusion le désir d’éternité. L’existence religieuse a tous les caractères de la dénégation (savoir et négation de ce que l’on sait dans une forme de mauvaise foi - Freud) – elle manifeste un refus du temps réel et un désir d’éternité. « Nous nous heurtons donc, chez l’homme, à tous les niveaux au même désir d’abolir le temps profane et de vivre dans le temps sacré. Mieux encore, nous nous trouvons en face d’un désir et d’une espérance de régénérer le temps dans sa totalité, c'est-à-dire de pouvoir vivre dans l’éternité » (Traité d’histoire des religions, p. 341). Le refus de donner un sens et une importance aux évènements qui ne rentrent pas dans le modèle sacré explique le peu de cas qui est fait de la mémoire du passé, même le plus immédiat : à quoi bon retenir ce qui n’a pas d’importance ? Il s’agit « en un mot, du refus de l’homme archaïque de s’accepter comme être historique, son refus d’accorder une valeur à la « mémoire » et par suite aux évènements inhabituels (c'est-à-dire : sans modèle archétypal) qui constituent en fait, la durée concrète. En dernière instance, nous déchiffrons dans tous ces rites et toutes ces attitudes la volonté de dévalorisation du temps » (Le mythe de l’éternel retour, p. 103). Mais le temps concret apporte irréductiblement avec lui de l’altérité (ce qui est autre) soit de la nouveauté. De là la nécessité des rites périodiques de purifications et de renouvellement. «« L’expulsion des démons et des esprits, la confession des péchés, les purifications et, en particulier, le retour symbolique du chaos primordial, tout cela signifie l’abolition du temps profane, du temps ancien dans lequel se sont réalisés d’une part les évènements dénués de sens, d’autre part tous les écarts » (Traité…, p. 337). « Une fois l’an, donc, le temps ancien, le passé, la mémoire des évènements non exemplaires (bref « l’histoire » au sens actuel du terme) sont abolis. La répétition symbolique de la cosmogonie qui fait suite à l’anéantissement symbolique du vieux monde régénère le temps dans sa totalité. Car, il ne s’agit pas seulement d’une fête qui vient insérer dans la durée profane « l’instant éternel » du temps sacré ; ce à quoi l’on vise, en outre, c’est, comme il a été dit, à l’annulation du temps profane tout entier écoulé dans les limites du cycle qui se clôt. Dans l’aspiration de recommencer une vie nouvelle au sein d’une Création nouvelle – aspiration manifestement présente dans toutes les cérémonies de fin et de début d’année – perce aussi le désir paradoxal d’arriver à inaugurer une existence anhistorique, c'est-à-dire de pouvoir vivre exclusivement dans un temps sacré. Ce qui revient à projeter une régénération du temps tout entier, une transfiguration de la durée en « éternité » ». (Traité d’histoire des religions, p. 337). Mais lorsque les mythes et les rites deviennent incapables d’expliquer et de conjurer une réalité nouvelle – ainsi, par les Aztèques, l’avènement des espagnols sur leurs terres - ce sont les fondements mêmes de la société qui vacillent comme autant d’illusions : nos dieux sont impuissants – et y a-t-il même des dieux ? Ce que dénie ainsi l’institution religieuse de la société, c’est la nature historique de ses propres institutions : la division du monde par le mythe en nature et surnature est un déni du caractère imaginaire et historiquement créé de cette surnature. Ce que l’histoire elle-même,  « cadre où se décomposent les majuscules et avec elles, ceux qui les inventèrent et les chérirent » (Cioran), dans la mort et l’oubli des dieux, de cette « éternité » posée au-dessus du temps du monde, révélera. Les dieux, semble t’il, parce que produits du temps, n’échappent pas au temps. Tout s’en irait-il donc avec le temps ?

 Qu’en est-il, cependant, de ces lois naturelles dont Platon et Pascal pensaient l’éternité se manifestant dans les cycles du temps ? Et qu’en est-il encore de cette substance atomique qu’Epicure et Démocrite (philosophes atomistes) saisissaient comme le fond éternel du réel lui-même ?

 

b) Le temps est le toujours autre qui crée et détruit toute forme. Avons-nous toutefois suffisamment écouté la leçon d’Héraclite ? « Rien n’est tout devient », « tout s’écoule » et « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », affirmait le penseur. Ainsi que le résume Aristote, « certains disent  que ce ne sont pas certains êtres et non les autres qui sont en mouvement, mais tous et toujours, sauf que cela échappe à notre perception » (Physique, VIII). Et, en effet, que disons-nous donc « être » ? La montagne, le fleuve, les cathédrales, nous-mêmes, les institutions… – comparé à quoi, parce que durant moins, nous jugeons du moindre être d’un coup de vent, d’une image passagère ou bien d’un bâillement. Etre c’est alors, semble t’il, durer, être le même dans le temps. Mais ce fleuve lui-même est-il le même fleuve qu’il y a un instant ? Certes non, puisque il n’est pas fait de la même eau. N’est-il pas, cependant, constitué d’identiques molécules (H2O) qui, à travers le passage, selon la leçon cartésienne (2.c) resteraient identiques ? Mais les molécules elles-mêmes ne sont plus les mêmes : chacune est mouvement, altération, transformation et non « mêmeté » (Voltaire). Reste, cependant l’idée que quelque chose perdure dans la matière elle-même – idée dont nous avons vu qu’elle était à la source de la pensée atomiste. Mais cette idée n’est-elle pas justement qu’une idée ? Car, à décomposer la matière on ne trouverait jamais rien d’identique, le microscope électronique nous apprenant par ailleurs que les atomes eux-mêmes sont en constant changement et que les constituants sub-atomiques que sont les particules ne semblent guère régies par le principe d’identité (physique quantique). N’est-ce pas, cependant, ce que la méditation d’Héraclite sur le temps permettait d’établir ? Car comment quelque chose dans le temps pourrait-il être le même, si n’existe jamais que le présent et que jamais plus n’existera le passé ? Parler de la même chose – du même fleuve, de la même molécule – c’est dire que ce qui était il y a un instant est le même que ce qui est maintenant. Mais ce qui était n’est plus et seul est ce qui est présent. Dès lors comment dire que ce qui existe est le même que ce qui n’existe plus, l’existant le même que l’inexistant ? Il ne l’est que pour un point de vue qui surplombe le temps et prend ensemble deux moments pour les comparer. Mais c’est ce qui ne se peut que pour notre pensée, les moments réels s’excluant mutuellement. Ne faut-il dès lors pas conclure avec Héraclite que rien n’est jamais le même dans le temps ou, positivement, que tout est toujours autre ? Aussi le lit du fleuve lui-même n’est-il rien d’identique. En accélérant par l’imagination le temps, selon un autre réglage temporel de notre perception, nous verrions les rives du fleuve se mouvoir, se creuser, se transformer et disparaître, tout ainsi que les continents, que la Terre elle-même et que les constellations. Aussi Montaigne pouvait-il écrire : « le monde n’est qu’un branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur » (Essais, III. 2). Et Fink, à son tour, résumant la philosophie de Nietzsche : nous faisons l’expérience « du caractère transitoire et de la nihilité de tout être dans le temps. Le temps anéantit, il dévore ses enfants, il est destruction. Rien ne peut lui résister ; les montagnes de granit s’effritent et les feux du ciel s’éteignent. Rien ne peut demeurer, tout est soumis au changement, tout se consume. Le regard que l’on dirige vers le temps sur le mode de la souffrance n’aperçoit en lui que l’unicité et l’irréversibilité, la disparition de ce qui existe, la fuite, le chemin vers le néant » (Fink, La philosophie de Nietzsche)(voir en +, ce lien). Mais comment, dans un tel cadre, rendre compte de ce qui nous semble, cependant, constant – lois de la nature comme substance matérielle ?

 

c) L’identité, illusion de notre perception. Plutôt que des choses elles-mêmes, les idées d’une éternité des genres, des formes, des structures, l’idée même de substance, ne viennent-elles pas de nous ? Comme Nietzsche et Bergson, replaçant la source de la perception et de l’intelligence dans les nécessités vitales, l’ont affirmé, nul vivant ne pourrait un instant survivre s’il ne posait « l’identité du non-identique » (Nietzsche). Dans la perpétuelle mobilité des choses, notre perception fait être ces êtres imaginaires que sont les formes, les genres, les lois, grilles stables dans le temps qui projetées sur le réel permettent au vivant de s’y orienter. Une amibe ne pourrait, par exemple, pas un instant survivre si elle ne posait, dans le temps de sa quête, l’identité de la paramécie vers laquelle elle va fondre. Et comment le chasseur lui-même pourrait-il se repérer s’il ne voyait du lapin qui s’enfuit que l’irréductible singularité d’une forme nouvelle et mouvante ? Ainsi d’une oscillation physique « oscillation infiniment rapide », « changement » (Bergson) car toujours nouvelle et toujours autre, la perception, selon des modalités variables, fait une couleur stable, reconnaissable et reproductible dans le temps. Aussi Bergson peut-il conclure : cette « immobilité » est « ce dont notre action a besoin ». « Nous l’érigeons en réalité, nous en faisons un absolu, et nous voyons dans le mouvement quelque chose qui s’y surajoute. Rien de plus légitime dans la pratique » (La pensée et le mouvant) – mais rien de plus illégitime si nous pensons que le réel en lui-même est structuré ainsi que nous le percevons car « ce qui demeure n’est là qu’à la faveur de nos grossiers organes… L’arbre est à chaque instant quelque chose de nouveau » (Nietzsche, Gai savoir, § 112.). Aussi «la constance même [ici de l’arbre, son identité apparente dans le temps] n’est autre chose qu’un branle plus languissant » (Montaigne, Essais, III. 2) ou, dit en termes nietzschéens : « ce dont nous ne percevons pas les modifications trop lentes et trop subtiles, nous le disons durable » (Nietzsche, idem). Si cette illusion est le propre de toute perception, c’est que toute conscience fait être dans le toujours autre et le toujours nouveau qu’est « l’écoulement de toutes choses », « l’absolu flux de l’évènement », le « fleuve des évènements » (Nietzsche) la structure temporelle d’un présent, d’un passé et d’un futur. Car à s’en tenir à ce qui existe, n’existe jamais que le présent – le passé et le futur n’ayant nulle réalité. Passé et futur n’existent donc que pour la conscience qui dans le présent où elle est irrémédiablement située fait être ces êtres imaginaires que sont les idées du passé et celle du futur. Aussi retient-elle non ce qui passe mais son image au sein de sa mémoire et anticipe t’elle ce qui va venir par l’image qu’elle projette en avant du présent. Comme le notait Saint Augustin en ses Confessions, s’il existe ainsi trois temps, le passé, le présent et le futur, ces trois temps n’existent que pour la conscience, et, considéré en leur être réel sis en notre conscience, il n’y a que le présent du passé, le présent du futur, le présent du présent – présent puisque présents au présent sous la signification par nature imaginaire d’être passés ou futurs (« II est clair et évident que les choses futures ni les choses passées ne sont point et que c’est improprement qu’on dit : il y a trois temps - le passé, le présent, le futur, mais sans doute dirait-on correctement : il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures. Car ces trois choses sont bien dans l’âme et je ne les vois point ailleurs : la mémoire présente des choses passées, la conscience présente des choses présentes et l’attente présente des choses futures (…) Mon enfance, par exemple, qui n'est plus est dans un passé disparu lui aussi ; mais lorsque je l'évoque et la raconte, c'est dans le présent que je vois son image, car cette image est encore dans ma mémoire »). Or, retenant le passé et anticipant le futur, notre conscience fait tenir imaginairement ensemble ce qui ne peut être ensemble – le non-être du passé et l’être du présent : aussi se représente t’elle le temps comme une ligne spatiale (l’espace étant milieu de coexistence) où passé, présent et avenir sont ensemble représentés – de là l’identité projetée des choses dans le temps. Ce pourquoi la représentation du temps, par la conscience, est négation du temps. A contrario « pour penser le temps en soi , c'est-à-dire la succession pure sans mémoire, où ce qui passe n’est pas retenu ou ajouté à ce qui suit mais est aboli, il faut nier cette négation que constitue la représentation du temps » (Conche, Présence de la nature, p. 123). Aussi, si nous tentons d’éliminer les êtres identiques que nous projetons sur le réel n’avons-nous affaire qu’à des évènements - illusoirement condensés et réifiés par notre perception (réification : faire de ce qui n’est pas chose une chose) : « si nous embrassons d’un regard la nature et si nous chassons de notre esprit tous les fantômes que nous avons mis entre elle et notre pensée, nous n’apercevons dans le monde que des séries simultanées d’évènements successifs, chaque évènement étant la condition d’un autre et en ayant un autre pour condition » (Taine, De l’intelligence).

 

Conclusion : si le monde se réduit ainsi à la totalité mouvante des évènements en interaction c’est la nature elle-même telle que nous la pensons dans la stabilité de ses lois et des êtres qui la composent qui disparaît comme une illusion de notre perception. Tout passe, il n’y a aucune éternité d’un quelconque être dans le temps si ce n’est celle pourtant du perpétuel présent qui est perpétuel passage : le temps, infini mouvement créateur et destructeur de formes, seul ne s’en va pas. «Le temps s’en va, le temps s’en va, Madame ! Las ! Le temps, non ! Mais nous nous en allons. » (Ronsard).

Transition : si le mouvement aveugle (Maupassant) du temps est perpétuel anéantissement, pouvons-nous, cependant, nous contenter en nos vies d’un tel mouvement ? La vie humaine, et peut-être la vie tout court, n’est-elle pas une lutte contre le mouvement destructeur du temps – pour que tout ne passe pas ?                                    

 

 

III.  Lutter pour que tout ne passe pas

a) La mémoire : retenir ce qui est passé. Si le temps fait disparaître à jamais les êtres, jetant à tout instant ce qui est dans le néant d’un « cela était », travaillant de l’intérieur les êtres les plus fixes pour leur faire subir un destin de décomposition, il faut dire alors que le mouvement du réel va à l’encontre de nos désirs les plus chers. Car « c’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède » (Pascal) et l’on voudrait, contre le temps lui-même, que l’objet de nos désirs, que l’objet que nous aimons, échappe à la destruction. Telle est la source, sous la forme de la dénégation (Freud), de l’institution religieuse de la société (I.d ; II.a) comblant par l’imaginaire d’une illusion notre peur de la mort (Lucrèce). N’y a-t-il alors d’autre voix qu’illusoire pour retenir ce qui passe ? Telle est précisément la valeur de la mémoire. Si n’existe nul lieu naturel où les êtres et les choses sont conservés, seul l’effort de la mémoire, propre d’un être conscient, peut, contre l’anéantissement et l’oubli, retenir non certes le passé lui-même, mais tout au moins son image à travers le souvenir. C’est la conscience que nous existons dans un temps, que nous aurions pu ne pas être et que ce que nous faisons et ce que nous aimons va définitivement disparaître qui est à la source de l’histoire (comme connaissance). L’histoire est moyen de retenir et de se souvenir de ce qui – faute de dieux - seul importe, les actes héroïques et terribles des hommes et des communautés humaines, qui, hors de l’écrit de l’historien, sombreraient dans l’oubli : « voici l’exposé de l’enquête entreprise par Hérodote d’Halicarnasse pour empêcher que les actions accomplies par les hommes ne s’effacent avec le temps », commence ainsi Hérodote, en premier historien. C’est une même conscience que l’on peut deviner traversant les biographies, les albums de photos, les musées, les histoires racontées et transmises aux enfants… retenir ce qui sans nous va définitivement s’effacer. Ainsi Camus, recherchant dans Le premier homme les traces d’un père disparu qu’il a à peine connu. Où est-il ? Nulle part car non seulement il n’est plus mais tous ont oublié : «et plus rien ne restait, ni en elle, ni dans cette maison, de cet homme dévoré par un feu universel et dont il ne restait qu’un souvenir impalpable comme les cendres d’une aile de papillon brûlées dans un incendie de forêt ». Voilà, par réaction, une des sources de l’art : «les écrivains gardent l’espoir de retrouver les secrets d’un art universel qui, à force d’humilité et de maîtrise, ressusciterait enfin les personnages dans leur chair et dans leur durée ». Tout l’art de Modiano est ainsi de refaire parler les traces que nos vies ont laissé d’elle-même dans notre monde : dans de vieux bottins, sur quelques photos, quelque part dans un souvenir, sur une ligne de journal, les marches d’un escalier travaillées par nos pas, dans l’usure d’une poignée… « Je crois qu’on entend encore, dans les allées d’immeubles l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on peut capter si l’on est attentif » (Rue des boutiques obscures, p. 105). Aussi, fait-il dire à un de ses personnages : « C’est mon devoir, à moi qui les ai connus, de les sortir – ne fût-ce qu’un instant – de la nuit ». Car, écrit Parrochia, « Si nul regard, jamais, ne réfléchissait l’évanescence des ombres, en quelles demeures pourraient-elles subsister ? le temps accomplirait son office, qui est de pure destruction. Le monde, immense hippodrome où nous venons courir et disparaître, se perdrait dans l’oubli » (Ontologie fantôme, p. 29). Or cet effort pour retenir, contre le mouvement même du temps, l’image du passé, n’est-il pas étroitement lié à celui que fait toute vie pour durer ?

 

b) L’effort du vivant pour durer. L’effort que fait tout vivant pour durer, se conserver et se reproduire… ne montre t’il pas, en effet, qu’au-delà de la seule image du passé par notre mémoire, quelque chose du passé peut réellement dans le présent se conserver ? Certes, avons-nous vu, n’existe jamais que le présent et l’illusion de la conscience consiste à poser l’identité dans le temps de ce qui est perpétuellement mouvant. Mais n’y a-t-il pas dans le réel et donc dans le temps lui-même un tel effort d’identité ? Si, en effet, c’était la seule conscience qui instituait l’identité de cet arbre, comment expliquer les caractères propres de ce qui se donne à nous : que l’arbre cycliquement bourgeonne, que ses feuilles tombent puis renaissent, qu’il grandisse et s’auto-répare ? Ne faut-il pas que quelque chose de l’arbre dure dans le temps et ainsi se conserve et se reproduise ? Certes cette identité ne peut être celle figée que nous lui donnons dans notre perception – confusion d’une image ou d’un terme du langage (« l’arbre ») avec la chose-même (cf. II.c) – mais, tout ainsi que nous pouvons concevoir le travail de notre conscience, n’est-elle pas celle d’un travail, d’un effort pour durer ? Séparer la vie du perpétuel changement c’est la séparer de ses conditions réelles dans le temps mais la séparer de sa durée propre soit de l’effort permanent pour s’auto-organiser c’est ne plus pouvoir penser la vie même. Alors, en effet, que les forces entropiques (seconde loi physique de la thermodynamique : tendance à la dégradation de l’énergie et, par là, à la désorganisation des êtres organisés) travaillent sans cesse nos corps, que nos cellules meurent et se désorganisent, tout l’effort du vivant est dans l’auto-organisation et ré-organisation de notre identité : hors un tel effort - et c’est la mort même - le corps se refroidit et puis se décompose en s’indifférenciant. Sur le fondement vivant d’une telle durée propre, les hommes ajoutent, quant à eux, la conscience de leur identité à travers le temps et c’est, ce qui, pour Locke, fait de nous des personnes (à la différence des simples vivants). Ce pourquoi, par-delà le passage des ans, nous avons la conscience de rester les mêmes : « les jours passent, je demeure » dira ainsi Apollinaire. Or ce qui demeure encore ce n’est pas une substance fixe, inaltérée et inaltérable mais l’effort permanent et toujours présent pour se saisir le même à travers le temps. Lorsqu’en effet, nous nous endormons, et que nous relâchons la tension et l’effort de notre conscience, c’est notre identité dans notre temps d’être conscient qui se perd – fuyant en images sans ordre puis dans le seul néant – et que nous retrouvons en le reconstruisant à notre réveil. Aussi, peut-on poser que, par l’effort du vivant pour durer et pour se perpétuer ainsi que par le travail de la conscience pour se retrouver, des forces s’opposent au travail négatif du temps. Si tout ne passe donc pas immédiatement, si des êtres peuvent durer, c’est par l’effort constant et toujours au présent de la confrontation à la résistance propre des forces annihilantes. Que reste t’il, cependant, d’un tel combat, après chacune des morts ? Cette bataille qu’est la vie n’était-elle rien d’autre qu’une durée provisoire s’éteignant toute entière avec l’individu ou bien peut-on espérer en une continuation par delà notre mort de l’effort d’exister ?

 

c) La rétention du passé comme tremplin d’un progrès pour être davantage. La reproduction est, avons-nous déjà vu (cf. I.b), un moyen non certes, pour l’individu, mais pour l’espèce elle-même, de se perpétuer par-delà la mort de chacun des vivants. Quelque chose du vivant, son être générique, se continue,  dans le temps à travers les générations. C’est ainsi que le mourant peut parfois partir serein en voyant ses enfants et pensant qu’à travers eux quelque chose de lui-même restera dans le monde après lui. Et, contrairement au simple vivant, les hommes peuvent, en effet, par leurs paroles, leur exemple, leurs œuvres et leur éducation déposer dans les autres des germes de sens – pensées et valeurs - dont la seule espérance qu’il vont faire de beaux fruits peut suffire à nous consoler de la brievété de notre vie. Les autres ne peuvent-ils continuer ce que j’ai contribué à faire et pour quoi je me suis consumé qui donnait sens à ma vie ? Au  niveau du simple vivant, nous rencontrons une telle logique de continuation et de progrès cumulatif dans le temps : c’est la logique même de l’évolution. Ainsi, écrit F. Jacob, « on ne rencontre, sur cette terre, aucun organisme, fût-ce le plus humble, le plus rudimentaire, qui ne constitue l’extrémité d’une série d’êtres ayant vécu au cours des deux derniers milliards d’années ou plus. Aucun animal, aucune plante, aucun microbe qui ne soit un simple maillon dans une chaîne de formes changeantes » (Logique du vivant, p. 146). Or ces maillons ne se suivent pas et ne se juxtaposent pas simplement, ils se continuent prenant pied sur la forme antérieure qu’ils prolongent et complexifient. Aussi les formes vivantes ne disparaissent nullement mais le passé se conserve t’il dans le présent : « du moment que le passé s’accroît sans cesse, indéfiniment aussi il se conserve » (Bergson, L’évolution créatrice, p. 19). Il y a ainsi « un enregistrement continuel de durée, une persistance du passé dans le présent, et par conséquent une apparence au moins de mémoire organique » (idem, p. 15). Et c’est ce passé conservé au sein de chaque vivant qui sert de tremplin à l’évolution. S’il en est ainsi du vivant, il en est ainsi de la technique humaine. « La technique… est, en effet, comme la vie et avec la vie, ce qui s’oppose au désordre, au nivellement de toutes choses tendant à priver l’univers de pouvoirs de changement. La machine est ce par quoi l’homme s’oppose à la mort de l’univers ; elle ralentit, comme la vie, la dégradation de l’énergie… » (Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, p. 15). Or tout comme la logique de l’évolution du vivant, celle de la technique est une complexification sur la base des structures antérieures. L’ordinateur suppose, dépasse et intègre, par exemple, la machine à calculer et celle-ci le boulier. De même enfin, les structures, les œuvres et les créations du passé déposées dans la culture, mémoire de l’humanité, servent-elles de tremplin à nos propres créations, faisant de la culture comme l’avait vu Hegel (cf. cours sens de la vie I.3.concl), ce mouvement - à travers le travail de l’espèce sédimenté en langages, mœurs, formes juridiques et œuvres diverses que nous pouvons faire revivre et régénérer – par lequel nous pouvons viser quelque existence supérieure, continuant et réalisant dans le temps de l’histoire le désir d’une vie substantielle qui sourd au fondement même de l’humanité (cf. cours La philosophie, son objet, son but et Le sens de la vie, II). Aussi, ainsi qu’Hegel, Comte puis Alain en ont eu l’intuition, comme chaque vivant continue le mouvement de la vie, chaque technique les techniques antérieures, nous portons en nous toute l’humanité passée. Reste, cependant, qu’il n’y a là nulle fatalité car l’histoire a connu des phases de régression et sans la reprise active et consciente, en ce long et difficile travail qu’est notre éducation, des plus belles œuvres et visées de l’humanité antérieure, cette dernière, au lieu d’être le sol de notre envol et de notre durée, pourrait bien, avec nos espoirs, s’en être totalement allée.

 

 

Conclusion. Tout s’en va-t-il, donc, avec le temps ?

a) Nous avons dans un premier temps analysé comment dans l’expérience humaine trois types d’êtres substantiels pouvaient être posés comme perdurant à travers le temps – éternité de la matière, substance identique dont toute chose est tissée ; éternité des formes soit des structures et des lois qui ordonnent la matière ; éternité de l’être essentiel  – être, sens et valeur – qui transit notre monde et lui donne, au sein de l’existence religieuse, fondement et justification. Mais avons nous demandé, ne s’agissait-il pas, de trois manières pour l’homme de nier, en la conjurant, la réalité du temps ?

 b) C’est qu’il n’y a, en effet, rien qui échappe au temps, rien qui ne soit travaillé ni rongé par le changement, les êtres substantiels que nous disons porter le mouvement temporel n’étant que la projection illusoire sur le réel des conditions de notre propre vie et de notre perception. Alors comment agir et que faire de nos vies pour rendre effectif notre profond désir que ce que nous aimons ne s’anéantisse pas ?

c) Il s’agit tout d’abord d’opposer au passage du temps le travail de la mémoire afin de retenir sous forme de simple idée ce qui sans la mémoire est voué à l’oubli : devoir de retenir ceux qui ont été, devoir de l’historien, devoir de l’artiste, devoir de chacun. Mais, au-delà de la simple rétention de ce qui a été dans l’image du passé, le passé peut parfois vivre d’une nouvelle vie à travers nos chairs, nos désirs, nos pensées. Dans la continuité du mouvement de la vie qui conserve comme autant de tremplins les étapes antérieures de l’évolution, au-delà d’un idéalisme progressiste naïf qui penserait inévitable le progrès, par le travail et l’effort, nous pouvons faire en sorte, que le meilleur de l’humanité et de ceux que nous avons aimé soit le sol nourricier de nos vies créatrices. Alors par l’effort des hommes quelque chose de l’humanité se conserve parfois et sert de germe à notre futur. Mais s’il n’y a en cela nulle nécessité c’est qu’il n’y a de vie et qu’il n’y a de conscience que dans et par le travail et la confrontation avec les forces matérielles qui sans cesse s’y opposent et, qu’en définitive, à l’échelle immense du temps de la nature, les durées humaines seront annihilées : s’il dépend donc de nous qu’à l’échelle de nos vies et un peu plus avant tout ne s’en aille pas, il est plus que probable qu’à de plus grandes échelles, faute de vie et faute d’humanité, rien ne restera plus que l’éternel présent, que l’éternel mouvement sans mémoire ni visée, masse aveugle infiniment puissante, nuit sans jour irreprésentable et muette.