A propos d'une séquence du tigre et la neige de Bénigni

Bergson et la poésie

(Voir séquence)

Une belle illustration de quelques idées de Bergson concernant la relation de l'art et de la vérité :

" Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres... Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre : nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles.

Bergson, Le rire

Incapable de dire à sa mère l'émotion qui l'avait saisi lorsqu'un petit oiseau s'était posé sur son épaule, le personnage joué par Benigni, raconte qu'enfant, il a compris combien le langage ordinaire était inapte dans son utilisation commune et anonyme à pénétrer la singularité de nos plus profonds rapports au monde. De là, raconte t'il à ses filles, la poésie et, selon Bergson, l'art tout entier. Celui-ci est, en effet, à la fois démantelement, déficelage ou décongelation des formes ordinaires et habituelles de l'expression et de la perception et, tout à la fois, création de nouvelles manières de dire à travers lesquelles l'idée-émotion indivisible, à la source de notre désir de dire (par les mots, par les formes...), se déploie, s'enrichit et s'exprime dans un langage pour tous. L'art ne serait ainsi, selon Bergson à nouveau, "qu'une perception plus directe de la réalité" - et à cet art participe ici le jeu de Bénigni qui parvient quelque peu à nous enchanter comme il enchante, dans le film, ses filles par ses talents de conteur et d'acteur. 

On notera ensuite le lien établi ici entre la plus haute culture - la forme poétique - et l'idée d'un retour à l'immédiateté de la nature, soit ici à un rapport de sympathie (cum-pathos : "qui pathie avec") avec toutes les formes naturelles (un oiseau, une chauve-souris, une araignée). Alors, en effet, que la relation ordinaire de l'homme au monde est selon Bergson essentiellement utilitaire - formes à travers lesquelles les filles du personnage joué par Bénigni perçoivent le monde puisque araignée comme chauve-souris, en fonction de catégories d'origine vitale (où il s'agit non de voir les choses en elles-mêmes mais de survivre dans un environnement classifié et maîtrisé), sont perçues par elles comme des "nuisibles" - le poète comme le philosophe percent la coque de ces représentations pour tenter d'établir un rapport intuitif, c'est à dire d'immédiateté compréhensive, à la nature. Ce que saisit alors le poète en une intuition qui dépasse la clotûre des espèces les unes vis à vis des autres c'est l'unité de tous les vivants (des hommes et des chauves-souris) et, par delà cette dernière, celle de leur unique source. Au moment même alors où, démantelant les formes figées du langage, il se fait créateur de nouvelles significations et semble ainsi un maître d'artifices, il rejoint la grande source, la "nature naturante" (la nature créatrice opposée à la "nature naturée", nature créée, répétitive, figée et séparée de la source) et accomplit par son existence même le sens le plus profond de la vie - à savoir la création de nouvelles formes dans une durée de plus en plus riche et intense. 

Cette belle idée, Romain Gary à son tour l'avait aussi formulée dans son esthétique malheureusement peu connue :

 « Quant à l’impulsion créatrice, on ne peut s’empêcher de penser ici à la métaphore première de la vie, à la variété infinie des manifestations qu’elle obtient, depuis le moindre bourgeon jusqu’à Guerre et Paix, à la lumière et la chlorophylle, à l’océan originel qui nous a donné naissance, et à la culture, ce nouvel océan ambiant fraternel et nourricier, où commence à peine une étape de l’évolution qui cherche à faire de l’homme sa propre œuvre » (Pour Sganarelle, p. 14). 

« L’art est une naissance commandée par la vie : qu’une feuille pousse, que Giotto peigne une fresque ou que Dickens écrive un roman, c’est à la poussée de la vie que la nature obéit, dans une variété infinie de formes, de personnages, d’identités » (Pour Sganarelle, p. 169).

Idées profondément bergsoniennes d'une unité radicale de ce que l'on appelle la culture et de la grande nature. Si  les cultures s'opposent alors, à différents degrés, à la nature, c'est, en effet, qu'elles confondent celle-ci avec la "nature naturée" et oublient leur propre origine dans la nature naturante. Seule alors la haute culture de l'art - et plus avant et plus profondément, selon Bergson, celle des grands créateurs de morales ouvertes - en rejoignant la source font disparaître les séparations et rejoindre ce que la vie pratique a, pour survivre, différencié et opposé.