Art, bonheur et vérité
Scènes de films analysées
Singin' in the rain - Swing Time - Follow the fleet - Fight club
Pennies from heaven - La rose pourpre du Caire - Matrix
En guise
d’introduction : quelques pensées de Nietzsche autour de la relation
de la vie bonne et de la danse
« On voit à la démarche de
quelqu'un s'il a trouvé sa route, car l'homme qui a trouvé son chemin ne marche
pas; il danse »
« Bien
qu'il y ait sur la terre des marécages et une épaisse détresse: celui qui a les
pieds légers court
par−dessus la vase et danse
comme sur de la glace balayée. »
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
Trois extraits de films comme premières images illustrant la pensée de Nietzsche
Pour introduire à ces immenses pensées, regardons trois extraits
issus de trois grands classiques de la comédie musicale : dans les uns et
les autres, un moment de danse fait suite à une situation plus ou moins
ordinaire et transfigure cette dernière l’élevant à un haut et intense
niveau de vie. Très manifestement le moment de danse ici signifie quelque chose
comme la découverte ou l’invention d’un chemin où la vie,
subitement, s’intensifie, prend ou, verrons-nous, reprend
sens.
1) Singin’ in the rain
Commençons par un
extrait de la géniale comédie musicale Singin’
in the rain (1953) de Stanley Donen et Gene Kelly dans lequel Don
Lockwood (Gene Kelly) vient de ramener Kathy Selden (Debbie Reynolds), la fille
qu’il aime, chez elle et d’échanger un baiser avec elle. Rentrant chez lui sous
la pluie, il ferme son parapluie et se met à danser et chanter sous la pluie.
Alors que les passants suivent le dos courbé comme en fuyant un chemin qui leur
est désagréable – « quel sale temps ! », l’instant
présent n’étant supporté par eux que parce qu’il est le moyen d’aller
ailleurs ; que le policier ne supporte péniblement la pluie que parce
qu’elle est le milieu nécessaire d’exercice de la fonction qu’il investit
(maintenir l’ordre) ; Don Lockwood, lui, ferme son parapluie – il ne fuit
pas, il ne se protège pas : il accepte le réel tel qu’il est – mieux
encore, non seulement il l’accepte – le policier en un sens, lui aussi,
l’accepte (c’est inévitable pour remplir sa fonction) - mais il en jouit
pour lui-même comme le plus beau moment de la vie. Il danse et chante
sous la pluie et de la pluie qui est ici la pluie de l’amour. Moment de bonheur,
de réconciliation parfaite avec un monde pleinement adéquat à ses plus profonds
désirs, moment de vraie vie, d’enthousiasme. Moment de danse.
2) Swing time
Deuxième extrait tiré de Swing Time
(1936) de Georges
Stevens où John « Lucky Garnett » (Fred
Astaire) vient
d’apprendre que la femme qu’il aime, Penny Carrol (Ginger
Rogers), va se marier
avec un autre que lui. La situation est clairement tragique puisque ici
tous
deux sont amoureux l’un de l’autre mais ne peuvent se
rejoindre parce que John
a promis à une autre femme qu’elle de se marier avec.
Aussi lui annonce t’il en
chantant qu’il ne dansera plus jamais – la seule vraie
danse, c’est-à-dire
comprenons-nous le mouvement d’une vie intense pleinement en
accord avec le
réel, étant une danse avec elle. Comment danser encore
sans toi ? Le réel
sera trop pesant, gelé et glissant pour élaborer le
moindre pas de danse – et,
de fait, quel désir de danser lorsque, sans toi, la vie
n’a plus goût ni
sens ? Aussi, au cœur de cette situation tragique, où
les gestes sont
lents et les larmes prêtes à couler, alors même que
Penny lentement s’écarte de
John, ébauchant par la marche (nul ne court, nul ne danse)
l’inéluctable
séparation, John, en un mouvement subit répondant
à son plus profond et
impossible désir, s’interpose t’il devant elle et
lui prend t’il la main.
Commence alors une marche à deux dans laquelle entrent en lutte
le désir
impossible et la résignation. Au cœur de ce mouvement
tragique va naître la
dernière danse comme un dernier baiser. Un instant l’amour
renaît d’abord
lentement, comme la flamme d’une bougie condamnée à
s’éteindre. Puis, pris dans
le mouvement de la danse, d’un seul coup les corps
s’embrasent, le mouvement
s’accélère et la danse se fait folie joyeuse. Tout
semble t’il, un instant, est
oublié : l’amour est là à nouveau.
Instant de plénitude. La danse, pour un
instant, a transfiguré le monde qui n’est plus le monde
pesant et tragique de
la séparation. Au sommet de ce mouvement cependant, la main de
John se sépare
de celle de Penny qui disparaît au dehors laissant John seul,
sans plus de
danse ni musique, dans une salle immense. Deux idées
remarquables dans cette
magnifique scène : tout à la fois, la danse comme
réponse au tragique de
l’existence, manière de transfigurer, ne serait-ce
qu’un instant, une réalité
pesante et insupportable et, deuxième idée cependant,
l’inéluctable de la fin
de la danse, manifestant peut-être que la réalité
est ultimement tragique
(c’est-à-dire non faite pour nos désirs qui
s’aboliront de toutes façons dans
l’ultime séparation qu’est la mort). En un sens,
comme nous allons le voir plus
bas, la réponse de Fred Astaire au caractère tragique de
l’existence ne
consiste t’elle pas à transfigurer le poids du monde dans
la plénitude d’un
moment éphémère de vie où la vie, un court
instant, prend le sens qu’à la
mesure de nos désirs elle devrait toujours
connaître : l’enthousiasme de
la joie ? Fred Astaire ne danse t’il pas ainsi sur les
abîmes comme
Nietzsche nous invite à danser « par−dessus la
vase » et « comme sur de la glace
balayée » ?
3) Follow the fleet
Troisième extrait enfin, magnifique à son tour, tiré de Follow
the fleet (1937) de Mark Sandrich. Bake (Fred Astaire), matelot sur un
navire militaire, va être mis en prison et ramené pour cela sur le bateau qui
l’éloigne de l’objet de ses désirs (la femme qu’il aime jouée par Ginger
Rogers) pour avoir mis le pied à terre sans l’autorisation de ses supérieurs.
Avant cette fin tragique, son supérieur l’autorise à jouer dans un spectacle à
bord d’un navire qui permettra de renflouer les caisses de sa propriétaire (qui
sans cela sera condamné à le vendre). La scène présentée ici est l’essentiel de
ce spectacle. Ce film dans le film, pourrait-on dire, a ainsi très
explicitement le statut d’une parenthèse vis à vis de la vraie vie – qui n’est
nullement une vie de danse mais, là aussi, une vie faite de séparation. Et, à
son tour, cette « vraie vie » présentée dans le film est, pour nous
spectateurs, la vie jouée d’un spectacle – duquel nous nous enchantons alors que
peut-être, la vie hors du cinéma, n’a rien d’enchanteur (voir aussi sur ce
point,
La rose pourpre du Caire (1985) de Woody Allen ou encore
Pleasantville
(1999) de Gary Ross). Aussi un tel film met-il, en un sens, en scène
et problème le caractère peut-être illusoire de tout spectacle, ce dernier
n’étant peut-être qu’une parenthèse vis à vis de la vraie vie, peut-être, elle
encore, toujours décevante : l’art comme divertissement et oubli de la
cruauté du réel – nous reviendrons sur ce thème.
Quoi qu’il en soit pour le moment, dans la scène
présentée ici,
ce qui semble un riche individu joue de l’argent au casino
entouré d’une
cohorte de jolies femmes qui en veulent à son argent. Nous avons
encore une
fois affaire à un jeu : de même que le spectacle dans
le scénario du film
a le statut du « faire semblant » du jeu, de
même que le film
est lui-même, pour nous, un jeu d’acteurs, de même au
sein de la vie
représentée sur la scène du théâtre,
le casino est-il une parenthèse faite de
strass, de luxe, de séductions et d’aventures
jouées sur la vie du joueur qui
n’a peut-être bien pour elle que la morosité et
l’ennui ordinaires. Mais
malheureusement le joueur perd tout et se retrouve tout à la
fois sans un sou
et sans relations, tant dans un tel univers chacun ne consent à
jouer que sous
la condition d’avoir un épais portefeuille – aussi,
comme dégrisé, est-il
rappelé aux conditions bien réelles de ce jeu auquel il
s’était laissé prendre
(puisqu’il semble bien s’étonner d’être
délaissé par tous). Sans plus d’argent,
étant certainement destiné à une existence
misérable ou bien, criblé de dettes,
s’attendant à avoir de sérieux problèmes et,
certainement, sans autres attaches
qui pourraient lui faire préférer la vie, il prend son
pistolet et, sur la
terrasse casino que l’on sait désormais situé tout
en haut d’un gratte-ciel, il
s’apprête à mettre fin à ses jours. Au moment
cependant où il va passer à
l’acte, une jeune femme (jouée par Ginger Rogers)
s’apprête à se jeter par
dessus la palissade. Comme saisi par l’urgence morale de sauver
une vie et
réveillé par là-même de son
écrasement par le poids de la vie, il la saisit par
la main et entame une chanson, prélude à une danse qui,
comme dans le précédent
extrait, apparaît comme un moment de transfiguration du
réel et la voie d’un
salut. Dans les termes de Nietzsche, là encore, le réel
est une « vase »
où, si l’on se laisse aller l’on risque de
s’enliser, une « glace »
sur laquelle l’on risque de s’effondrer.
L’entrée dans la danse est la
transfiguration de ce réel-là, une reprise des corps qui
plutôt que de
s’écrouler, se mettent à nouveau à danser
sur les abîmes comme en se jouant du
monde. Jeu à nouveau mais, tout ainsi que celui du dernier
baiser (cf. plus
haut), comme le dit Stanley Cavell qui est «
une manière de se soustraire
– serait-ce temporairement - non à la vie mais à la mort » (
Le
cinéma nous rend-il meilleur ?, p.53). Ceci
les paroles de Irving Berlin le disent à leur tour superbement : «
There
may be trouble ahead / But while there's moonlight and music / And
love and romance / Let's face the music and dance / Before the fiddlers
have fled / Before they ask us to pay the bill / And while
we still / Have the chance / Let's face the music and dance / Soon /
We'll be without the moon / Humming a diff'rent tune / And then / There
may be teardrops to shed / So while there's moonlight and music / And
love and
romance / Let's face the music and dance / Dance / Let's face the music
and
dance ». Bientôt, en effet, le jour
reviendra et avec lui une (la ?) dure réalité (les créanciers, les larmes)
mais, en attendant, goûtons pleinement le présent vivant !
Premier bilan philosophique
sur ces trois scènes
Quel est le point commun
entre ces trois grandes scènes ? La première seule est totalement joyeuse.
Les deux autres se déploient sur un fond mélancolique, sur le fond d’un savoir
du caractère tragique d’une existence condamnée à la solitude, à la séparation,
à l’ennui ou à la mort. Dans les termes de Nietzsche, dans les deux dernières
seulement, dansées par Fred Astaire, le sol – soit le réel – est fait d’une
« glace » sur laquelle la vie semble presque impossible, glace
vis à vis de laquelle les trombes de pluie de Singin’ in the rain, en
petit trouble de la vie, apparaissent bien légères. Reste que, dans chacune de
ces scènes tout d’abord :
1) La
danse apparaît comme le sommet de l’existence. En elle se manifeste le
mouvement d’un corps qui, à l’opposé des corps ordinaires toujours trop lourds
et lents, toujours insatisfaits et cherchant ailleurs, se joue du réel, déjoue
les pièges de la pesanteur et transfigure le monde en en faisant son propre
terrain d’invention et de jeu. Le réel n’est plus alors, par jeu, qu’une scène
de passions où se dit et se joue l’essentiel – qui est ici toujours ici la joie
de l’amour.
2) Contre
l’idée de l’inéluctable, du « on ne peut rien faire », du
« on n’a pas le choix » – la mauvaise pluie de laquelle il
faut se protéger, la séparation de laquelle il faut pleurer, la misère à
laquelle on ne peut échapper – chacune de ces scènes manifeste l’existence d’un
choix possible : certes personne ne choisit la pluie, la rupture quand
elle est avérée ou la misère – le sol sur lequel nous glissons est un donné de
« situation » dit Sartre que nous ne choisissons pas. Mais sur
quelque sol que ce soit, nous avons, dit encore Sartre la liberté du choix,
soit celle de tracer un chemin propre certes sous contraintes – nous ne pouvons
faire que la pluie devienne soleil – mais qui n’en est pas moins un chemin
choisi, voire inventé. Mieux encore, écrit Nietzsche, en admettant même que le
monde tout entier soit le jouet d’un hasard absolument imprévisible et qui se
joue de nous, ne devons-nous pas comme «
les papillons et les bulles de
savon », « d
anser sur les pieds du hasard » ?
Telle est précisément ici l’image et la leçon que nous donnent les danseurs. Il
est possible, disent-ils, de se libérer quelque peu de la pesanteur du monde en
jouant avec elle et la transfigurant en un espace propre et singulier, bref de
faire de la joie avec ce que les puissances du hasard semblaient nous condamner
à être de la tristesse. Comme l’écrivait à son tour Epictète dans son Manuel,
les choses se divisent en celles qu’il est en mon pouvoir de changer et celles
qui échappent à ma puissance. Je n’ai, par exemple, nul pouvoir direct sur la
pluie, sur ma fortune, ma notoriété ou sur ma maladie – la première sagesse
consiste ainsi à les accepter, ceci est bien en mon pouvoir. Ces danseurs, ne
montrent-il pas, encore au-delà d’une telle acceptation, que l’on peut arriver
à les faire danser ?
3) Aussi
ces scènes mettent-elles peut-être en lumière une très grande idée de la
philosophie. Le stoïcien Sénèque écrivait ainsi : «
je travaille à
ce que chaque jour soit pour moi toute une vie. Et vraiment, je le saisis au
vol, non comme s’il s’agissait du dernier, mais dans l’idée qu’il pourrait
l’être. La disposition d’esprit dans laquelle je suis en t’écrivant est celle
d’un homme que la mort peut appeler d’un instant à l’autre. Prêt à partir, je
profite mieux de la vie, étant donné que je ne m’inquiète pas trop du temps que
durera ce plaisir. » (
Lettre à Lucilius, 61). Et encore : «
Mortels, vous vivez comme si
vous deviez toujours vivre. Il ne vous souvient jamais de la fragilité de votre
existence; vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé; et vous le
perdez comme s’il coulait d’une source intarissable, tandis que ce jour, que
vous donnez à un tiers ou à quelque affaire, est peut-être le dernier de vos
jours. Vos craintes sont celles de mortels; à vos désirs, on vous croirait
immortels ».
Comment, en effet, vivent la plupart des hommes ? Ils fuient le temps
présent, le seul temps existant. Le futur n’est pas et le passé n’est
plus : et pourtant, écrit Pascal, toutes nos idées et tous nos actes sont
tendus vers le futur, en attente de jours meilleurs qui pourraient justifier le
temps présent ; les nostalgiques, quant à eux, s’échappent du présent en
se rappelant le passé qui n’est plus (« si j’avais su »,
« c’était le bon temps »). Ainsi écrit Pascal, «
nous
ne vivons jamais nous espérons de vivre » (
Pensées) car nous ne
supportons communément le présent que parce que nous espérons que le futur sera
meilleur – ceux qui sont à l’école, au travail, sous la pluie ou à attendre
leur bus ne fuient-ils pas déjà le présent par l’imagination de l’ailleurs
qu’ils pressentent et espèrent meilleurs que ce temps-là, ce temps
intermédiaire, qui pour eux ne compte pour rien. «
Tout le temps
intermédiaire devient un fardeau pour eux », écrit ainsi Sénèque. Mais
arrivent-ils à l’objet espéré que, comme l’enfant qui vient d’obtenir le jouet
rêvé, ils fuient à nouveau le présent, si souvent décevant, vers un nouvel
ailleurs. Ainsi, dit Epictète, perdons-nous le précieux temps de notre
existence éphémère comme si le temps était infini. A concevoir chaque instant
comme précieux et ne revenant jamais plus – à concevoir qu’à chaque instant
nous pouvons disparaître, que la mort telle une épée au dessus de nos têtes est
une menace de tout instant, que les êtres que nous aimons sont eux aussi
mortels, à le concevoir clairement ne devrions-nous pas changer de
comportement ? Dans
une scène du film Fight club (1999) de David
Fincher cette menace de la mort possible est figurée par Tyler Burden (Brad
Pitt) qui menace le pauvre employé de nuit d’un magasin de l’exterminer s’il ne
choisit pas immédiatement de prendre à bras le corps sa vie – parce que le
futur est long, qu’il a « bien le temps » et que « c’est
trop difficile » il a différé sa vie, il vit alors en-dessous de son
désir dans un présent sans épaisseur (cf.
excellente analyse sur le site d'Harrystaut) de Selon Epictète, au contraire de cette
fuite perpétuelle que tend à être la vie ordinaire, il faut apprendre à vivre
intensément tous les instants de notre vie : lorsque je suis à table, en
famille, lorsque je tente de penser ou de jouer au tennis, « être
pleinement dedans », se donner tout entier, corps et âme, et ne pas
laisser échapper cet instant qu’il s’agit de faire le plus beau possible. Jouer
comme si cette balle, écrire comme si cette phrase, embrasser comme si ce
baiser… étaient les derniers. On sait que, très souvent, ceux qui sont sur leur
lit de mort s’attachent à ce qui, d’un seul coup leur apparaît essentiel et
qu’ils ont toujours ajourné, différé et fui pour un ailleurs sans consistance.
Et l’on peut se demander parfois ce que nous ferions, à notre tour, si nous
apprenions que la fin du monde est pour demain. Les danseurs dont nous avons
contemplé les scènes ne feraient-ils pas, quant à eux, exactement les mêmes
gestes ? Se donnant tout entier dans une durée constituée d’un temps
parfait et plein, ne vivent-ils pas le plus intensément possible le moment
présent ? Leur danse ne manifeste t’elle pas ici non un moment
d’oubli du réel comme on pourrait le croire mais, tout au contraire, un moment
d’enchantement et d’intensification de notre rapport à ce dernier ? Et, en
effet, les créanciers, la misère, les pleurs et la faim ne sont pas encore ici
– présentement, chante Fred Astaire, il y a la lune qui nous éclaire, et je
voudrais déjà la fuir vers un ailleurs qui n’existe pas encore et duquel je
m’angoisse. Et puis, peut-être plus essentiellement, il y a l’amour, ce que
nous pouvons éprouver et accomplir à deux – devrions-nous passer à côté de
ces merveilleux instants que nous pouvons vivre ensemble ? Aussi par une
décision d’action que prend Fred Astaire, alors même qu’il n’est pas encore
dans la danse, qu’il est encore extérieur à elle, le cœur rempli d’angoisses,
commence t’il par se donner corps et âme à la situation (alors, encore une
fois, que tout en nous se retient et s’échappe déjà : nous n’avons pas le
cœur à cela). Et par la magie de ce don soi, don gratuit et comme désespéré, la
danse petit à petit prend corps et l’enthousiasme, soit, étymologiquement, un
« transport divin », naît et emporte toutes choses et êtres
dans la plénitude vécue de la joie présente. Ne sont-ils pas, en effet, divins
ces instants pleins auxquels ne manque rien ? Et, nous, spectateurs qui
sommes enchantés par ces mouvements de vraie vie, ne sommes-nous pas, à notre
tour et dans nos vies propres, invités à tenter de faire danser la vie ?
4) Ceci,
le philosophe Nietzsche, le pose comme règle de vie : «
Que chaque
jour où l’on n’a pas dansé une fois au moins soit perdu pour
nous ! ». « Et ceci est mon alpha et mon oméga, que tout ce qui
est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau :
et, en vérité, ceci est mon alpha et mon oméga ! » (
Ainsi parlait
Zarathoustra). Ce que Nietzsche repère ainsi comme obstacle principal à la
vie heureuse dans la plénitude d’un présent vis à vis duquel nous sommes
réconciliés, c’est « l’esprit de lourdeur », cet esprit qui
nous rappelle à notre condition, à l’inéluctable et à la mort, cet esprit qui
se laisse happer par la nécessité des choses et qui fait que nos bras tombent
contre notre corps et que nous désespérons de la vie. Que dit donc « l’esprit
de lourdeur ? ». Rien d’autre que des vérités – mais de lourdes
et terribles vérités. Ses prophètes philosophes ont pour nom :
Pascal, Schopenhauer, Cioran. Pascal,
par exemple : « le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit
la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête et en
voilà pour jamais » (Pensées). L’écrivain Céline dans son terrible Voyage
au bout de la nuit détruit, à son tour et à sa source, l’esprit de la
danse. Décrivant l’Amérique telle que Bardamu, le personnage principal du
roman, l’a perçu, il peut ainsi écrire : «
Pendant
deux ans qu’il avait passés là-bas, il
n’était
pas entré bien avant dans la vie des Américains ;
seulement, il avait été
comme touché quand même par leur espèce de musique,
où il essayent de quitter
eux aussi leur lourde accoutumance et la peine écrasante de
faire tous les
jours la même chose et avec laquelle ils se dandinent avec la vie
qui n’a pas
de sens, un peu, pendant que ça joue. Des ours, ici,
là-bas. Il n’en finissait
pas son cassis à réfléchir à tout
ça. Un peu de poussière s’élevait de
partout.
Autour des platanes vadrouillent les petits enfants barbouillés
et ventrus,
attirés, eux aussi, par le disque. Personne ne lui
résiste au fond à la
musique. On n’a rien à faire avec son cœur, on le
donne volontiers. Faut
entendre au fond de toutes les musiques l’air sans notes, fait
pour nous, l’air
de la Mort ». Mais la fin de
toute façon est funeste et la mort qui est derrière tout ne se laisse pas
longtemps oublier : «
On n’a plus beaucoup de musique en soi pour
faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du
monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès
qu’on a plus en soi la somme suffisante de délire? La vérité c’est une agonie
qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir mourir
ou mentir » (Idem). Ainsi la danse et l’art tout entier qui
tissent sur des toiles, de la musique, des corps ou des mots de long poèmes
seraient-ils des mensonges, de courts divertissements par lesquels la vie
s’oublie elle-même dans sa sombre vérité. Le malheur est que tout ceci sonne
terriblement vrai à nos oreilles. Aussi avant de penser la nature singulière de
l’esprit de la danse, esprit de légèreté, que Nietzsche nous invite à faire ici
et maintenant nôtre, devons-nous faire droit à la vérité que semble porter une
telle critique.
Sur le mensonge de l’art, autour de
deux films critiques
La rose pourpre du Caire (1985) de Woody Allen et Pennies from heaven
(1981) de Herbert Ross
Qui, par delà l’enchantement devant ces scènes dansés, n’a pas
aussi pensé : c’est très joli tout ça mais c’est du cinéma ! La vie,
précisément, ça ne se chante pas et ne se danse pas. Celui qui, d’ailleurs, se
mettrait à danser comme Gene Kelly dans la rue ou au bureau, n’apparaîtrait-il
pas quelque peu dérangé ? Ne serait-ce pas, de plus, quelque peu
ridicule ? Bref au divertissement de l’art, à la pause du spectacle,
toujours irréel (nous jouons à croire à la scène comme l’enfant qui est plongé
dans l’histoire qu’on lui raconte mais nous savons que c’est un spectacle) ne
faut-il pas opposer le sérieux de la vie qui, malheureusement peut-être - mais
inéluctablement - ne saurait danser ? Et puis au-delà, par-delà les personnages
qui dansent, aiment et s’enchantent, semblant vivre la « vraie vie »
qui, ici, selon Rimbaud, est absente («
la vraie vie est ailleurs »),
quelle est donc la vie réelle des acteurs réels ? Le véritable Fred
Astaire dansait-il sa vie ? Danser n’est-ce pas précisément jouer
et ainsi faire semblant de vivre ?
Notons que loin d’être simplement le fait de naïfs et enchanteurs
spectacles, le cinéma a une histoire qui est aussi histoire critique. Autrement
dit : le cinéma, ou, tout du moins, par-delà les films de pur
divertissement, certains films marquants de ce dernier, pense et se pense
lui-même dans le rapport critique d’une époque à elle-même. Si la production de
comédies musicales chute largement à la fin des années 50’s n’est-ce pas tant,
peut-être, parce que le genre a atteint une forme de perfection qu’on ne pourra
plus que répéter qu’en raison de la critique que le rêve américain (argent,
réussite, mariage et bonheur) subit de l’intérieur (la grande guerre, la crise
du Vietnam, développement de mouvements d’opposition dans les années 60,
etc.) ? Les films - ou du moins certains films – pensent ce problème
précis. C’était déjà en un sens le cas, avions-nous noté, de Follow the
fleet où, spectacle dans le film, le statut de la danse était explicitement
celui d’une envoûtante parenthèse vis à vis d’une vie présentée comme tragique.
Certains films, plus récents, en font cependant leur thème principal. C’est le
cas, par exemple, de
La rose pourpre du Caire (1985) de Woody Allen et
de
Pennies from heaven (1981) de Herbert Ross.
1) Pennies from heaven (SQ1, SQ2)
Il s’agit d’une comédie
musicale. L’histoire en est assez sordide : lors de la grande dépression
de 1929, Arthur Parker (joué par Steve Martin) dont la femme ne supporte pas le
contact physique veut monter une boutique de disques. Sans un sou, aucune
banque évidemment ne veut lui prêter de l’argent. Il en emprunte alors à sa
femme qui a hérité de ses parents et, en pleine crise, il fait banqueroute.
Parallèlement, il s’amourache d’une jeune institutrice, Eileen (jouée par
Bernadette Peters) qu’il met enceinte. L’amour ne durant pas et lié par des
dettes à sa femme, il l’abandonne. Parce qu’elle attend un enfant sans être
mariée, la morale de l’époque la réprouve et elle ne peut plus exercer son
métier d’éducatrice – quel exemple ! – duquel elle est licencié. Elle
tente alors de retrouver Arthur qui, sans qu’elle le sache, lui a toujours
menti et découvre qu’il lui avait donné une fausse adresse. Pas d’autre issue
pour elle alors que la prostitution. De son côté, Arthur Parker est accusé
injustement d’un meurtre qu’il n’a pas commis et se retrouve condamné à mort.
Bref, une histoire assez horrible qui se veut explicitement le contraire de
certaines comédies à l’eau de rose (ce que ne sont cependant absolument pas, on
l’a vu, les comédies de Fred Astaire) et dont on ne peut éliminer de notre
esprit l’idée selon laquelle l’auteur en fait un peu trop dans la volonté d’un
réalisme qui apparaît bien plutôt comme un noircissement quelque peu
caricatural de la réalité. C’est qu’en effet, tout le propos de l’auteur, au
contraire des comédies musicales d’antan, est non de fondre la musique et la
danse dans l’histoire racontée par le film comme un moment d’épanouissement et
d’intensification naturelle de la vie des personnages mais de les opposer
radicalement.
Une scène caractéristique du film est celle consistant dans la
rencontre d’Arthur Parker et de son banquier. Au début de cette dernière, nous
sommes plongés dans ce qui se veut l’image de la vie réelle – et sur ce
point nous n’en disconviendrons pas : un homme avec pour unique richesse ses
idées demande de l’argent à un banquier qui, bien entendu au surplus en période
de dépression économique, ne veut rien lui prêter. D’un seul coup cependant,
comme un gag, la rupture : les deux ennemis s’embrassent, entament un
chant au cours duquel le pauvre Arthur par les dons gracieux du banquier
devient milliardaire. Inversion radicale du réel, rupture totale avec la scène
précédente, la comédie musicale apparaît ici comme le fruit de vains désirs
s’opposant à une réalité qui, structurellement, ne chante ni ne danse. Pennies
from heaven est donc en un sens une anti-comédie musicale, un film
dévoilant tout à la fois le côté magique et mensonger des ressorts de ce qu’il
croît être la comédie musicale classique. Caractéristique de cette
interprétation est
l’une des dernières scènes du film : Arthur et Eileen,
tous deux condamnés à une vie misérable (l’une à la prostitution, l’autre
recherché pour meurtre) se retrouvent un instant dans une salle de cinéma. Là
ils tentent d’oublier la dure réalité. Or ce qui apparaît à l’écran est
précisément cette scène issue de Swing Time que nous avons explorée plus
haut. Dans un assez beau numéro de danse (Steve Martin n’ayant cependant pas la
grâce de Fred Astaire), Arthur et Eileen se laissent petit à petit prendre
d’abord par le chant puis par la danse de telle façon que, comme envoûtés, ils
apparaissent d’abord en superposition puis à l’intérieur du film projeté sur
l’écran à la place de Fred Astaire et Ginger Rogers. Souvenons-nous du sens de
la scène dans le film Swing Time : Bake en acteur proposait de
jouir de l’instant présent avant que le tragique inéluctable advienne. Et c’est
bien ce qui passe dans la scène en question au sein de Pennies from heaven.
Mais plutôt cependant que de jouer la scène toute entière celle-ci est
transformée de telle façon que le mouvement des danseurs au sein même du film
en noir et blanc - soit de ce qu’on interpréter comme leur envoûtement - est
arrêté : l’obstacle d’hommes en noir puis d’une terrible cage formée par
leurs cannes se forme, manière d’annoncer la fin voire l’impossibilité de
pleinement danser. Quelle leçon le réalisateur veut-il alors nous donner sinon
celle consistant à dire qu’on ne peut pas vraiment oublier l’horreur du réel et
ainsi le transfigurer par le biais de la danse ? Alors que Fred Astaire
insiste sur l’instant de bonheur, réalité unique expulsant les songes d’un
malheur présentement inexistant, Herbert Ross nous invite à penser qu’
«
au cœur même du plaisir surgit je ne sais quelle amertume qui saisit les
amants à la gorge » (Lucrèce). Comprenons que pour lui, le présent est
toujours travaillé par un savoir du tragique de la réalité, l’«
esprit
de lourdeur » dont parlait Nietzsche, esprit qui empêche de goûter
innocemment le plaisir du présent ainsi que le font, semble t’il, les bêtes et
les enfants.
2) La rose pourpre du
Caire (SQ1, SQ2, SQ3, SQ4, SQ5)
Ce très beau film de Woody Allen est lui aussi une forme de méditation
sur la nature mensongère et envoûtante du septième art – et avec lui, peut-être
de l’art tout entier. Il raconte l’histoire d’une jeune femme, Cécilia (Mia
Farrow), malheureuse dans la vie : son mari, violent, au chômage et sans
le sou, la trompe et dépense dans les jeux l’argent quelle gagne péniblement en
tant que serveuse, emploi que sa distraction va rapidement lui faire perdre la
projetant ainsi dans une totale détresse. Pour se consoler de cette vie
misérable, Cécilia va tous les jours au cinéma. Là le monde présenté est
l’antithèse de ce qui est présenté par Woody Allen comme la réalité :
amour, luxe, hauts sentiments, aventures se déploient – contrastant
singulièrement avec l’absence d’amour, la pauvreté, la mesquinerie et le
train-train ennuyeux et sans histoire de la vie quotidienne (
Première scène).
Or, un jour, un miracle se produit : alors qu’elle regarde pour la nième
fois le même film, le héros du film, Tom Baxter, tombé amoureux de son
admiratrice Cécilia, l’interpelle depuis l’écran et, faisant scandale tant dans
la salle que parmi les acteurs qui d’un seul coup ne peuvent plus jouer leur
rôle, sort de ce dernier pour rejoindre le monde coloré de la réalité. La
scandale se généralise : Cécilia quitte son mari pour Tom ; la salle
de cinéma puis, le phénomène se reproduisant ailleurs, les autres salles de
cinéma, ne pouvant fermer leurs portes sous peine d’enfermer Tom Baxter dans la
réalité, ne font plus de recettes ;
Gil Shepherd, enfin, l’acteur très ambitieux qui joue le rôle de Tom
Baxter, voit sa carrière compromise par l’incarnation de son double dans le
monde réel. Aussi rencontre t’il Cécilia et lui demande t’il de s’entretenir
avec Tom, qui se cache, afin de le convaincre de retourner dans le film et de
laisser tranquille le cours de la réalité. Commence alors un excellent dialogue entre
Cécilia, Tom et Gil (
scène 2). Gil Shepherd à Cécilia qui désire vivre
avec Tom : «
c’est un être fictif. Vous voulez perdre votre temps
avec un personnage fictif ? ». Cécilia : «
Mais Tom
est parfait ! ». Sherpherd : «
Oui, mais il n’est
pas réel. A quoi bon être parfait si l’on n’est pas réel ! ». Et, en
effet, le monde de l’écran – et plus généralement le monde de l’art parce qu’il
peut être le fruit d’un désir de perfection inaccompli dans ce monde – peut
apparaître comme parfait : où sont les grands amours et les grandes
aventures sinon dans les romans, les poèmes, les musiques et sur les
écrans ? Mais, énonce Gil : que vaut donc une telle perfection si
elle n’est pas réelle ? Que vaut donc une telle perfection si l’on ne peut
que la goûter à distance et en spectacle sur les écrans sans jamais pouvoir la
vivre, en faire la chair de sa vie ? Or tel est Tom Baxter, personnage
irréel ayant très mystérieusement pris toutes les apparences de la réalité,
ainsi qu’il advient, par exemple, aux yeux hallucinés des fans lorsque le héros
de tel film ou série apparaît en chair et en os au milieu de la foule :
rencontrer le vrai Brad Pitt c’est voir se réaliser quelque chose des
merveilles dont il a joué et vécu l’histoire au sein de ses propres rôles.
Telle est d’ailleurs l’impression que fait Gil Sherpherd à Cécilia : un
être qui joue de tels rôles ne peut être qu’un être merveilleux dont le contact
est la promesse de fantastiques voyages. Et, à son tour, Sherpherd joue quelque
peu pour lui-même et pour les autres, au sein de la vie réelle ce rôle de
séducteur aventurier qu’il a appris à jouer, ce qui séduit évidemment Cécilia.
Nous apprendrons cependant, déjà au milieu mais surtout à la fin du film de
quelle manière lamentable l’acteur s’est joué de Cécilia – montrant
manifestement à nouveau le sordide réel qui, par hypothèse, se cacherait
derrière les rôles mensongers que la vie sociale nous fait jouer. A cette
opposition brutale de la réalité et de la fiction - opposition cependant
nuancée par l’apparence séduisante de Gil Sherpherd dont, rappelons-le, l’image
évoque le souvenir des films merveilleux dans lesquels il a joué – une fiction
parfaite étant selon Gil tout à fait inutile parce qu’incapable de s’incarner,
Tom Baxter répond : «
Je peux apprendre à être réel. C’est facile.
Ça me vient naturellement » - phrase énonçant la thèse inverse, celle selon
laquelle la perfection pourrait descendre de l’œuvre irréelle et fictive vers
la réalité pour transfigurer et élever cette dernière à la hauteur d’une œuvre
d’art. Scepticisme de Sherpherd : «
on ne peut apprendre à être
réel comme on ne peut apprendre à être un nain. Certains sont réels. D’autres
non. »
- coupure radicale posée entre le réel et le monde de
l’art. La
suite du film va précisément consister à mettre
à l’épreuve ces deux
conceptions : Tom Baxter qui s’est déjà (ce
n’est pas si mal) incarné va
t’il arriver à devenir (vraiment) réel ?
Vraiment réel c’est-à-dire à
pouvoir vivre dans ce monde qui est, par hypothèse, à
mille lieues du monde du
cinéma. D’une façon générale, cette
question revient à poser la question de
l’existence d’un point de jonction ou de passage entre le
réel et l’art ou,
d’une autre façon, entre le monde tel qu’il est et
le monde idéal. La scène
suivante (
scène 3) met en scène le déphasage de
Tom Baxter avec la
réalité : seul l’amour compte pour lui,
l’argent, les grossiers calculs,
la faim, les papiers d’identité, le FBI ne sont rien pour
lui… - or, il va sans
dire que dans notre réalité, un être tout
d’amour sans papier ni argent est
pour ainsi dire condamnée à la prison et, indirectement,
la mort (ce qui
arrive, en gros, au héros de l’armée des douze
singes de Terry Gillian).
Le ton guilleret du film le fait, pour un temps, échapper
à cela – et ce,
notamment, parce qu’il repart dans le monde du film où
tout pétille et danse,
avant d’avoir véritablement goûté à
l’amertume du réel tel que nous le présente
W. Allen et que le vit et vivra Cécilia (
scène 4).
Notons au passage dans cette scène la
découverte par Tom Baxter
d’un crucifix au sein d’une église –
découverte qui va permettre au réalisateur
d’évoquer le sens quasi-cinématographique de la
croyance religieuse. Comme
Cécilia croit d’une certaine manière à la
réalité du monde du film, à la
possibilité pour l’idéal de devenir réel
– la preuve d’ailleurs, l’amour est
là, incarné par Tom Baxter ! – elle
croît en Dieu. Tom Baxter quant à lui,
émerveillé par l’architecture et les statues de
l’église est stupéfait par tant
de beauté. C’est qu’il s’agit là aussi,
dans ce monde de l’art, d’une créature
du désir – le désir d’un monde meilleur, le
désir de grandeur et de vie intense
qui caractérise l’humain et qui est peut-être,
allons-nous voir, à la source
des mondes et croyances religieuses. Sa stupéfaction ne
peut-elle pas être de
ce fait interprétée, tout à la fois, comme celle
de la reconnaissance tant
d’une identité de désir et d’intention entre
le monde architectural et
sculptural qu’il contemple et l’univers
cinématographique dont il est le
produit que d’une rupture entre le côté relativement
grossier du cinéma – du
moins du film, apparemment assez minable, dans lequel il agit –
relativement
aux chefs-d’œuvre de l’art religieux ? Quoi
qu’il en soit, cette
interprétation se laisserait facilement suivre à entendre
la conversation qu’il
entretient avec Cécilia. Pour lui expliquer, en effet, qui est
le Dieu auquel
elle croît et dont Tom n’a jamais entendu parlé,
Cécilia le présente comme
« celui qui est la raison de tout, du monde, de
l’univers ».
Aussitôt Tom comprend ce Dieu, avec ses catégories, ainsi
qu’un grand
réalisateur, comme les auteurs du film La rose pourpre du Caire
dans
lequel il agit. Et, en effet, Dieu n’est-il pas le grand
scénariste, celui qui
écrit le scénario des vies dont nous sommes les
acteurs ? C’est bien, en
un sens, ce que lui répond Cécilia en le corrigeant
cependant : ce ne sont
pas des hommes,
« Sachs et Levine », qui ont écrit le scénario
mais quelque chose de « bien plus grand », une « intelligence »
sans laquelle tout serait comme «
un film sans sens et sans happy-end »
N’est-ce pas pourtant ceci la vie, selon les penseurs pessimistes– un film sans
sens et sans happy-end ? C’est en tout cas la manière dont Shakespeare à
travers la voix de Macbeth la caractérisait : «
une histoire
racontée par un idiot pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien »
(mais sans le « bruit » et la « fureur »
ici). La suite du film, en tout cas, nous le verrons, va confirmer cette dure
lecture. Les « films » que nous nous faisons (film religieux,
film de l’amour, film de la richesse et la gloire) et que nous allons voir (ces
films d’un art dont nous savons que l’objet est irréel) étant, peut-être,
paradoxalement de même nature : des histoires que nous nous racontons pour
ne pas voir que rien n’a de sens en ce monde et que, à nouveau comme le disait
Pascal en une métaphore explicitement théâtrale « le dernier acte est sanglant,
quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la
terre sur la tête et en voilà pour jamais ». Le « dernier acte »,
la « comédie » : toutes manières de dire que dans la vie
réelle nous jouons aussi des rôles et nous racontons des histoires qui forment
nos illusions car sans savoir pourtant que nous jouons, savoir que vient
cependant nous révéler la fin de la « comédie » dont nous parle
Pascal – fin qui se révèle dans les situations désespérées (sans espoir donc
sans mensonge) de la solitude de l’ennui ou de l’angoisse de la mort. Notons au
passage qu’une telle caractérisation de la croyance religieuse comme un moment
de cinéma se retrouve par ailleurs très explicitement dans
une scène du
temple du soleil de Hergé où face aux sérieux des Incas qui, dans leur
scénario religieux qu’ils pensent issus des Dieux, vont sacrifier Tintin,
Haddock et Tournesol au dieu Soleil, Tournesol interprète la scène comme une
scène de cinéma. C’est que, comme Tintin, il sait, en effet, que le vrai
scénario est écrit par les hommes – même si ces derniers n’en savent proprement
rien (ce que Tournesol, à la différence de Tintin cependant, ne sait pas lui-même).
Cette aventure pourtant aura été un rêve : sommée de
choisir entre Tom Baxter, le héros parfait mais fictif et Gil Shepherd qui lui
propose, lui aussi, son amour, Cécilia lui préfère ce qu’elle sait être le réel :
Gil Shepherd – elle sort alors du film dans lequel elle était rentré et laisse
Tom dans le royaume du rêve. Enfin s’ouvre à elle la perspective d’une vie qui
a le goût du rêve et qui soit pleinement réelle, d’une vie heureuse ! (si
l’on entend par bonheur l’adéquation parfaite entre l’ordre des désirs et celui
de la réalité). Le choix du réel est ici, pour elle, tout à fait analogue à un
refus – ou mieux, parce que personne ne décide de le devenir – une
impossibilité de la folie (le fait de rester dans le film équivaudrait
véritablement à une forme de déconnexion radicale avec le réel par cet
enfermement définitif dans le monde du rêve qui caractérise la folie). Mais
notons qu’un tel choix est effectué sous-conditions : sous la
condition d’un avenir promis qui apparaît lumineux. C’est l’espoir qui, là
encore, qui lui fait accepter le présent, comme une parenthèse, -un temps
intermédiaire qui la sépare du bonheur qu’elle imagine et pressent possible
(cf. + haut, les critiques de Sénèque). Aussi coure t’elle chez elle prendre
ses affaires pour rejoindre Gil devant le cinéma où, les problèmes de confusion
entre le rêve et le réel étant résolus – Tom étant rentré bien sagement dans le
film, producteurs, acteurs et gérants de salle peuvent enfin souffler, éteindre
les projecteurs et faire disparaître le film de l’affiche, comme un mauvais
souvenir. Ce choix n’est donc pas exactement le même que celui que
Néo dans Matrix
(I) (1999) des frères Washowski effectue entre la pilule bleue et la pilule
rouge – car c’est sans espoir (et donc sans condition) que ce dernier
choisit la vérité, serait-elle affreuse, à une vie de rêve, celle créée par la
Matrice et qu’il croît véritable, vie de « rêve » dans le
double sens du mot c’est-à-dire à la fois d’illusion et de monde globalement
conforme à l’ordre du désir. Ceci révèle peut-être le caractère exceptionnel
d’une telle décision – la décision de Néo étant en un sens celle-même du
philosophe qui choisit la vérité contre tout ce qui pourrait lui masquer -
tant, comme Cécilia, nous n’acceptons couramment le réel que sous condition –
en attendant, c’est-à-dire espérant des jours meilleurs que ceux
du temps présent. Mais son mari, à nouveau, en la voyant fuir vers son nouvel
amant, la rappelle à une réalité à laquelle elle ne croît pas - «
eh
oh c’est la réalité, pas du cinéma » - «
tu reviendras !»
- puisque s’ouvre devant elle, du moins le croît-elle, un
avenir heureux
(
scène 5). Mais Gil s’en est allé – il a
parfaitement et à nouveau joué son
rôle, séduisant Cécilia afin de pouvoir se
construire une carrière, ayant fait
enfin disparaître son double Tom Baxter (en deux sens : au
dehors et en
lui), le rêve de la gloire étant le rêve qui, quant
à lui, meut par-dessus tout
sa vie. Et même si Cécilia l’a, à son tour,
séduit, même s’il s’en veut quelque
peu de la fausse promesse qu’il lui a proféré, la
carrière avant tout !
S’il doit, en effet, choisir des femmes ce ne seront de toutes
façons pas
celles, ordinaires, de la rue mais bien des vedettes comme lui, au
travers
desquelles seules il pourra contempler et jouir de la gloire promise et
rêvée.
C’est donc, pour lui aussi, la puissance de l’espoir qui
lui fait rejeter la
charmante Cécilia avec laquelle pourtant le début
d’un amour était peut-être
possible. Quoi qu’il en soit cependant, cette dernière se
retrouve seule devant
le cinéma, tant Gil Shepherd que Tom Baxter s’étant
envolés tout ainsi qu’un
rêve le matin au réveil. Désespérée,
sans plus d’autre avenir que celui
consistant à répéter cette vie qu’elle ne
saurait aimer et que le cinéma lui
permettait de fuir, Cécilia à nouveau – que faire
d’autre pourtant ? - s’en va
au cinéma. Où fuir lorsque le réel sans fards ni
masques apparaît tel qu’il est
sinon dans le noir des salles qui, effaçant la lumière du
jour, nous projettent
le jeu d’une tout autre lumière au sein de laquelle seule
nous pouvons enfin
quelque peu respirer ? Suit alors une très belle scène
où Cécilia, les larmes
aux yeux, est assise dans la salle de cinéma et, petit à
petit, oublie le jour
du monde et se laisse saisir par la scène merveilleuse qui lui
est donnée à
contempler. Oubliant sa pauvre vie, la magie du cinéma –
et, certainement ici
la magie de l’art tout entier – semble bien consister dans
le fait que Cécilia,
mimant de l’intérieur les images qu’elle
perçoit en spectacle (nous esquissons
des mouvements qui sont tout à la fois mouvement du corps, de
l’esprit et du
cœur) laisse entrer en elle cette vie imaginaire, lui donnant, en
un sens, son
propre corps où s’incarner. Oui, Cécilia devient
bien, petit à petit, quelque
peu Fred Astaire et Ginger Rogers, l’amour et la danse qui les
lient, son
corps, son cœur et son esprit devenant le lieu où les
images prennent vies
(lorsqu’au contraire nous restons à distance d’une
œuvre, elle ne nous parle
pas – et, inversement, elle ne nous parle pas lorsque nous
restons,
volontairement ou non, à distance). Aussi, parce qu’elle
les a quelque peu
vécues, les multiples images de l’amour, de la perfection
et du bonheur que
l’humanité avant elle a rêvé et
déposé en œuvres que sa contemplation a comme
ressuscitées viennent-elles hanter sa vie, projetant sur le
monde perçu le
voile imaginaire du rêve et l’attente d’un monde aux
couleurs de vraie vie.
Parce que Woody Allen nous peint cependant ici de tels rêves
comme autant de
chimères étrangères à la vie, nous
pressentons que tout va à nouveau et sans
espoir recommencer. La dernière scène
répète les premières et rien, au
fond, du réel n’a changé : Cécilia,
figurant ici, par hypothèse la
condition de l’humanité, est condamnée à
vivre une vie qu’elle n’aimera jamais
et à aimer un songe qui ne sera jamais, celui magique et
mensonger que l’art,
créature du désir, a distillé dans le monde afin
que nous puissions ne pas
désespérer.
Ne quittons cependant pas ce film sans parler à nouveau de la
merveille de la danse. Celle-ci est, en effet, évoquée deux fois dans La
rose pourpre du Caire :
- La première fois (
scène 4) lorsque celui qui joue
le rôle d’un
maître d’hôtel, libéré du
scénario, se met à pouvoir faire ce qu’il a
toujours
voulu faire : des claquettes ! Quelle misère, en
effet, que d’être ou
bien de jouer un maître d’hôtel, de servir les
autres, ceux qui ont, dans la
vie comme au cinéma, le premier rôle, l’argent et
les honneurs. Il faut bien
manger pourtant. Lorsqu’alors tout à la fois le
maître d’hôtel et, indistinctement
peut-être, l’acteur qui joue le maître
d’hôtel est libéré du poids de ce
scénario qui l’enfermait dans une fonction secondaire et
mortifère vis à vis
des puissances de vie qui, en lui, désirait s’exprimer,
c’est la danse qu’il
choisit. Celle-ci ne nous est-elle pas, en effet, apparue comme
l’expression
même de la joie de vivre, corps et âme, dans un
présent parfait ? Notons
toutefois encore que cette libération n’a lieu
qu’à l’intérieur de ce monde
irréel qu’est le film dans le film. Dit autrement, la
sédition du maître
d’hôtel garde le goût du rêve :
c’est un rêve libéré de la forme rigide du
scénario, voilà tout. Dans le monde qui n’est pas
l’écran tel que nous le
présente Woody Allen un tel comportement est strictement
impossible, tant sont
lourds les scénarios qui, bien malgré nous, trament nos
existences
(essentiellement ici les logiques du travail, de l’argent et de
la lutte
économique) tout ainsi que les corps qui ne savent pas danser.
- La seconde, à la toute fin du film (scène
5) : Cécilia contemple au cinéma met en scène
ces danseurs par la
contemplation desquels nous avons commencer ce cours, évoquant
l’idée de
Stanley Cavell selon laquelle la danse chez Fred Astaire peut
être interprétée
comme une façon de redonner sens à la vie en se sauvant,
ne serait-ce que
l’instant d’une danse, de l’absurde et de la mort. Ce
nouveau film dans le film
est, en effet,
une scène issue de Top hat (1935) de Mark
Sandrich,
quatrième film du couple qui deviendra mythique formé de
Fred Astaire et Ginger
Rogers. Nulle forme tragique ici mais une pure comédie où
l’amour toutefois,
d’espoirs en déboires, par le jeu de nombreux quiproquos,
joue au chat et à la
souris. La scène dans laquelle Cécilia va, peu à
peu, se plonger est le prélude
d’une réconciliation amoureuse : Ginger Rogers, tout
d’abord réticente à
danser avec un Fred Astaire vis à vis duquel la colère et
l’amour sont en
lutte, va, elle aussi peu à peu, se laisser prendre par
l’esprit de la danse
(passage progressif de la parole et de la marche, à la chanson
et à la danse). Aussi chante t’il l’union de
l’amour, du bonheur et
de la danse à travers ces belles paroles d’Irving
Berlin : «
Heaven,
Im in heaven / And my heart beats so that I can hardly speak / And I seem to
find the happiness I seek / When were out together dancing cheek to cheek /
Heaven, Im in heaven / And the cares that hung around me through the week /
Seem to vanish like a gamblers lucky streak / When were out together dancing
(swinging) cheek to cheek...» (
Cheek to cheek). On y repérera à nouveau comment ce moment qui est
présenté comme une transfiguration et une intensification de la vie réelle est
redoublé par les paroles mêmes de la chanson qui insistent sur la différence
entre la vie pesante de la semaine, pleine de troubles qui l’alourdissent et ce
moment merveilleux où la vie prend un sens, moment de «
paradis »
lorsque «
nous sommes ensemble dansant joue contre joue ».
Sauf, bien entendu, que ceci Cécilia ne fait ici que le contempler sans pouvoir
jamais le vivre dans cette consolation qui semble propre à l’art et lui
fait oublier quelque peu sa vie propre pour devenir par jeu le lieu où
se déploie ce qui semble la « vraie vie » (celle qui aurait un
sens) que l’on sait désormais être toujours ailleurs.
Vers deuxième partie...