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Zone de Texte: Commentaire

Ici il s’agit plus d’un détournement de l’image que d’un commentaire. Je m’en sers pour illustrer le mouvement du désir humain lu dans la perspective des « joyeux drilles » de la philosophie, à savoir les penseurs fanfarons de la veine des Schopenhauer, Pascal, Cioran, Maupassant, Buzzati, Céline... 

Quel goût a, selon eux, l’ici et maintenant ? Un goût de fiente de goéland : c’est l’odeur puante des ports (cf. texte de Céline), de ces lieux que nous supportons et ne supportons que parce que nous y sommes en transit. En transit vers où ? Vers l’avenir. Là-bas, dans les bras de cette femme, sur cette terre lointaine, cette carrière fabuleuse, là-bas enfin nous vivrons la vraie vie. Là-bas, au loin, à l’horizon, pressenti et déjà lumineux c’est là qu’est le bonheur, l’objet même du désir.

Hélas ! A mesure que l’on avance l’horizon, lui, recule. Dans les bras tant désirés d’Albertine, le narrateur de la Recherche s’ennuie. Devenu cet officier qu’il rêvait d’incarner, Giovanni Drogo (cf. textes de Buzzati) n’éprouve pas la joie tant espérée. Traversant les terres depuis longtemps rêvées, le voyageur pressent que la vraie vie non plus ne se trouve pas ici. Et l’enfant, à son tour, qui obtient le joujou sur lequel il louchait depuis plusieurs semaines, goûte la déception de sa réalité. Ce n’est donc que cela ! Un panneau sur la plage : « No happyness here ! »

De là ces deux mouvements :  
.Le premier consiste à penser que si ce n’est pas ici qu’est le bonheur c’est qu’il se trouve ailleurs. Et nous continuons ainsi notre poursuite vers quelque nouvel horizon au parfum de vraie vie (image importante : un parfum on ne peut le tenir, l’enfermer ; évanescent, il s’échappe vers et par on ne sait où).
.Le second consiste à voir : quitter l’immédiateté de notre rapport au monde pour penser notre vie et la nature de notre désir dans leur totalité. Prendre une vue de spectateur sur notre propre existence et saisir la somme des désillusions dont elle est tissée ; comprendre enfin que l’horizon lumineux projeté devant nous n’est qu’une illusion portée par le désir. Car, comme disait Kafka, nous n’occuperons jamais que l’espace de nos pieds – nous ne serons donc jamais ailleurs et seul l’ailleurs, pourtant, a le parfum de vie. Ce que dévoile à son tour ce texte extra-lucide de Pessoa : 

« Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face, la rive de ce côté-ci ; c’est là toute la raison de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai où l’on puisse oublier. » (Pessoa, Le livre de l’intranquillité)

Et, puis au bout, enfin, faisant un avec l’horizon « d’une mer démesurée, immobile, couleur de plomb » (cf. textes de Buzzati) (le contraire même des mers du Lorrain - cf. Céline – qui sont mers de promesses), il y a le grand plongeon, notre mort adorée.

Je reviens de là à Gaston. Cet idiot qui court vers l’horizon pour s’y faire photographier, c’est nous. Toute sa longue existence Lagaffe naviguera sans jamais atteindre son but. Il pressentira toujours le terme puisque la ligne d’horizon apparaît comme la promesse d’une Terre ferme. Mais il n’atteindra jamais son objet qui, comme tout horizon, fuit à mesure de ses coups de rame. 

Lagaffe c’est donc ici l’image tragi-comique de l’homme saisi dans l’illusion de son propre désir.
 
Par delà ces vues fort sympathiques, vient enfin la question : une telle perspective illustre t’elle l’essence même du désir humain, ainsi que le veulent nos joyeux drilles ? Ou bien ne s’agit-il, comme le propose par exemple la philosophie spinoziste, que d’une modalité impuissante, ignorante de soi et donc tout à fait curable du désir humain ?

Notre désir nous pousse vers le second terme. Ne nous prenons-nous pas encore une fois à son piège ?