Art, bonheur et vérité

Première partie
(vers : deuxième partie)

Scènes de films analysées
Singin' in the rain   -   Swing Time   -   Follow the fleet   -   Fight club  
  Pennies from heaven   -   La rose pourpre du Caire   -   Matrix



En guise d’introduction : quelques pensées de Nietzsche autour de la relation de la vie bonne et de la danse

« On voit à la démarche de quelqu'un s'il a trouvé sa route, car l'homme qui a trouvé son chemin ne marche pas; il danse »

« Bien qu'il y ait sur la terre des marécages et une épaisse détresse: celui qui a les pieds légers court
par−dessus la vase et danse comme sur de la glace balayée. »

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra



Trois extraits de films comme premières images illustrant la pensée de Nietzsche

  Pour introduire à ces immenses pensées, regardons trois extraits issus de trois grands classiques de la comédie musicale : dans les uns et les autres, un moment de danse fait suite à une situation plus ou moins ordinaire et transfigure cette dernière l’élevant à un haut et intense niveau de vie. Très manifestement le moment de danse ici signifie quelque chose comme la découverte ou l’invention d’un chemin où la vie, subitement, s’intensifie, prend ou, verrons-nous, reprend sens.


1) Singin’ in the rain

  Commençons par un extrait de la géniale comédie musicale Singin’ in the rain (1953) de Stanley Donen et Gene Kelly dans lequel Don Lockwood (Gene Kelly) vient de ramener Kathy Selden (Debbie Reynolds), la fille qu’il aime, chez elle et d’échanger un baiser avec elle. Rentrant chez lui sous la pluie, il ferme son parapluie et se met à danser et chanter sous la pluie. Alors que les passants suivent le dos courbé comme en fuyant un chemin qui leur est désagréable – « quel sale temps ! », l’instant présent n’étant supporté par eux que parce qu’il est le moyen d’aller ailleurs ; que le policier ne supporte péniblement la pluie que parce qu’elle est le milieu nécessaire d’exercice de la fonction qu’il investit (maintenir l’ordre) ; Don Lockwood, lui, ferme son parapluie – il ne fuit pas, il ne se protège pas : il accepte le réel tel qu’il est – mieux encore, non seulement il l’accepte – le policier en un sens, lui aussi, l’accepte (c’est inévitable pour remplir sa fonction) - mais il en jouit pour lui-même comme le plus beau moment de la vie. Il danse et chante sous la pluie et de la pluie qui est ici la pluie de l’amour. Moment de bonheur, de réconciliation parfaite avec un monde pleinement adéquat à ses plus profonds désirs, moment de vraie vie, d’enthousiasme. Moment de danse.  



2) Swing time

  Deuxième extrait tiré de Swing Time (1936) de Georges Stevens où John « Lucky Garnett » (Fred Astaire) vient d’apprendre que la femme qu’il aime, Penny Carrol (Ginger Rogers), va se marier avec un autre que lui. La situation est clairement tragique puisque ici tous deux sont amoureux l’un de l’autre mais ne peuvent se rejoindre parce que John a promis à une autre femme qu’elle de se marier avec. Aussi lui annonce t’il en chantant qu’il ne dansera plus jamais – la seule vraie danse, c’est-à-dire comprenons-nous le mouvement d’une vie intense pleinement en accord avec le réel, étant une danse avec elle. Comment danser encore sans toi ? Le réel sera trop pesant, gelé et glissant pour élaborer le moindre pas de danse – et, de fait, quel désir de danser lorsque, sans toi, la vie n’a plus goût ni sens ? Aussi, au cœur de cette situation tragique, où les gestes sont lents et les larmes prêtes à couler, alors même que Penny lentement s’écarte de John, ébauchant par la marche (nul ne court, nul ne danse) l’inéluctable séparation, John, en un mouvement subit répondant à son plus profond et impossible désir, s’interpose t’il devant elle et lui prend t’il la main. Commence alors une marche à deux dans laquelle entrent en lutte le désir impossible et la résignation. Au cœur de ce mouvement tragique va naître la dernière danse comme un dernier baiser. Un instant l’amour renaît d’abord lentement, comme la flamme d’une bougie condamnée à s’éteindre. Puis, pris dans le mouvement de la danse, d’un seul coup les corps s’embrasent, le mouvement s’accélère et la danse se fait folie joyeuse. Tout semble t’il, un instant, est oublié : l’amour est là à nouveau. Instant de plénitude. La danse, pour un instant, a transfiguré le monde qui n’est plus le monde pesant et tragique de la séparation. Au sommet de ce mouvement cependant, la main de John se sépare de celle de Penny qui disparaît au dehors laissant John seul, sans plus de danse ni musique, dans une salle immense. Deux idées remarquables dans cette magnifique scène : tout à la fois, la danse comme réponse au tragique de l’existence, manière de transfigurer, ne serait-ce qu’un instant, une réalité pesante et insupportable et, deuxième idée cependant, l’inéluctable de la fin de la danse, manifestant peut-être que la réalité est ultimement tragique (c’est-à-dire non faite pour nos désirs qui s’aboliront de toutes façons dans l’ultime séparation qu’est la mort). En un sens, comme nous allons le voir plus bas, la réponse de Fred Astaire au caractère tragique de l’existence ne consiste t’elle pas à transfigurer le poids du monde dans la plénitude d’un moment éphémère de vie où la vie, un court instant, prend le sens qu’à la mesure de nos désirs elle devrait toujours connaître : l’enthousiasme de la joie ? Fred Astaire ne danse t’il pas ainsi sur les abîmes comme Nietzsche nous invite à danser « par−dessus la vase »  et « comme sur de la glace balayée » ?



3) Follow the fleet


  Troisième extrait enfin, magnifique à son tour, tiré de Follow the fleet (1937) de Mark Sandrich. Bake (Fred Astaire), matelot sur un navire militaire, va être mis en prison et ramené pour cela sur le bateau qui l’éloigne de l’objet de ses désirs (la femme qu’il aime jouée par Ginger Rogers) pour avoir mis le pied à terre sans l’autorisation de ses supérieurs. Avant cette fin tragique, son supérieur l’autorise à jouer dans un spectacle à bord d’un navire qui permettra de renflouer les caisses de sa propriétaire (qui sans cela sera condamné à le vendre). La scène présentée ici est l’essentiel de ce spectacle. Ce film dans le film, pourrait-on dire, a ainsi très explicitement le statut d’une parenthèse vis à vis de la vraie vie – qui n’est nullement une vie de danse mais, là aussi, une vie faite de séparation. Et, à son tour, cette « vraie vie » présentée dans le film est, pour nous spectateurs, la vie jouée d’un spectacle – duquel nous nous enchantons alors que peut-être, la vie hors du cinéma, n’a rien d’enchanteur (voir aussi sur ce point, La rose pourpre du Caire (1985) de Woody Allen ou encore Pleasantville (1999) de Gary Ross). Aussi un tel film met-il, en un sens, en scène et problème le caractère peut-être illusoire de tout spectacle, ce dernier n’étant peut-être qu’une parenthèse vis à vis de la vraie vie, peut-être, elle encore, toujours décevante : l’art comme divertissement et oubli de la cruauté du réel – nous reviendrons sur ce thème.
  Quoi qu’il en soit pour le moment, dans la scène présentée ici, ce qui semble un riche individu joue de l’argent au casino entouré d’une cohorte de jolies femmes qui en veulent à son argent. Nous avons encore une fois affaire à un jeu : de même que le spectacle dans le scénario du film a le statut du « faire semblant » du jeu, de même que le film est lui-même, pour nous, un jeu d’acteurs, de même au sein de la vie représentée sur la scène du théâtre, le casino est-il une parenthèse faite de strass, de luxe, de séductions et d’aventures jouées sur la vie du joueur qui n’a peut-être bien pour elle que la morosité et l’ennui ordinaires. Mais malheureusement le joueur perd tout et se retrouve tout à la fois sans un sou et sans relations, tant dans un tel univers chacun ne consent à jouer que sous la condition d’avoir un épais portefeuille – aussi, comme dégrisé, est-il rappelé aux conditions bien réelles de ce jeu auquel il s’était laissé prendre (puisqu’il semble bien s’étonner d’être délaissé par tous). Sans plus d’argent, étant certainement destiné à une existence misérable ou bien, criblé de dettes, s’attendant à avoir de sérieux problèmes et, certainement, sans autres attaches qui pourraient lui faire préférer la vie, il prend son pistolet et, sur la terrasse casino que l’on sait désormais situé tout en haut d’un gratte-ciel, il s’apprête à mettre fin à ses jours. Au moment cependant où il va passer à l’acte, une jeune femme (jouée par Ginger Rogers) s’apprête à se jeter par dessus la palissade. Comme saisi par l’urgence morale de sauver une vie et réveillé par là-même de son écrasement par le poids de la vie, il la saisit par la main et entame une chanson, prélude à une danse qui, comme dans le précédent extrait, apparaît comme un moment de transfiguration du réel et la voie d’un salut. Dans les termes de Nietzsche, là encore, le réel est une « vase » où, si l’on se laisse aller l’on risque de s’enliser, une « glace » sur laquelle l’on risque de s’effondrer. L’entrée dans la danse est la transfiguration de ce réel-là, une reprise des corps qui plutôt que de s’écrouler, se mettent à nouveau à danser sur les abîmes comme en se jouant du monde. Jeu à nouveau mais, tout ainsi que celui du dernier baiser (cf. plus haut), comme le dit Stanley Cavell qui est « une manière de se soustraire – serait-ce temporairement - non à la vie mais à la mort » (Le cinéma nous rend-il meilleur ?, p.53). Ceci les paroles de Irving Berlin le disent à leur tour superbement : « There may be trouble ahead / But while there's moonlight and music / And love and romance / Let's face the music and dance / Before the fiddlers have fled / Before they ask us to pay the bill / And while we still / Have the chance / Let's face the music and dance / Soon / We'll be without the moon / Humming a diff'rent tune / And then / There may be teardrops to shed / So while there's moonlight and music / And love and romance / Let's face the music and dance / Dance / Let's face the music and dance ». Bientôt, en effet, le jour reviendra et avec lui une (la ?) dure réalité (les créanciers, les larmes) mais, en attendant, goûtons pleinement le présent vivant !


Premier bilan philosophique sur ces trois scènes

Quel est le point commun entre ces trois grandes scènes ? La première seule est totalement joyeuse. Les deux autres se déploient sur un fond mélancolique, sur le fond d’un savoir du caractère tragique d’une existence condamnée à la solitude, à la séparation, à l’ennui ou à la mort. Dans les termes de Nietzsche, dans les deux dernières seulement, dansées par Fred Astaire, le sol – soit le réel – est fait d’une « glace » sur laquelle la vie semble presque impossible, glace vis à vis de laquelle les trombes de pluie de Singin’ in the rain, en petit trouble de la vie, apparaissent bien légères. Reste que, dans chacune de ces scènes tout d’abord :

1)   La danse apparaît comme le sommet de l’existence. En elle se manifeste le mouvement d’un corps qui, à l’opposé des corps ordinaires toujours trop lourds et lents, toujours insatisfaits et cherchant ailleurs, se joue du réel, déjoue les pièges de la pesanteur et transfigure le monde en en faisant son propre terrain d’invention et de jeu. Le réel n’est plus alors, par jeu, qu’une scène de passions où se dit et se joue l’essentiel – qui est ici toujours ici la joie de l’amour.
 
2) Contre l’idée de l’inéluctable, du « on ne peut rien faire », du « on n’a pas le choix » – la mauvaise pluie de laquelle il faut se protéger, la séparation de laquelle il faut pleurer, la misère à laquelle on ne peut échapper – chacune de ces scènes manifeste l’existence d’un choix possible : certes personne ne choisit la pluie, la rupture quand elle est avérée ou la misère – le sol sur lequel nous glissons est un donné de « situation » dit Sartre que nous ne choisissons pas. Mais sur quelque sol que ce soit, nous avons, dit encore Sartre la liberté du choix, soit celle de tracer un chemin propre certes sous contraintes – nous ne pouvons faire que la pluie devienne soleil – mais qui n’en est pas moins un chemin choisi, voire inventé. Mieux encore, écrit Nietzsche, en admettant même que le monde tout entier soit le jouet d’un hasard absolument imprévisible et qui se joue de nous, ne devons-nous pas comme « les papillons et les bulles de savon », « danser sur les pieds du hasard » ? Telle est précisément ici l’image et la leçon que nous donnent les danseurs. Il est possible, disent-ils, de se libérer quelque peu de la pesanteur du monde en jouant avec elle et la transfigurant en un espace propre et singulier, bref de faire de la joie avec ce que les puissances du hasard semblaient nous condamner à être de la tristesse. Comme l’écrivait à son tour Epictète dans son Manuel, les choses se divisent en celles qu’il est en mon pouvoir de changer et celles qui échappent à ma puissance. Je n’ai, par exemple, nul pouvoir direct sur la pluie, sur ma fortune, ma notoriété ou sur ma maladie – la première sagesse consiste ainsi à les accepter, ceci est bien en mon pouvoir. Ces danseurs, ne montrent-il pas, encore au-delà d’une telle acceptation, que l’on peut arriver à les faire danser ?
 
3)  Aussi ces scènes mettent-elles peut-être en lumière une très grande idée de la philosophie. Le stoïcien Sénèque écrivait ainsi : « je travaille à ce que chaque jour soit pour moi toute une vie. Et vraiment, je le saisis au vol, non comme s’il s’agissait du dernier, mais dans l’idée qu’il pourrait l’être. La disposition d’esprit dans laquelle je suis en t’écrivant est celle d’un homme que la mort peut appeler d’un instant à l’autre. Prêt à partir, je profite mieux de la vie, étant donné que je ne m’inquiète pas trop du temps que durera ce plaisir. » (Lettre à Lucilius, 61). Et encore : « Mortels, vous vivez comme si vous deviez toujours vivre. Il ne vous souvient jamais de la fragilité de votre existence; vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé; et vous le perdez comme s’il coulait d’une source intarissable, tandis que ce jour, que vous donnez à un tiers ou à quelque affaire, est peut-être le dernier de vos jours. Vos craintes sont celles de mortels; à vos désirs, on vous croirait immortels ». Comment, en effet, vivent la plupart des hommes ? Ils fuient le temps présent, le seul temps existant. Le futur n’est pas et le passé n’est plus : et pourtant, écrit Pascal, toutes nos idées et tous nos actes sont tendus vers le futur, en attente de jours meilleurs qui pourraient justifier le temps présent ; les nostalgiques, quant à eux, s’échappent du présent en se rappelant le passé qui n’est plus (« si j’avais su », « c’était le bon temps »). Ainsi écrit Pascal, « nous ne vivons jamais nous espérons de vivre » (Pensées) car nous ne supportons communément le présent que parce que nous espérons que le futur sera meilleur – ceux qui sont à l’école, au travail, sous la pluie ou à attendre leur bus ne fuient-ils pas déjà le présent par l’imagination de l’ailleurs qu’ils pressentent et espèrent meilleurs que ce temps-là, ce temps intermédiaire, qui pour eux ne compte pour rien. « Tout le temps intermédiaire devient un fardeau pour eux », écrit ainsi Sénèque. Mais arrivent-ils à l’objet espéré que, comme l’enfant qui vient d’obtenir le jouet rêvé, ils fuient à nouveau le présent, si souvent décevant, vers un nouvel ailleurs. Ainsi, dit Epictète, perdons-nous le précieux temps de notre existence éphémère comme si le temps était infini. A concevoir chaque instant comme précieux et ne revenant jamais plus – à concevoir qu’à chaque instant nous pouvons disparaître, que la mort telle une épée au dessus de nos têtes est une menace de tout instant, que les êtres que nous aimons sont eux aussi mortels, à le concevoir clairement ne devrions-nous pas changer de comportement ? Dans une scène du film Fight club (1999) de David Fincher cette menace de la mort possible est figurée par Tyler Burden (Brad Pitt) qui menace le pauvre employé de nuit d’un magasin de l’exterminer s’il ne choisit pas immédiatement de prendre à bras le corps sa vie – parce que le futur est long, qu’il a « bien le temps » et que « c’est trop difficile » il a différé sa vie, il vit alors en-dessous de son désir dans un présent sans épaisseur (cf. excellente analyse sur le site d'Harrystaut) de  Selon Epictète, au contraire de cette fuite perpétuelle que tend à être la vie ordinaire, il faut apprendre à vivre intensément tous les instants de notre vie : lorsque je suis à table, en famille, lorsque je tente de penser ou de jouer au tennis, « être pleinement dedans », se donner tout entier, corps et âme, et ne pas laisser échapper cet instant qu’il s’agit de faire le plus beau possible. Jouer comme si cette balle, écrire comme si cette phrase, embrasser comme si ce baiser… étaient les derniers. On sait que, très souvent, ceux qui sont sur leur lit de mort s’attachent à ce qui, d’un seul coup leur apparaît essentiel et qu’ils ont toujours ajourné, différé et fui pour un ailleurs sans consistance. Et l’on peut se demander parfois ce que nous ferions, à notre tour, si nous apprenions que la fin du monde est pour demain. Les danseurs dont nous avons contemplé les scènes ne feraient-ils pas, quant à eux, exactement les mêmes gestes ? Se donnant tout entier dans une durée constituée d’un temps parfait et plein, ne vivent-ils pas le plus intensément possible le moment présent ? Leur danse ne manifeste t’elle pas ici non un moment d’oubli du réel comme on pourrait le croire mais, tout au contraire, un moment d’enchantement et d’intensification de notre rapport à ce dernier ? Et, en effet, les créanciers, la misère, les pleurs et la faim ne sont pas encore ici – présentement, chante Fred Astaire, il y a la lune qui nous éclaire, et je voudrais déjà la fuir vers un ailleurs qui n’existe pas encore et duquel je m’angoisse. Et puis, peut-être plus essentiellement, il y a l’amour, ce que nous pouvons éprouver et accomplir à deux – devrions-nous passer à côté de ces merveilleux instants que nous pouvons vivre ensemble ? Aussi par une décision d’action que prend Fred Astaire, alors même qu’il n’est pas encore dans la danse, qu’il est encore extérieur à elle, le cœur rempli d’angoisses, commence t’il par se donner corps et âme à la situation (alors, encore une fois, que tout en nous se retient et s’échappe déjà : nous n’avons pas le cœur à cela). Et par la magie de ce don soi, don gratuit et comme désespéré, la danse petit à petit prend corps et l’enthousiasme, soit, étymologiquement, un « transport divin », naît et emporte toutes choses et êtres dans la plénitude vécue de la joie présente. Ne sont-ils pas, en effet, divins ces instants pleins auxquels ne manque rien ? Et, nous, spectateurs qui sommes enchantés par ces mouvements de vraie vie, ne sommes-nous pas, à notre tour et dans nos vies propres, invités à tenter de faire danser la vie ?
 
4)  Ceci, le philosophe Nietzsche, le pose comme règle de vie : « Que chaque jour où l’on n’a pas dansé une fois au moins soit perdu pour nous ! ». « Et ceci est mon alpha et mon oméga, que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau : et, en vérité, ceci est mon alpha et mon oméga ! » (Ainsi parlait Zarathoustra). Ce que Nietzsche repère ainsi comme obstacle principal à la vie heureuse dans la plénitude d’un présent vis à vis duquel nous sommes réconciliés, c’est « l’esprit de lourdeur », cet esprit qui nous rappelle à notre condition, à l’inéluctable et à la mort, cet esprit qui se laisse happer par la nécessité des choses et qui fait que nos bras tombent contre notre corps et que nous désespérons de la vie. Que dit donc « l’esprit de lourdeur ? ». Rien d’autre que des vérités – mais de lourdes et terribles vérités. Ses prophètes philosophes ont pour nom : Pascal,  Schopenhauer, Cioran. Pascal, par exemple : « le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais » (Pensées). L’écrivain Céline dans son terrible Voyage au bout de la nuit détruit, à son tour et à sa source, l’esprit de la danse. Décrivant l’Amérique telle que Bardamu, le personnage principal du roman, l’a perçu, il peut ainsi écrire : « Pendant deux ans qu’il avait passés là-bas, il n’était pas entré bien avant dans la vie des Américains ; seulement, il avait été comme touché quand même par leur espèce de musique, où il essayent de quitter eux aussi leur lourde accoutumance et la peine écrasante de faire tous les jours la même chose et avec laquelle ils se dandinent avec la vie qui n’a pas de sens, un peu, pendant que ça joue. Des ours, ici, là-bas. Il n’en finissait pas son cassis à réfléchir à tout ça. Un peu de poussière s’élevait de partout. Autour des platanes vadrouillent les petits enfants barbouillés et ventrus, attirés, eux aussi, par le disque. Personne ne lui résiste au fond à la musique. On n’a rien à faire avec son cœur, on le donne volontiers. Faut entendre au fond de toutes les musiques l’air sans notes, fait pour nous, l’air de la Mort ». Mais la fin de toute façon est funeste et la mort qui est derrière tout ne se laisse pas longtemps oublier : « On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on a plus en soi la somme suffisante de délire? La vérité c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir mourir ou mentir » (Idem). Ainsi la danse et l’art tout entier qui tissent sur des toiles, de la musique, des corps ou des mots de long poèmes seraient-ils des mensonges, de courts divertissements par lesquels la vie s’oublie elle-même dans sa sombre vérité. Le malheur est que tout ceci sonne terriblement vrai à nos oreilles. Aussi avant de penser la nature singulière de l’esprit de la danse, esprit de légèreté, que Nietzsche nous invite à faire ici et maintenant nôtre, devons-nous faire droit à la vérité que semble porter une telle critique.
 

Sur le mensonge de l’art, autour de deux films critiques
La rose pourpre du Caire (1985) de Woody Allen et Pennies from heaven (1981) de Herbert Ross


  Qui, par delà l’enchantement devant ces scènes dansés, n’a pas aussi pensé : c’est très joli tout ça mais c’est du cinéma ! La vie, précisément, ça ne se chante pas et ne se danse pas. Celui qui, d’ailleurs, se mettrait à danser comme Gene Kelly dans la rue ou au bureau, n’apparaîtrait-il pas quelque peu dérangé ? Ne serait-ce pas, de plus, quelque peu ridicule ? Bref au divertissement de l’art, à la pause du spectacle, toujours irréel (nous jouons à croire à la scène comme l’enfant qui est plongé dans l’histoire qu’on lui raconte mais nous savons que c’est un spectacle) ne faut-il pas opposer le sérieux de la vie qui, malheureusement peut-être - mais inéluctablement - ne saurait danser ? Et puis au-delà, par-delà les personnages qui dansent, aiment et s’enchantent, semblant vivre la « vraie vie » qui, ici, selon Rimbaud, est absente (« la vraie vie est ailleurs »), quelle est donc la vie réelle des acteurs réels ? Le véritable Fred Astaire dansait-il sa vie ? Danser n’est-ce pas précisément jouer et ainsi faire semblant de vivre ?

  Notons que loin d’être simplement le fait de naïfs et enchanteurs spectacles, le cinéma a une histoire qui est aussi histoire critique. Autrement dit : le cinéma, ou, tout du moins, par-delà les films de pur divertissement, certains films marquants de ce dernier, pense et se pense lui-même dans le rapport critique d’une époque à elle-même. Si la production de comédies musicales chute largement à la fin des années 50’s n’est-ce pas tant, peut-être, parce que le genre a atteint une forme de perfection qu’on ne pourra plus que répéter qu’en raison de la critique que le rêve américain (argent, réussite, mariage et bonheur) subit de l’intérieur (la grande guerre, la crise du Vietnam, développement de mouvements d’opposition dans les années 60, etc.) ? Les films - ou du moins certains films – pensent ce problème précis. C’était déjà en un sens le cas, avions-nous noté, de Follow the fleet où, spectacle dans le film, le statut de la danse était explicitement celui d’une envoûtante parenthèse vis à vis d’une vie présentée comme tragique. Certains films, plus récents, en font cependant leur thème principal. C’est le cas, par exemple, de La rose pourpre du Caire (1985) de Woody Allen et de Pennies from heaven (1981) de Herbert Ross.


1) Pennies from heaven (SQ1, SQ2)


Il s’agit d’une comédie musicale. L’histoire en est assez sordide : lors de la grande dépression de 1929, Arthur Parker (joué par Steve Martin) dont la femme ne supporte pas le contact physique veut monter une boutique de disques. Sans un sou, aucune banque évidemment ne veut lui prêter de l’argent. Il en emprunte alors à sa femme qui a hérité de ses parents et, en pleine crise, il fait banqueroute. Parallèlement, il s’amourache d’une jeune institutrice, Eileen (jouée par Bernadette Peters) qu’il met enceinte. L’amour ne durant pas et lié par des dettes à sa femme, il l’abandonne. Parce qu’elle attend un enfant sans être mariée, la morale de l’époque la réprouve et elle ne peut plus exercer son métier d’éducatrice – quel exemple ! – duquel elle est licencié. Elle tente alors de retrouver Arthur qui, sans qu’elle le sache, lui a toujours menti et découvre qu’il lui avait donné une fausse adresse. Pas d’autre issue pour elle alors que la prostitution. De son côté, Arthur Parker est accusé injustement d’un meurtre qu’il n’a pas commis et se retrouve condamné à mort. Bref, une histoire assez horrible qui se veut explicitement le contraire de certaines comédies à l’eau de rose (ce que ne sont cependant absolument pas, on l’a vu, les comédies de Fred Astaire) et dont on ne peut éliminer de notre esprit l’idée selon laquelle l’auteur en fait un peu trop dans la volonté d’un réalisme qui apparaît bien plutôt comme un noircissement quelque peu caricatural de la réalité. C’est qu’en effet, tout le propos de l’auteur, au contraire des comédies musicales d’antan, est non de fondre la musique et la danse dans l’histoire racontée par le film comme un moment d’épanouissement et d’intensification naturelle de la vie des personnages mais de les opposer radicalement. Une scène caractéristique du film est celle consistant dans la rencontre d’Arthur Parker et de son banquier. Au début de cette dernière, nous sommes plongés dans ce qui se veut l’image de la vie réelle – et sur ce point nous n’en disconviendrons pas : un homme avec pour unique richesse ses idées demande de l’argent à un banquier qui, bien entendu au surplus en période de dépression économique, ne veut rien lui prêter. D’un seul coup cependant, comme un gag, la rupture : les deux ennemis s’embrassent, entament un chant au cours duquel le pauvre Arthur par les dons gracieux du banquier devient milliardaire. Inversion radicale du réel, rupture totale avec la scène précédente, la comédie musicale apparaît ici comme le fruit de vains désirs s’opposant à une réalité qui, structurellement, ne chante ni ne danse. Pennies from heaven est donc en un sens une anti-comédie musicale, un film dévoilant tout à la fois le côté magique et mensonger des ressorts de ce qu’il croît être la comédie musicale classique. Caractéristique de cette interprétation est l’une des dernières scènes du film : Arthur et Eileen, tous deux condamnés à une vie misérable (l’une à la prostitution, l’autre recherché pour meurtre) se retrouvent un instant dans une salle de cinéma. Là ils tentent d’oublier la dure réalité. Or ce qui apparaît à l’écran est précisément cette scène issue de Swing Time que nous avons explorée plus haut. Dans un assez beau numéro de danse (Steve Martin n’ayant cependant pas la grâce de Fred Astaire), Arthur et Eileen se laissent petit à petit prendre d’abord par le chant puis par la danse de telle façon que, comme envoûtés, ils apparaissent d’abord en superposition puis à l’intérieur du film projeté sur l’écran à la place de Fred Astaire et Ginger Rogers. Souvenons-nous du sens de la scène dans le film Swing Time : Bake en acteur proposait de jouir de l’instant présent avant que le tragique inéluctable advienne. Et c’est bien ce qui passe dans la scène en question au sein de Pennies from heaven. Mais plutôt cependant que de jouer la scène toute entière celle-ci est transformée de telle façon que le mouvement des danseurs au sein même du film en noir et blanc - soit de ce qu’on interpréter comme leur envoûtement - est arrêté : l’obstacle d’hommes en noir puis d’une terrible cage formée par leurs cannes se forme, manière d’annoncer la fin voire l’impossibilité de pleinement danser. Quelle leçon le réalisateur veut-il alors nous donner sinon celle consistant à dire qu’on ne peut pas vraiment oublier l’horreur du réel et ainsi le transfigurer par le biais de la danse ? Alors que Fred Astaire insiste sur l’instant de bonheur, réalité unique expulsant les songes d’un malheur présentement inexistant, Herbert Ross nous invite à penser qu’ « au cœur même du plaisir surgit je ne sais quelle amertume qui saisit les amants à la gorge » (Lucrèce). Comprenons que pour lui, le présent est toujours travaillé par un savoir du tragique de la réalité, l’« esprit de lourdeur » dont parlait Nietzsche, esprit qui empêche de goûter innocemment le plaisir du présent ainsi que le font, semble t’il, les bêtes et les enfants.


2) La rose pourpre du Caire (SQ1, SQ2, SQ3, SQ4, SQ5)

  Ce très beau film de Woody Allen est lui aussi une forme de méditation sur la nature mensongère et envoûtante du septième art – et avec lui, peut-être de l’art tout entier. Il raconte l’histoire d’une jeune femme, Cécilia (Mia Farrow), malheureuse dans la vie : son mari, violent, au chômage et sans le sou, la trompe et dépense dans les jeux l’argent quelle gagne péniblement en tant que serveuse, emploi que sa distraction va rapidement lui faire perdre la projetant ainsi dans une totale détresse. Pour se consoler de cette vie misérable, Cécilia va tous les jours au cinéma. Là le monde présenté est l’antithèse de ce qui est présenté par Woody Allen comme la réalité : amour, luxe, hauts sentiments, aventures se déploient – contrastant singulièrement avec l’absence d’amour, la pauvreté, la mesquinerie et le train-train ennuyeux et sans histoire de la vie quotidienne (Première scène). Or, un jour, un miracle se produit : alors qu’elle regarde pour la nième fois le même film, le héros du film, Tom Baxter, tombé amoureux de son admiratrice Cécilia, l’interpelle depuis l’écran et, faisant scandale tant dans la salle que parmi les acteurs qui d’un seul coup ne peuvent plus jouer leur rôle, sort de ce dernier pour rejoindre le monde coloré de la réalité. La scandale se généralise : Cécilia quitte son mari pour Tom ; la salle de cinéma puis, le phénomène se reproduisant ailleurs, les autres salles de cinéma, ne pouvant fermer leurs portes sous peine d’enfermer Tom Baxter dans la réalité, ne font plus de recettes ;  Gil Shepherd, enfin, l’acteur très ambitieux qui joue le rôle de Tom Baxter, voit sa carrière compromise par l’incarnation de son double dans le monde réel. Aussi rencontre t’il Cécilia et lui demande t’il de s’entretenir avec Tom, qui se cache, afin de le convaincre de retourner dans le film et de laisser tranquille le cours de la réalité. Commence alors un excellent dialogue entre Cécilia, Tom et Gil (scène 2). Gil Shepherd à Cécilia qui désire vivre avec Tom : « c’est un être fictif. Vous voulez perdre votre temps avec un personnage fictif ? ». Cécilia : « Mais Tom est parfait ! ». Sherpherd : « Oui, mais il n’est pas réel. A quoi bon être parfait si l’on n’est pas réel ! ». Et, en effet, le monde de l’écran – et plus généralement le monde de l’art parce qu’il peut être le fruit d’un désir de perfection inaccompli dans ce monde – peut apparaître comme parfait : où sont les grands amours et les grandes aventures sinon dans les romans, les poèmes, les musiques et sur les écrans ? Mais, énonce Gil : que vaut donc une telle perfection si elle n’est pas réelle ? Que vaut donc une telle perfection si l’on ne peut que la goûter à distance et en spectacle sur les écrans sans jamais pouvoir la vivre, en faire la chair de sa vie ? Or tel est Tom Baxter, personnage irréel ayant très mystérieusement pris toutes les apparences de la réalité, ainsi qu’il advient, par exemple, aux yeux hallucinés des fans lorsque le héros de tel film ou série apparaît en chair et en os au milieu de la foule : rencontrer le vrai Brad Pitt c’est voir se réaliser quelque chose des merveilles dont il a joué et vécu l’histoire au sein de ses propres rôles. Telle est d’ailleurs l’impression que fait Gil Sherpherd à Cécilia : un être qui joue de tels rôles ne peut être qu’un être merveilleux dont le contact est la promesse de fantastiques voyages. Et, à son tour, Sherpherd joue quelque peu pour lui-même et pour les autres, au sein de la vie réelle ce rôle de séducteur aventurier qu’il a appris à jouer, ce qui séduit évidemment Cécilia. Nous apprendrons cependant, déjà au milieu mais surtout à la fin du film de quelle manière lamentable l’acteur s’est joué de Cécilia – montrant manifestement à nouveau le sordide réel qui, par hypothèse, se cacherait derrière les rôles mensongers que la vie sociale nous fait jouer. A cette opposition brutale de la réalité et de la fiction - opposition cependant nuancée par l’apparence séduisante de Gil Sherpherd dont, rappelons-le, l’image évoque le souvenir des films merveilleux dans lesquels il a joué – une fiction parfaite étant selon Gil tout à fait inutile parce qu’incapable de s’incarner, Tom Baxter répond : « Je peux apprendre à être réel. C’est facile. Ça me vient naturellement » - phrase énonçant la thèse inverse, celle selon laquelle la perfection pourrait descendre de l’œuvre irréelle et fictive vers la réalité pour transfigurer et élever cette dernière à la hauteur d’une œuvre d’art. Scepticisme de Sherpherd : « on ne peut apprendre à être réel comme on ne peut apprendre à être un nain. Certains sont réels. D’autres non. » - coupure radicale posée entre le réel et le monde de l’art. La suite du film va précisément consister à mettre à l’épreuve ces deux conceptions : Tom Baxter qui s’est déjà (ce n’est pas si mal) incarné va t’il arriver à devenir (vraiment) réel ? Vraiment réel c’est-à-dire à pouvoir vivre dans ce monde qui est, par hypothèse, à mille lieues du monde du cinéma. D’une façon générale, cette question revient à poser la question de l’existence d’un point de jonction ou de passage entre le réel et l’art ou, d’une autre façon, entre le monde tel qu’il est et le monde idéal. La scène suivante (scène 3) met en scène le déphasage de Tom Baxter avec la réalité : seul l’amour compte pour lui, l’argent, les grossiers calculs, la faim, les papiers d’identité, le FBI ne sont rien pour lui… - or, il va sans dire que dans notre réalité, un être tout d’amour sans papier ni argent est pour ainsi dire condamnée à la prison et, indirectement, la mort (ce qui arrive, en gros, au héros de l’armée des douze singes de Terry Gillian). Le ton guilleret du film le fait, pour un temps, échapper à cela – et ce, notamment, parce qu’il repart dans le monde du film où tout pétille et danse, avant d’avoir véritablement goûté à l’amertume du réel tel que nous le présente W. Allen et que le vit et vivra Cécilia (scène 4).
   Notons au passage dans cette scène la découverte par Tom Baxter d’un crucifix au sein d’une église – découverte qui va permettre au réalisateur d’évoquer le sens quasi-cinématographique de la croyance religieuse. Comme Cécilia croit d’une certaine manière à la réalité du monde du film, à la possibilité pour l’idéal de devenir réel – la preuve d’ailleurs, l’amour est là, incarné par Tom Baxter ! – elle croît en Dieu. Tom Baxter quant à lui, émerveillé par l’architecture et les statues de l’église est stupéfait par tant de beauté. C’est qu’il s’agit là aussi, dans ce monde de l’art, d’une créature du désir – le désir d’un monde meilleur, le désir de grandeur et de vie intense qui caractérise l’humain et qui est peut-être, allons-nous voir, à la source des mondes et croyances religieuses. Sa stupéfaction ne peut-elle pas être de ce fait interprétée, tout à la fois, comme celle de la reconnaissance tant d’une identité de désir et d’intention entre le monde architectural et sculptural qu’il contemple et l’univers cinématographique dont il est le produit que d’une rupture entre le côté relativement grossier du cinéma – du moins du film, apparemment assez minable, dans lequel il agit – relativement aux chefs-d’œuvre de l’art religieux ? Quoi qu’il en soit, cette interprétation se laisserait facilement suivre à entendre la conversation qu’il entretient avec Cécilia. Pour lui expliquer, en effet, qui est le Dieu auquel elle croît et dont Tom n’a jamais entendu parlé, Cécilia le présente comme « celui qui est la raison de tout, du monde, de l’univers ». Aussitôt Tom comprend ce Dieu, avec ses catégories, ainsi qu’un grand réalisateur, comme les auteurs du film La rose pourpre du Caire dans lequel il agit. Et, en effet, Dieu n’est-il pas le grand scénariste, celui qui écrit le scénario des vies dont nous sommes les acteurs ? C’est bien, en un sens, ce que lui répond Cécilia en le corrigeant cependant : ce ne sont pas des hommes, « Sachs et Levine », qui ont écrit le scénario mais quelque chose de « bien plus grand », une « intelligence » sans laquelle tout serait comme « un film sans sens et sans happy-end » N’est-ce pas pourtant ceci la vie, selon les penseurs pessimistes– un film sans sens et sans happy-end ? C’est en tout cas la manière dont Shakespeare à travers la voix de Macbeth la caractérisait : « une histoire racontée par un idiot pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien » (mais sans le « bruit » et la « fureur » ici). La suite du film, en tout cas, nous le verrons, va confirmer cette dure lecture. Les « films » que nous nous faisons (film religieux, film de l’amour, film de la richesse et la gloire) et que nous allons voir (ces films d’un art dont nous savons que l’objet est irréel) étant, peut-être, paradoxalement de même nature : des histoires que nous nous racontons pour ne pas voir que rien n’a de sens en ce monde et que, à nouveau comme le disait Pascal en une métaphore explicitement théâtrale « le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais ». Le « dernier acte », la « comédie » : toutes manières de dire que dans la vie réelle nous jouons aussi des rôles et nous racontons des histoires qui forment nos illusions car sans savoir pourtant que nous jouons, savoir que vient cependant nous révéler la fin de la « comédie » dont nous parle Pascal – fin qui se révèle dans les situations désespérées (sans espoir donc sans mensonge) de la solitude de l’ennui ou de l’angoisse de la mort. Notons au passage qu’une telle caractérisation de la croyance religieuse comme un moment de cinéma se retrouve par ailleurs très explicitement dans une scène du temple du soleil de Hergé où face aux sérieux des Incas qui, dans leur scénario religieux qu’ils pensent issus des Dieux, vont sacrifier Tintin, Haddock et Tournesol au dieu Soleil, Tournesol interprète la scène comme une scène de cinéma. C’est que, comme Tintin, il sait, en effet, que le vrai scénario est écrit par les hommes – même si ces derniers n’en savent proprement rien (ce que Tournesol, à la différence de Tintin cependant, ne sait pas lui-même). 
   Cette aventure pourtant aura été un rêve : sommée de choisir entre Tom Baxter, le héros parfait mais fictif et Gil Shepherd qui lui propose, lui aussi, son amour, Cécilia lui préfère ce qu’elle sait être le réel : Gil Shepherd – elle sort alors du film dans lequel elle était rentré et laisse Tom dans le royaume du rêve. Enfin s’ouvre à elle la perspective d’une vie qui a le goût du rêve et qui soit pleinement réelle, d’une vie heureuse ! (si l’on entend par bonheur l’adéquation parfaite entre l’ordre des désirs et celui de la réalité). Le choix du réel est ici, pour elle, tout à fait analogue à un refus – ou mieux, parce que personne ne décide de le devenir – une impossibilité de la folie (le fait de rester dans le film équivaudrait véritablement à une forme de déconnexion radicale avec le réel par cet enfermement définitif dans le monde du rêve qui caractérise la folie). Mais notons qu’un tel choix est effectué sous-conditions : sous la condition d’un avenir promis qui apparaît lumineux. C’est l’espoir qui, là encore, qui lui fait accepter le présent, comme une parenthèse, -un temps intermédiaire qui la sépare du bonheur qu’elle imagine et pressent possible (cf. + haut, les critiques de Sénèque). Aussi coure t’elle chez elle prendre ses affaires pour rejoindre Gil devant le cinéma où, les problèmes de confusion entre le rêve et le réel étant résolus – Tom étant rentré bien sagement dans le film, producteurs, acteurs et gérants de salle peuvent enfin souffler, éteindre les projecteurs et faire disparaître le film de l’affiche, comme un mauvais souvenir. Ce choix n’est donc pas exactement le même que celui que Néo dans Matrix (I) (1999) des frères Washowski effectue entre la pilule bleue et la pilule rouge – car c’est sans espoir (et donc sans condition) que ce dernier choisit la vérité, serait-elle affreuse, à une vie de rêve, celle créée par la Matrice et qu’il croît véritable, vie de « rêve » dans le double sens du mot c’est-à-dire à la fois d’illusion et de monde globalement conforme à l’ordre du désir. Ceci révèle peut-être le caractère exceptionnel d’une telle décision – la décision de Néo étant en un sens celle-même du philosophe qui choisit la vérité contre tout ce qui pourrait lui masquer - tant, comme Cécilia, nous n’acceptons couramment le réel que sous condition – en attendant, c’est-à-dire espérant des jours meilleurs que ceux du temps présent. Mais son mari, à nouveau, en la voyant fuir vers son nouvel amant, la rappelle à une réalité à laquelle elle ne croît pas - « eh oh c’est la réalité, pas du cinéma » - « tu reviendras !» - puisque s’ouvre devant elle, du moins le croît-elle, un avenir heureux (scène 5). Mais Gil s’en est allé – il a parfaitement et à nouveau joué son rôle, séduisant Cécilia afin de pouvoir se construire une carrière, ayant fait enfin disparaître son double Tom Baxter (en deux sens : au dehors et en lui), le rêve de la gloire étant le rêve qui, quant à lui, meut par-dessus tout sa vie. Et même si Cécilia l’a, à son tour, séduit, même s’il s’en veut quelque peu de la fausse promesse qu’il lui a proféré, la carrière avant tout ! S’il doit, en effet, choisir des femmes ce ne seront de toutes façons pas celles, ordinaires, de la rue mais bien des vedettes comme lui, au travers desquelles seules il pourra contempler et jouir de la gloire promise et rêvée. C’est donc, pour lui aussi, la puissance de l’espoir qui lui fait rejeter la charmante Cécilia avec laquelle pourtant le début d’un amour était peut-être possible. Quoi qu’il en soit cependant, cette dernière se retrouve seule devant le cinéma, tant Gil Shepherd que Tom Baxter s’étant envolés tout ainsi qu’un rêve le matin au réveil. Désespérée, sans plus d’autre avenir que celui consistant à répéter cette vie qu’elle ne saurait aimer et que le cinéma lui permettait de fuir, Cécilia à nouveau – que faire d’autre pourtant ? - s’en va au cinéma. Où fuir lorsque le réel sans fards ni masques apparaît tel qu’il est sinon dans le noir des salles qui, effaçant la lumière du jour, nous projettent le jeu d’une tout autre lumière au sein de laquelle seule nous pouvons enfin quelque peu respirer ? Suit alors une très belle scène où Cécilia, les larmes aux yeux, est assise dans la salle de cinéma et, petit à petit, oublie le jour du monde et se laisse saisir par la scène merveilleuse qui lui est donnée à contempler. Oubliant sa pauvre vie, la magie du cinéma – et, certainement ici la magie de l’art tout entier – semble bien consister dans le fait que Cécilia, mimant de l’intérieur les images qu’elle perçoit en spectacle (nous esquissons des mouvements qui sont tout à la fois mouvement du corps, de l’esprit et du cœur) laisse entrer en elle cette vie imaginaire, lui donnant, en un sens, son propre corps où s’incarner. Oui, Cécilia devient bien, petit à petit, quelque peu Fred Astaire et Ginger Rogers, l’amour et la danse qui les lient, son corps, son cœur et son esprit devenant le lieu où les images prennent vies (lorsqu’au contraire nous restons à distance d’une œuvre, elle ne nous parle pas – et, inversement, elle ne nous parle pas lorsque nous restons, volontairement ou non, à distance). Aussi, parce qu’elle les a quelque peu vécues, les multiples images de l’amour, de la perfection et du bonheur que l’humanité avant elle a rêvé et déposé en œuvres que sa contemplation a comme ressuscitées viennent-elles hanter sa vie, projetant sur le monde perçu le voile imaginaire du rêve et l’attente d’un monde aux couleurs de vraie vie. Parce que Woody Allen nous peint cependant ici de tels rêves comme autant de chimères étrangères à la vie, nous pressentons que tout va à nouveau et sans espoir recommencer. La dernière scène répète les premières et rien, au fond, du réel n’a changé : Cécilia, figurant ici, par hypothèse la condition de l’humanité, est condamnée à vivre une vie qu’elle n’aimera jamais et à aimer un songe qui ne sera jamais, celui magique et mensonger que l’art, créature du désir, a distillé dans le monde afin que nous puissions ne pas désespérer.
   Ne quittons cependant pas ce film sans parler à nouveau de la merveille de la danse. Celle-ci est, en effet, évoquée deux fois dans La rose pourpre du Caire :
 - La première fois (scène 4) lorsque celui qui joue le rôle d’un maître d’hôtel, libéré du scénario, se met à pouvoir faire ce qu’il a toujours voulu faire : des claquettes ! Quelle misère, en effet, que d’être ou bien de jouer un maître d’hôtel, de servir les autres, ceux qui ont, dans la vie comme au cinéma, le premier rôle, l’argent et les honneurs. Il faut bien manger pourtant. Lorsqu’alors tout à la fois le maître d’hôtel et, indistinctement peut-être, l’acteur qui joue le maître d’hôtel est libéré du poids de ce scénario qui l’enfermait dans une fonction secondaire et mortifère vis à vis des puissances de vie qui, en lui, désirait s’exprimer, c’est la danse qu’il choisit. Celle-ci ne nous est-elle pas, en effet, apparue comme l’expression même de la joie de vivre, corps et âme, dans un présent parfait ? Notons toutefois encore que cette libération n’a lieu qu’à l’intérieur de ce monde irréel qu’est le film dans le film. Dit autrement, la sédition du maître d’hôtel garde le goût du rêve : c’est un rêve libéré de la forme rigide du scénario, voilà tout. Dans le monde qui n’est pas l’écran tel que nous le présente Woody Allen un tel comportement est strictement impossible, tant sont lourds les scénarios qui, bien malgré nous, trament nos existences (essentiellement ici les logiques du travail, de l’argent et de la lutte économique) tout ainsi que les corps qui ne savent pas danser.
- La seconde, à la toute fin du film (scène 5) : Cécilia contemple au cinéma met en scène ces danseurs par la contemplation desquels nous avons commencer ce cours, évoquant l’idée de Stanley Cavell selon laquelle la danse chez Fred Astaire peut être interprétée comme une façon de redonner sens à la vie en se sauvant, ne serait-ce que l’instant d’une danse, de l’absurde et de la mort. Ce nouveau film dans le film est, en effet, une scène issue de Top hat (1935) de Mark Sandrich, quatrième film du couple qui deviendra mythique formé de Fred Astaire et Ginger Rogers. Nulle forme tragique ici mais une pure comédie où l’amour toutefois, d’espoirs en déboires, par le jeu de nombreux quiproquos, joue au chat et à la souris. La scène dans laquelle Cécilia va, peu à peu, se plonger est le prélude d’une réconciliation amoureuse : Ginger Rogers, tout d’abord réticente à danser avec un Fred Astaire vis à vis duquel la colère et l’amour sont en lutte, va, elle aussi peu à peu, se laisser prendre par l’esprit de la danse (passage progressif de la parole et de la marche, à la chanson et à la danse). Aussi chante t’il l’union de l’amour, du bonheur et de la danse à travers ces belles paroles d’Irving Berlin : « Heaven, Im in heaven / And my heart beats so that I can hardly speak / And I seem to find the happiness I seek / When were out together dancing cheek to cheek / Heaven, Im in heaven / And the cares that hung around me through the week / Seem to vanish like a gamblers lucky streak / When were out together dancing (swinging) cheek to cheek...» (Cheek to cheek). On y repérera à nouveau comment ce moment qui est présenté comme une transfiguration et une intensification de la vie réelle est redoublé par les paroles mêmes de la chanson qui insistent sur la différence entre la vie pesante de la semaine, pleine de troubles qui l’alourdissent et ce moment merveilleux où la vie prend un sens, moment de « paradis » lorsque « nous sommes ensemble dansant joue contre joue ». Sauf, bien entendu, que ceci Cécilia ne fait ici que le contempler sans pouvoir jamais le vivre dans cette consolation qui semble propre à l’art et lui fait oublier quelque peu sa vie propre pour devenir par jeu le lieu où se déploie ce qui semble la « vraie vie » (celle qui aurait un sens) que l’on sait désormais être toujours ailleurs.


                                                                                                                                                                                                                Vers deuxième partie...