La "chose" de la famille Addams de Barry Sonnenfeld
 ou ce que c'est qu' "avoir les choses en main"

(voir séquence)



    Soit une simple main dotée de mobilité et de conscience. Elle se balade au sein de notre monde - du moins celui de la famille Addams - en animal de compagnie.

    Mais que peut-elle bien percevoir de la réalité ?

    Contrairement à ce que nous laisse entendre le cinéaste, lorsqu'après une perspective prise sur le devant de la main marchant dans un couloir, se situant d'un seul coup en "caméra subjective", il nous donne à comprendre que notre perception est celle-là même de la main (celle d'un long couloir), pour un tel membre connaissant une telle perspective est tout simplement impossible. Que les auteurs aient cependant présenté les choses ainsi marque combien il est difficile de s'abstraire de notre propre point de vue - et ce, d'autant plus lorsque ce sont des images que l'on nous donne à saisir, l'imagination des cinéastes - comme, par exemple, dans le Spiderman de Sam Raimi,  le Seigneur des anneaux de Peter Jackson, Matrix des frères Wachowsky ou bien encore le Daredevil de M.S Johnson - ayant à mettre en image (et en son) ce qui cependant échappe, structurellement, à notre (ou à ce type de) perception : les aveugles sourds-muets ne s'égarent que rarement dans les salles de cinéma. Pour une main mobile et consciente, en effet, ne peuvent tout d'abord exister ni couleur, ni son, ni odeur, ni saveur, toutes qualités que nous posons à même le monde comme des dimensions objectives (à la question "qu'y a t'il (là, dehors) ?", nous répondons immédiatement : "il y a un long couloir sombre qui sent la poussière et au sein duquel se promène en tapotant des doigts une main mobile détachée de tout bras", posant ainsi spontanément couleur, odeur et son dans le monde, à même les choses). Aucune de ces dimensions qualitatives n'existe donc pour la main consciente, faute de sens pour les percevoir : il nous semble ainsi spontanément qu'elle est aveugle, sourde et, pour tout dire, insensible à certaines dimensions du réel lui-même.

    Que peut-elle donc bien percevoir du réel ? Elle ne peut tout d'abord en percevoir que ce qu'elle peut en prendre, c'est-à-dire ce qui dans la réalité extérieure à son corps correspond à la puissance et à la structure spécifique de son sens du toucher. Tout ce qu'elle touche est ainsi pris pour elle sous les catégories du dur et du mou, du rugueux et du doux, du glissant et du collant, du chaud et du froid... Que tout ce qui apparaît soit pris sous de telles catégories, tel est son savoir a priori (soit son savoir du monde avant toute expérience effective - à opposer à l'a posteriori, le savoir du monde expérience faite) : peu importe ce que je rencontrerai, pourrait-elle ainsi se dire, tout objet expérimenté sera plus ou moins doux, collant, froid et mou... de la même manière que, sujets voyants, nous savons par avance que le monde offert à notre oeil aura formes et couleurs. 

    Parce qu'elle se meut et s'oriente dans le monde il faut aussi nécessairement lui prêter une forme de mémoire et d'anticipation, c'est à dire tant la tension singulière d'un désir qu'une durée propre (par quoi elle retient au moins ce qu'elle vient juste de percevoir en le liant à un présent dense de cette mémoire et déjà tendu vers le futur dans l'unité d'une action qui n'existe et ne se déploie que dans la durée), attributs indissociables de toute conscience selon Bergson (Les données immédiates de la conscience). Je ne m'avancerai pas ici à spéculer sur la nature d'un tel désir. Toujours est-il cependant que se mouvant consciemment (et paradoxalement non aveuglement - on va le voir) à travers l'espace, une telle tension suppose l'ouverture d'un avenir et, avec cette ouverture comme mouvement imaginaire de sortie du présent vers un ailleurs-tout à l'heure, celle d'un espace imaginé (quelque difficile qu'il soit d'en imaginer la nature). Du point de vue du pur présent n'existe, en effet, aucun demain, ni aucun là-bas : les sensations sont éprouvées ici et maintenant à même le corps (et non là-bas, ni encore imaginées et interprétées comme signe d'un là-bas, virtuellement atteignable). La tension vers le futur, qui est tension en vue d'agir, suppose par là-même que les sensations actuelles soient lues, interprétées et comparées comme les signes d'objets ayant forme et distance, virtuellement atteignables. Ainsi Daredevil (SQ1, SQ2, SQ3), super-héros aveugle, doté d'une ouïe surpuissante, reconstruit-il les formes et les distances des choses de ce monde, via un système de type échographie ou sonar - utilisé par les baleines, les dauphins et les chauves-souris - à partir des seules sensations sonores. Contrairement à ces derniers cependant, si l'environnement est suffisamment bruyant, il n'a pas besoin d'émettre lui-même de son - il perçoit la propagation temporelle de vibrations de l'air selon des fréquences et intensités variables et changeantes qui dessinent, dans leurs relations et les echos produits par toutes sortes de surfaces, la forme d'objets spatialisés du monde (pour de plus amples détails, voir notre lecture de Daredevil).

    Mais comment fait donc à son tour "la chose", notre "main consciente", pour percevoir des relations spatiales et pour gambader de façon si alerte dans un espace où, plus vraisemblablement elle devrait trébucher et se cogner à tout instant ? Pour qu'une telle opération n'apparaisse pas magique, il faut que, tout comme en Daredevil, elle soit physiquement possible : ne peut-on dès lors supposer qu'elle est douée d'une hypersensibilité tactile qui lui fait éprouver à travers chaque mouvement de ses doigts les vibrations différentielles des choses qu'elle touche, vibrations à partir desquelles son travail d'interprétation consisterait à construire une perception spatiale ? 

    Quoiqu'il en soit en tout cas, l'analyse de la perception d'une telle main consciente nous permet de mettre à nu une série d'illusions indissociables de sa perception, et par extrapolation, verrons-nous, de toute perception, y compris, bien entendu, la nôtre : pour la main consciente, toutes les choses sont en elles-mêmes dures, molles, chaudes, froides, etc. et le réel s'épuise pour elle dans ses propres perceptions. Rappelons que, selon Kant, une illusion n'est pas seulement une erreur en ce que, telle un mirage, la première seule persiste alors même que nous savons notre croyance erronée.

1) Première illusion : réduire la totalité des perspectives possibles à notre unique perspective. Ne pas pouvoir savoir faute de pouvoir les éprouver qu'il y a de toutes autres perpectives sur la réalité, perspectives inconnaissables de l'intérieur. Ce qui est vrai de la main consciente est tout autant vrai de nous qui nous satisfaisons de nos cinq sens et ne souffrons d'aucun manque.

Ainsi écrit Montaigne : 

« La première considération que j’ai sur le sujet des sens, c’est que je mets en doute que l’homme soit pourvu de tous sens naturels. Je vois plusieurs animaux qui vivent une vie entière et parfaite, les uns sans la vue, les autres sans l’ouie : qui sait si en nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois et plusieurs autres sens ? Car, s’il en manque quelqu’un, notre discours n’en peut découvrir le défaut. C’est le privilège de sens d’être l’extrême borne de notre apercevance ; il n’y a rien au-delà d’eux qui nous puisse servir à les découvrir ; voire ni l’un sens n’en peut découvrir l’autre (…) Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle qu’il n’y voit pas (…). Par quoi nous ne devons prendre aucune assurance de ce que notre âme est contente et satisfaite de ceux que nous avons, vu qu’elle n’a pas de quoi sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est » (Essais, I, 12).

Sans parler de Spiderman, de Daredevil ou de la main consciente doués, chacun selon son genre, d'une sensibilité, d'une faculté de spatialisation des données des sens et de réglages temporels pour nous inimaginables, l'existence réelle de la perception des dauphins, des chauve-souris ou des crotales, suffit, entre d'innombrables vivants, à nous faire saisir combien est étroite notre perception du monde. D'innombrables mondes propres à jamais inconnus de nous entourent la moindre bestiole - pensée qui nous fait saisir la relativité et l'étroitesse de notre propre perspective. Ainsi s'ouvre devant nous le rêve de merveilleux voyages - au final impossibles - à travers cent millions de mondes animaux.

« La meilleure façon d’entreprendre cette incursion, c’est de la commencer par un jour ensoleillé dans une prairie en fleurs, toute bruissante de coléoptères et parcourue de vols de papillons, et de construire autour de chacune des bestioles qui la peuplent une sorte de bulle de savon qui représente son milieu et se remplit de toutes les caractéristiques accessibles au sujet. Aussitôt que nous entrons nous-mêmes dans cette bulle, l’entourage qui s’étendait jusque-là autour du sujet se transforme complètement. De nombreux caractères de la prairie multicolore disparaissent, d’autres se détachent de l’ensemble, de nouveaux rapports se créent. Un nouveau monde se forme dans chaque bulle » 

Uexkull, Mondes animaux et mondes humains


2) Seconde illusion : ce que je ne peux saisir n'existe pas. Admettons qu'un évènement réel se déploie devant la main connaissante, par exemple, la synthèse chimique d'un gaz sans chaleur : parce qu'il échappe à sa prise, ce gaz n'existe pas. Ainsi en est-il pour nous : si, en effet, le réel est, par hypothèse, ce qui est extérieur aux sens et à la prise des sens, percevoir le réel c'est : a) dans l'hypothèse où l'évènement réel se laisse prendre par mes sens, le réduire à mes sens, c'est à dire ce que je peux en prendre ou com-prendre (cum = avec - avec mes sens); b) dans l'hypothèse où l'évènement leur est radicalement étranger, ne rien percevoir et croire par conséquent qu'il ne s'est rien passé. Admettons ainsi un évènement réel qui échappe à toute sensation possible : cet évènement, pour ne pas être perçu, n'en existerait pas moins - et l'illusion générale consisterait à penser qu'il n'y a rien là où il n'y a simplement qu'une impossibilité de percevoir. Et ces choses-là, selon la perspective propre de la physique contemporaine, elles non plus ne manquent pas.

3) Troisième illusion : projeter sur la réalité non subjective les formes subjectives de ma propre perception. Le mur en lui-même ne saurait être ni chaud, ni froid, ni lisse, ni rugueux, ni bleu, ni sonore, etc. : toutes ces catégories, en effet, n'ont de sens premier, en tant que sensations, qu'à être éprouvées à la première personne, invisibles pour tout autre. Sans l'épreuve affective d'une main susceptible de ressentir la chaleur, le mur n'est pas chaud. Ce qui signifie que, faute de toucher pour le saisir et d'ouïe pour le constituer, le Big bang n'avait aucune chaleur et n'a fait aucun bruit ! Inimaginable et cependant pensable : lorsqu'elle est rigoureuse la physique ne parle aucunement de sons, ni de couleurs - mais de propagation de mouvements et d'ondulations.

Cela ne signifie cependant aucunement qu'il n'y a pas, par ailleurs, en dehors de ma perception une réalité qui se laisse effectivement saisir sous la forme d'un son, d'une couleur ou d'une chaleur - mais si nous posons que la matière en elle-même ne saurait être sensible et douée de sensations, ainsi que le notait Meyerson dans Identité et réalité, le passage d'un pur mouvement à une sensation restera à jamais incompréhensible. Nous pouvons, en effet, poser avec Castoriadis et, en partie, Bergson, que si le vivant invente un monde propre, sorte de bulle perceptive de nature subjective et imaginaire, se mouvant effectivement à travers le réel, il faut bien que sa perception touche quelque chose de la réalité (sans quoi son action étant inefficace, il mourrait - argument de Bergson); sans que, pour autant, faute de pouvoir jamais sortir de notre perception, nous ne sachions ultimement élucider tant ce qui vient des choses que ce qui vient de nous (cf. texte de Castoriadis).

Qu'est-ce donc, au final et très probablement, que la perception ? Elle suppose une double opération :

a) Un filtrage et une sélection dans le flux continu de la réalité matérielle (nous sommes insensibles aux ultrasons, ultraviolets, etc.)
b) La constitution sur cette base matérielle d'un monde subjectif propre (à l'espèce, à moi), inconnaissable de l'extérieur (invisible) dont chaque vivant est le moteur et le centre propre et dont il ne peut, par structure, sortir.

Si les sens et l'imagination apparaissent bien ici en être prisonniers, s'ouvre alors à nouveau devant notre pensée le problème central de la vérité comme pouvoir de conjoindre nos idées et ce que, par delà nos sens, nos images et peut-être nos pensées, il faut bien continuer à appeler la réalité.