Le Daredevil de M.S Johnson - sonar et oreille absolue
(Voir séquences :
SQ1,
SQ2,
SQ3)
Matt Murdock,
enfant,
reçoit par accident un jet de produit toxique dans les yeux. Il
devient aveugle mais développe en compensation une acuité
surpuissante des quatre autres sens. C'est néanmoins
l'audition qui est chez lui surdéveloppée, de telle
façon que grâce à elle il va pouvoir
développer une extraordinaire capacité de perception qui
va faire de lui le super-héros Daredevil. Là encore ce qui m'intéresse dans cette transformation (comme dans Spiderman, Le seigneur des anneaux, la "chose" de la Famille Addams ou bien Microcosmos)
c'est l'imagination que les auteurs du film ont déployé
pour nous faire percevoir ce que nous ne pouvons qu'à peine
imaginer : la perception spatiale d'un aveugle doué, comme les
dauphins ou les chauves-souris, d'un système de perception
auditive analogue au sonar. En nous faisant quelque peu
pénétrer dans le monde subjectif propre de Daredevil
l'univers perceptif habituel est radicalement transformé de
telle façon que nous pouvons tout à la fois
reconnaître qu'il nous manque ce sens-là, que le
détenir ce serait percevoir des aspects de ce monde desquels nous sommes inconscients, que nous suffisant de nos propres
sens nous sommes spontanément pris dans l'illusion constitutive
de toute perception consistant à croire que les choses sont en
elles-mêmes (et ne sont que) telles que nous les percevons,
qu'enfin, comme le suggéraient Montaigne et Uexkull après
lui, il y a ainsi certainement des millions de mondes subjectifs
propres auxquels nous sommes radicalement aveugles, "par quoi nous ne devons prendre aucune assurance de
ce que notre âme est contente et satisfaite de ceux que nous avons, vu qu’elle
n’a pas de quoi sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est" (Montaigne, Essais,
I, 12). Aussi du monde objectif et impersonnel que nous croyons avoir
sous les yeux, sommes-nous ramenés à notre
perspective propre de vivant singulier, concevant que le "mur n'est, par exemple, bleu" que pour nous étant tout autre chose pour un être ayant une autre dimension (cf. Microcosmos et Men in black), un autre réglage temporel (cf. Spiderman), une autre structure des sens (Daredevil, la Famille Addams)
et enfin, du point de vue physique, où nulle sensation - telle
le bleu éprouvé et ressenti comme couleur sensible avant
d'être projeté sur les objets du monde par notre
interprétation - ne saurait exister dans la matière
elle-même (si l'on refuse, par hypothèse, de prêter
une sensibilité à la matière (a contrario de
ce que font en un sens - et en des sens différents - Leibniz,
Bergson ou Ruyer). Par quoi, comme disait Nietzsche à son
tour dans le § 374 du Gai savoir, pour le plus grand bonheur de notre imagination "le monde (autrefois
réduit tantôt au monde social-historique propre d'une
espèce donnée, tantôt au monde unique anonyme et
impersonnel que prétend dévoiler une science par nature
aveugle à la subjectivité des innombrables mondes
propres) est redevenu infini".
Qu'en est-il alors du monde subjectif propre de Matt Murdock, monde qui
l'entoure et dont il est le centre ainsi que chaque vivant est le
centre d'un monde qui, selon Canguilhem, "rayonne" (La connaissance de la vie)
autour de lui ? Pour le savoir, suivons pas à pas quelques
séquences du film. Dans ces séquences le ou les auteurs,
probablement bien inspirés par le film Spiderman,
juxtaposent plusieurs perspectives prises sur le même univers
matériel : la nôtre, celle des êtres humains "normalement constitués" (selon
la norme de l'espèce - c'est à dire ni aveugle, ni
daltonien, ni myopes, ni sourd, etc.) et celle de Matt Murdock, dans la
perception duquel ils nous font, par fiction, entrer.
Dans la première scène présentée ici, Matt, enfant,
se réveille et se découvre aveugle, les yeux
brûlés par
le produit chimique, un bandeau de coton blanc sur les yeux. Il
apparaît tout affolé. Pourquoi donc ? On comprend qu'il a
été réveillé
par un bruit énorme, analogue à une explosion. De quoi
s'agit-il ?
D'une simple goutte d'un liquide de perfusion qui vient de tomber au
fond d'un tube. D'ores et déjà ici nous sommes dans le
nouveau monde de Matt : ce qui pour une oreille humaine normale est
imperceptible, est explosion pour lui. Cette sensibilité
extraordinaire qui va faire sa force sera aussi la cause d'une de ses
faiblesses puisque des sons trop puissants le font
énormément souffrir - bien plus tard, le "tireur",
découvrant cette faille, en profitera pour le frapper et
l'assommer à coups de sons. Mais Matt Murdock, ne fait pas
seulement qu'entendre des sons de façon extraordinairement plus
fine que l'ouïe ordinaire, il est aussi doué d'une
capacité d'interprétation de ces multiples sons comme
sons de telle ou telle chose située à tel endroit dans
l'espace environnant. C'est cette faculté qu'il éprouve
ici pour la première fois dans cette scène. Non
seulement, en effet, la goutte d'eau échouant au fond du tube
produit pour lui un son formidable, mais il perçoit
l'écho de ce mouvement à travers les
vibrations de l'air engendrées, vibrations qui se
répercutent sur les divers obstacles de la pièce et, tout
comme en un système de sonar ou échographique,
lui permettent de dessiner la distance et la forme des objets
environnants. Ce nouveau type d'espace, les auteurs nous le donne
à percevoir comme un espace monochrome bleu - espace dans
lequel toutes les nuances de couleur ont disparu : transposition
d'une réalité nécessairement sans couleur en une
image visible pour nous (et presque sans couleurs). L'intérêt principal de la
scène est de nous montrer ici : 1) que l'espace noir
"s'éclaire" non avec la lumière mais avec les mouvements
de l'air (sorte de "fumée" bleue ralentie montrant comment le
mouvement de l'air engendré par la chute de la goutte, se
propage dans la pièce et éclaire les obstacles); 2)
que les cloisons ne sont plus des obstacles pour Matt, qui
perçoit les distances et les formes à travers les murs
(si ceux-ci bien sûr n'arrêtent pas totalement le bruit);
3) enfin, quelque chose d'un premier chaos perceptif - Matt
découvrant des pouvoirs qu'il ne maîtrise sûrement
pas et, mieux encore, ne sachant sûrement pas encore
interpréter le chaos tumulteux de ses propres sensations. De
même, en effet, que les aveugles nés lorsqu'ils sont
opérés et recouvrent la vue cherchent sur leur oeil les
sensations nouvelles (et non au loin), Matt devrait ici être
plongé dans un chaos de sensations qui ne devraient pas encore
donner forme à un monde extérieur (ce qui ici n'est pas exactement le cas). Disons ici que
l'éducation est ultra-rapide, puisque quelques minutes (ou
heures?) après, l'étonnement maîtrisé, Matt
est bien sagement debout devant sa fenêtre. On n'est pas un
super-héros pour rien.
La deuxième séquence
donne une image du nouveau Daredevil aux pouvoirs pleinement
maîtrisés. Celui-ci est en plein dans un repaire
de méchants et se bat à main nu contre des hommes
armés. La manière dont le mouvement des balles est
figuré dans la scène (mouvement probablement en
partie inspiré de Matrix)
est intéressante. Ce que perçoit, en effet, Daredevil
c'est le mouvement sonore lié à celui de la propagation
de la balle dans l'air et c'est une telle propagation que nous donne
à saisir ces images bleutées faites d'ondulations
circulaires, images que Daredevil est censé percevoir. Notons
tout de même, que si la vitesse de propagation du son est de
l'ordre de 340 m/s, pour que Daredevil puisse percevoir le mouvement
des ondes avant d'être touché il faut : 1) que les balles
aillent à des vitesses inférieures. Or selon
wikipédia, la vitesse initale d'une balle de 9mn Parabellum
standard de 8 g est de 350 m/s. Une 45 ACP standard de 14,95 g a, quant
à elle, une vitesse initiale de 258 m/s. Par conséquent
seule l'utilisation d'un type de balle du même ordre pourrait
rendre (physiquement) possible notre scène; 2) que le
réglage temporel de Daredevil soit lui-même
bouleversé, de façon incroyablement plus puissante qu'il
en est pour Spiderman
(dont le réglage temporel consiste à percevoir environ
200 sensations distinctes par seconde contre 18 pour nous humains).
La troisième scène
enfin est une belle imagination des auteurs. L'obstacle que forme le
visage d'Elektra à la chute des gouttes de pluie, par le
mélange des mille petites ondes que les chocs engendrent, permet
à Daredevil de reconstituer son image - comme l'appareil du
radiologue reconstitue l'image de n'importe quel organe lors d'une
échographie.